n° 19749 | Fiche technique | 52667 caractères | 52667 9120 Temps de lecture estimé : 37 mn |
07/08/20 corrigé 01/06/21 |
Résumé: Née du simple plaisir ludique de construire ou déconstruire mes petits romans-photos en réassemblant leurs briques de lego, voici l'histoire sans prétention d'un plan à trois si soft que le compte n'est presque jamais le bon... | ||||
Critères: #drame #personnages fh fhh copains vacances piscine caférestau boitenuit amour voir fellation cunnilingu 69 | ||||
Auteur : Amarcord Envoi mini-message |
Cohue, boucan, saccades stroboscopiques, rires forcés et joie artificielle, sourire niais du DJ se dandinant les bras levés, enceintes dégueulant leur flot de lave synthétique, viande se trémoussant sur la piste, dandys de pacotille, nightclubbers à deux balles et sex bombs du pauvre, regards traînants et chiottes en crue, boissons hors de prix qu’il faut mendier au bar comme le Somalien affamé guette le sac de riz de la Croix-Rouge, le tout surlooké, sniffé et resniffé, mixé et remixé : c’est vrai que j’en rajoute un peu avec une mauvaise foi assumée, mais on peut malgré tout dire que je n’ai jamais été fan des boîtes.
Jamais interdit aux autres de les adorer, en revanche.
Ma copine Mumu était de ceux-là. Elle est sympa, Muriel, difficile de lui résister quand elle insiste. Elle parvenait parfois à me convaincre de me joindre à sa bande de sorteurs. Elle consacrait des heures à se préparer, et quand elle passait ensuite me prendre, elle était déjà aussi spectaculairement scintillante que la boule à disco. À chaque fois elle me grondait sur ma tenue, aussi. Nous n’avions pas tout à fait les mêmes goûts. J’aimais les fringues, mais rien ne me semblait souvent plus flatteur que la simplicité d’un chemisier immaculé de belle marque, ou qu’une paire de jeans bien ajustés, surmontée d’un t-shirt blanc et d’un petit blouson. Mumu faisait plutôt dans la surenchère, et à vrai dire, ça lui allait comme un gant.
Ce jour-là, elle avait ouvert mon armoire pour en extraire de quoi me relooker à sa façon. Une jupe en toile denim franchement courte, un petit top turquoise aux fines bretelles, et des sandales compensées aux lanières blanches que je détestais copieusement. Je passai le tout, jetai un coup d’œil au miroir.
Elle me vit boudeuse. Je lui dis que ça faisait cagole, et elle éclata de rire en me le confirmant.
Je décidai donc de le faire à ma manière. Je partis de ma dernière acquisition, une magnifique veste de tailleur bleu foncé finement rayée et à peine cintrée, façon costume d’homme, sous laquelle je porterais une mini-jupe assortie, des panties pour gainer mes jambes, une blouse blanche en soie au tissu vaporeux, et aux pieds, des vernis à lacets aux talons plats. Un emprunt assumé à la garde-robe masculine, mais qui me parut paradoxalement très féminin, en révélant mes jambes.
Elle vit mes sourcils se froncer.
Alors je m’exécutai et me débarrassai du harnais, pas encore rassurée, pourtant.
Elle finit malgré tout par me convaincre.
En boîte, je vécus l’éternelle marée des allers-retours entre le dance floor et le bar. Et moi-même, je ne cessais du coup d’alterner ceux qui menaient au vestiaire, pour y confier ou récupérer la veste. La gonzesse fronçait les sourcils, elle a dû me prendre pour une folle, mais elle a fini par m’adresser un sourire aussi joli que le pourboire que je laissai en sortant. J’étais au début convaincue que toute la foule agitée calculait mes nichons, je finis par me reprocher cette stupide prétention : il y avait sur la piste des filles qui avaient encore bien moins froid aux yeux ou ailleurs, et certaines étaient plutôt mieux équipées pour attirer les mateurs ou amateurs mammaires.
Il y avait dans cette boîte un deuxième bar, logé dans une longue pièce voûtée un peu à l’écart. Pas à proprement parler un espace chill : la sono y claquait comme partout, mais légèrement atténuée, toutefois, ce qui permettait au moins d’y tenir une conversation à peu près audible. Après avoir dansé un bon moment avec le petit groupe de Muriel, je choisis de m’y accorder une pause, en mode veste « on » et seins « off », histoire d’avoir la paix.
Je vis un tabouret libre, m’y installai, commandai un tonic, et me vis alors encadrée par les visages de deux garçons aussi surpris qu’amusés. Je compris aussitôt qu’en plongeant sur la place miraculeusement libre, je m’étais immiscée dans la conversation qu’ils tenaient. Je me proposai de déplacer le tabouret pour les réunir, mais ils protestèrent à grands cris, en faisant assaut de compliments vilement flatteurs.
Leur mâchoire s’est décrochée, ils m’ont checkée, et ils ont aussitôt compris qu’ils venaient de trouver une sacrée cliente, quand il s’agissait de jouer au sniper.
Deux ou trois échanges de balles à blanc plus tard, Calamity Jane était adoptée, et officiellement décrétée première nana jamais admise dans leur club si select qu’il ne comptait que deux membres masculins, et encore ajouta Thomas, je suis gentil, parce que celui de Gilles est microscopique.
Ce fut le départ d’un nouveau dialogue absurde, mettant en scène une rivalité factice pleine de chausse-trappes pour se réserver le privilège de me draguer seul, et effrontément.
Trois minutes plus tard, je me retrouvai à nouveau sur le dance floor, me tortillant pour atteindre Muriel et la prévenir de mon départ, en lui hurlant à l’oreille pour percer le vacarme syncopé destiné à mettre la foule en transe.
Le pot, on le prit sur une terrasse en ville, et il confirma le coup de foudre amical qui nous avait réunis.
On était de la même génération. J’avais vingt-deux ans, ils en avaient tous deux vingt-quatre. Gilles était un très beau garçon aux cheveux clairs, il aimait visiblement séduire, mais sans prétention. Derrière sa façade de play-boy un peu sarcastique, je ne tardai pas à découvrir un cœur d’or, une générosité sans limites, et une sensibilité rare. Lui qui aurait pu emballer bien des poupées et des hôtesses de l’air – il venait de décrocher son brevet de pilote de ligne – n’avait pas d’amoureuse attitrée. S’il tournait la tête dès que passait une biche, il était d’une exigence bien plus crasse encore sur la capacité de la beauté de passage à toucher son cœur, son intellect et son âme. À force de chercher l’émouvante perfection, il avait surtout accumulé les déboires, tombant sur des filles bien moins généreuses que lui, et s’il n’en était pas amer, il commençait à s’en inquiéter.
Le charme de Thomas agissait autrement. Contrairement à Gilles, il ne cherchait pas à séduire délibérément. Son humour ravageur n’était jamais blessant, il l’exerçait volontiers à ses propres dépens. Sa présence était bienveillante, elle vous enveloppait lentement d’un douillet sentiment de confiance et de bien-être, et ce n’est qu’alors que vous réalisiez, en apercevant l’éclat de son sourire, le dessin de ses lèvres, la folle douceur de ses yeux bleus et de sa chevelure un peu bouclée, qu’il n’avait pas la beauté du diable, mais celle de l’ange. Avec ça, il était doté d’un énorme talent : graphiste de formation, il avait autant de facilité à dessiner, écrire, jouer de la musique. Il n’ignorait pas son talent. Celui-ci explosait pour un rien, dès que traînait un papier, un clavier, une guitare, et lui qui était si humble attirait alors toute l’attention. Par une étrange malédiction commune à celle de Gilles, les filles qui l’attiraient semblaient pourtant ne pas l’apercevoir, et le désir des autres l’embarrassait, son souci d’honnêteté l’empêchant d’entretenir une relation qui ne s’imposerait pas à lui avec une évidence absolue. C’était un cœur pur.
Je me retrouvais donc avec deux chevaliers servants qui étaient à la fois beaux gosses, brillants, cultivés, pleins d’humour, pas prétentieux pour un sou et célibataires. Le genre d’aubaine qu’on ne voit que dans les films, et encore, rarement en double. Je leur demandai alors pour la vanne quel était le vice ou le terrible défaut qu’ils me cachaient.
Silencieusement et pince-sans-rire, ils se pointèrent mutuellement du doigt.
Tom et Gilles étaient effectivement inséparables. En réalité, ils vivaient leur amitié comme un miracle, qu’ils n’auraient sans doute pas échangé contre une meilleure fortune sentimentale. Ils riaient ou s’émouvaient des mêmes choses. Ils se comprenaient d’un regard. Quand l’un commençait une phrase, l’autre pouvait la terminer.
On a longuement parlé de tout et de rien. Sur le cinéma, la littérature ou la musique, on s’est découvert de nombreux goûts communs. Ils adoraient aussi disserter sur des sujets franchement plus baroques. Quelle était la chanson française la plus ringarde des dix dernières années ? Ou passer en revue les coupes de cheveux des clients en terrasse, et c’était féroce et souvent très bien observé. Mais plus il se faisait tard, plus ils partirent en vrille, et pour me soumettre à leur bizutage verbal, ils ne parlèrent plus que de sexe. L’enjeu caché était de parvenir à me choquer ou mieux encore me faire rougir, de tester mon humour aussi, et voir comment j’accueillerais leurs blagues de soudards.
Je n’étais pas du tout dupe de ce machisme de second degré. Et j’avais bien compris qu’ils forçaient la dose pour me faire tourner en bourrique, en s’amusant à me bombarder à tour de rôle pour avoir toujours le dernier mot. Bien entendu, je ne me laissais pas faire, ce qui semblait les ravir.
Alors, en vraie pétroleuse, j’ôtai ma veste et ils se turent, d’autant plus que comme Muriel l’avait prévu, la fraîcheur nocturne avait soudain ajouté deux sombres cerises sur mes petits gâteaux.
Ils sortirent le drapeau blanc.
La terrasse fermait, le garçon pliait déjà les chaises. Ils m’ont ramenée chez moi, ont été adorables tout au long du trajet. On s’est échangé nos numéros de téléphones, promis de se rappeler.
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Ils tinrent parole, et sans tarder. Ce fut aussi le premier test pour leur belle solidarité désintéressée. Gilles appela dès le lendemain midi pour proposer de se faire une toile le jour même, à la cinémathèque. Il passerait me prendre en fin d’après-midi. Deux heures plus tard, c’est Thomas qui se manifesta, avec d’autres projets pour la soirée, et ignorant tout de l’initiative de Gilles.
Quand nous nous présentâmes au guichet, Gilles eut la surprise de voir Thomas nous tendre les tickets. Il bredouilla, maugréa un peu, Tom et moi échangeâmes un clin d’œil complice, et nous finîmes tous par rire de la situation.
La soirée de la cinémathèque laissa une autre empreinte : elle me valut le joli surnom inspiré du film que nous y avions visionné. J’étais désormais « la fiancée des pirates », c’est en tout cas de la sorte qu’ils définissaient mon statut en me présentant aux tiers. Qui sait, la programmation eut-elle été différente, Gilles et Tom auraient été rebaptisés Jules et Jim.
Si ces tendres frères de la côte m’avaient adoptée en petite sœur, un léger parfum incestueux continuait d’entourer nos rencontres, mais c’était plus charmant qu’insistant. À compter de ce jour, nous sortîmes toujours en trio. Et cette amitié-là, si forte et si complice, eut pour effet d’estomper, sans l’effacer, toute tentation de nous livrer en tandem à des activités bien moins innocentes que celles qui étaient les nôtres en bande. La tentation n’était pas seulement la leur, mais ce qui contribuait à maintenir chez moi ce fragile et chaste équilibre, c’est qu’en l’occurrence, le choix eût effectivement été synonyme d’embarras.
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Trois mois passèrent, jusqu’à l’été, et la fin de mes examens à la fac, où j’étudiais la pharmacie. Nous étions devenus inséparables, multipliant les virées mémorables et les séances de fous rires. Gilles nous proposa une escapade de quelques jours, un de ses oncles étant disposé à lui prêter la maisonnette qu’il possédait sur la côte ouest du Cotentin.
En fait de maisonnette, c’était plutôt une cabane isolée. Le confort était assez sommaire, mais l’environnement était sauvage et magnifique, avec ces dunes vierges courant jusqu’à une plage immense et peu peuplée. Nous y alternâmes ballades, farniente et parties de cartes endiablées. Les garçons m’initièrent à la belote avec une patience un peu condescendante, mais si efficace qu’ils regrettèrent bientôt que l’élève soit un peu trop douée. Ils proposèrent sans succès de plutôt passer au poker. À leur air goguenard, j’avais aussitôt compris qu’ils pensaient à sa variante de plus en plus déshabillée, et qu’à ce jeu-là, ils s’allieraient sans scrupules pour que je mise tout mon tapis.
Nous allâmes dîner l’avant-dernier soir dans un bistrot du port de Carteret, l’humeur était joyeuse, le vin blanc était frais, et nous sacrifiâmes plus d’une bouteille. De retour à la cabane, nous prolongeâmes nos bruyants débats sur la terrasse, en remplissant à nouveau nos verres.
J’ignore qui de nous trois proposa de les ranger à temps, et d’entreprendre une balade nocturne vers la plage, pour évacuer l’excès d’alcool qui commençait à produire ses effets. C’était une douce ivresse, pourtant, une de celles qui vous donnent une illusion de légèreté, sans vous abrutir.
Nous nous affalâmes tous les trois à la limite des dunes, baignés par la lueur de la pleine lune.
Thomas s’était mis à tourner nonchalamment du doigt une mèche de mes cheveux.
J’observai Gilles, manifestement traversé par une idée.
Ils étaient repartis dans une de leurs habituelles joutes verbales, d’autant plus absurde qu’elle était cette fois sérieusement embrumée, et ils y prenaient un tel plaisir qu’ils semblaient même en avoir oublié son double prétexte initial, voire même mon existence. Je les ai regardés l’un puis l’autre avec un air indécis, en me mordant les lèvres, et puis sans même qu’ils n’y prêtent attention, je me suis redressée, ai ôté mon pull-over, défais l’agrafe de mon soutien, et ai repris ma position centrale sans un mot, à demi nue.
Ils ont aussitôt arrêté leur babillage.
Toujours grisée, je crois que j’étais un peu boudeuse.
Gilles a approché ses lèvres du creux de mon cou, et y a posé un petit baiser.
J’ai souri, fermé les yeux, et on est restés comme ça sans rien dire pendant une minute ou deux.
Et puis Tom, d’ordinaire plutôt timide, n’y a plus tenu, il a caressé d’un doigt le pourtour de ma poitrine. Je crois qu’à n’importe quel autre moment, nous aurions freiné, conscients que la situation devenait ambiguë. Mais nous n’étions pas tout à fait dans un état normal, et ce début d’ivresse, en levant nos inhibitions, ne faisait que révéler ce que notre décontraction refusait d’accepter. Les garçons étaient amoureux de moi, et moi, je les désirais tout autant. Autant dire que cette lecture en braille ne m’était pas désagréable.
Au lieu de repousser le doigt de Tom, j’ai cherché ses lèvres. Les nôtres se sont trouvées, et ce fut doux. Gilles embrassait mon épaule, je ne voulus pas faire de jaloux, et je le goûtai à mon tour, ce fut à nouveau délicieux. Leurs caresses se firent plus présentes, tout en restant délicates, pourtant. Leurs doigts rivalisaient à présent de douceur à la surface de mon ventre, frôlant la limite de mon petit short, cédant parfois à la tentation de glisser à peine sous l’interstice qui le séparait de ma peau, effleurant l’élastique et éveillant mes frissons. Le trajet de leurs gestes presque synchronisés ne laissait aucun doute sur ce qu’ils espéraient, sans oser le réclamer, cette fois. Et je les ai surpris.
Il n’a pas fallu beaucoup de temps pour que je me retrouve entourée de deux beaux garçons intégralement nus, et dans un état visiblement intéressant qu’ils s’efforçaient cocassement de dissimuler. Gilles tout particulièrement, qui semblait bien plus embarrassé que Thomas. Pour celui-ci, la nudité, dès lors qu’elle n’était pas exhibée, semblait innocente et naturelle. Il aurait eu bien tort d’être gêné. Son sexe était magnifique, le plus harmonieux membre d’homme que j’aie jamais vu, solide et épais, parfaitement proportionné, affichant une grâce presque féminine dans son aspect pourtant fièrement viril. Celui de Gilles était circoncis, avait le cou à peine plus long, mais aussi un peu moins large, et se dressait contre son bas-ventre en suivant une courbe légèrement concave.
Intérieurement, je jubilais, préparant l’envoi de ma deuxième salve surprise.
Je n’ai pas pu m’empêcher de rire aux éclats. Et puis en les voyant tout penauds, avec leur sourire forcé et leur queue au garde-à-vous, exposés au clair de lune et à la cascade de mon rire, je n’ai pas longtemps eu le cœur de les priver de mon petit lot de consolation. Au moment où ils ne s’y attendaient plus, j’ai malgré tout tenu parole, appuyé mes coudes sur le sable, soulevé mes fesses, déboutonné mon short et l’ai fait glisser sur mes cuisses. La petite culotte a suivi, et quand elle a atteint mes chevilles, j’ai tricoté des pieds pour la faire voler. Elle a atterri à quelques décimètres, hissant mon petit drapeau sur le mât de Thomas. J’ai à nouveau hurlé de rire, tout en lui assurant n’avoir rien prémédité.
J’avais à côté de moi deux gamins soudain silencieux. L’intermède du piège les avait un peu dégrisés, et moi, il m’avait plutôt rendue coquine. Je me suis mise à poser de douces caresses sur leurs torses, en leur demandant pardon pour avoir été si vilaine, ce qui n’encouragea pas leurs queues à se détendre.
Gilles tentait toujours de masquer l’état de son membre en le couvrant de son avant-bras, et je devais vraiment lutter pour freiner mon rire.
On est encore restés quelques instants allongés, nus, sages et immobiles, bercés par le roulement des vagues. Et puis nous nous sommes rhabillés. J’ai voulu récupérer ma culotte, mais Thomas m’a dit en riant l’avoir confisquée, affirmant ne vouloir la rendre que contre le privilège de la remettre lui-même en place. Par défi, j’ai remonté le short à même la peau, avant de l’accabler de chatouilles. Mon gentil voleur m’a rendu le petit bout d’étoffe à contrecœur, en ébouriffant affectueusement mes cheveux. J’ai posé un joli baiser sur la joue de Gilles pour qu’il ne se sente pas exclu, et nous avons pris le chemin de la cabane, bras dessus, bras dessous. Nous nous endormîmes cette nuit-là d’un sommeil profond.
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(Note : suivent une vingtaine de lignes illisibles et raturées)
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Le dernier matin, je me levai la dernière. En arrivant sur la terrasse, un café fumant m’attendait. Gilles, toujours matinal, était allé chercher des croissants. Et Thomas avait coupé une gerbe de fleurs sauvages, qu’il avait ostensiblement posée à ma place. Nous avons déjeuné presque en silence, savourant une dernière fois le calme et la lumière de cet endroit magnifique, et cette sérénité-là déteignait aussi sur nos regards et nos sourires.
Nous avons rangé la cabane, déposé la clef à la boulangerie, conformément aux instructions. Le trajet du retour fut sans histoires.
Thomas a d’abord déposé Gilles devant chez lui, pour éviter un détour inutile. Nous sommes repartis jusqu’à l’adresse de ma chambre d’étudiante, dans cette vieille maison aux escaliers raides et grinçants. Thomas a sorti mon bagage, a insisté pour le porter jusqu’à l’étage, et je ne l’en ai pas dissuadé. Il allait à présent partir, s’engager sur le palier. Je l’ai retenu, j’ai refermé la porte, et je l’ai longuement embrassé. Nous nous sommes mutuellement déshabillés sans un mot, et sans aucune patience, l’envie de mêler nos corps était trop brûlante. J’étais follement excitée, et le voir bander comme un âne accentuait encore mon désir.
Je m’agenouillai pour offrir à son sexe mes faveurs les plus douces, malgré ses réticences. Je m’aperçus que Thomas n’était pas un inconditionnel de la fellation, elle le gênait toujours un peu, il n’aimait pas trop se laisser sucer sans avoir rien à offrir. Il trouvait la caresse émouvante, pourtant, mais généreuse à l’excès, il y voyait une sollicitude excessive de sa partenaire, convaincu que celle-ci se forçait à surmonter son dégoût par sacrifice. Je lui fis remarquer plus tard qu’il n’adorait rien tant lui-même qu’enfouir ses lèvres et sa langue dans mon intimité, et ce goût pour mon sexe, il l’assouvit d’ailleurs avec une telle assiduité qu’il devint virtuose à déclencher mes orgasmes à la demande. Ça n’a rien à voir, disait-il, comment peux-tu comparer ta petite merveille à mon gros nigaud de machin ? Il lui fallut un peu de temps pour accepter l’idée que son appendice était si étonnement beau et appétissant que pomper son joli nœud n’était pas seulement une preuve d’amour, mais avait pour moi valeur de langoureux baiser.
Thomas s’est laissé faire, et a vite trouvé le moyen de satisfaire simultanément nos envies respectives de friandises, et nous n’en sommes pas restés là. Cette nuit-là, il dormit chez moi, d’un sommeil fiévreux.
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Nous reprîmes bientôt le fil de nos virées communes, rigolardes et complices, mais une ombre au tableau venait tempérer ma bonne humeur. Je vivais avec Thomas une passion toute clandestine, et cette cachotterie ne me ressemblait pas.
Il attendit trop. Son ami vint un jour chez moi pour un prétexte quelconque. Gilles surmonta cette fois toutes ses barrières et ses pudeurs. Plus de plaisanteries ni de fausse décontraction, il me fit ce jour-là une déclaration d’amour bouleversante. Je l’aimais aussi, ce garçon, je n’aurais aimé que lui si je l’avais rencontré seul. J’aurais tout aussi bien pu avoir deux amis et deux amants, sans que ceci ne me choque, mais il ne s’agissait pas de cela. L’amour qui naissait avec Thomas était vorace, je voulais lui donner tout, et sans limites. Je n’avais pas réellement choisi, à vrai dire, pas consciemment en tout cas, on ne peut pas percer le mystère qui vous soumet à l’amour, on ne peut que lui obéir.
Sans trahir la promesse faite à Thomas, je révélai pourtant une part de vérité.
Et ce fut tout, et ce fut amer et pourtant tendre et bienveillant comme le regard de Gilles, qui n’en parla plus jamais.
J’en avertis Thomas qui reconnut qu’il était urgent de sortir de l’ombre, et que c’était à lui de le faire avec son ami. Il l’invita à boire un verre, seul, et ce fut bien plus simple et rapide qu’il ne l’avait craint.
Ils se sont regardés et cette fois, ils n’ont même pas eu besoin de compléter la phrase.
Cet aveu-là fut un soulagement. Et contrairement à nos craintes, cela ne changea presque rien à notre amitié. Nous continuâmes à nous voir avec la même régularité et le même bonheur. Gilles avait fait son deuil, ou le cachait bien. Et Thomas et moi avions la décence de laisser au vestiaire nos mots ou nos gestes amoureux. C’est en amis que nous sortions à trois, veillant à ce que rien ne vienne déséquilibrer cette miraculeuse complicité que même l’entrelacs complexe de nos sentiments amoureux n’avait pas réussi à détruire.
C’est finalement un facteur extérieur qui changea la donne. Gilles rencontra Isabelle, elle était tout ce que je n’étais pas : une blonde à forte poitrine, ironisa-t-il lui-même. Il semblait très épris, et cette passion naissante était prioritaire.
Il tenta pourtant d’intégrer Isabelle à notre petite bande de pirates, mais la greffe ne prit pas, malgré toute la bienveillance qui fut la nôtre. Elle n’était pas vraiment hostile, et je ne pense même pas qu’elle fut possessive au point de refuser que Gilles partage un peu de son temps avec des amis. Mais la complicité ne se commande pas. Ce qui nous faisait rire la laissait de marbre. Sa présence était de pure politesse, elle s’emmerdait visiblement, et bientôt ostensiblement. Elle regardait sa montre, lui lançait des regards impatients. Alors Gilles prétextait la fatigue ou un vol à prendre à l’aube, nous faisions par délicatesse mine de le croire et le comprendre, il n’en était pas dupe, mais reconnaissant, et ils s’en allaient aussitôt. Bientôt, il ne revint plus.
Tom et moi restions tous les deux face à nous sourire, la télépathie qui était celle des deux garçons était désormais aussi la nôtre. Nous n’étions ni déçus ni amers, nous savions qu’il faut payer un prix pour entrer dans l’âge adulte, nous acceptions que notre ami se consacre à cette nouvelle vie de couple. Et puis nous avions à nous deux assez de complicité et d’amour pour faire en sorte que chaque jour soit heureux et que chaque nuit soit douce.
La naissance de Luca acheva ensuite de creuser la distance, Gilles et Isabelle pouponnaient. Je donnai moi-même naissance à Camille deux ans plus tard. Deux ans encore avant que le vent du destin ne change.
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Ce jour-là, Thomas s’est réveillé très tôt, pour préparer sa valise en vue du court séjour qu’il devait faire à Paris pour finaliser une production. Il détestait ça, faire son bagage, reculait toujours la corvée au dernier moment.
Vers 6 heures et demie, je suis moi-même sortie des limbes, réveillée par un souffle d’air frais balayant mon corps depuis la fenêtre ouverte, et par la diffuse conscience d’être observée. Sans même ouvrir les paupières, j’ai compris que c’était lui. Il avait soulevé le drap, et me regardait émerger lentement du sommeil, vêtue d’un vieux t-shirt oversized et d’un petit slip de coton blanc. Je l’ai senti approcher avec précaution, de peur de me réveiller, et poser un baiser tout doux à la surface de mes fesses. J’ai ouvert les yeux, me suis allongée sur le dos, lui ai souri en amoureuse. J’ai plié les genoux, enlevé prestement ma culotte, la lui ai jetée, un petit rite commun auquel nous avions donné un nom de code : l’appel au drapeau. Et puis je l’ai tiré vers moi sans un mot et nous avons fait l’amour.
Un coup d’œil au réveil nous a avertis qu’il fallait à présent ne plus traîner pour rattraper un peu de ce temps qui n’avait pas vraiment été perdu. La douche, nous l’avons prise ensemble, tout en luttant pour que la douceur de cet autre petit moment de bonheur intime ne dégénère pas en de nouveaux ébats.
J’ai réveillé Camille, lui ai fait des mamours, l’ai préparée, habillée et nourrie, pendant que Thomas bouclait sa valise et terminait son café.
Il nous a entourées de ses bras, on s’est souhaité belle journée et promis de s’appeler au soir, en échangeant des mots d’amour, des mots d’impatience. Un bisou sur le petit nez de Camille, un doux baiser sur mes lèvres, aussi.
Je suis partie vers la crèche, mon amour a pris la route.
À 15 heures, une voiture de la gendarmerie s’est garée devant la pharmacie.
Ils ont fait de leur mieux pour annoncer ce qu’ils avaient à dire, sans brutalité, mais sans détours inutiles.
L’autoroute. Le routier qui somnole. Le choc.
Putain de camion.
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Je n’ai aucune envie d’en dire davantage. J’en suis toujours incapable, huit ans plus tard. Je n’ai gardé que ces moments d’amour au réveil, consciente qu’ils m’accompagneraient comme une lumière pour le rejoindre un jour, où qu’il soit au bout de cette route où nos regards l’ont perdu. La caresse amoureuse de son regard sur mon corps émergeant du sommeil. Le feu qui s’allume dans ses yeux tendres quand je l’attire vers moi. La ferveur avec laquelle il goûte mon sexe, la douce violence du sien qui m’envahit.
C’est tout ce qu’il me reste de lui. J’ai occulté la suite. J’ai été aidée, entourée, bien sûr. Mes parents, ceux de Thomas, mon frère, les amis, les voisins. Et puis il y eut Gilles, bien sûr, plus que quiconque. Isabelle se tenait derrière lui sans trop savoir que dire, pour une fois moins indifférente et glacée. Lui seul avait trouvé les mots : il ne me disait rien, il en était incapable. Il me serrait dans ses bras de toutes ses forces, et nos douleurs réunies valaient bien mieux que tous les maladroits mots de consolation qu’on ne cherche surtout pas.
Rapidement, toute la sollicitude si bien intentionnée dont on m’entourait m’étouffa.
J’ai rassemblé mes économies, utilisé le capital de l’assurance, emprunté le solde à la banque, et acquis ma propre officine, sur la côte atlantique. Les clients venaient me voir pour se soigner, et moi je confiais ma douleur au vent du large. Je me plus aussitôt dans mon nouveau biotope. Les gens y étaient courtois et discrets, et s’ils se posaient probablement des questions à propos de cette jeune mère célibataire, leur curiosité n’avait rien de malsain. Inévitablement, c’est via l’école maternelle où j’avais inscrit Camille que mon histoire circula. J’y gagnai la sympathie, on m’évita la pitié. Et je ne tardai pas à développer quelques amitiés solides.
J’ai eu quelques rares liaisons passagères. Je rencontrai un homme bien, qui sortait d’un divorce. Il m’aimait, c’est sûr, mais je ne voulus pas lui mentir, malgré ou à cause de l’affection sincère que j’avais pour lui. Il eut droit à ma tendresse, mais je ne pouvais pas lui promettre d’autre perspective que celle de partager de temps en temps son lit, de ne lui offrir qu’un accès intermittent à mon corps et à ma vie, toute entière vouée à Camille. Il s’en contenta un peu plus de deux ans, et puis dut bien admettre que cette histoire-là était tendre, mais qu’elle lui était cruelle aussi, à force de rester sur le fil d’une amitié amoureuse.
Gilles avait gardé le contact, de loin. Son couple avec Isabelle n’avait pas longtemps résisté à une glaciation progressive, le divorce fut prononcé deux ans à peine après l’accident. Elle avait réclamé la garde principale de Luca et l’avait obtenue, compte tenu de la nature nomade du travail de son ex-époux, et ce fut pour Gilles le pire, tant il était attaché à ce gosse qu’il élevait avec dévotion. Il était désormais basé à Paris, d’où il multipliait les vols au long cours et les tours de réserve, pour dégager de longues plages d’absence à consacrer exclusivement à son fiston. Toujours aussi fidèle, il n’oubliait aucun anniversaire, les joyeux et les plus amers. Celui de Camille était sacré. La fille de son alter ego ne pouvait être qu’un peu la sienne, disait-il. Il lui envoyait des messages, des cartes postales du bout du monde, de petits cadeaux exotiques ou loufoques. Elle l’adorait sans vraiment le connaître, et je m’effaçais volontairement lors de leurs échanges à distance, par Skype interposé, jugeant précieux qu’elle eût une forme de référent masculin, un substitut paternel bienveillant, sans interférence quelconque de ma part.
Et puis Gilles était toujours aussi secret, il évitait toute réelle discussion avec moi, craignant sans doute qu’elle ne mène à ce qu’il avait volontairement verrouillé. Toute sa tendresse allait à ma fille. Voici deux ans, quand elle eut huit ans, il lui fit le plus généreux des cadeaux et l’invita à le rejoindre en vacances, alors qu’il aurait pu préférer profiter de ces deux semaines en la compagnie exclusive de Luca, dont il était souvent privé. Ils visitèrent Disneyworld et le Grand Canyon, et à l’aéroport, je récupérai ma puce dont les yeux brillaient. Au moment de se quitter, ceux de Gilles étaient un peu humides.
Il m’a appelée récemment. Il devait suivre un programme de qualification sur simulateur pour un nouveau type d’avion, pas très loin de chez moi, et se proposait de passer prendre l’apéro et encore gâter ma fille. Je lui ai interdit l’hôtel, il a fini par céder. Camille était aux anges. Je lui ai préparé sa chambre, et à présent le voilà.
Il l’a conduite à l’école ce matin, son programme ne commence que demain, a-t-il dit. À son retour, nous avons un peu papoté, cherchant à apprivoiser la gêne qu’il y avait à se retrouver sans celui dont l’absence reste si féroce. Il n’a pas demandé où j’en étais de ma vie, elle se lisait facilement dans la lumineuse simplicité de cette maison sans homme. Il a aussi anticipé mes propres questions. Il vit seul. Il avait dû en connaître, pourtant, de bien jolies escales, des passagères de son cœur, lui dis-je. Il haussa les épaules : des oiseaux de passage, quelques oiseaux de malheur aussi.
Il s’attendrit en me montrant des photos de Luca sur son téléphone, observa qu’il ressemblait à sa mère. Camille aussi, a-t-il dit, mais on voit déjà qu’elle ajoutera à ta beauté un peu de la sienne. Elle a les yeux de Tom et son sourire.
Je me suis proposé de lui faire visiter les environs, puisque j’ai moi-même confié aujourd’hui la pharmacie à une assistante. La chaleur est déjà vive ce matin. Il a manifesté un intérêt poli pour l’excursion, mais j’ai surpris son regard en biais vers la piscine. Je me suis alors souvenue avec amusement que, toujours coquet, il adore lézarder pour entretenir son bronzage.
Je viens de poser les coussins sur les chaises longues, de lui remettre une grande serviette éponge et un flacon de lotion solaire. Et puisqu’il n’avait pas de livre, je lui ai tendu quelques feuillets, ceux-là mêmes que vous venez de lire. J’ignore si j’ai bien fait. Mais c’était inévitable, je savais qu’un jour nous devrions mettre quelques mots sur nos longs silences.
~~oOo~~
Clara est pensive, assise sur l’escalier qui mène à l’étage. L’appel à passer au comptable était un prétexte. Elle voulait le laisser seul. Elle ne cherche pas à l’épier, mais de temps en temps, elle penche la tête et le voit tourner les pages, allongé en plein soleil sur la chaise longue, torse nu et en short. Comment peut-il résister si longtemps à une telle chaleur ?
Elle attend encore un long moment, indécise. Doit-elle lui demander ce qu’il en a pensé ? Vaut-il mieux lui laisser le soin de décider d’en parler ou non ? Évoquera-t-il la pièce qui manque au puzzle, le récit de la journée qui précède le petit déjeuner du départ ? Elle n’a pas osé l’écrire, pas par gêne, mais plutôt faute de trouver les mots pour le décrire de façon fidèle. Après tout, ils étaient trois à cette époque, et elle ne veut pas imposer les seules images imprimées dans sa propre mémoire.
Elle ne va pas rester là à attendre toute la matinée. La chaleur grimpe, il lui vient une envie de fraîcheur, une envie de s’abandonner au pur plaisir liquide, à sa rassurante douceur maternelle. Elle ouvre le placard. Au bikini fleuri, elle préfère un maillot une-pièce uni, elle se change, le rejoint sur la terrasse, pose la serviette sur le dossier de la chaise longue, et se dirige vers le caillebotis surmonté du pommeau de douche.
Le tuyau a chauffé au soleil, elle se rince sous l’eau tiède. Gilles l’admire quand elle mouille ses cheveux, lisse leur masse humide de ses bras symétriquement pliés en triangles, la rabat sur sa nuque. Le mouvement projette sa poitrine, creuse ses aisselles, révèle la grâce sculpturale de la silhouette soulignée par la sobre élégance du maillot. Les cheveux plaqués accusent encore la pureté de ses traits.
Gilles a quitté sa chaise, c’est debout et le souffle coupé qu’il la voit à présent s’engager progressivement dans la pente de la piscine. L’eau n’est probablement pas si froide, mais la différence de température rend pourtant l’expérience très sensible. À tout petit pas, elle laisse l’eau fraîche envelopper ses cuisses. Une crispation la saisit en anticipant son contact vif avec l’entrejambe. Elle soulève les bras, pliés à l’équerre, son ventre se creuse, elle ne peut retenir un minuscule cri de surprise et d’émoi, et lui ne peut empêcher sa mémoire de vagabonder aussitôt avec nostalgie vers l’émotion pure de ce moment où il se sentit franchir le seuil de sa douceur. Elle se jette à l’eau – Clara est toujours la première à le faire – et trace de son corps fuselé quelques longueurs gracieuses. Quand elle plonge et bascule pour se retourner à l’extrémité la plus profonde du bassin, il s’émerveille de voir se dresser ce petit cul qui n’a rien perdu de sa juvénilité.
Enfin elle s’agrippe à l’échelle, se hisse sur les marches, et il n’est pas au bout de son trouble. La voilà qui s’approche, sublime et souriante, il voit darder sous le tissu les pointes fermes de ses tétons éveillés par la fraîcheur du bain. Moi aussi, je peux vous clouer le bec, avait-elle annoncé. Et le voilà à nouveau sans voix.
Il la regarde, un peu perdu, avec un sourire navré.
Il éprouve aussitôt le remords d’avoir convoqué devant elle la mémoire de l’absent. Mais elle se met à rire de si bon cœur qu’il se sent rassuré, et tout aussi idiot.
Son rire s’est éteint, elle le regarde avec un mélange de douceur et d’agacement.
Il confirme de la tête. Et se décide à parler.
Il sort l’enveloppe de son sac à dos, en extrait un feuillet manuscrit.
Elle saisit son regard posé sur elle, y reconnaît la tendresse désemparée et la mélancolie du jour où elle lui avoua l’aimer, mais sans doute un peu moins qu’un autre. Elle y lit la sourde pulsation du désir, aussi. Et elle reconnaît le sien propre, jamais tout à fait éteint, simplement mis en veilleuse, et qu’une lueur dans le regard qui lui fait face vient de rallumer.
Comme la nuit des dunes, elle cède à sa propre ivresse, ou plutôt à celle de la vie, elle fait ce que son instinct commande. Elle décolle la fine peau de lycra de celle de ses épaules, la roule progressivement vers le bas jusqu’à être nue. Elle se colle contre lui encore ruisselante, passe une main sur son visage, déboutonne le short à l’aveugle, fait glisser le boxer, accroche ses mains à ses épaules.
Et puis sans crier gare, elle le pousse à la flotte où elle plonge le rejoindre en riant.
Ils font l’amour tout l’après-midi, comme pour adresser un pied-de-nez aux convenances et insulter la cruauté des coups du sort.
~~oOo~~
Le vent s’est levé, annonçant l’orage.
Il caresse la peau nue des amants endormis.
Il déplie une lettre posée sur la table, il l’emporte en tourbillons, la dépose et la soulève de dune en dune, jusqu’à la soustraire à toute vue.
Gilles,
Tu sais que j’évite toujours les « mon cher », c’est tellement évident que tu m’es cher, donc autant faire simple.
Gilles,
Tu remarques aussi que j’évite d’ajouter « mon ami », parce que là non plus c’est pas la peine, ça formerait un pléonasme. Et puis à ce train-là, pourquoi pas mon lapin, mon chouchou, mon chéri, tous les surnoms un peu suspects que les vieux couples se donnent quand la passion refroidit, et notre fraternité est restée intacte.
Gilles, donc,
On se parle parfois, on se dit tout, même en silence, et on ne s’écrit jamais. Et puis là je le fais malgré tout, parce que ça m’a soudain semblé utile et juste. Il reste ce dont on a soigneusement évité de parler, et on a sans doute eu raison.
Le destin a fait de nous des jumeaux, il a ensuite voulu que nous soyons foudroyés par la même fille, l’imbécile.
Il a été plus généreux avec moi.
Qui sait, peut-être s’en est-il fallu de si peu ? On aurait pris ta bagnole, tu aurais conduit, et c’est toi qui l’aurais ramenée au retour des dunes…
Je ne vais pas réécrire toute l’histoire, elle le ferait sûrement mieux que toi et moi réunis.
Et puis je ne vais pas non plus te surprendre en te disant qu’elle illumine ma vie. Tu sais comme moi ce que c’est d’être aimé par elle, puisqu’elle t’a aimé aussi, et que d’une certaine façon, je l’ai enlevée plus qu’elle ne t’a délaissé.
J’espère de tout mon cœur que tu vis un pareil bonheur avec Isabelle et votre petit bonhomme. Parfois, je lis dans tes yeux et j’ai un peu peur d’en douter. Mais tu le mérites.
Gilles, promets-moi un truc, si tu veux bien.
Si un jour je foire tout, si je la rends malheureuse.
Ou si je me chope une saloperie, une longue et pénible ou une courte et rigolote, comme disait qui tu sais.
Et si toi-même tu te retrouvais seul ou simplement perdu.
Ça fait beaucoup de conditions, je sais, et des bien fâcheuses aussi, que je ne nous souhaite pas. Mais on ne sait jamais, et c’est bien le sens de cette lettre : une précaution que j’espère inutile, et un post-scriptum à notre belle histoire d’amitié.
Ce jour-là, de grâce, Gilles, fais pas le con.
Je sais comme tu es têtu et comme tu es tendre.
Comme tu es stupidement fier et pudique aussi. Elle avait raison, bien sûr, avec ses bienveillants reproches : toujours occupé à masquer tes sentiments, comme tu cachais ta bite, tu te rappelles ?
Ce jour-là, et je prie pourtant le Dieu auquel on ne croit ni l’un ni l’autre que jamais il n’arrive, étouffe tes scrupules, et cours la retrouver.
Et ne viens pas me dire que tu as tourné la page, que tu as eu ta chance et qu’elle s’est échappée. Ce ne fut ni un combat ni une compétition, il n’y eut pas de vaincu, encore moins de premier, ou alors tu le fus aussi.
Dois-je te le rappeler ? Dois-je l’écrire ? Vaincre ta fameuse pudeur, qui est cette fois aussi la nôtre, à tous les trois ? Et pourquoi pas ?
Nous sommes dans la petite maison des dunes, le lendemain de la mufflée. Le lendemain aussi de cette nuit confuse, ambiguë et pourtant si délicieuse qui nous avait réunis tous les trois. Elle s’y était révélée plus belle que jamais, d’autant plus belle qu’elle était nue. Et puis elle riait aux éclats du tour qu’elle nous avait joué, et c’est à cet instant précis que j’ai su que je ne pourrais plus jamais me passer d’elle, de son regard, son rire, son corps, sa fantaisie, que seule la petite musique de cette fille pourrait faire danser ma vie.
Le jour suivant, nous avons été très sages. Nous n’avons bu que de l’eau, on ne pourra donc pas dire que c’était ça. La journée fut paresseuse et ensoleillée, mais quelque chose avait changé, pourtant.
La gravité du désir s’était invitée à table.
Comme toujours, c’est Clara qui eut tous les courages.
J’ai quelque chose à vous dire, a-t-elle annoncé.
Vous êtes ma plus belle rencontre amicale. On ne va pas se mentir, non plus. On a voulu croire que ça n’avait aucune importance, qu’une fiancée se joigne aux pirates. C’était un leurre.
On s’aime un peu trop tous les trois pour que ça reste longtemps innocent et indolore. Vous l’avez perçu aujourd’hui, l’un et l’autre, et séparément, dans l’intensité d’un regard, dans le frôlement d’un geste. Vos corps se révoltent, la complicité ne leur suffit plus.
Et ce trouble-là n’est pas seulement le vôtre. J’ai envie de toi, Gilles, envie de toi, Thomas. Envie d’abreuver vos désirs et le mien.
Votre amitié est unique. Je ne veux pas être celle qui la brise.
Alors il n’y a pas mille façons de résoudre ça.
Soit je me casse tout de suite et pour de bon, avant qu’il n’y ait des dégâts et des blessures.
Soit vous me forcez à choisir, et j’en suis incapable.
Soit vous me jouez aux cartes, a-t-elle ajouté en rigolant. , Mais ce serait un peu moche, pas vrai ? Sauf si ça vous excite… Tiens, pas impossible que ça m’excite un peu moi-même, finalement !
Et puis elle a repris son sérieux, marqué un long temps d’arrêt, a inspiré profondément, et puis a conclu en baissant les yeux, ce qu’elle fait si rarement.
Soit on fait un truc fou. On n’en était plus si loin, hier soir. On met nos pudeurs de côté, tous les trois. Et on prend le risque de… Mais on l’aura fait. Je ne sais pas. De grâce, aidez-moi.
Souviens-toi, Gilles, nous nous sommes regardés, et nous n’avons pas pris peur. Vous vous êtes embrassés les premiers pendant que je dénudais lentement ses épaules. Tu t’es déshabillé quand j’ai pris le relais. On s’est retrouvés nus et émus, puceaux d’une forme d’amour à inventer, conscients de cette responsabilité qu’avaient nos gestes, elle les a guidés sans les écraser. Nous avons fui l’imposture des images pornographiques, leur obsession de l’orifice à remplir, leurs couinements en chœur et leurs brochettes humaines. Ce ne fut pas si compliqué d’être trois et d’être dignes, sans cesser d’être amoureux.
Tu la connus comme moi, à la fois douce et brûlante, sauvage et fragile.
Les noces de la fiancée et des pirates furent clandestines, mais il n’y eut jamais de quoi éprouver la moindre gêne. Il y eut tant de vagues de plaisir, et aucun sacrilège. Le pur mystère de que nous avons vécu là, tu l’avais déjà décrit la veille : une belle chose.
Alors si un jour devait arriver ce que je refuse d’envisager,
Et si j’étais à ta place et toi à la mienne,
Je n’hésiterais pas.
Sans jamais avoir l’impression de te trahir,
Je l’aimerais pour deux