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n° 19611Fiche technique9326 caractères9326
Temps de lecture estimé : 6 mn
20/05/20
corrigé 05/06/21
Résumé:  C'est seulement après une pinte de tisane qu'elle retrouve la faculté de penser. Elle est dans la merde. Et elle lui est rentrée dedans sans même s'en rendre compte - dans cette femme gigantesque, pas dans la merde... enfin, les deux.
Critères:  ff amour fdomine init nonéro policier -policier
Auteur : Serafin  (Après cinq ans de lecture, je passe de l'autre côté...)      Envoi mini-message
Eesa

Maria traverse la chaussée. Les voitures s’entassent dans le trafic de fin de journée sur l’avenida Liberdad. Maria se faufile entre les voitures sans se retourner. Elle ne veut pas, elle ne peut pas. Elle court aussi vite qu’elle le peut vers son appartement.


C’est seulement après une pinte de tisane, enroulée dans une couverture, qu’elle retrouve la faculté de penser. Elle est dans la merde. Et elle lui est rentrée dedans sans même s’en rendre compte – dans cette femme gigantesque, pas dans la merde… enfin, les deux. La seule chose qui l’avait étonnée, c’était que cette femme porte une veste de cuir malgré la chaleur. Et tout à coup, ses pieds se balançaient à trente centimètres au-dessus du sol, collée au mur qu’elle était par les mains de cette femme sur ses épaules. Au premier plan, et en même temps comme horizon, il y avait les longs cheveux blonds ainsi que les seins (à la mesure) de son interlocutrice.



La voix était rauque, avec un léger accent étranger. Pas une Vénézuélienne, peut-être une Mexicaine ; ce n’était pas le moment pour y réfléchir.



Avant que Maria ait pu répondre quoi que ce soit – si tant est qu’elle eût pu sortir un son de sa gorge – la géante la laissa retomber sans ménagement. Et alluma une cigarette sans plus lui prêter aucune attention.



La géante se retourna brutalement et, dans un geste d’une lenteur exaspérante, prit une bouffée de sa cigarette. Maria la regardait, hypnotisée par la lascivité du geste.



L’éclat dangereux dans les yeux bruns amena Maria sur ses jambes en un clin d’œil.


Jose… Belle famille que voilà, le cousin idéal ! À la fin de son lycée, elle avait pensé trouver le bon plan en lui empruntant de l’argent. Un genre de prêt étudiant sans intérêt, quoi. Après son diplôme, elle avait rapidement trouvé du boulot dans une agence de pub et commencé à le rembourser. Mais la crise politique et monétaire, cinq mois plus tôt, l’avait expédiée en chômage partiel. C’était tout juste si elle pouvait se permettre quelques binouzes de temps en temps. Pendant ce temps, Jose était passé de jeune homme ambitieux à dealer de drogue – avec un succès mitigé, mais une ambition toujours présente. Il n’avait probablement pas pris conscience de la précarité de sa situation.


Maria glisse lentement dans sa baignoire, déplace une mèche de cheveux bruns de son visage. C’est un sentiment étrange, mais le souvenir du poignet de cette femme et de l’odeur de la cigarette ne la quitte pas. Fumer peut-être très sensuel, se dit-elle. Et la sensation de la proximité de cette femme, de ses seins contre les siens, n’aide pas.


Le matin suivant, Maria prend la décision d’aller voir Jose et lui demander plus de temps. S’il ne me laisse pas prendre une raclée parce que je suis de sa famille, il pourrait aussi bien m’accorder un délai, pense-t-elle amèrement. Elle saute dans le premier bus pour Los Teques et s’installe confortablement pour l’heure de trajet. Il lui reste un quart d’heure à pied après le terminus – les bus ne s’aventurent pas dans cette partie de la ville.


Devant la maison se trouve, une cigarette dans la main gauche, la gigantesque femme de la veille. Le cœur de Maria part faire trois tours de rallye, puis effectue un freinage d’urgence et revient en magnifique bataille arrière dans sa cage thoracique. Elle ne veut pas renoncer à voir Jose – et autant retarder le pénible trajet du retour le plus possible. Elle s’avance. Mais comment salue-t-on quelqu’un qui vous colle au mur sans formalités ?



Maria s’abstient de tout commentaire malvenu sur la taille déjà considérable des bonnets qui lui font face.



Avec un geste de la main, la géante lui désigne la cour du fond, où quatre hommes et une femme s’entretenaient encore près de leurs voitures.



Le silence s’installe, lourd tant il est chargé de possibles. La géante tire sur sa cigarette, le regard perdu au loin. Maria se demande comment il est possible d’avoir des sueurs froides quand on a aussi chaud.



La géante accueille sa question avec un haussement de sourcil interloqué. La conversation de convenances n’a pas l’air d’être sa spécialité.



Avec son accent, le I est traîné tout en longueur, on pense plutôt à « Eesa ».



Elle reprend une lente bouffée de cigarette. Cette fois Maria réussit à l’observer presque discrètement.



Jose descend le chemin de la maison vers elle. [Ça fait plaisir de me revoir ? C’est seulement parce que tu es de ma famille que je ne te flanque pas ma main dans la figure.]



Jose se retourne et reprend l’allée vers la maison. Isa écrase sa cigarette, accordant à Maria un unique regard légèrement compatissant, et le suit.


Qu’est-ce que c’était comme merde ? Hier elle avait une semaine, maintenant deux jours… Si ça continue, c’est demain soir qu’on la retrouvera avec une balle dans la peau. Maria retient un frisson et se met en route vers l’arrêt de bus. Chou blanc est un euphémisme.


Dans la nuit, elle rêve d’un repas en famille. Blé et oseille brûlent sur le gaz, ça fait un bruit de coup de feu et sent la cigarette. Papa et Tante Teresa rient de ce spectacle sans émettre un son.


C’est au petit matin que Maria se réveille, trempée de sueur. Sans espoir de se rendormir, elle se lève et se prépare un café. Peut-être son dernier café. Elle essaie d’en savourer l’odeur. Difficile quand on a le goût salé des larmes et – moins sexy – le nez qui coule en mesure. Elle ne demandera pas d’aide à Papa ni à Tante Teresa. Leur quotidien est déjà suffisamment rude. Ils ne pourraient probablement pas même couvrir un quart de sa dette. En revanche, peut-être que les banques le pourraient. Un prêt pour en couvrir un autre, ce n’est pas propre… mais après tout, c’est bien les banques qui l’ont mise dans cette situation !


Un peu remontée par cette pensée – et par le café – elle s’habille et part se brosser les dents – ça évite le jaunissement dû au café. Quelle absurdité que de se brosser les dents quand on va sûrement mourir le lendemain. Enfin, elle attrape ses clés, son sac à main au passage et ouvre la porte. Et hurle. Et referme la porte, sans parvenir à cesser de hurler.


Sur le paillasson en fibre de coco, outre le message « Welcome », il y a une tête. Jose. À côté, une liasse de dollars vaguement maculée de sang. Et dans les cheveux, maintenu par une grande pince crabe, un morceau de papier déchiré.


« Jose s’est foiré cette nuit.

Je reprends son business.

Tu ne me dois rien. »


Au dos du papier, écrit à la hâte comme sur un coup de tête, un numéro de téléphone.