Dès son entrée, le brouhaha permanent s’est soudainement arrêté. Le chef nous l’a présentée comme nouvelle responsable de production, son bras droit en somme. Tout m’indique que ce garçon, un peu rond, un peu roux, la cravate en bataille et des perles de sueur en permanence sur le front, a de grands projets personnels pour cette femme. Je ne suis pas certain qu’il y parvienne, car au premier coup d’œil il est éclipsé, comme une petite planète auprès d’un soleil. Belle ? Oui, certainement, disons des traits harmonieux, une bouche épaisse et de grands yeux aux aguets. Elle est grande sans excès, je dirais un mètre soixante-quinze, mais quand vous ajoutez à cela des talons de dix centimètres et des cheveux certainement très longs ramassés en un chignon parfait au sommet du crâne, ça donne une impression d’un mètre quatre-vingt-quinze sous toise. Ils font le tour des différents pôles, présentation des personnes et des fonctions, jusqu’à mon petit coin. Poignée de main énergique et chaleureuse.
- — Tiens ? Pourquoi être exilé si loin alors que vous êtes un maillon capital de l’entreprise ? Pourquoi pas plus près du pôle de direction ?
La voix est également chaleureuse, assez grave et profonde, et l’on sent immédiatement la pertinence de l’observation, voire un léger soupçon sur une éventuelle divergence de pensée entre compta et direction.
- — C’est un choix personnel, rester un peu à l’écart de la mêlée. Mais c’est également stratégique, un équilibre entre le poids politique et le poids financier.
- — Malin ! Et vous avez choisi la position haute pour la dominer, cette mêlée. En somme vous êtes l’arbitre et là-bas, l’entraîneur.
- — Exactement.
- — Je serai donc à votre exact opposé, et j’opterai également pour la position haute. Nous communiquerons par sémaphore…
Un peu d’humour, de références sportives, pas trop, juste ce qu’il faut. Elle sait qu’elle aura besoin de moi. Ils repartent vers la gauche de l’espace, cheminent de poste en poste jusqu’à son poste de travail. Une fois installée, elle me jette un bref regard, comme pour s’assurer qu’elle avait bien anticipé nos positions.
Les semaines suivantes se passent sans grands bouleversements, si ce n’est une présence bien plus forte et prégnante du management sur les pôles. Elle est partout. Sa longue silhouette se déplace dans l’open-space comme dans son jardin. Elle a mis très peu de temps à prendre la mesure, des enjeux, des objectifs, mais aussi des gens. Jamais un mot plus haut que l’autre, une énorme capacité d’écoute. Je la vois souvent dans sa position favorite, les fesses appuyées contre un bureau, un bras replié sur son ventre et l’autre levé avec un stylo dans les doigts, alors qu’elle n’écrit jamais. Comme nous tous, elle n’écrit que sur écran. Ce stylo est une petite manie qu’il faut que j’observe plus précisément. Il passe de doigt en doigt, fait des vrilles, des tours, des volutes, à mon avis ce pourrait être « l’aiguille du compteur », un moyen de savoir si elle est agacée, intriguée, intéressée, perplexe, etc. Car rien d’autre dans sa physionomie ne trahit ses sentiments. Voix basse est égale, ses « remontrances » commencent toujours par :
- — À votre place, je ferais plutôt comme ceci, ou comme ça…
Ce qui signifie : vous avez intérêt à changer de méthode dans les vingt-quatre heures. Il est certain que sa présence a mis de l’huile dans les rouages, et si nous avions eu un sonomètre, je suis persuadé que le niveau sonore a baissé d’un tiers. Moins de conversations, plus de travail, et ce sans avoir l’air d’y toucher. Chapeau ! Bon, malgré une certaine fascination que j’admets volontiers, je n’ai pas le loisir de faire son étude psychologique, un certain nombre de points ne cessant de m’inquiéter. Après trois années d’exonération partielle de charges, il va falloir payer plein pot. Or, bien que mon écran de contrôle soit dans le vert, quelques indicateurs me paraissent, a contrario, dans le rouge. Conclusion rapide, nous allons droit dans le mur et personne n’y est préparé. Mon devoir est d’en faire un rapport, le plus précis et exhaustif possible, pour que les bonnes décisions soient prises avant qu’on ne se réveille un beau matin sur la paille. En une semaine, mon rapport est bouclé. Je le lis et le relis, il est alarmant, mais pas alarmiste, et je crois vraiment que tout y est, y compris la prospective de l’année à venir. Je le balance sur les boîtes de la direction.
Le jour même, Son Altesse en sueur vient me voir :
- — Non, non, non, faut pas être défaitiste comme ça, on a vu pire, on va s’en tirer.
- — Sans doute, mais comment ?
- — On verra bien le moment venu. En tous cas, tu gardes ça confidentiel, OK ?
- — Euh… oui, enfin je l’ai déjà transmis à ta responsable de production…
- — Normal, t’inquiète, j’vois ça avec elle…
Ah ouais ! D’accord ! On appelle ça la politique de l’autruche ou je n’y connais rien. Je le vois foncer vers la belle, lui expliquant à grands gestes que ce n’est rien du tout, que ça va aller. Bon, j’ai fait mon boulot, au mieux. Peut-être que je vais me mettre en chasse d’un nouvel employeur avant que le bateau ne coule…
Elle ne vint me voir que deux jours plus tard :
- — J’ai lu très attentivement votre rapport, et je vous en remercie. Une erreur étant toujours possible, je suis allée vérifier vos données, je vous prie de m’en excuser, elles sont toutes parfaitement exactes. En un mot comme en cent, on est dans la merde.
- — Oui, Madame.
- — Et il semble que le seul qui ait la tête sur les épaules ici, ce soit vous. La grande faiblesse des start-ups, c’est qu’elles sont peuplées d’inventeurs de génie, mais aucun n’a les pieds sur terre. Ce ne sont ni des gestionnaires ni des managers. Résultat, droit à l’échec !
- — Exact.
- — Nous sommes donc deux individus décalés, les deux lucides dans un hôpital psychiatrique, pour résumer.
- — Ha-ha ! Oui, c’est à peu près ça.
- — Nous avons deux possibilités : nous retrousser les manches, faire équipe envers et contre tous et tenter l’impossible, ou aller voir ailleurs.
- — J’y pensais déjà, me sentant bien esseulé. Mais si vous en êtes, je préfère retrousser les manches.
- — Bien. Chez moi ce soir vers vingt heures, OK ?
- — OK, mais… c’est où chez vous ?
- — Ah oui, pardon. Tenez, me dit-elle en me tendant une carte de visite perso, tirée de la poche de son tailleur.
Me voici à vingt heures sonnant au porche d’un immeuble huppé de la capitale. La gâche se déclenche et j’entre dans un hall où il me faut repérer les boîtes aux lettres pour connaître l’étage. Pas difficile, c’est le dernier. Ascenseur, couloir au tapis épais, porte double, sonnette. C’est une autre femme qui m’ouvre, plus petite, pieds nus, longs cheveux tombant jusqu’à la taille, qui m’ouvre.
Elle est en peignoir, mais malgré ce prodigieux changement, elle reste altière et élégante.
- — Pardonnez-moi, j’aurais certainement dû vous inviter dans un restaurant du quartier, mais j’ai tellement besoin le soir de me dépouiller de ma carapace de travail, de prendre une douche et de me mettre à l’aise, que j’ai opté pour la maison, même si ce n’est pas très professionnel.
- — Mais je vous en prie, ça ne me pose pas de souci. De mon côté, j’ai pensé à vous apporter des fleurs, mais je me suis dit que c’était avant tout un rendez-vous de travail…
- — Vous avez bien fait, j’ai horreur des fleurs. Entendons-nous, de ces fleurs imbéciles poussées sous des serres à l’engrais, coupées à l’autre bout du monde pour ne durer que quarante-huit heures. Pas des marguerites et des coquelicots qui ornent les champs. Apéritif ?
- — Whisky, si vous avez.
- — Une pleine armoire, c’était le péché mignon de mon grand-père. Je vous explique. Je suis ici dans l’appartement de mes grands-parents, qui m’ont élevée, on peut le dire, et m’ont tout laissé. Je n’aurais évidemment pas pu m’offrir cet appartement toute seule. J’ai déjà du mal à n’en payer que les charges… Mes parents travaillaient tous deux à Air-France, donc aux abonnés absents. Et mon grand-père a fait fortune dans… le bouton pression. Ne riez pas. C’est l’ancêtre de la start-up. Une bonne idée, une hypothèque jusqu’au dernier centime, et la seule usine en France à fabriquer des boutons-pression, c’était lui. Et c’est lui qui a fait construire cet immeuble, qui lui appartenait de la cave au grenier. Pour garder cet appartement et les chambres de bonnes au-dessus, j’ai dû vendre les autres appartements en dessous. Mais je m’y sens bien, j’y ai passé toute mon enfance. J’ai gardé tous les meubles, sauf la cuisine que j’ai refaite, plus fonctionnelle.
- — C’est bien, très, très bien. Moi je n’ai pas cette chance… Remarquez, j’en ai une autre : j’hériterai peut-être un jour d’une ferme en Poitou.
- — Oh ! Quelle merveille. Ici, c’est bien ce qui me manque, un peu de campagne, de bon air et de bons produits qui ne soient pas hors de prix. On va manger à la fortune du pot, ce que j’ai en réserve.
- — Rassurez-vous, je ne suis pas venu faire ripaille et je me contente de peu.
- — Faire ripaille , la belle expression qu’on n’entend plus. Merci Monsieur le poitevin.
- — Compliment pour compliment, je… sans vous offenser ni quoi que ce soit, vous avez des pieds magnifiques. Nerveux, fins, avec un joli coup de pied bien développé… superbes. Vous avez fait de la danse, non ?
- — Oh ! C’est pas possible ! Mon plus grand complexe… Je vois des petits pieds ronds, dodus, lisses, à croquer, et moi j’ai ces grands panards du quarante avec cette grosse bosse dessus qui me prive de bon nombre de chaussures… Vous êtes sûr ?
- — Ah certain ! Ils sont splendides, dignes de Pietragalla. Ils donnent envie de tout déposer… à vos pieds.
- — Ha-ha-ha ! Flatteur. J’ai fait un peu de danse, mais si peu. Imaginez, douze ans, presque aussi grande que maintenant, mais avec vingt kilos de moins… Un échalas complexé.
- — Quatorze ans, un mètre trente-cinq, vingt-huit kilos. Un môme rachitique jusqu’à rencontrer LE bon homéopathe. Alors les complexes, je sais ce que c’est.
- — Égalité, mon cher. Allez, buvons et croquons pour revenir rapidement à nos moutons.
Cette femme impressionnante est en fait toute simple. Elle nous fait une omelette champignons-lardons avec une petite salade et un Côtes-du-rhône. Parfait. Elle est encore plus splendide dans sa simplicité quotidienne. Parfois, le peignoir prend du lâche et j’aperçois une petite dentelle blanche de soutien-gorge ou le galbe d’une cuisse. Mais il n’y a rien de volontaire, de provocateur, tout est dans le naturel et reprend immédiatement sa place. L’ordinateur portable est sorti sur la table basse du salon, nous y allons café en main et passons en revue tous les éléments du problème.
- — Visiblement, nos fournisseurs ont augmenté leurs tarifs de près de vingt pour cent en trois ans. Et personne n’a rien dit…
- — Si, moi. Mais en vain…
- — Oh putain !… Et nous n’avons augmenté nos tarifs que de cinq pour cent dans le même temps, la même chose que l’évolution du coût de la main d’œuvre. C’est bien ça ?
- — Exact. Ce paramètre-là semble avoir été pris en compte. Le patron semble fonctionner de la façon suivante : j’augmente les salaires de cinq pour cent, donc, je dois augmenter les tarifs de cinq pour cent parce que la plus grosse dépense c’est la masse salariale. Ce n’est pas complètement faux, mais le reste des coûts, ce qui ne dépend pas de lui, ça ne compte pas, il s’en fout.
- — Ouais, un nombriliste, c’est tout à fait ce que je pensais. Inventer c’est bien, mais après il faut gérer. C’est notre job, mon cher. À nous de prendre la main. Stratégie ?
- — Changer de fournisseurs, éventuellement.
- — Oui. Oui et non. Il faut les voir et négocier, notre ultime atout étant un appel d’offres au mieux-disant.
- — Bien. Mais le patron dans tout ça, on le squeeze ?
- — Évidemment. C’est pourquoi on va aller rencontrer les fournisseurs sur leurs terrains. C’est un handicap, mais… ça peut être une force aussi… Je vous appelle un taxi, vu l’heure ?
- — Volontiers.
J’y aurais bien passé la nuit dans l’appartement de pépé-mémé. Surtout quand elle était assise contre moi sur le sofa. Incroyable nana, incroyable mental, aussi impressionnante que simple et vraie. Pas de triche avec elle, pas possible. Le tricheur est débusqué dans l’instant.
Nous allons chez le principal fournisseur, un homme suffisant.
- — Mais vous comprenez, nous avons essuyé les plâtres avec vous, il a fallu paramétrer des machines, former du personnel et pour ne pas gagner grand-chose la première année.
- — Je vous le concède, répond-elle sans se départir de son flegme et de son demi-sourire quasi asiatique. Mais ceci n’explique pas l’évolution de près de vingt pour cent de vos coûts en trois ans.
- — Ah mais, tout augmente : l’énergie, les salaires, les transports, les matières premières…
- — Et votre marge également. La loi Macron, ça ne vous dit rien ?
- — Si, bien sûr, mais il faut ça juste pour s’en sortir.
- — Allons Monsieur, dans une entreprise de la taille de la vôtre, vous n’allez pas me dire que ce sont des actionnaires qui empochent les dividendes, n’est-ce pas ?
- — Mais, je…
- — Bien, alors nous allons procéder à un appel d’offres. Vous serez mis en balance avec tous vos concurrents, et nous verrons bien qui est le mieux-disant. Vous avez bien entendu, le « mieux-disant » et pas le « moins-disant ». La qualité est essentielle pour nous, un point sur lequel nous ne transigerons pas.
- — Vous ne pouvez pas faire ça, après toute notre implication…
- — Votre implication semble essentiellement liée aux bénéfices substantiels que vous en tirez. Rien, vous m’entendez, rien n’a augmenté de vingt pour cent en trois ans, pas même le gaz ou le pétrole. Si je fais des sandwiches et que la baguette de pain augmente de vingt pour cent, je bois le bouillon, d’accord ? Eh bien, pour nous c’est pareil, et le risque pour vous, c’est que dans tous les cas vous perdiez un client. À vous de voir.
Dans le TGV qui nous ramène, je lui dis :
- — Vous l’avez mouché, et en toute tranquillité. C’est impressionnant cette apparente sérénité.
- — Elle n’est pas qu’apparente. Si l’on n’est pas d’un calme olympien, on perd de vue l’ensemble de la situation, on se polarise, bref, on ne maîtrise plus. Ça s’apprend, vous savez, ce n’est pas inné. Moi c’était à Normale Sup.
- — Ah ouais, quand même !
- — Attendez, j’habitais à deux pas de Sainte-Geneviève mon lycée de proximité. Sainte-Geneviève-Normale Sup, c’était tout naturel. Puis Normale Sup-l’ENA. Mais là, ça n’a pas matché. J’ai rencontré la faune des prétendants aux services de l’État, échangeant les meilleures façons de se goinfrer aux frais de la République. Une horreur ! Tout compte fait, le monde de l’entreprise m’a paru un peu plus clair alors j’ai fait HEC.
- — Rien que ça ! Moi, j’ai hésité entre Oxford et Stanford. Finalement j’ai fait la fac de Poitiers.
- — Et alors ? Quoi de plus normal ? Habitant Paris je n’allais pas aller en fac à Clermont-Ferrand ou Bordeaux. Pour en revenir à notre patron, son problème à lui n’est pas de se goinfrer de pognon, mais de faire vivre son invention. Il a juste oublié que maintenant, il y a cinquante personnes qui dépendent de lui. Mais ça, c’est de l’incompétence, pas de la voracité financière.
- — C’est vrai. Et donc, dans tout cela, vous vous placez où ?
- — Une nana qui a des compétences, donc qui se les fait payer, mais à leur juste valeur, ni plus, ni moins.
- — Euh… Si je peux me permettre, moi qui suis à la compta, votre salaire est le plus gros de la boîte.
- — Certes, mais votre patron m’a débauchée d’une autre entreprise et ça se paye ! Ha-ha-ha !
Putain la tronche ! C’est sûr, on ne joue pas dans la même cour. Moi, fac de Poitiers, ça ne dit rien à personne. Quelques jours plus tard, elle m’envoie un mail, « Projet d’appel d’offres ». Elle me transfère également la réponse de notre fournisseur principal qui baisse soudain ses prétentions de dix pour cent. Il est rare que je traverse l’open-space, sauf pour arriver et repartir. D’ailleurs je reste persuadé qu’un employé sur deux ignore ce que je fais ici. Mais je vais la voir.
- — Vous maintenez l’appel d’offres malgré sa réponse ? Dix pour cent, ce serait juste, mais ça pourrait passer si on augmente nos prix de cinq.
- — On augmente nos prix de cinq, on maintient l’appel d’offres et si on trouve aussi bien à moins cher, on y va. D’ici là, il aura peut-être baissé de quinze.
- — Qu’est-ce qui se passe ? interroge inquiet notre cher patron.
- — Rien, Gérard, simplement nous allons faire un appel d’offres pour un nouveau fournisseur. Vous comprenez, maintenant on est en position de force avec notre volume de production.
- — Ouais, mais quand même, ils ont été sympas, ils ont accompagné mes débuts, tout ça…
- — Gérard, quand on fait des affaires, on ne fait pas de sentiments. Ça, c’est nous que ça regarde. OK ?
- — Vous êtes dure avec lui, lui dis-je quand il fut retourné jouer dans sa caisse.
- — Mais non, il faut qu’il comprenne : il ne m’a pas embauchée pour me sauter, mais pour mes compétences.
- — Ha-ha-ha ! Vous me plaisez décidément beaucoup.
- — C’est réciproque, et je ne le dis pas souvent.
Vache ! J’aurais un ticket avec la plus belle cadre d’entreprise de Paris ? Trop beau pour être vrai. Pourtant… pourtant je reçois un SMS :
« Vous êtes pris à dîner ce soir ? »
« Oui, moules-frites dans un troquet normand de Montparnasse. »
« Génial ! Je ne veux pas m’imposer, mais… «
« Si vous voulez, dix-neuf heures trente, rue de l’Arrivée, le Saint-Jacques. »
« J’y serai. »
On se retrouve entre copains dans ce bistrot découvert par hasard. Que des produits normands, tout frais, et cuisinés comme chez nos grands-mères. Un couple et deux autres célibataires, tous normands, je fais exception, mais ils m’ont adopté.
- — Je me suis permis d’inviter une collègue de travail. En fait, elle s’est un peu invitée toute seule.
- — Une nana ? Jérôme ? Oh putain !
- — Mais non, pas du tout. C’est une des responsables de la boîte et on bosse ensemble, c’est tout…
- — Il a une copine-eu, il a une copine-eu…
L’endroit est petit, tout en longueur, la cuisine au fond et il n’y a de place que pour une vingtaine de couverts. Mais quand elle entre, en uniforme de service, là comme partout le silence se fait. Je lui fais signe, elle vient prendre place à mes côtés.
- — Messieurs-dames, enchantée, Carla une amie de Jérôme…
- — Ah ben tu vois, il nous avait dit juste une collègue…
- — Il a une copine-eu, il a une copine-eu…
Je n’avais jamais vu Carla rougir, mais ses pommettes se sont un peu colorées. Surtout quand ils enchaînent :
Elle se retourne vers moi pendant qu’ils crient et me murmure :
- — Après tout, ça n’engage à rien…
Et de me coller un joli bisou sur les lèvres. J’en ai le goût douceâtre de son rouge à lèvres. Ensuite, le patron arrive, face rubiconde d’un bon normand.
- — Oh oh ! Qu’entends-je ? Bernard-l’hermite aurait trouvé sa coquille ? Ah, Mademoiselle, c’est bien le plus sympathique poitevin que la Normandie ait jamais connu ! Vous en avez de la chance, mais il n’a pas à se plaindre non plus. Tonnerre qu’elle est belle, mon Jérôme ! Et vous êtes d’où ? Paris ? Tant pis…
Le ton est donné. Après, ce sont les andouilles de Vire, nature et au poivre, avec un gentil Pommeau, les moules-frites avec un Quincy de derrière les fagots, les fromages tous normands, la crêpe au chocolat, café et Calva pour bien digérer. On se sépare sur le trottoir, Carla reste accrochée à mon bras.
- — Je suis bourrée, cuite, ronde comme une queue de pelle, mais j’ai passé la meilleure soirée de ma vie. Et c’est comme ça toutes les semaines ?
- — Ben oui. Mais votre venue a rendu la soirée exceptionnelle. Quoiqu’un soir, on a eu Hugues Auffray, l’idole du patron. Il a dîné et il a chanté pour nous et nous avec lui. C’était super.
- — Pfff… Mais il n’y a pas tout ça dans mon quartier…
- — Je vous appelle un taxi ?
- — Non. Trop saoule, je vais marcher un peu.
- — Alors, je vous accompagne.
- — Merci, ça m’évitera de tenir les murs.
De Montparnasse à la rue Vavin, ce n’est pas très loin, une bonne trotte tout de même. D’un geste grâcieux, elle libère son chignon et s’ébroue. Comme ces gestes intimes me touchent et me font frissonner l’échine ! Tout comme son bras enroulé autour du mien. Nous évoquons les moments marquants de la soirée, je lui dis que nous sommes désormais catalogués en tant que couple, juste pour un bisou.
- — Vous ne m’en voulez pas, j’espère ?
- — Certainement pas, j’ai apprécié.
- — Vraiment ? Alors je peux recommencer ?
Sans attendre la réponse, elle m’en colle un nouveau, plus long, plus appuyé. Cette fois elle sent le Calva. Moi aussi, sûrement. Elle se recule pour me dire :
- — J’ai accepté parce que j’aurais pu tomber plus mal. Comme dit le patron du Saint-Jacques, le plus sympa des Poitevins.
- — Et vous, la plus belle des cadres de Paris.
- — Ha-ha-ha ! Le joli couple que voilà…
Je n’insiste pas, je ne transforme pas le bisou en baiser, je reprends la marche. Si elle doit s’offrir, que ce soit avec l’esprit clair et pas embué par l’alcool. Ses cheveux volent au vent et se mettent parfois dans ma figure, je les repousse malgré leur parfum délicat. C’est dingue comme une femme vraiment belle, de cette beauté qui vient de l’intérieur, reste belle en toute circonstance, même bourrée, même échevelée. Nous arrivons à son porche.
- — Vous vous souvenez du code ? Et vous pourrez rentrer la clé dans la serrure ?
- — Bien sûr. Je vis là depuis… vingt-sept ans ! Je suis vraiment chez moi, n’ayez crainte.
- — Alors je vous dis bonsoir, bonne nuit, mais pas à demain puisque c’est samedi. Alors bon week-end et à lundi.
- — À lundi. Vous êtes un homme bien, Monsieur Jérôme, mon « copain » . Ça vaut bien encore un bisou.
Celui-ci est très, très appuyé, très long, très tendre. Ni l’un, ni l’autre ne se décide à franchir le pas, pourtant si proche. Je rentre aussi à pied, pour me dégriser plus de ces bisous que de l’alcool, pour faire le point sur la conduite que je dois tenir… Le lendemain, à froid donc, je reçois un SMS :
« Je ne vous ai pas assez remercié pour cette soirée si sympathique. Croyez-vous que je sois admise au club ? »
« A priori, c’est évident. Mais je ne les revois que vendredi prochain. »
« Ma présence ne sera pas déplacée ? »
« C’est votre absence qui le serait. »
« Chouette ! Bon week-end, mon ami. »
Nous avons lancé l’appel d’offres et quelques réponses sont arrivées, d’autres posent des questions complémentaires, ce qui est en général signe de sérieux. Les conditions ont bien changé depuis le début de l’aventure : on partait sur un espoir de vendre cinq mille pièces par an, on est sur une réalité de vingt mille. Les premières réponses, même si elles ne sont pas retenues, montrent qu’on s’est fait enfler pendant trois ans. Notre fournisseur a dû faire un petit profit la première année et s’est goinfré par la suite. Les chiffres le prouvent, certains se positionnent à cinquante pour cent en dessous. Ce ne sont pas forcément les meilleurs, mais tout de même.
Nouvelle soirée au Saint-Jacques. Cette fois le patron a fait fort. En entrée, poêlée de boudin normand. C’est un boudin particulier, très gros, comme un salami. Et passé à la poêle avec quelques louches de crème… c’est léger ! Clara est complètement intégrée et déconne avec tout le monde. C’est marrant, comme elle ne hausse jamais le ton, tout le monde se tait quand elle parle. Je la raccompagne à pied encore une fois. C’est agréable de marcher dans Paris la nuit avec une telle nana au bras, et puis on a le temps de discuter.
- — Vous savez quoi, lui dis-je ? Vous devriez prendre la direction de cette entreprise. Vous aux commandes et moi aux cordons de la bourse, ça roulerait tout seul.
- — Je vais vous faire une confidence que vous ne répéterez à personne. J’y ai pensé et… j’y pense encore. Je cherche le moyen de faire en sorte que Gérard ne se sente pas dépossédé de son « bébé » . Il faudrait pour cela changer le statut de la société. Il faudrait trouver une solution alléchante, qui permette de payer moins d’impôts, par exemple. C’est à vous de nous trouver ça.
- — Je m’y mets dès lundi.
- — Vous montez ?
- — Ce ne serait pas raisonnable. Je prends la route tôt demain matin pour le Poitou.
- — Oh ! Vous… je… non, rien… à lundi alors, bon week-end.
- — J’attends mon bisou !
Je l’ai eu ce gros et tendre bisou de ses lèvres charnues. Oui je sais, je suis très con ! J’aurais pu monter et passer la nuit avec elle. J’aurais pu l’emmener en week-end avec moi, j’ai bien vu qu’elle en avait envie. Et puis… On se serait retrouvés pour la première fois dans le même lit dans une ferme sans confort au milieu de nulle part, un plumard qui sent le hareng ferné (non, pardon, j’ai bu, le renfermé) ? C’est moyen comme escapade romantique. Nous sommes amis, collègues, on s’entend bien, on travaille bien ensemble, ne gâchons rien. Sur la route, je reçois un SMS :
« Rapportez-moi des photos de nature, svp… »
« Avec plaisir », réponds-je dès que je peux m’arrêter.
Week-end sérieux, mes parents passent la main et prennent leur retraite. Réunion de famille le samedi soir avec mon frère, sa femme et leurs deux enfants. Après le dîner, Jacqueline, ma belle-sœur, rentre avec les enfants et nous laisse discuter. Le projet de mes parents est de laisser les terres à mon frère, paysan lui aussi, et de me laisser leur maison comme maison de campagne. Eux se font construire une petite maison près de chez mon frère, histoire de lui donner un coup de main de temps en temps et de ne pas être trop isolés en vieillissant. Moi ça me va, je n’en demandais pas tant. Quant à mon frère, il va pouvoir mener ses projets à bien : passer en bio sans perte de production grâce à l’agrandissement, et surtout revenir aux valeurs d’antan ; avoir une ferme diversifiée qui produise un peu de tout. Il est heureux, moi aussi.
Je conserve la maison de mon enfance, un petit bout de prairie et un verger attenant, de quoi s’amuser un peu. Elle est à rénover, mais ça se fera avec le temps. Jacqueline passera aérer régulièrement et mon frère débroussaillera autant que de besoin. Parfait, tout ça. Il faudra revenir dans une quinzaine pour passer chez le notaire. Le dimanche matin, je fais un tour au village, acheter quelques produits locaux pour remporter à la capitale, l’après-midi je fais quelques photos avant de reprendre la route, le coffre rempli de bons produits de la ferme. Au moment de partir, mon frère se pointe sur les chapeaux de roues.
- — Ah, j’arrive à temps. D’abord pour te dire merci, frangin.
- — De quoi ?
- — Tu aurais pu vouloir garder la moitié, la louer en fermage.
- — Et toi la moitié de la maison de notre enfance.
- — Tu rigoles, je ne suis pas loin et puis je serai sûr de te revoir souvent. Tiens, mets ça dans ton coffre, ça vient d’une vache comme j’en veux, je suis allé voir le collègue ce matin. Au four, 150° pendant une heure. Sel, poivre et c’est tout. Tu comprendras…
- — Ah si, juste un truc : j’aurais bien aimé garder « Bouledepoil » , mais je sais bien que c’est toi qui devras t’en occuper…
- — Pas de soucis, je le lâche dans ton terrain en lui laissant une écurie ouverte, il fera la tondeuse.
Bouledepoil, c’est notre âne du Poitou, avec une toison bouclée et épaisse jusqu’en bas des pattes. Il est trop rigolo et porte bien son nom.
Je reprends la route en essuyant une petite larme sur la joue ridée de ma maman.
- — Dis, quand est-ce que tu nous ramènes une gentille petite femme ? Je serai morte avant que ça n’arrive…
Elles sont comme ça les mamans. Elle ne peut même pas imaginer ma vie, peut-être que c’est mieux ainsi. Il est à peine vingt heures trente quand j’arrive. J’ai bien fait de passer par la vallée de Chevreuse, la radio dit que le péage de Saint-Arnoult est bloqué, comme tous les dimanches soir. Je croque quelques carottes crues, juste passées sous l’eau, j’adore ça, elles étaient encore dans la terre ce matin. Puis je fais un mail à Carla, une photo de Bouledepoil. Un instant après, mon téléphone sonne :
- — Qu’est-ce que c’est que cette bestiole bizarre ?
- — C’est mon frère ! Non… un âne du Poitou !
- — Ha ha ha ! Vous avez de la fourrure comme ça jusqu’au bout des pattes ? En tout cas, il est trop beau. Vous imaginez le bonheur pour des enfants, le caresser, lui grimper dessus, lui faire tirer une petite carriole…
- — Exactement. Celui-ci s’appelle Bouledepoil, en un seul mot. Nous avions sa mère quand étions petits, la même. Et on a fait tout ça et bien pire.
- — Oh quelle chance ! Vous faites quoi, là ?
- — Je croque des carottes juste sorties de terre.
- — Oh le bonheur ! Arrêtez, vous me donnez envie…
- — Et j’ai ramené plein de choses pour vous, des spécialités locales. Vous avez dîné ?
- — Non, toute seule, pas envie…
- — Alors, sautez dans un taxi, à tout de suite.
Elle a débarqué dans le quart d’heure, avec son peignoir sous l’imperméable.
- — Vous faites la sortie des écoles ou des casernes ?
- — Vilain ! Donnez-moi une carotte pour la peine. Hum ce qu’elles sont bonnes, juteuses, sucrées…
- — Vous aimez la viande rouge ?
- — J’adore ça.
- — Vous avez une heure devant vous ?
- — Non, j’ai vous devant moi. Ha-ha-ha ! Oui bien sûr, l’important est de passer un bon moment. Et puis j’ai dormi la moitié du week-end.
- — Allez, je le mets au four. Pendant ce temps, je vais vous occuper. Vous allez équeuter les haricots verts.
- — Euh… oui, comment on fait ? Désolée je les achète toujours en boîte…
- — Ah ces Parisiennes !
Quand tout est prêt, haricots sautés à la poêle avec beurre, ail et persil frais, je sors le rosbif et je le découpe. Juste saignant à cœur, et j’aurais pu le couper avec le dos du couteau.
- — Hummmm ! Qu’est-ce que c’est que ça ? Oh oui, je sais, je sais, attendez. Du bœuf japonais massé à la bière. Kobé, du bœuf de Kobé !
- — Pas du tout, mais putain c’est vrai que c’est bon. C’est le rôti d’une vache magnifique à la belle toison marron glacé, avec des yeux comme maquillés d’un trait de kohl : la parthenaise. Ce sont ces vaches que mon frère veut élever. Vous comprenez pourquoi ?
- — Ah ! Je n’ai jamais mangé de viande aussi délicieuse et fondante. Attendez, les restos parisiens s’arracheraient une viande comme ça, à prix d’or !
- — Tiens, c’est une idée, on pourrait monter une filière, je lui en parlerai.
- — Oh ! Et ces haricots ! Mais c’est un délice pur ! Et il y a tout ça là-bas ?
- — Ben oui, dans le jardin, ma mère les a cueillis ce matin. Tenez, regardez ces quelques photos sur la tablette…
- — C’est joli, c’est vert…
- — Là, c’est la ferme de mes parents, j’en ai fait plein de photos parce que dans quinze jours elle sera à moi, ils prennent leur retraite. Les terres à mon frère qui est aussi paysan, et la maison pour moi. C’est sympa, non ?
- — Mais c’est immense !
- — Le global, oui, mais l’habitation elle-même n’est pas très grande, une salle, une cuisine et trois chambres à l’étage. En revanche on peut agrandir sur les granges, les dépendances, les greniers…
- — Vous avez un potentiel fabuleux !
- — Ouais, en même temps, comme résidence secondaire, ça ne vaut peut-être pas le coup… Je ne sais pas.
- — Moi je dis que ça vaut toujours le coup. Même pour revendre un jour. Vous êtes à combien de la mer ?
- — Oh je dirais une heure environ.
- — Vous vous rendez compte ? Une heure, mais ce n’est rien. On décide à sept heures d’aller boire l’apéro en front de mer, on y est à huit ! Tout en vivant complètement au calme.
- — Ça, pour le calme… Les oiseaux font du bruit, tout de même, surtout au printemps !
Et on parle, et on parle, et le temps passe. Il est déjà minuit passé.
- — Allez, Cendrillon, je vous appelle une citrouille, on a du boulot demain…
Elle se lève et vient se nicher dans mon cou.
- — Jérôme, j’ai pas envie de rentrer…
- — Vous pouvez dormir sur le canapé, mais demain vous ferez sensation, en peignoir à la boîte…
- — Ah zut, c’est vrai… La vie est trop bête parfois…
- — Allons, Madame la responsable de production. Il faut être raisonnable.
- — Oui, Monsieur le Chef comptable. Mais Jérôme, un baiser, un vrai baiser, pas un p’tit bisou…
- — Carla, vous êtes adorable, belle, intelligente, tout pour plaire. Mais nous ne sommes pas du même monde. Je suis un rustre, un paysan, enfin presque. Normale Sup, ENA, HEC, pour moi c’est de l’hébreu. Je ne nous donnerai pas un an avant que vous ne pensiez : quel imbécile celui-là, il ne connaît rien à rien.
- — Ha-ha ! C’est bien mal me connaître. Vous savez, je ne suis pas tombée de la dernière pluie. Je ne suis pas vierge. J’ai eu les aventures que je voulais avoir et croyez-moi, j’en suis chaque fois sortie un peu plus déçue. Tous ces mecs n’ont qu’un vernis, une intelligence tellement sélective qu’aucun ne m’a jamais fait rêver. Vous, vous me faites rêver. Je rêve d’une belle vie, simple, de deux beaux enfants gambadant dans ces prés, jouant avec l’âne, de dîner au bord de la mer, comme de moules-frites à Montparnasse, d’un bel équilibre entre mon appart’ et votre maison. J’ai ruminé ça tout le week-end, vautrée comme une parthenaise mais sans khôl.
- — Vous me troublez, pas seulement ce soir, mais surtout ce soir. À moi de ruminer et puis on en reparle demain soir ? Il faudra bien finir ce rôti…
- — Bon… Comme vous voulez… J’ai la désagréable impression que je viens de me prendre un râteau ! Dites si je ne vous plais pas, si vous préférez les blondes aux yeux bleus, ou verts. Je ne sais pas, je peux essayer de me décolorer ?
- — Surtout pas, Madame, vous êtes trop belle ainsi. J’ai peur… peur d’être une aventure parmi d’autres et de souffrir encore, car ça m’est déjà arrivé. Et puis surtout, je vous respecte et je ne veux pas, moi non plus, que vous me preniez pour un vilain dragueur.
- — Ça, je suis sûre que non. Depuis le temps que je vous tends des perches…
- — Je sais, je suis stupide, mais pas idiot. Surtout, je suis prudent, comme un homme de la terre devant un truc trop beau pour être vrai. Vous comprenez ?
- — Oui… enfin non, pas vraiment. Je ne suis pas de la terre. Je vous propose un deal : nous restons bons amis et dans quinze jours, vous m’emmenez avec vous. Je vois si ça me plaît vraiment et surtout je me soumets au test : est-ce que je vais leur plaire à eux, vos parents, votre frère. Vont-ils m’accepter ou pas ? Si c’est oui, vous avez perdu, j’ai gagné. S’ils vous disent : tu es sûr ? Elle n’est pas faite pour toi, cette fille-là. Vous aurez gagné et… nous resterons bons amis, enfin j’espère…
- — Allez, la deuxième femme à qui je sèche les larmes aujourd’hui. Je ne sais pas ce que je fais pour vous faire pleurer.
- — C’était qui l’autre ?
- — Ma maman : « je serai morte avant que tu nous ramènes une gentille petite femme » .
- — Ben alors il faut se dépêcher de lui faire plaisir !
- — À demain, bourreau de mon cœur !
On fait faire un test de fabrication à l’entreprise qui nous semble la mieux-disante. Impeccable. Quarante pour cent moins chère que l’autre, qui n’a pas pu, ou voulu, s’aligner. Carla a mis au point une stratégie commerciale : un mois de promotions pour attirer de nouveaux clients. « Prix cassés avant augmentation ». On ne prend pas nos anciens clients en traître, ils ont tout loisir de commander et faire du stock. Après, plus cinq pour cent. Avec ce nouvel équilibre, je suis certain de pouvoir absorber l’intégralité des charges, avec consigne à Gérard de ne pas faire le père Noël avec les salaires. Ouf ! Naufrage évité, pour l’instant du moins.
Le week-end en Poitou est une épreuve nerveuse pour tous les deux. Ma Parisienne s’est vêtue simplement, jean, bottes et blouson, queue de cheval et pas de maquillage. Mon père, mon frère et moi allons chez le notaire en laissant les trois femmes préparer le repas. Je crains le pire. Côté hommes, nous allons arroser ça au bistrot du coin. Mon frère me dit :
- — Tu y as mis le temps, mais ça valait le coup ! Une bien belle femme.
- — Voui, a renchéri mon père, ben jolie et qu’a l’air ben gentille. L’est pas de not’monde, mais c’est son droit. Pourvu qu’elle te rende heureux…
Deux points pour Carla. Restent les femmes, et connaissant les compétences culinaires de mon amie, je me dis qu’on va droit au match nul. Tout est calme quand on rentre, la popote mijote tranquillement. Maman a sorti le beau service et c’est Carla qui met la table. Ça, c’est dans ses cordes.
À table, ils lui demandent ce qu’elle fait. Elle expose rapidement son poste. Je complété en disant :
- — En fait, c’est elle ma chef !
- — Mais non, Jérôme, nous sommes au même niveau…
- — Pas du tout, vous avez été présentée comme le bras droit du patron.
- — Alors vous êtes son bras gauche, et je vous fais remarquer que le patron est gaucher !
Tout le monde rit, elle a encore marqué un point. Elle m’agace, elle est excellente et elle le sait bien. Pourquoi j’ai accepté ce deal ? Parce que j’en suis amoureux, certainement… Au cours du repas, elle s’extasie sur la nourriture. Pour l’occasion, ma mère a fait rôtir une oie, avec de simples pommes de terre sautées dans la graisse de l’animal.
- — Oh, ce que c’est bon ! Comme le rôti de parthenaise auquel j’ai goûté l’autre semaine. Vous n’imaginez pas la chance que vous avez de manger de tels produits… ça vaudrait de l’or à Paris.
- — Carla, tu as un congélateur chez toi ?
- — Oui, pas très grand, mais j’en ai un.
- — Alors je te plumerai quelques volailles pour demain.
- — Et puis vous emmènerez quelques bocaux, ajouta ma mère.
- — C’est trop gentil. Vous êtes tous adorables, merci.
Et voilà, ma belle-sœur qui la tutoie déjà. Traîtresse, Jacqueline ! Mais le pire, là où elle fait jeu, set et match, c’est au cours de l’après-midi. Ma mère lui demande :
- — Vous venez Carla, on va préparer la chambre. Vous prendrez celle de Jérôme, vous m’aidez à faire le lit ?
- — Oui bien sûr… Mais, si ça ne dérange pas, on pourrait en préparer deux ? Nous ne couchons pas encore ensemble avec Jérôme, murmura-t-elle en baissant les yeux.
- — Alors vous dormirez dans la chambre de son frère.
La garce ! Elle n’avait pas menti, mais… cette façon de jouer les saintes-nitouches ! Diablesse ! Évidemment, ma mère a trouvé un moment, quand elle était partie caresser Bouledepoil pour me dire :
- — Ben dis-donc, rudement sérieuse cette fille-là. Faut pas la laisser s’envoler. Oh, mon Jérôme, ce que je suis contente pour toi…
- — Mais attends, maman, c’est vrai qu’on ne couche pas ensemble, mais c’est moi qui ne veux pas, je ne suis pas sûr, elle n’est pas de notre monde. Parisienne, grandes écoles, enfin rien de commun…
- — Mon garçon, si une femme veut coucher avec un homme, elle y arrive, quoi qu’il fasse elle y arrive. Ça, c’est une fille sérieuse et bien de sa personne. Tu ne me feras pas dire autrement.
Voilà, quatre-zéro ! Et c’est bien le constat qu’il me faut reconnaître sur la route du retour. Elle s’enflamme soudain et se met à débiter :
- — Est-ce ma faute si je ne suis pas née à la campagne ? Est-ce moi qui ai choisi l’endroit où j’allais naître ? Oui, je suis parisienne, non je ne connais rien à l’élevage, au jardinage, à l’agriculture. Mais j’apprends et j’apprends vite. Un jour très proche, je saurai ce qu’il faut savoir, je ne serai plus une gourde de citadine confondant les poireaux et les oignons. Un jour très proche, je saurai plumer une volaille et dépecer un lapin, je vous le promets. Et quand je veux, j’y arrive. Vous ne pouvez pas m’en vouloir d’être née en ville. Vous ne pouvez pas refuser d’emblée de me donner ma chance parce que nous ne sommes pas, soi-disant, du même monde. Surtout vous qui n’êtes pas parisien et qui vivez à Paris. Est-ce que je vous le reproche ? Est-ce que je vous reproche d’être allé au lycée agricole parce qu’il était près de chez vous ? Est-ce que je vous reproche d’avoir refusé d’être agriculteur pour virer comptable ? Parfois il faut accepter les gens tels qu’ils sont, sinon on va aussi se mettre à faire des castes, comme en Inde. Qu’est-ce que je serai alors ? Une intouchable ou une vache sacrée ? Merde… (elle commença à sangloter). J’ai vraiment dit ce que je pensais quand je leur ai dit qu’ils étaient tous adorables… Ils m’ont acceptée, eux. Et le seul qui me connaisse au quotidien, qui sache vraiment comment je vis, quelle femme je suis dans toutes les circonstances, c’est lui qui me rejette ? C’est pas juste… Vraiment pas juste !
- — Bon, ça y est ? C’est fini ? Caliméro a fini de se plaindre ? Tenez, écoutez-ça…
Je monte le son de la radio qui diffuse un extrait de Notre-Dame de Paris, « Belle », avec la voix râpeuse de Garou…
- — Si vous êtes Caliméro, moi je suis Quasimodo, un ver de terre amoureux d’une étoile.
- — Pfff ! Foutaise, romance, eux au moins font du pognon avec ces sottises, nous on ne fait pas un rond et en plus on est malheureux et, j’en suis sûre, tous les deux.
- — Carla, tout se bouscule dans ma tête. Essayez de me comprendre, que diable. J’ai peur de n’être qu’un simple caprice pour vous. J’ai peur que vous soyez seulement vexée d’avoir pris ce que vous appelez un « râteau » , et que vous ayez décidé de faire ce qu’il faut pour ne pas rester sur cet échec. Vous embobinez si bien les gens, et avec tellement d’élégance et d’apparente ingénuité.
- — Mais Jérôme, comment me percevez-vous ? Comme une croqueuse d’hommes ? Comme une capricieuse capable de tout pour parvenir à ses fins ? Comme une tricheuse qui joue la comédie aux gens que vous aimez ? Vos amis du Saint-Jacques, je devrais dire « nos amis » maintenant, vous pensez vraiment que je joue la comédie, même bourrée ? Vous pensez vraiment que je suis odieuse au point de jouer la comédie à votre maman pour mieux vous briser le cœur et le sien du même coup dans six mois ou dans un an ? Non, Jérôme. Au boulot, je suis, enfin j’essaye d’être, « total contrôle ». C’est le job, c’est comme ça que je le conçois. Mais en dehors, je suis un être vivant comme tous les autres, qui aime, qui souffre. Et là, j’ai beaucoup de peine que l’homme que j’aime puisse penser ça de moi. Je ne suis pas comme ça… Je suis normale, différente de Jacqueline en apparence, mais identique au fond.
- — Ha ! Ça a eu l’air de bien marcher avec Jacqueline ?
- — Oui, je crois qu’on s’est comprises, parce que votre frère n’est guère différent de vous. Des mecs pas faciles ! Tout juste s’il n’a pas fait une enquête sur moi et si je n’ai pas dû passer des épreuves , m’a-t-elle confié. Et j’ai répondu que j’étais justement en train de passer un test. On s’est bien marrées, mais au fond ce n’est pas très drôle…
- — Désolé d’être comme ça. En même temps, je ne triche pas, ni avec vous ni avec moi-même.
- — Vous avez dû beaucoup souffrir pour en être à ce point de méfiance. Racontez-moi, baissez la radio et percez l’abcès, ça vous fera du bien… peut-être…
- — Oh, histoire banale. Je me fais percuter par un jeune en roller, sur un trottoir. Je tombe mal. Deux côtes cassées par le choc, poignet fracturé, trauma crânien. Samu, direction l’hosto pour presque un mois. Et là je rencontre une petite infirmière, jolie comme un jour, qui vient chaque jour refaire mes pansements, et puis qui revient de plus en plus souvent, de plus en plus longtemps. Et crac, moi benêt, je me dis que cette fille au visage d’ange ne peut être que bien sous tous rapports, en plus avec un métier difficile et tourné vers les autres. Nous sommes sortis ensemble pendant plusieurs semaines, j’étais au paradis…
- — Vous l’avez emmenée chez vos parents ?
- — Non, curieusement non. Ils n’étaient même pas au courant, c’était… mon jardin secret, mon truc à moi…
- — Et alors ? Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ?
- — Oh ! Rien que de très banal. Un soir je l’attendais à sa sortie du travail pour aller au resto puis au cinéma. Et je tombe sur un gars du Samu qui m’avait ramassé. Sympa, il demande de mes nouvelles, on discute un peu et on aperçoit mon infirmière sortir de l’hôpital. Et là, il dit :
- — Tiens, voilà « cuisse légère » !
- — Comment vous l’appelez ?
- — Oh, c’est entre nous, on l’appelle « cuisse légère » parce qu’elle a couché avec tout le service, y compris les gars du Samu. C’est une folle furieuse de la baise !
Elle lui a dit bonjour et s’est pendue à mon cou. Le mec s’est retiré, gêné. On est quand même allés au restaurant, après j’ai prétexté une migraine et je l’ai ramenée chez elle. Le monde venait de s’écrouler…
- — J’espère que le resto ce n’était pas le Saint-Jacques ?
- — Non, pas du tout. Ce soir-là, c’était chez Chartier, je m’en souviendrai longtemps, le pire dîner de ma vie.
- — Bon, eh bien au moins vous savez que je ne couche pas avec toute la boîte, n’est-ce pas ?
- — Je le sais bien.
- — Ben alors ? Le seul risque que nous ayons, c’est quoi ? Que ça ne colle pas entre nous ? Qu’on s’aperçoive que ce n’est pas aussi idyllique qu’espéré ? Ça peut arriver, je vous le concède. Auquel cas, nous sommes tous deux raisonnables et intelligents, suffisamment pour le dire clairement, mettre fin proprement à notre relation amoureuse en restant bons amis et bons collègues.
- — Facile à dire. Encore faut-il que ce soit partagé, que tous les deux n’y trouvions pas notre compte. Je suis follement amoureux de vous, je l’admets.
- — Enfin !
- — Mais si nous entamons une relation qui ne vous convienne pas, à vous et rien qu’à vous, alors qu’elle me rendrait très heureux, moi. Ça ne pourrait pas durer non plus, et là, la rupture serait terrible pour moi…
- — Alors… Moi aussi, je suis follement amoureuse de vous. Croyez-vous que j’aurais fait tout ça, passé ce « test » si je ne l’étais pas ? Les examens, pour moi c’est fini, j’ai passé l’âge. Je me suis prêtée au jeu. Et donc, je risque exactement la même chose que vous. Je vous aime, vous me rendez heureuse, mais vous, vous ne l’êtes pas, je ne suis pas celle que vous attendiez. Avouez que ça peut aussi fonctionner dans ce sens-là ? Eh bien, moi aussi j’aurais le cœur brisé, moi aussi je serais à ramasser à la petite cuillère. Mais ce risque-là, je le connais, comme vous le connaissez. C’est le prix à payer pour ne pas passer à côté du bonheur, Jérôme. Parce que ça peut aussi très bien fonctionner. Maintenant, on peut aussi dire qu’on ne veut pas prendre de risque, qu’on s’en fout du bonheur et qu’on restera seul jusqu’à la fin de nos jours.
- — Croyez-moi, ou pas, j’ai exactement le même raisonnement. Et je me dis qu’il faudrait être vraiment idiot pour passer à côté du bonheur. Mais…
- — Mais oui, il faut franchir le pas. Alors, écoutez. J’ai gagné, j’ai passé le test, non ?
- — Oui, brillamment, je l’avoue.
- — Alors je prends les choses en mains, pour ce soir au moins. D’abord, on va passer chez vous. Vous allez prendre votre petit costume, votre chemise et votre cravate, votre trousse de toilette est déjà dans la voiture. OK ? Et puis on va chez moi, parce qu’il y a plein de choses à débarquer et à mettre au congélateur. Jacqueline, c’est à moi qu’elle a donné les volailles, d’accord ?
- — D’accord, je rends les armes…
- — Aaaahhhh ! Ça, c’est une bonne nouvelle !
On fait comme elle a dit. Bien que n’ayant pas de voiture, ni même le permis, elle dispose d’un garage sous son immeuble. J’y range ma voiture et nous faisons deux allers et retours pour monter tout ce que nous ramenons. Le dîner est rapide et frugal, nous avons assez mangé pendant deux jours. Ensuite… Eh bien, ensuite il m’est donné de découvrir le plus beau corps de femme que j’aie jamais vu, de le toucher, de l’embrasser, de le tenir dans mes bras. Quand mon pénis pénètre son vagin, je suis sur le toit du monde, en manque d’oxygène, ébahi par la beauté irréelle du paysage, avec un sentiment prodigieux de victoire et d’exploit sur moi-même et la nature. Je l’empale, elle me chevauche, je la couvre, elle me vide. Hors d’haleine, nos regards injectés de sang se croisent, un simple sourire nous colle de nouveau l’un à l’autre, ce qui ne devait être qu’un baiser ranime immédiatement l’incendie… Quand le réveil sonne, je ne veux pas l’entendre. Elle vient me secouer en m’apportant un mug de café fort.
- — Allez Jérôme, au boulot !
- — Oh non… On se fait porter pâle ?
- — Non ! Pas de conséquences de la vie privée sur le boulot et inversement.
Au boulot, dire que je suis dans le gaz, c’est peu dire… Mais ce qui me ramène à la vie, c’est que je sais… Je sais ce que cette femme en face de moi, contemplée de loin, a sous son tailleur. Et dans ce grand open-space où nous sommes cinquante, je suis le seul à savoir quelle est la couleur de sa petite culotte, et à savoir ce qui se cache en dessous. Mon téléphone perso vrombit. Un texto :
« Alors Jérôme ? Le bonheur c’est comment ? »
« Vraiment, vraiment fatigant. Mais magnifique ! Et vous ? Toi ? »
« Moi, 365 fois autant pour l’année qui vient, ça me va. On verra après… »
« Putain… faut que je prenne des vitamines !
Ding ! Ding !
La sonnette du vélo me tire de ma torpeur au bord de l’endormissement. Je suis vautré sur le canapé du grand living que nous avons aménagé dans la grange. Une porte-fenêtre remplace les grandes portes, que nous avons conservées comme volets. Elle donne sur le pré et le verger où gambadent nos deux beaux enfants.
- — Chéri, tu ne t’endors pas, tu veilles sur les enfants, je vais voir Jacqueline. Toujours d’accord pour les emmener dîner à La Tranche ?
- — Bien sûr, mon amour. Juste un baiser avant de partir.
Je la regarde grimper la colline, son cul parfait oscillant sur la selle à chaque coup de pédale. Un cul en forme de poire, fraîchement rempli de ma semence, accroché à sa taille fine, son dos en V, son petit chapeau de paille… Eh oui, pendant que les enfants faisaient la sieste, nous en avons fait une « crapuleuse », une de ces séances de mi-journée qui vous met les jambes en coton pour le reste de l’après-midi, violente et douce à la fois, en un mot passionnée. Que je l’aime…
- — Hé ! Carla ! Caaar-laaa ! OH-OH !…
Elle a entendu, fait demi-tour et s’arrête près de moi, un peu essoufflée.
- — Oui ? J’ai oublié quelque chose ?
- — Non. Je voulais juste te dire que tu as un cul magnifique et que je bande.
- — Aaahhh-Ha-ha-ha ! Bande, mon chéri, bande ! Tu seras récompensé au-delà de tes espérances !
Elle repart en se retournant fréquemment, pour voir si je la regarde. Son rire cristallin dévale la colline jusqu’à mes oreilles. Ça doit être ça, le bonheur, ou je ne m’y connais pas.