n° 19674 | Fiche technique | 132821 caractères | 132821Temps de lecture estimé : 75 mn | 20/06/20 corrigé 05/06/21 |
Résumé: Rencontre avec une mystérieuse femme mariée. | ||||
Critères: fh hplusag couple handicap bizarre travail amour pénétratio mélo -coupfoudr | ||||
Auteur : Roy Suffer (Vieil épicurien) Envoi mini-message |
Je ne suis pas passionné d’art, je dirais même de moins en moins. J’admire cependant la dextérité des classiques qui, avant la photographie couleur, étaient capables de reproduire la réalité avec une justesse étonnante ; pareil pour les sculpteurs, et ce depuis l’Antiquité. Les impressionnistes m’ont souvent ému, mais l’art contemporain… Je veux bien entendre cinq minutes le discours pompeux sur les intentions de l’artiste qui a posé un point bleu sur une toile blanche, pourquoi bleu, pourquoi blanc, pourquoi pas blanc sur blanc tant qu’on y est ! Si je ne ressens pas la moindre émotion a priori, pas la peine de noyer la nullité dans du blabla. Je sais bien que parfois certaines œuvres incongrues atteignent des prix records sur le marché de l’art, mais ça ne me concerne pas, je n’ai pas le pognon pour, ni l’envie. Mais il paraît qu’il s’agit de placements, ce n’est donc plus de l’art, mais de la finance.
Malgré tout, je trouve nécessaire la démarche d’aller voir une expo, surtout quand elle est dans sa petite ville. J’y fais mentalement mon tri, et dans le fatras imbécile et prétentieux, je trouve parfois deux ou trois trucs plaisants. M’étant deux ou trois fois fait piéger par des invitations officielles à des inaugurations, je laisse dorénavant les lèche-bottes s’empiffrer de petits fours et j’y vais quelques jours plus tard, quand la cohue des niaiseries bruyantes s’est apaisée.
Comme ce soir, en sortant de boulot. Et pour être apaisée, la cohue a même totalement disparu. C’est vrai qu’il est un peu tard, dix-sept heures trente passé, mais quand on bosse, c’est plutôt tôt et il m’a fallu bien manœuvrer pour me libérer cette demi-heure. Personne ou presque. Et la grosse bénévole qui m’accueille de me dire :
La première grande salle, une ancienne chapelle, je crois, n’est pas totalement vide. Une silhouette élégante bleu marine y déambule, d’œuvre en œuvre, d’un pas altier qui fait résonner le carrelage de ses hauts talons. Je commence mon tour, ça part fort. Un tas de faïences brisées, à peu près ce que l’on trouve sur un chantier après le passage du carreleur… Puis un étron, un beau caca marron, bien brillant, sur un plateau de carrelage blanc. Y en a vraiment qui se foutent de la gueule du monde ! Ça me fait penser à celui qui vendait son « propre » caca dans des bocaux, à l’autre qui envoyait un fax quotidien « Je suis toujours vivant »… Merde, nul à chier, et c’est le cas de le dire ! Remarquez, s’il y a des cons pour acheter… pourquoi se priver ? Je passe vite sur une série certainement récupérée dans une école maternelle et un tas d’autres objets sans beauté ni intérêt. Je serais prêt à ressortir, mais ma curiosité est attirée par la découverte du visage qui se cache sous ce bibi à voilette bleu marine.
Veste courte, en forme, très cintrée sur une taille fine, jupe longue légèrement évasée qui oscille comme une cloche quand les talons résonnent. Elle me fait penser à ces crayonnés de styliste de mode, capable de plaquer en quelques coups de crayon ou de feutre, une silhouette idéale sur une feuille de papier blanc. Lors d’un déplacement croisé, j’entrevois un corsage de broderie anglaise, et de fines mains gantées de bleu marine également qui prennent parfois appui sur un parapluie du même bleu. Ça sent le raffinement vestimentaire, assez rare de nos jours et dans notre petite ville. Mon intérêt est piqué. Je termine rapidement mon tour en m’engouffre dans le couloir sombre qui mène à la seconde salle juste avant la belle inconnue, le dos toujours tourné. La salle est plus petite, quelques pièces reposent sur des sellettes en position centrale, je fais mine de m’intéresser à l’une d’elles face à la porte du couloir. Je m’attends presque à voir apparaître un visage connu, d’actrice par exemple, partiellement dissimulé par de larges lunettes teintées. Il n’en est rien. Annoncée pas ses pas, la dame entre et apparaît dans les franges de faisceaux de quelques projecteurs.
Un instant éblouie après l’obscurité du passage, elle s’arrête et jette un regard circulaire avant d’opter pour la suite de sa visite. L’arrêt n’a pas duré deux secondes, suffisantes cependant pour me laisser fasciné. Un visage à l’ovale parfait, fin, délicat, quelques cheveux auburn entre peau laiteuse immaculée et chapeau, regard d’un vert de la plus pure émeraude qui a croisé le mien, peut-être, à moins qu’il ne se soit posé sur la pièce alibi devant moi. C’est certain, je n’avais jamais croisé telle beauté auparavant, je m’en souviendrais. Je poursuis ma visite presque à reculons, tellement elle surpasse de très loin toutes les œuvres exposées. Je ne m’y intéresse que lorsqu’elle se rapproche et que mon regard insistant risque d’être déplacé. C’est à ce moment que je découvre une œuvre tellement géniale que je ne peux réprimer un commentaire aussi bref que significatif :
Il s’agit d’une assiette de bébé en porcelaine, une de ces anciennes assiettes à double paroi avec réserve d’eau chaude qui conservait longtemps le repas de bébé à température, remplie de ce qui pourrait être de la purée avec une petite cuillère en argent plongée dedans. Et en plus, l’auteur de cette monstruosité stupide ne m’est pas inconnu, c’était même le prof d’une de mes filles. Et je l’entends m’expliquer combien il avait été difficile de reproduire la texture de la purée, et sa couleur, et d’y faire l’emplacement de la cuillère qui bien sûr ne pouvait pas passer au four. Comme si j’y étais… Mon exclamation fait approcher la belle inconnue qui sourit.
Sa voix est chaude, envoûtante, assez grave, mais sans perdre une once de douceur et de féminité. C’est une caresse pour les oreilles, un charme supplémentaire, ou du moins un élément supplémentaire vers le zéro défaut.
« Tout est bon chez elle, y a rien à jeter, Sur l’île déserte, il faut tout emporter… » fredonne Brassens dans mes pensées. C’est à ce moment que le gros cerbère de l’entrée nous interpelle :
Une fois sur le perron, je dis à ma compagne de visite que je n’étais pas certain de vouloir voir le reste.
Elle se dirige vers une grosse limousine noire aux vitres teintées et s’installe à l’arrière. La voiture démarre dans un grondement feutré, certainement conduite par un chauffeur.
Ben ça, j’ai tapé dans la bourgeoise, me dis-je.
Le lendemain, malgré la difficulté pour dégager ce temps, je suis au rendez-vous avec même deux minutes d’avance. À peine arrivé sur le perron du musée qu’une lourde portière claque. La limousine noire était déjà là, on n’attendait que mon arrivée. La belle dame monte les marches allègrement, et je suis encore plus épaté que la veille : elle frappe la pierre de hautes bottes noires qui couvrent les genoux, ouvrant dans leur rapide ascension les pans d’une redingote verte à brandebourgs. Ses cheveux sont tirés en un chignon tressé, découvrant de délicates oreilles merveilleusement dessinées et collées, coiffées d’une toque d’astrakan. Dans ses mouvements, on devine au-dessous un pantalon collant noir, le col d’un chemisier blanc sortant d’un gilet brodé, le tout dans un style très slave. Elle me tend la main aux trois quarts tournée vers le bas, je ne peux que m’incliner en un rapide baise-main, elle sourit.
Le cerbère nous accueille d’un sourire mielleux, aujourd’hui flanquée d’une autre bénévole aussi sèche et rabougrie que l’autre est généreusement enveloppée.
Elle rit discrètement, un lustre de cristal de bohème qu’on agite. Nous fonçons droit vers la salle abandonnée la veille, croisant un groupe de quatre retraités à l’œil dubitatif. Je prends un peu de temps dans cette salle que je n’avais en fait pas vue, tant j’étais occupé par celle qui m’accompagne aujourd’hui. Elle s’en amuse aussi, je la trouve beaucoup plus gaie que la veille. Enfin nous arrivons, après quelques marches, à la dernière salle. Et là, c’est le choc. Consacrée à un seul artiste, c’est une succession de pièces, toutes inspirées par les marées noires. Posées à même le sol recouvert d’un linoléum noir brillant, des oiseaux, mouettes et cormorans, des crabes, des ventres de poissons sortent des rides légères d’un océan de pétrole lourd. Le réalisme est saisissant. Le tout est réalisé en céramique noire et brillante, on s’y croirait. Et le clou de cette présentation, c’est une main sortant de la gangue jusqu’à moitié de l’avant-bras et se tendant vers le ciel et un visage de femme, cheveux collés, au bord de se noyer dans la gangue. On a vraiment l’impression que toute cette femme est là, sous le fuel lourd, sous le sol, et cherche à sortir. C’est impressionnant, d’autant que la finesse des détails est inouïe. Même les plis de la main et des doigts sont précisément reproduits, comme les sourcils et les cils collés. Nous entamons une discussion sur la technique utilisée, moulages du réel probablement, pour moi :
Nous sommes encore en extase et en contemplation quand l’énormité vient s’excuser de nous mettre encore une fois dehors.
En revenant sur nos pas, semant loin derrière le culbuto de graisse, ma partenaire me glisse à son tour à l’oreille :
J’hésite un peu, et puis après tout je me dis que c’est certainement la dernière fois que je vois cette femme, l’exposition n’étant plus un mobile dorénavant. Alors, entre perdre dix minutes pour rallier un salon de thé ou le bistrot du coin, j’opte pour ce dernier. C’est vrai qu’elle fait un peu tache au milieu des buveurs de bière du comptoir, des joueurs de PMU et des accrocs tabagistes venant chercher leur drogue. Pourtant elle trouve le chocolat délicieux, onctueux, et cette mousse ! La magie des machines expresso. Nous parlons encore de ce que nous venons de voir, j’émets le souhait pour l’artiste que ce ne soit qu’une période et que ça ne devienne pas un « procédé », comme Vasarelli et ses déformations, ou Arman et ses empilements et César avec ses compressions. Le temps passe vite, trop vite. Déjà, la longue limousine noire pointe silencieusement son capot devant le troquet, rappelant l’heure. Je risque un dernier dépassement de chronomètre :
Elle se lève puis se retourne :
Je lui tends ma carte professionnelle, je n’ose même pas lui lancer un au revoir, pas envie d’être pathétique. Elle n’est pas de mon monde, je ne serai jamais du sien, nos routes ne se croiseront sans doute jamais plus. Tant pis, j’ai passé un bon moment, guère plus d’une heure et quart, mais que j’ai dégustée. Et Brassens qui me revient à l’esprit, avec « Les passantes » cette fois ; je la fredonne en rentrant chez moi, avec aux lèvres le léger sourire que m’a procuré cet instant privilégié, hors du temps.
C’est à peu près deux semaines plus tard, cet épisode presque oublié par l’intensité du boulot, que je trouve dans mon courrier un carton d’invitation, sur vélin luxueux discrètement décoré :
Monsieur le Comte et Madame la Comtesse de Tessous vous convient à prendre le thé au château de la Ferrière ce dimanche 16 octobre.
Et, ajouté à la main d’une écriture fine et élégante :
« Si vous êtes disponible, bien sûr, sinon nous repousserons… »
Ne connaissant ce Comte « ni des lèvres ni des dents », je ne fais pas immédiatement le rapprochement et décroche mon téléphone (arabe bien que made in Taïwan) pour savoir de qui il s’agit. De copains en amis puis en connaissances et amis d’amis, j’apprends enfin qu’il s’agit d’un ancien diplomate, plus ou moins conseiller à Matignon et au Quai d’Orsay qui, en son temps, avait défrayé la chronique mondaine parisienne, puis avait disparu du paysage depuis, semblait-il, qu’il avait épousé une jeunette. Comme quoi le mariage… Je vous passe les commentaires grivois. Et là, ça fait tilt ! Enfin. Ma belle visiteuse d’expo devait être la Comtesse de Tessous épouse de son vieux diplomate de mari. J’avais bien raison, nous n’étions pas du même monde.
Ne pas aller à cette invitation serait impoli, me défiler pour une fausse raison ne ferait que repousser l’échéance, pourtant je n’avais guère envie de me déguiser en pingouin pour aller boire de l’eau chaude dans une vieille ruine. Et puis il faut apporter quelque chose lorsqu’on est ainsi invité, ou envoyer des fleurs… Pfff… S’ils sont riches, ils ont tout et je serai de toute façon minable. Et puis l’heure n’est pas précisée…
Bref, ça me gonfle, même si la perspective de revoir cette femme ne me déplaît pas. En plus, une femme mariée, pas mon terrain de chasse, sauf les désespérées-abandonnées-délaissées. Enfin, bon. J’irai, car je dois y aller.
Le château de la Ferrière n’est pas si masure ni impressionnant que je le craignais. D’abord, il faut le dénicher, perdu en rase campagne. Ensuite, on ne le voit pas de la route où seules sont visibles les dépendances, anciens corps de fermes restaurés et occupés, puisque des enfants jouent dans les jardins. Tiens, le Comte doit louer pour restaurer son château, pensai-je. Le lourd portail motorisé s’ouvre seul à mon approche, il est exactement dix-sept heures, l’heure du thé. J’ai fait simple, avec la tenue de travail de la semaine à venir, ce qui fait que mon costard est propre. Et j’ai apporté une rose, toute simple et toute nue, malgré les protestations de la fleuriste qui voulait l’emballer. Une rose orangée, « surtout pas le rouge de la passion ni le blanc de la virginité pour une femme mariée », m’a dit la forcenée de l’emballage. Mon hôtesse, en tenue de cheval et flanquée d’une énorme touffe de poils, m’attend sur le perron d’une bâtisse claire et élégante dans le style du petit Trianon. J’ai l’impression que les roues de ma Honda s’enfoncent jusqu’aux moyeux dans le gravier de l’allée. Elle descend à ma rencontre, nouveau baise-main puisque ça lui a plu, ponctué par un « wouf » de la chose poilue.
La demeure n’est pas colossale et écrasante comme certaines forteresses médiévales révisées Renaissance. Ce serait plutôt une copie réalisée au XIXe, largement inspirée de la fantaisie de Versailles, mais avec les progrès de l’époque. On pourrait déjà loger trois familles dans l’entrée, éclairée tant par les portes-fenêtres que par une verrière en dôme sur le toit, d’où la lumière ruisselle en suivant l’escalier de marbre blanc. Rien n’est ostensible, mais tout est beau : meubles, boiseries, moulures, matériaux, parquets et carrelages…
Double choc : le Comte est en fauteuil roulant, c’est un infirme et bien atteint ; ensuite sa voix, celle de Robert Hossein ces derniers temps, voilée, essoufflée, sur la fin. De là à penser que je suis dans un remake d’Angélique… Le Comte me dit :
Audrey, je connaissais enfin son prénom qui lui allait bien, se dirige vers l’une des six petites armoires identiques qui ornent les murs, entre les baies et en vis-à-vis. Celle-ci est consacrée aux whiskies, de haut en bas, laissant supposer que les autres étaient consacrées à d’autres nectars, cognacs, armagnacs, etc. Du reste, la jeune femme se dirige vers une autre armoire et y prend un cherry pour nous accompagner. Un bon feu crépite dans la fine cheminée de marbre rose. Le gros toutou semble m’avoir adopté et se vautre sur mes pieds. Je commence à me détendre et à apprécier la vie à la campagne. Nous devisons poliment et agréablement, il m’interroge sur mon travail et parle des postes qu’il avait occupés. Edgar réclame un peu de musique, Audrey s’empresse, très attentive aux souhaits de son handicapé de mari. Son verre terminé, elle annonce qu’elle va prendre une douche et se changer. Était-ce prémédité, je le pense. Je me retrouve seul avec Edgar, le chien Wolfgang suivant aussitôt sa maîtresse. Comme elle a laissé la porte entrouverte, le vieil homme me demande d’aller la fermer, puis il me fait signe de m’approcher :
Ce que je fais en me coulant discrètement jusqu’à l’huis, un brin étonné. Quand j’ouvre brutalement le panneau sur un signe du maître de maison, une petite bonne femme en robe noire et tablier blanc bascule dans la pièce, ayant perdu son point d’équilibre.
Il a l’air de fatiguer, son souffle se fait plus court, et il me tend son verre. Je lui en mets bonne dose et me ressers également. Il soupire longuement, déguste le nectar ambré, un vrai délice.
J’installe mon siège près du fauteuil roulant, il me tend à nouveau son verre déjà vide. Je lui sers une petite rasade, pour ne pas abuser, il passe son index sur le goulot pour que je continue à verser.
Il s’arrête un instant, but une gorgée puis reprend :
Il se reprend à nouveau, l’atmosphère s’est considérablement alourdie. J’en profite pour remettre une bûche dans le feu, car il semble frissonner un peu.
Et puis voilà qu’il y a quelques jours, elle me revient souriante et enjouée, c’était après votre première rencontre. Elle me raconte, tout, s’empourpre quand elle parle de vous. Le lendemain, vous deviez terminer votre visite ensemble. Elle en était tout excitée, sortant la moitié de son imposante garde-robe qu’elle n’utilise que très partiellement. Et voilà qu’elle me demande, comme une petite fille, de lui accorder une demi-heure pour aller boire un chocolat en votre compagnie. J’ai ri à m’en étouffer. « Mais enfin vous êtes libre, mon tendre amour, combien de fois devrais-je vous le répéter », lui ai-je dit. « Mais, je ne ferai rien de mal, il s’agit juste de boire un chocolat dans un lieu public, pour quelques minutes… » essayait-elle de se justifier. « Je ne veux à aucun prix que vous doutiez de moi et de mon amour, je ne veux à aucun prix vous faire de peine… ». Et elle revint enchantée, malgré un lieu qu’elle trouva sordide, elle n’avait jamais mis les pieds dans ce genre d’endroit, mais où elle but le meilleur chocolat du monde. Je lui ai commandé dès le lendemain le même percolateur que ce bistrot, il sera installé la semaine prochaine. Mais je suis persuadé que vous n’êtes pas étranger au goût exquis de ce chocolat. Elle semble aussi reprendre goût à la vie. Votre venue aujourd’hui l’a mise dans tous ses états, et actuellement elle doit se pomponner pour être éblouissante au dîner, comme elle a voulu être simple pour vous accueillir sans vous effrayer. Alors, mon Cher, voici ce que je vais faire : je vais louer et aménager un appartement en ville, un lieu neutre où vous pourrez vous retrouver. Et je vous fais cette demande solennelle : faites l’amour à ma femme… Je vous en supplie (devant ma moue ébahie), baisez-là, sautez-là, faites-là jouir, nom de Dieu, vous avez ma bénédiction. Que je retrouve enfin mon Audrey pétillante et pleine de vie. Vous nous rendrez un immense service à tous les deux… (je secoue la tête en signe de dénégation). Combien voulez-vous ? Tout ce que vous voulez, l’argent n’est pas un problème.
C’est à ce moment que l’on gratte à la porte. Wolfgang, auquel sa maîtresse ouvre.
La maîtresse de maison s’éloigna et nous ne pouvions en détacher nos yeux. Vêtue d’une robe du soir, fourreau lie de vin, escarpins assortis, un châle hispanique noir jeté sur ses épaules ne dissimulait qu’à demi le décolleté plongeant de son dos qui descendait jusqu’à la naissance des fesses. L’oscillation naturelle de ses hanches galbées, articulées sur une taille fine ponctuait ses pas, et nous étions comme le loup de Tex Avery, les yeux partant à sa suite. Elle avait relevé sa coiffure toujours en un chignon, mais faussement négligé, deux mèches ondulées jouant avec le scintillement de deux petites poires, certainement des diamants, pendant à ses oreilles.
Mais déjà Audrey revient, les pommettes un peu roses :
Audrey me précède dans l’escalier de simples pierres qui menait à une double cave voûtée sous tout l’édifice. Rien que cet escalier eût été un luxe dans un pavillon de banlieue. Quant à la cave, j’en reste béat. Des porte-bouteilles de bois accueillent les précieux flacons de deux côtés. Posés sur un fond de gravillons d’un blanc éclatant, des passages en parquet d’acajou verni (si, si!) permettent de circuler en chaussons ou escarpins à talons. Des lettres marquent les travées, de A à P, chacune présentant soigneusement classées par régions, terroirs et années environ deux à trois cents bouteilles. Guidé par ces hanches qui avaient définitivement accroché mes yeux, et où mes mains se seraient volontiers posées, nous arrivons au bon endroit.
Elle prépare carafe, entonnoir, filtres et tire-bouchon pneumatique. Edgar revient frais et parfumé, vêtu d’un blaser élégant et, malgré son handicap, il décante magistralement le Romanée Conti. Le dîner fut d’une grande sobriété, raffiné dans sa simplicité : velouté de champignons du parc, truites du ruisseau accompagnées d’une jardinière de légumes du jardin, fromages de chèvre des fermes alentour et tarte Tatin avec les poires du verger.
Quant au vin… Je n’avais encore jamais bu de vin, je le savais maintenant. Ce n’est pas exprimable, cela dépasse les mots et l’imagination. C’est un produit extra-terrestre ! Je me confonds en remerciements pour cette délicieuse soirée, refuse pour cause de conduite le digestif proposé, au grand dam d’Edgar qui aurait bien poursuivi la fête un peu plus longtemps. Mais conduite oblige, j’avais certainement déjà dépassé la dose prescrite. Audrey me rattrape alors que ma voiture contournait déjà le parterre central :
Je trouve l’attention touchante, pensant à un briquet ou autre babiole du même genre. Malgré tout, le coup avait été bien préparé. Je ne croyais pas si bien dire, le piège était en train de se refermer. Rentré chez moi, je défais le paquet qui contenait… un petit téléphone portable, très petit, pliant et qui ne tenait effectivement guère plus de place dans la poche qu’un briquet Dupont. En l’ouvrant, l’écran affichait ce message :
« Audrey, de 10 h à 11h et de 17 h à 18 h »
Un seul numéro est enregistré, le sien, ligne privée, horaires du kiné. Décidément, le couple s’était ligué pour me forcer la main. Mais que voulaient-ils au juste ? Je marche de long en large pendant une bonne heure, essayant de trouver un mobile quelconque, une machination possible derrière ces attitudes. Je finis par me dire que, étant assureur, ils visent une arnaque à l’assurance ou un truc dans ce genre. D’abord on devenait amis, ensuite je signe un des plus gros contrats de ma carrière avec leur propriété, assurances-vie et tout le toutim, puis tout flambe dès le contrat signé et enfin c’est le plus gros gouffre financier pour mon groupe. Je dois me méfier, être hyper-prudent sur ce coup, mais voir par curiosité.
Appeler de 10 à 11 ou de 17 à 18, très bien, mais je bosse moi, à ces heures-là. Elle est gentille la dame qui ne fout rien ! J’attends donc le samedi pour me manifester. Elle paraît ravie de m’entendre.
Elle vient, à l’heure, et je ne peux pas rater la grande Mercedes noire aux vitres teintées. Elle en sort vêtue pour la circonstance d’un court blouson de cuir marron, d’un pantalon moulant beige, bottines marron, béret beige sur ses cheveux pour une fois sans chignon, foulard de soie sauvage coloré, un canon ! Nous arpentons l’avenue lentement, allant de stand en stand, posant parfois des questions. Et puis elle tombe en arrêt devant une selle d’amazone.
Elle négocia âprement et en obtient presque la moitié du prix annoncé, sept cents euros au lieu de mille trois cents.
Nous partons à grands pas vers les agences bancaires et les distributeurs quand soudain elle s’arrêta net.
Elle me claque un gros baiser sur la joue, je retire l’argent, elle me fait un chèque. S’il est en bois, je n’aurais perdu que sept cents euros. Mais il est encore possible que ce ne soit que pour me mettre en confiance, le gros coup venant plus tard. On ramène la selle jusqu’au coffre de la limousine avant de retourner vers la brocante.
Elle rit, elle trouve ça très bon, puis ce fut le tour du verre de vin chaud dont elle prend la recette, regrettant toutefois que le verre soit en plastique, ce qui se sent effectivement un peu. Nous nous amusons comme deux adolescents. Je trouve à mon tour un vieux boîtier Leica qui ne fonctionne plus, mais peut-être parviendrais-je à le réparer. C’est ce qui en rend le prix abordable. Elle me quitte vers midi, me claquant à nouveau un baiser sur la joue, en m’assurant d’avoir passé le meilleur moment de ces cinq dernières années. Je veux bien la croire.
Le chèque n’était pas en bois, mais le Leica n’était pas réparable. Pièce de musée. En revanche, la selle fait merveille et je suis invité à assister à son utilisation par une Audrey qui, pour l’occasion, avait revêtu exactement le costume que j’avais décrit.
Pour l’occasion, je sors mon Nikon et shoote quelques très beaux clichés, l’un notamment sur fond de petit bois sombre, au téléobjectif, la jument en pleine action. J’en fais faire un tirage poster qui plaît énormément à Edgar. Il me confie combien son épouse était transformée et semblait avoir retrouvé sa gaieté et sa joie de vivre. Je lui tends une perche :
Euh… Peut-être, mais… Laissons le temps au temps, comme disait un ancien président.
Pourtant, entre concert de musique sacrée, salon gastronomique qui lui donne l’occasion de remplir quasiment le coffre immense de la Mercedes, concert de musique celtique, cinéma et autres, nous sortions assez fréquemment ensemble. Une certaine complicité s’est instaurée entre nous, elle n’hésite plus à me toucher, me prendre la main ou le bras, à me faire des bises assez fréquentes, je n’hésite plus à la piloter dans une foule en la guidant d’une main dans le dos ou à la taille. Tous ces gestes, qui restent anodins, m’émoustillent cependant. Mais cette quasi-obligation imposée par Edgar m’avait un peu bloqué la libido. Aux côtés d’une femme pour laquelle un homme ne pouvait que bander, je reste de marbre.
C’est elle qui fait le premier pas. Ce jour-là, j’avais voulu lui montrer la petite ville de mon enfance, et nous étions seuls sur un belvédère surplombant l’agglomération et la vallée. Pour une fois, je suis venu la prendre avec ma petite voiture et nous ne sommes pas marqués à la couture du pantalon par le fidèle chauffeur. Après avoir contemplé le panorama, elle se retourne vers moi, me prend la main et déclare :
Sa bouche se colle à la mienne, nous sommes hésitants comme deux ados lors de leur premier baiser. Puis une vague farouche nous envahit et notre étreinte est violente et interminable. À bout de souffle, nous nous regardons un instant puis la fusion reprend, plus folle encore. Il aurait fait chaud, nous aurions roulé dans l’herbe, je crois que nous nous serions aimés là, sur-le-champ. Mais c’est l’hiver, il fait froid, nous retournons à la voiture et je la ramène chez elle sans échanger le moindre mot. Elle a franchi un cap, et je bande puissamment pour elle. Après, eh bien après, ce ne furent que recherche de lieux où nous pouvions nous embrasser sans trop de risques, jusqu’au jour où je décide enfin de l’amener dans le fichu appartement d’Edgar. Je me méfiais toujours, et j’avais fait plein de recherches. Mon notaire avait examiné la situation financière du couple sous un prétexte professionnel.
J’avais fait venir dans cet appartement un copain marchand d’électronique, où j’équipais nos bureaux en informatique, avec tous les détecteurs possibles de micros ou de caméras vidéo, là aussi au prétexte d’y débattre d’un contrat très sensible. Rien non plus, Edgar ne s’était pas fait voyeur.
Merci du conseil. Dans cette « garçonnière » de deux pièces, Audrey a laissé son sac dans la première avant de passer à la chambre. Première fois, avec toute la pudeur et le trac d’une première fois. Nous sommes lents, doux, précautionneux, mais la découverte de ce corps sculptural me porte aux nues. Dieu qu’elle est belle ! Une sorte de perfection faite femme, et je comprends comment Edgar « le patachon » s’était soudain rangé des voitures. Et il ne l’avait pas abîmée, loin de là. Le prodigieux enchaînement des courbes, des creux et reliefs, qui composent ce corps n’avait d’égal qu’une peau d’une infinie douceur. La nature est parfois le plus grand des peintres ou des sculpteurs, j’en suis presque tétanisé, en tout cas fort intimidé. Après un long temps d’hésitation caressante qui nous mit en appétit, Audrey se donna pleinement avec l’étonnement de gestes et de sensations quasi oubliés.
C’est Edgar qui m’appela dans la semaine, au bureau :
Nous n’aurions peut-être jamais dû commencer. Nos rencontres qui suivent ne sont que folie furieuse, déchaînement de nos corps affamés l’un de l’autre. Que nous arrivons ensemble ou l’un après l’autre dans cet appartement, qui était devenu dorénavant notre unique sortie, c’est pour nous jeter sauvagement l’un sur l’autre pour assouvir un désir que seulement quelques jours avaient rendu insupportable. Oui, Edgar avait bien formé la jouvencelle à toutes les formes de jeux sexuels. Audrey pouvait être la pire des dévergondées, en conservant toutefois une élégance naturelle qui fait d’elle une véritable artiste de l’amour. Jamais femme n’a aussi bien su me donner à ce point du plaisir, un plaisir d’une intensité, d’une intégralité et d’une perfection que je ne soupçonnais même pas. Et ceci avec une constante délicatesse. Par exemple, elle prend toujours soin de poser ses bijoux, bagues et alliance. Je croyais que c’était par superstition envers son mari :
Il est vrai que nous faisons feu de tout bois, et que toutes les protubérances du corps de l’un sont susceptibles d’aller fouiller les creux de l’autre et inversement. J’aime tant la voir nue et offerte pendant deux ou trois heures chaque semaine, debout, assise ou étendue, elle adopte invariablement la position parfaite. J’ai cru un temps que ce sont des positions apprises, destinées à se mettre en valeur, à attiser mon désir. Mais comme jamais il n’y avait d’exception à cette perfection gestuelle, je finis par en conclure que cette grâce lui était naturelle. Jamais elle ne se déplace lourdement en « piochant » du talon, mais toujours elle marche souple et féline sur la pointe de ses pieds. Jamais elle n’est vautrée dans un fauteuil, même épuisée et ruisselante de sueur, mais toujours elle est assise près du bord du siège, droite et cambrée, développant l’orbe parfait de son postérieur. Jamais elle ne gît sur un drap souillé de nos ébats, mais toujours une jambe légèrement repliée, un vague sourire et un bras soulevant son visage vers moi, lui donnant l’attitude d’un modèle posant pour un maître du XVIIIe. Jamais non plus, même aux plus délirants moments de nos étreintes sauvages, elle ne prononça un mot vulgaire. Je ne lui en demande du reste pas, car si ces vocables graveleux sont parfois nécessaires pour attiser une flamme vacillante et redresser un pénis mollissant, avec elle il n’en était nul besoin. Comment porter à ses lèvres assoiffées un verre d’orangeade fraîche, puis les refermer sur mon pénis renaissant et, quelques minutes plus tard, plonger son majeur jusqu’à la garde dans mon anus affolé, afin d’y titiller ma prostate et en extraire les ultimes jaillissements, avec le même petit doigt levé, la même invraisemblable classe naturelle ? Et cette prodigieuse maîtresse, avec une grâce identique, badigeonne l’instant d’après les pointes de ses seins dressées de mes ultimes gouttes de semence, comme dans une publicité pour des soins de beauté. Elle me fascine, elle me transporte dans des contrées inconnues du plaisir total, être improbable tout droit issu de la plus belle des mythologies.
S’il avait encore plané quelque temps entre nous le spectre d’Edgar, je crois vraiment que, pour l’un comme pour l’autre, il avait disparu, supplanté par une irrésistible et passionnelle attirance. Ces rapports hebdomadaires durent plus de six mois, jusqu’à l’été suivant. Je ne vais plus au château qu’exceptionnellement, redoutant la confrontation avec le Comte, envers qui j’entretiens une affreuse culpabilité. C’est pourtant lui qui nous avait jetés dans les bras l’un de l’autre, qui loue l’appartement de nos coupables ébats. Mais cette gêne est bien présente et me dérange profondément en sa présence. Et puis un beau jour, Audrey ne vint pas à notre rendez-vous. C’était étonnant, elle ne m’avait pas prévenu et elle n’était jamais en retard. Je me décidai à lui envoyer un texto :
« Vous m’avez oublié ? »
« Non, je ne viendrai pas »
« Edgar est malade ? »
« Non, moi »
« Grave ? »
« Je ne sais pas… »
« Tenez-moi informé. »
« Promis. »
Laconique et inquiétant. Je patiente jusqu’à la semaine suivante, avec la hâte de la voir guérie, mais elle ne vint pas non plus. J’usai de nouveau du texto, bien décidé cette fois à lui parler.
« Vous êtes toujours souffrante ? »
« Votre envoi ne peut aboutir, ce numéro n’est pas attribué. »
Eh bien là, les bras m’en tombent. C’est pourtant elle qui nous avait équipés de ces petits portables pour pouvoir communiquer discrètement. Je rentre chez moi, tourne une demi-heure autour du téléphone et me résous à appeler la ligne fixe, donc Edgar. Je n’ai pas fait attention à l’heure.
Bon, déjà personne n’est mort ou gravement malade, et c’est plutôt bien. Je me ronge les sangs tout le week-end, cherchant une explication qui ne venait pas. J’avais vainement cherché une raison à cette liaison suggérée, j’en cherchais une à sa rupture avec autant d’insuccès.
La semaine suivante et toute affaire cessante, je finis par joindre le Comte depuis mon bureau.
Quelle mouche avait piqué ma divine maîtresse ? J’essaye de me repasser le « film » de notre dernière rencontre et rien, je ne trouvais rien d’anormal, de différent des autres fois. Surtout, je ne me voyais pas avoir commis une maladresse, tenir un propos choquant. Nous avions feuilleté encore une fois les plus belles pages du Kamasutra, trois heures durant, et nous nous étions quittés fatigués et heureux, pressés de nous revoir pour recommencer.
Cette incompréhension me pourrit la vie pendant trois semaines encore, jusqu’à ce matin déjà chaud de juillet où j’arrive au bureau, qui fonctionnait un peu « en roue libre » à cette saison. Une partie du personnel est en vacances et les autres attendent leur tour en août. Travaillant sans compter ni mon temps ni ma peine dix mois sur douze, je me permets d’arriver vers dix heures, surtout après une nuit trop chaude et encore agitée, hantée par mes souvenirs. Audrey me manquait terriblement, et pas seulement sexuellement. Je râle donc parce qu’un imbécile occupe ma place de parking. Non que les emplacements soient marqués, mais nous avions tous pris nos habitudes et nous les conservions à l’année. Ce doit être un client égaré, bien argenté pour posséder ce coupé Mercedes rutilant, de ce beau rouge métallisé et profond, un bolide aux portières papillons et à l’intérieur de cuir crème. Une beauté ! Dès la porte du bureau franchie, la secrétaire accourt en trottinant sur ses talons avec une grosse enveloppe.
J’ouvre l’enveloppe, les papiers sont bien à mon nom, tout est en règle, avec deux clés au logo de la marque et une troisième, rouge, la clé de secours qui contenait le code original. Je vais jusqu’au véhicule, la porte se soulève silencieusement sans m’effleurer, bien conçue. Je prends place dans le siège baquet et la portière se referme. Je trouve dans l’accoudoir les boutons permettant de l’adapter à la meilleure position. Clim, puissante stéréo, GPS, tout y était, et ça sentait bon le neuf et le cuir. Je caresse le volant du bout des doigts. Ah, il me faut faire un contrat d’assurance avant d’aller faire un tour. Edgar, ce ne pouvait être qu’Edgar capable d’une telle folie. En fouinant un peu partout à la découverte du superbe engin, j’ouvre la boîte à gants : le manuel du véhicule et… une enveloppe d’un vélin que je connaissais. J’ouvre :
Mon cher ami, mon doux amant,
Si vous lisez cette lettre, c’est que vous avez pris possession de la voiture que j’ai soigneusement choisie pour vous. Folie pensez-vous ? Peut-être, et alors… Vous savez bien que l’argent n’est pas un souci pour moi et sa valeur marchande ne doit pas être un problème pour vous. Je voulais vous faire un cadeau que vous toucheriez quotidiennement en ayant une petite pensée pour moi, j’avais le choix entre ça et un briquet…
Ce cadeau, je vous le dois bien pour au moins trois raisons. La première, c’est pour la façon pour le moins cavalière (!) dont j’ai mis fin à notre merveilleuse relation, et ce afin que vous cessiez de m’en vouloir. La seconde, c’est pour vous remercier de tout le bonheur que vous m’avez donné, si grand qu’au final ce cadeau est bien modeste. Enfin, et faute de vous y voir, parce que j’aime à vous imaginer au volant de cette voiture, je crois qu’elle est faite pour vous, et ça m’apportera un peu de réconfort.
Je vous dois une explication, ces quelques semaines m’ont permis de faire un peu de clarté dans la confusion qui régnait dans mon esprit. J’étais en train de tomber follement amoureuse de vous. Vous retrouver m’était devenu vital. Et cependant, je restais insatisfaite, car j’aurais voulu encore plus. Plus de temps passé avec vous, plus de temps pour bavarder et sortir, plus de temps pour faire l’amour aussi. J’aurais voulu vivre avec vous en permanence, être à vous, être ensemble, partager encore et toujours plus. Cette pensée devenait obsessionnelle et destructrice. J’étais en manque de vous dès que je n’étais plus avec vous. Je crois qu’il vous aurait suffi d’un mot pour que je vous suive au bout du monde. Vous suivre ? Et abandonner Edgar ? Dans son état ? Avec tout ce qu’il a fait pour moi ? Y compris en favorisant notre relation… Non, ce n’était pas possible. Je crois que mon départ l’aurait achevé et j’aurais porté toute ma vie cette terrible responsabilité. La vie est faite de choix, j’ai choisi. Croyez bien que ce choix a été plus que douloureux. C’est comme si je m’étais amputée d’un membre, volontairement et sans anesthésie. Le pire est que je rends Edgar malheureux de me voir malheureuse, lui qui est capable de l’impossible pour me rendre heureuse.
Mais le temps cicatrisera nos peines, la vôtre comme la mienne, et tout rentrera progressivement dans un ordre qu’il n’aurait jamais fallu perturber. J’espère qu’au moins vous comprenez ma décision, sinon de l’approuver. J’espère que vous m’accordez votre pardon. J’espère que vous comprenez également que vous voir ou vous entendre serait une torture insupportable. Il ne me reste plus que l’imagination pour apaiser mes tourments. Alors je vous imagine au volant de cette jolie voiture, roulant à vive allure vers des plages ensoleillées, et je rêve que je suis à vos côtés… Mais je ne serai jamais à vos côtés. Ce que je souhaite, c’est que vous y mettiez une jolie et gentille petite femme qui vous rendra heureux, pleinement, une femme libre de vous aimer totalement comme j’aurais tant souhaité pouvoir le faire. Mais attention, soyez prudent, laissez bien vos mains sur le volant. Tiens, me voilà déjà jalouse d’une inconnue…
Audrey
Je souris vaguement, les yeux embués de larmes, de longues minutes, immobile. Puis je sors du bolide, je prends une grande goulée d’air avant de rentrer au bureau.
Je l’essaye. Je tournicote un peu en ville et puis je rattrape une autoroute et je roule droit devant. J’arrive à La Rochelle, béat d’admiration pour mon nouvel engin. Je suis frais et dispos et il est encore temps de déjeuner. Je marche un peu le long de la mer, Audrey est là, près de moi, fantôme imaginaire auquel je me surprends à parler. Et puis je rentre…
Qu’un seul être vous manque… Le corps d’Audrey me manque également très vite. Elle m’avait habitué à une telle intensité dans nos rapports sexuels que cette soudaine disette est difficile à supporter. Clairement et sans détour, j’ai un besoin impérieux de me vider les testicules. Je consulte donc mon carnet de bonnes adresses, mais toutes mes anciennes connaissances étaient… « occupées ». Alors je sors, un peu juste pour draguer. Et ça fonctionne plutôt bien. J’espère que ça n’était pas seulement dû à ma voiture, quoiqu’elle ait influé aussi sur ma tenue vestimentaire. Je suis désormais plus polo Lacoste, pantalon clair et docksides que costard défraîchi. Quoi qu’il en soit, j’en ai ramené quelques-unes jusque chez moi. Des brunes, des blondes et même une rousse. Des filles sympas, mais que je trouve toutes insipides, sans autre intérêt que de satisfaire mes besoins sexuels qui, avec le temps et les déceptions, se calment quelque peu. Et puis j’ai rencontré Maryse, petite blonde pétillante aux grands yeux candides, légèrement potelée, mais sans trop, juste de quoi bien remplir les mains d’un honnête homme. Elle était vendeuse dans je ne sais quel grand magasin de fringues du centre-ville et n’avait pas froid aux yeux, se laissant faire l’amour en toutes circonstances et en tous lieux. C’était agréable, sans chichis, sans problèmes. On se voit, on se revoit, plus souvent, puis elle vient emménager chez moi n’étant que locataire de son studio. Au bout de six mois environ, je l’épouse.
Hélas, il en va de certaines femmes comme de certains stagiaires. J’en avais eu un, stagiaire, qui était vraiment très performant : toujours à l’heure, pouvant dépasser son temps pour terminer un travail, capable d’initiatives, ne rechignant sur rien, comprenant les consignes et les appliquant à la lettre, s’adaptant à toutes les situations. Je le félicite et l’embauche en CDI. De ce jour, il changea du tout au tout. En quelques mois, il a pourri l’atmosphère de l’agence, distribuant des courriers syndicaux, exigeant des heures supplémentaires au moindre dépassement, contestant les décisions, me menaçant des Prud’hommes, incitant le personnel à plus de doléances, etc., etc. Il m’a fallu le pousser à la faute, après avoir constitué un solide dossier contre lui pour le mettre à la porte sans trop de dégâts pour l’agence. Eh bien, Maryse était de ce genre-là.
Une fois passée devant Monsieur le Maire, elle devint moins sympathique. D’abord, elle ne supportait plus que le voisin du dessus pisse toutes les nuits à deux heures du matin dans l’eau des toilettes. C’est vrai que ça résonnait un peu, mais de là… En fait, elle voulait que nous achetions une maison. J’ai vendu mon appartement, j’ai vidé mes comptes et j’ai fait un emprunt sur dix ans pour compléter, Maryse n’ayant pas de réserves avec son petit salaire. Nous avons acheté une villa fin XIXe, en pierre de taille et briques rouges, toit à la Mansard, entourée d’un charmant jardin et proche du centre-ville. Évidemment, il faut y faire quelques travaux pour la mettre aux goûts de Madame. C’est là que la galère commence. L’électricien, venu pour déplacer une prise, nous dit que le circuit n’est plus aux normes et qu’il faut tout refaire, que nous risquions l’incendie. Le couvreur qui doit reboucher une gouttière déclare que la toiture était totalement à reprendre, que nous risquions l’inondation à tout moment. Le plombier déclare qu’il ne voulait pas changer le lavabo parce que la tuyauterie était morte… J’ai beau expliquer à Maryse que les artisans étaient tous les mêmes, qu’une petite réparation ne les intéresse pas et qu’ils racontent des bobards pour obtenir un gros chantier, le menteur c’est moi, je n’y connais rien, eux qui sont du métier savent ce qu’ils disent. Je décide donc de tout faire moi-même pour avoir la paix. Mais comme je ne peux y travailler que le week-end, les travaux n’avancent pas vite.
Et c’était comme ça pour tout. La sexualité ? À l’avenant… C’est à dire de moins en moins souvent, de moins en moins bien également, j’avais l’impression de l’ennuyer. Mais le pire était à venir, et arrive quand le rez-de-chaussée est à peu près terminé. Maryse décide que l’on pendra la crémaillère, elle l’avait promis à ses copines. Me hâtant de tout terminer, je taille les arbres et arbustes, tonds la pelouse, passe tout au Karcher et fais rentrer quatre big-bags de gravillons clairs, de quoi faire l’allée et un grand espace devant l’entrée pour y ranger au moins quatre voitures. Complètement lessivé par ce travail de Romain, je contemple le résultat avec satisfaction, trouvant que mon chantier avait vraiment de la « gueule », sans commune mesure avec le château de la Ferrière cependant.
Pour cette crémaillère, comme Maryse ne connaît qu’un appareil de cuisine, le micro-onde, je lui propose de faire un plat simple et sympa, comme nous étions en automne un pot-au-feu par exemple. Elle veut bien, du moment que je m’occupe de tout. Je choisis mes viandes avec soin dans les morceaux les plus tendres et savoureux, joue, jarret, plat de côte, alternant également bœuf et veau, à mijoter deux heures. Je fais cuire à part mes légumes bios. Champagne brut et bourgogne pour accompagner tout cela. Quand les voitures arrivent, on commence à percevoir des cris d’orfraie. Les petits talons de ces dames allaient être abîmés par mes fichus gravillons. Puis on trouve qu’il faisait très frais dans notre maison. Hélas, la chaudière était à bout de souffle et le chauffage au maximum, l’hiver allait être un gouffre financier assorti d’incessantes récriminations. Je cours donc chercher du bois, à la fois vieilles planches et branches coupées, pour allumer un bon feu de cheminée. Les copains de ces pétasses ne voulaient pas de champagne, mais… de la bière. Je saute dans ma voiture pour aller en chercher un pack chez l’épicier arabe le plus proche, encore ouvert. Les filles, elles, trouvent mon « mousseux » pas assez sucré, à trente euros la bouteille ! Elles réclamèrent des fraises tagada, dont Maryse a une réserve expliquant peut-être qu’elle s’est un peu empâtée, et plongent ces horribles bonbons dans leurs flûtes. Tout le monde trouve que ma viande était assez bonne, mais trop molle, que mes légumes avaient goût de terre, que ma tarte aux pommes n’était pas assez sucrée. Je bois seul mon bourgogne, les deux guignols continuent à la bière et les trois filles ont passé… au Coca ! Une équipe de gougnafiers ! Dès qu’ils furent partis, après avoir fourni deux paires de tongs à ces « dames » pour rallier les voitures, Maryse passe de la bruyante gaieté à la colère puis aux larmes :
Je la traîne jusqu’à la cuisine où j’ai encore les tickets de caisse.
Et elle part pleurer dans sa chambre, qui de ce jour ne serait plus « notre » chambre. Elle ne m’adresse pas la parole de toute une semaine. Et puis un soir, elle revient penaude et me raconte :
Tellement terminé que le dimanche matin, je monte dans le seul espace où je me sente encore bien, mon coupé Mercédès, et je file n’importe où, loin de tout ça. Je poursuis cependant mes travaux de rénovation, mais à petite vitesse et seulement le samedi, dans le seul but d’augmenter la valeur de cette fichue baraque au moment inévitable de sa revente. Le divorce engagé au bout de huit mois, le jour où Maryse me reproche de ne pas vendre ma bagnole inutilement prétentieuse pour terminer les travaux, est prononcé six mois plus tard. La juge ne fut pas tendre avec moi. J’eus beau prouver que j’avais tout payé de notre maison, elle en décide le partage en parts égales. C’était ça ou une pension alimentaire à vie. Je me retrouve donc, une fois tous les frais retirés, la maison vendue et le prêt remboursé, avec à peine cinquante mille euros sur mon compte, pas de quoi acheter un appartement décent et plus envie de faire un nouvel emprunt. La vie est parfois bizarre : cherchant un appartement à louer, l’agence immobilière me fit visiter la « garçonnière » où je retrouvais chaque semaine Audrey. Clin d’œil du destin, je m’y installe, malgré cette impression négative qu’entre appartement et voiture, je vis dans le culte d’un passé révolu et sans retour possible.
Je vis de longs mois ni heureux ni malheureux, sortant peu si ce n’étaient quelques escapades en bord de mer et quelques soirées chez les rares amis qui me restent. Je croise aussi quelques femmes pour des besoins purement « hygiéniques », mais en veillant surtout à ne pas m’attacher malgré les injonctions de mes amis : « il ne faut pas rester seul… quand on tombe de cheval… ». Vous êtes gentils, mais perdre la moitié de mon modeste patrimoine en quelques mois, ça avait été une opération cuisante malgré mon peu d’attachement à l’argent. Je ne qualifierais pas cette période de sinistre. On s’habitue à la solitude et l’adage qui dit que « mieux vaut vivre seul que mal accompagné » est d’une absolue vérité.
Je vis seul certes, mais sans reproches, sans obligations autres que celles que je me fixe. Un jour, la fameuse Isa, en fait Isabelle, patronne de mon ex, souhaite me rencontrer pour me dire combien Maryse était devenue odieuse et insupportable, dépensant à tout va l’argent qu’elle clamait être le mien. Elle me donne rendez-vous dans un salon de thé, ce n’était pas la même partition que ses employées. Tailleur Chanel, carré Hermès, c’est une femme d’affaires qui m’attend, possédant ce magasin et quelques autres. Longue et fine, plus âgée que moi, je comprends vite à son attitude qu’elle voulait surtout connaître le cuisinier de pot-au-feu qui avait laissé une si belle somme à son employée. Quelques compliments plus tard, elle n’est pas déçue quand elle visite mon petit appartement. Je lui fais le grand jeu et la démonte littéralement avec rage, la laissant pantelante et ahurie sur le lit. Après coup, j’analyse mon attitude et en conclus que j’ai fait cela à moitié par vengeance contre Maryse, par personne interposée, et à moitié pour qu’elle comprenne que je ne suis pas le gros nul que son employée décrivait. Elle part après une douche prise en commun où elle subit les derniers outrages, les yeux remplis d’admiration et bordés d’un cerne de reconnaissance. Elle me recontacte quelque temps plus tard, m’annonçant que Maryse avait dépassé les bornes et qu’elle l’a virée, et qu’elle, Isa, voudrait bien me revoir. Je ne donne pas suite.
Les jours s’écoulent dans une certaine léthargie, un calme plat que ne parviennent pas à perturber quelques dîners gastronomiques, derniers plaisirs que je m’offre. Deux écueils se profilent, la dépression et l’alcool. Oui, j’ai cru longtemps qu’un petit verre chasse la déprime, puis il en faut deux. Là, je décide d’arrêter et de faire un peu de sport. Mon superbe coupé ne dépare pas sur les parkings des terrains de golf, j’y prends un peu de plaisir et y perds deux ou trois kilos de mauvaise graisse. Et puis un courrier m’apporte un jour un coup de tonnerre terrifiant. Le vélin de qualité m’était connu, mais il était discrètement ourlé de noir. Un bristol m’informait du décès de Monsieur le Comte de Tessous, donnant date et lieu des obsèques. Je ne peux qu’y aller.
Comment une femme en tenue de deuil, tailleur noir, chapeau à voilette noire, bas noirs et petites chaussures très classiques de la même couleur, sans aucun bijou, pouvait-elle être aussi sexy et attirante ? Je mets cela sur le compte de notre passé et reste très réservé, profondément touché également par la fin du calvaire de ce pauvre Edgar. Peu de gens le connaissaient localement, à part son personnel et le village, mais de nombreux notables et politiques Parisiens ont fait le déplacement. La petite église du village est trop petite, les condoléances au cimetière sont interminables, je passe parmi les derniers. Audrey était merveilleusement digne et stoïque, soulevant sa voilette de temps en temps pour le baiser d’une dame, plus pâle que jamais. Quand c’est mon tour, elle soulève également sa voilette et n’hésite pas à me gratifier de deux baisers amicaux. Elle en profite pour me glisser à l’oreille :
Inutile de dire que je vis les jours suivant l’attention rivée sur le petit objet, le rechargeant et contrôlant sans cesse qu’il était bien connecté au réseau. Mais rien. Il faut plus d’une semaine pour qu’un soir sa sonnerie retentisse.
Une boule au creux de l’estomac, je conduis mon bolide pour la première fois jusqu’au pied du perron. Audrey vient m’accueillir en robe fourreau noire, mettant en valeur ses formes délicieuses.
Nous avons un élan comme pour nous embrasser, vite refréné, je me cantonne au baisemain. Elle me conduit jusqu’au boudoir où trône toujours son percolateur. Une table avait été dressée avec deux couverts.
Elle revient avec deux verres bien dosés, le nectar d’orge et un vin cuit pour elle. Nous trinquons à nos retrouvailles.
Puis nous passons à table, c’est elle qui fait le service.
C’est délicieux et simple, comme d’habitude, et le repas nous permet de rattraper un peu du temps perdu loin l’un de l’autre. Elle rit beaucoup lorsque je lui narre mes déboires conjugaux.
Nous investissons la salle à manger des grandes réceptions pour son immense table, qui nous permet d’étaler les dossiers côte à côte et de les éplucher un à un. On peut dire qu’Edgar avait bien fait les choses et n’avait pas mis tous ses œufs dans le même panier, se mettant lui comme son héritière à l’abri du besoin en toutes circonstances. Toutes les solutions possibles d’épargne étaient utilisées, de la plus simple comme le livret A, à la plus alambiquée avec société-écran, prête-nom et versement de dividendes sous la forme de rémunérations pour « prestations de conseil ». Il y avait également des placements immobiliers, de la forêt, des placements à l’outremer, un portefeuille d’actions, de nombreuses obligations, et même… des bons du Trésor. Pour chaque dossier, je fais une fiche récapitulative, un résumé avec le montant des valeurs et leurs rapports annuels. Elle aussi, armée d’une calculatrice, recoupe mes calculs et dès qu’un dossier est refermé, elle va tout saisir sur l’ordinateur portable installé en bout de table.
C’est un régal de l’avoir près de moi, de la sentir se coller à moi pour lire en même temps que moi. Cette proximité me fait bander instinctivement, comme si mon corps avait reconnu le sien, l’avait identifié comme source de plaisir absolu. Cependant, nous ne cessons de travailler. Vers dix-sept heures, le total partiel dépasse déjà les cinq millions d’euros, et nous ne sommes qu’au tiers de la table. Nous faisons deux pauses café puis, vers vingt heures trente, une pause casse-croûte : sandwich foie gras ! Dès la nuit tombée, Audrey avait refermé les lourds volets intérieurs en panneaux sculptés, nous mettant à l’abri de tous regards. Les additions durent jusque vers minuit trente et le verdict tombe : plus de vingt millions d’euros de capitaux divers, avec un rendement annuel moyen de près de six pour cent, soit plus d’un million deux cent mille euros de revenus annuels. Bien sûr, il faut retirer les impôts de la tranche la plus forte et l’ISF. Ça laisse malgré tout, en ajoutant ses confortables pensions de retraite, pas loin de soixante mille euros par mois. Même Audrey, qui avait cependant vécu des années sans le moindre souci financier, n’en revient pas.
Pas facile de quitter une telle femme à une heure du matin, après avoir passé plus de douze heures près d’elle sans avoir rien fait et connaissant son potentiel érotique ! Je rentre contrit et dois me masturber sous la douche. Le lendemain, c’est Annette qui nous sert le déjeuner, toujours succulent dans le respect de produits naturels. Puis Audrey demande à ce qu’il n’y ait plus personne dans le château à partir de quatorze heures, car nous avons à travailler. Et du travail, il y en a encore. Ce sont d’abord les actes de propriété, les éventuels droits de succession, les intitulés des comptes, des sociétés, les valeurs sur les nombreux comptes courants, etc. Edgar avait tout prévu. Droits de succession payés d’avance sur les comptes du notaire, tous les comptes bancaires étaient des comptes joints, Audrey ne le savait même pas. Oui, un jour il lui avait fait signer un tas de paperasses, elle lui faisait confiance et n’avait même pas lu. Toutes les sociétés étaient à leurs deux noms, les virements au nom de Monsieur ou Madame. Et puis il y avait le coffre, là où initialement étaient rangés tous ces dossiers. Il y restait une enveloppe sans papiers, mais contenant une clé.
Nous faisons le tour de toutes les pièces du château, ce qui me permet de le visiter entièrement. Magnifique. Dans l’une des chambres, je remarquai un Degas, c’était son style. Maintenant vrai ou faux, copie ou authentique ? Seul un expert saurait nous le dire. Nous convenons d’en faire venir un.
« Et la bite sous l’bras… » chantait Brel. C’était bien mon cas. Tout en conduisant, je fais le point sur ces deux jours. La belle Audrey est à la tête d’une fortune considérable. Loin des cent plus grosses de France, mais également aussi loin du commun des mortels. Elle est libre maintenant, belle et riche, portant un titre de noblesse, de nombreux prétendants n’allaient pas tarder à lui tourner autour, nombreux et rutilants, en apparence du moins, car l’argent attire l’argent. Il ne serait pas étonnant que notre rendez-vous de samedi prochain soit le dernier. C’est sûr, j’allais la perdre pour toujours et j’allai souffrir encore. C’est la vie.
Elle me rappelle dès le mardi soir, très excitée :
Plutôt pas mal. Effectivement, l’idée de se mettre ensemble leur plaît bien, y compris le secrétaire qui fera aussi VSL à mi-temps. Je vais leur donner un coup de pouce pour s’installer, une indemnité de licenciement un peu élevée, en quelque sorte.
Le samedi arrive, je suis fébrile, de plus en plus convaincu que je verrai Audrey pour la dernière fois ou du moins l’une des toutes dernières. La boule dans mon estomac a grossi, envahissant l’œsophage ce qui me donne une voix déformée, « blanche » comme on dit, malgré des raclements de gorge fréquents. Je fais mes emplettes au marché pour le déjeuner, incluant une rose orangée. J’avais bien pensé à mieux, un bijou, un foulard… Mais financièrement je n’étais pas à la hauteur, je devais rester à la mienne, rester simple. Elle arrive à l’heure dite.
Longue et fine dans une tenue toujours noire, je me contente d’un nouveau baisemain. Elle parcourt l’appartement, en humant l’atmosphère, rappelant ses souvenirs.
Gambas flambées, filets de sabre au four avec une simple sauce crème-moutarde accompagnés d’un peu de riz, fromages de chèvre locaux et les premiers raisins. Le tout arrosé d’un Menetou-Salon. Elle adorait le poisson, elle se régale et mange avec appétit et entrain.
Je débarrasse la table, remplis le lave-vaisselle, mais Audrey ne revient pas. J’espère qu’elle n’était pas indisposée par un crustacé ou un poisson pas frais. Je m’avance dans le couloir et toque à la porte de la salle de bains :
Elle est là, étendue sur le lit, nue à l’exception de ses bas et d’un porte-jarretelles de dentelle noire.
Je me déshabille à la hâte, mon sexe déjà dressé claque contre mon ventre tandis qu’elle poursuit :
Je m’allonge près d’elle, elle roule sur moi, me gratifiant d’un baiser aussi intense que long. Son bassin oscille, roulant sur mon sexe apoplectique. Puis elle se redresse, saisit ma virilité à pleine main et la place à l’orée de son intimité. Son puits est bouillant, bouillonnant d’une cascade de cyprine brûlante et douce. Elle se laisse doucement glisser jusqu’à sa base en gémissant :
De délicate et précautionneuse, sa chevauchée devient plus active, ne laissant plus de place aux paroles, puis frénétique, puis furieuse, puis folle. Sevré de ce plaisir depuis trop longtemps, j’explose en longs jets brûlants au fond de ses entrailles, au moment où son corps se tétanisait autour de son vagin contracté de spasmes. Elle retombe près de moi, essoufflée et luisante de sueur :
Combien de fois ai-je rêvé de cet instant ? De ces instants… Que la vie est belle quand on peut enfin vivre ce que l’on a tant souhaité. Je suis… immensément heureuse. Je n’ai plus qu’un projet, qu’un but dans la vie : vivre avec vous, complètement, totalement. Et revivre ce bonheur chaque jour…
Suite à cette conversation, nos ébats reprennent, plus intenses que jamais. Vers vingt heures, je lui demande si elle a faim.
Vers minuit, je lui demande si elle voulait que je la ramène au château.
Bonheur que de plisser les yeux dans les premiers rayons dorés du soleil levant et de découvrir près de soi un profil de médaille respirant paisiblement, la chair délicate d’une épaule blanche par-dessus le drap, l’orbe sombre d’un sein tapi dans un terrier de draps ! Jamais je ne me suis éveillé avec un tel sourire. Enterrées les Maryse et consort ! J’ai retrouvé la vie, l’amour, la joie de vivre. J’en suis presque à regretter qu’elle soit riche, il aurait été plus simple qu’elle soit encore modeste traductrice et que nous ayons tout à construire ensemble, de zéro ou presque.
Il nous faut être patients, tous les deux, attendre presque une longue année que tout soit réglé de son côté, qu’une période suffisante de deuil soit respectée tant pour la mémoire d’Edgar, pour les personnels du château que pour les gens du village attachés aux traditions. De mon côté, il me faut attendre que, par mutation ou formation, quelqu’un soit prêt à reprendre mon poste. Une année durant laquelle nous nous retrouvons chaque semaine dans notre « nid d’amour », de plus en plus impatients d’enfin pouvoir vivre ensemble. La négociation de mon départ du groupe d’assurances est assez compliquée. Le responsable régional paraît fort ennuyé, malgré mon engagement signé de ne pas aller à la concurrence, de me laisser partir « pour raisons personnelles ». Il m’envoie dans le bureau du DRH national, au siège. Là, c’est opération confession, on ne pouvait se satisfaire de motifs aussi vagues. Mon histoire fait sourire dans un premier temps, puis on m’alerte sur la précarité de ma future situation : il suffirait que les sentiments changent pour que je me retrouve à la rue. C’est fou comme certaines personnes ont la capacité de rendre les choses plus noires que la réalité et d’instiller le doute dans vos projets les plus brillants. À défaut de parachute doré, on m’offre une assez belle récompense pour mes années de labeur, et surtout pour ne pas passer à la concurrence, assortie d’une proposition d’interventions ponctuelles en tant que consultant sur d’éventuelles agences en difficulté ainsi qu’au centre de formation. Ce serait, toujours dans leurs esprits tordus, une manière de garder le contact au plus haut niveau et de faciliter une éventuelle réintégration en cas d’échec. Je retiens essentiellement que je suis apprécié, qu’on avait eu des projets importants pour moi et à mon insu, et que mon départ les ennuie quelque peu. Je repars néanmoins en me demandant si je ne fais pas une grosse bêtise, basée essentiellement sur une relation amoureuse qui n’était pas obligatoirement pérenne.
Le jour vint enfin où Audrey fit une présentation officielle à tout le personnel réuni, souhaitant deux choses : couper court à tous ragots sur notre relation et me positionner hiérarchiquement comme son égal. Elle fit un petit discours remarquable :
Tout le monde applaudit, les femmes ont la larme à l’œil, les messieurs doivent se dire qu’ils ont raté un truc. Nous avons prévu exceptionnellement un traiteur afin de déjeuner tous ensemble sous les grands arbres du parc, si agréable en cette fin d’été. Chacun à un bout de la grande table, ce moment unique de convivialité plut énormément aux employés, nous le referons désormais chaque année. Je devise avec mes voisins, les jardiniers et la cuisinière, observant du coin de l’œil ma merveilleuse compagne, conversant gaiement avec le chauffeur et les femmes de ménage. Qu’elle est belle et semble à l’aise, que nous sommes heureux d’être enfin réunis. Elle en profite pour, après avoir fait sonner son verre, annoncer à tous qu’elle souhaitait désormais qu’on l’appelle « Madame » et non plus Madame la Comtesse. Cet énorme coup d’huile dans les engrenages du château portera réellement ses fruits. Les petits problèmes quotidiens qui agaçaient tant Audrey paraissent s’être évanouis comme par enchantement. Chacun se prend mieux en charge et nous croise avec un grand sourire complice. Il est vrai que nous nous promenons beaucoup dans la propriété, nous tenant souvent par la main, la taille ou le cou, et riant fréquemment aux éclats sans dissimuler notre bonheur de vivre ensemble.
Le chauffeur n’est plus guère utile depuis que je me réserve le plaisir de conduire ma douce compagne partout où elle le souhaite. Nous pensons donc à nous séparer de ce brave garçon, extrêmement discret et certainement compétent. Mais n’ayant plus ni Audrey, ni surtout Edgar à transporter, qu’il fallait porter du fauteuil dans la voiture, plier le fauteuil et faire l’inverse à l’arrivée, le seul entretien de nos deux voitures ne justifie plus son poste. Nous avons donc avec lui un entretien surprenant. Dans un premier temps, il nous fait le coup du pauvre orphelin : sans famille, sans diplômes, il ne sait où aller, et finit même par confesser une liaison avec la plus jeune des femmes de ménage, ce qui ne semble pas vérifié, et se déclare prêt à toute reconversion pour peu qu’on le garde au château. Je me propose alors, compte tenu de mes nombreuses connaissances dans le milieu local des affaires, de lui trouver un poste équivalent, en lui laissant le temps d’y réfléchir et de se faire à cette idée. Mais il refuse tout net, nous disant :
Quel squelette va-t-il sortir du placard ? Je m’attends au pire. Victor, en livrée de chauffeur, se lève et déboutonne sa veste. L’homme est costaud, les tempes légèrement grisonnantes, et je pense que c’était l’âge et son activité peu physique qui lui avaient donné un léger embonpoint. Pas du tout. À notre grande surprise, la veste ouverte laisse apparaître le revêtement noir d’un gilet pare-balles dernier cri et deux holsters sous les bras remplis d’armes de fort calibre.
Tout ceci modifie notre position vis-à-vis de Victor. Même s’il était peu probable qu’on veuille s’en prendre à Audrey après la mort d’Edgar, les dernières volontés de ce dernier devaient être respectées. Et puis Victor comprend bien que sa « couverture » ne pouvait se limiter au seul rôle de chauffeur. Il accepte volontiers d’élargir ses activités dans la propriété sur le champ de ses compétences, mécanique, électricité et petit bricolage. Il saura se rendre rapidement indispensable et ne formule qu’un seul souhait, pouvoir vivre au grand jour son idylle avec Sylviane, la petite femme de ménage, jeune métisse d’une trentaine d’années. Il avait ramené d’Afrique un goût prononcé pour les femmes de couleur, ce n’est pas nous qui allions les empêcher d’être heureux. Et puis d’intrusion dans la propriété, il n’y en eut qu’une, un jour un pauvre cerf affolé poursuivi par une meute de chasse à courre qui vint trouver refuge dans le parc, on ne sait trop comment. Il y resta en paix après avoir chassé… les chasseurs !
Petit à petit, les jours, les semaines et les mois passant dans la même ambiance décontractée d’un amour total et d’un bonheur sans nuages, mes doutes et mes angoisses s’amenuisent. Audrey me versait un salaire conséquent, environ le double de celui de mon précédent emploi, et je fais quelques journées, sans grand enthousiasme, pour mon précédent employeur. N’étant pas très demandeur, celles-ci se font progressivement plus rares. J’en viens même un soir à confier à Audrey, qui n’apprécie pas que je la quitte ainsi, ne fût-ce que pour une journée, la mise en garde que l’on m’avait faite. Elle rit beaucoup et eut une sortie plutôt rassurante :
C’est toujours comme cela que se terminent nos discussions, il y avait toujours dans le contenu quelque chose qui nous pousse l’un vers l’autre, nous amenant à renouveler notre promesse charnelle de bonheur. Malgré tout, je trouve attristant que ma bien-aimée fût ainsi devenue sans famille. De mon côté, c’est la maladie qui avait fait le travail. Nous étions donc seuls au monde, seuls pour construire et préserver notre bonheur, seuls, mais si bien ensemble.
Edgar (c’était un hommage) et Amélie ont sept et cinq ans au moment où j’écris ces lignes, et je les regarde par la fenêtre de mon bureau jouer avec leur maman. Ces deux grossesses n’ont aucunement altéré sa ligne insolemment superbe, elle est en short et en débardeur, les poussant avec de grands éclats de rire sur la balançoire, une simple planche et deux cordes attachées à la branche d’un cèdre, bricolage très satisfaisant de notre ami palefrenier. Pourtant le pauvre a du travail, maintenant, avec deux chevaux et deux poneys.
Je reviens vers mon ordinateur et mon bureau, refait dans un chaleureux style anglais. Sur la porte ouverte d’un placard, j’ai collé un superbe poster en noir et blanc de ma bien-aimée nue et enceinte. Qu’elle était belle, que la grossesse lui allait bien, et que son sexe à cette époque était délicieusement doux et onctueux de sécrétions diverses. Je crois que depuis huit ans que dure ce bonheur sans nuages, il ne s’est pas passé un jour sans que nous fassions deux à trois fois l’amour, et parfois plus. Nous étions vraiment faits l’un pour l’autre, deux âmes sœurs qui se sont trouvées.