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n° 19920Fiche technique15907 caractères15907
Temps de lecture estimé : 10 mn
01/12/20
Résumé:  Une femme est paralysée suite à un accident de moto. À l'hôpital qui la soigne, elle va apprendre une nouvelle sexualité, plus cérébrale.
Critères:  médical revede voir confession nostalgie -regrets
Auteur : François Bonura
Le fauteuil d'Émilie




Le cuir du fauteuil roulant est lisse et ne sent quasiment rien, j’ai même cru que c’était du simili. Pas comme le cuir de mon homme, dont l’odeur me parvenait à travers la visière du casque intégral. J’avais le choix entre torticolis pour regarder les paysages défiler pendant des heures, ou la vue sur les épaules de mon chéri. De larges épaules et un dos immense, recouverts de noir, sur lesquels je pouvais m’appuyer quand bon me semblait. Il était beau comme Jim Morrisson, avec de belles boucles mi-longues. Je détestais quand il allait chez le coiffeur. J’ai fini par lui couper les cheveux moi-même.

Enfin… je trichais… tchic tchic tchic avec les ciseaux, mais j’enlevais rien, que les pointes pour pas qu’elles cassent. Il est mort sur le coup, j’ai la déconvenue d’être encore en vie, en manque de lui, et paralysée du bas, paraplégique pour les intimes.


Cinq mois que je suis sortie du coma, cinq mois que je me demande chaque seconde pourquoi le destin m’a punie de la sorte. Le staff de l’hosto et les patients autour de moi me disent que j’ai une chance inouïe. Il paraît que la chance je la comprendrai quand le temps aura passé. Pour le moment je ne vois pas où elle est. Et le temps qui passe est ce qui me pèse le plus. Il s’étire, me joue des tours, triche de façon éhontée. Je suis trop faible pour mettre fin à mes jours, trop lourde pour m’envoler, trop raide pour fléchir. Ils me disent de ne pas être impatiente. Au détour d’un couloir, quand un miroir n’est pas trop haut pour que je m’y regarde, je cherche l’impatience qu’on me prête, et je ne la vois pas. Je me donne plutôt l’impression de quelqu’un qui a tout son temps.


On me disait mignonne malgré mes cernes indélébiles. Les cernes de quelqu’un qui a une vie. Maintenant je déteste mon visage sans cernes, devenu bouffi en quelques jours, mais reste condamnée à le voir. Seuls les grands brûlés du bâtiment d’à côté ont « le privilège » de ne pas avoir de miroirs. J’ai toujours maintenu un poids constant, clope pas clope, alcool pas alcool, que j’aie mes règles ou pas. Depuis mes vingt ans, c’est immuable : 49 kg en hiver, 48 kg en été. Toute équipée je plafonnais à 55, avec la combi en cuir, les bottes, les gants, la cagoule et le casque. Maintenant c’est 56 à poil !

La bouffe est infecte, mais je l’ingurgite comme une oie qu’on gave. Les plateaux sont soi-disant équilibrés, mais bientôt je ne rentrerai plus dans le fauteuil ! Satané fauteuil, va…


On m’en a proposé un neuf et un vieux. Neuf, bonjour l’angoisse, comme cadeau on fait mieux. J’ai opté pour celui qui a déjà servi. Je me dis que si plus personne n’est dedans, c’est qu’on peut s’évader d’ici sans avoir à l’emporter. Pas de barreaux aux fenêtres, pas de miradors, mais partir sans se retourner, c’est mission impossible.


Bordel ce que j’aimerais crever.

Mon odeur a changé. Maintenant je pue même en me frottant à longueur de journée avec des lingettes. Ils se sont mis à la mode du vinaigre blanc, mais ça sent la mort partout, du parking jusqu’au toit. J’ai survécu, mais mon odorat est là pour me le rappeler. L’odeur du réfectoire et de sa bouffe fade, l’odeur de la buanderie, du savon liquide avec lequel on me lave.


Dur dur quand on a trente-deux ans de laisser quelqu’un d’autre vous laver. Ce sont des femmes qui s’en chargent, mais ça n’y change rien, je ne m’y ferai jamais. Elles sont habituées, leurs gestes sont délicats, et elles prennent leur temps. Certaines ont des antennes immenses et perçoivent mon malaise, elles font ça en silence. D’autres pensent que papoter va m’aider à sentir mes jambes. Marrant comme on est toujours le con de l’autre. Elles m’inspirent de la pitié et de l’admiration, je leur inspire la même chose, allez comprendre…


Il y en a une très douce qui fait ça avec beaucoup de pudeur, Leila. Une noire à la peau claire, crâne rasé. Quand elle attrape mes mains pour tendre mes bras et nettoyer mes aisselles, je serre mes doigts sur les siens et me laisse guider. Pendant quelques minutes je suis sa cavalière et elle m’emmène danser. Son souffle est calme, régulier, il emplit la salle de bain. Le mien est comme haletant, le moindre étirement me coûte et me fait souffrir. Elle m’a tutoyée dès le premier jour en me disant simplement,



Je crois que de ma vie personne ne m’a dit plus belle phrase.


Je suis hétéro, mais elle je ne dirais pas non… Quand elle me voit, c’est dans mon entière nudité, pourtant elle frappe toujours avant d’entrer. Une fois elle a toqué, je n’ai pas répondu pour voir sa réaction. Elle a simplement dit « je reviens Émilie », sans toucher la porte. Mon cœur s’est mis à battre fort, comme si j’avais un rendez-vous galant. Dix minutes après elle était de retour avec une enceinte Bluetooth connectée à son téléphone. Elle m’a nettoyée avec le meilleur des savons : « Duettino sull aria ».

Moi qui n’écoute que du rock…


La voix de La Callas m’a mise en transe. Les mains de Leila sur mon buste ont fait le reste. La vapeur a compris que j’avais besoin d’elle, elle est devenue mon alliée et s’est imposée en recouvrant le miroir. Plus de reflet, donc plus d’identité, donc plus de visage, que moi.


Mon sexe ne me sert plus à rien… pourtant j’ai ressenti un truc bizarre. C’est parti du bas-ventre et c’est remonté jusqu’aux seins en un éclair fulgurant. Ça m’a laissée pantelante, vidée de tout, j’ai failli tomber du fauteuil. Leila l’a compris, elle l’a senti. Avec son pouce elle a essuyé une grosse larme qui coulait sur ma joue et m’a juste susurré à l’oreille :



Puis elle a coupé l’eau, et m’a aidée à enfiler mon kimono japonais. Quand la porte s’est refermée derrière elle, j’ai soudain eu envie de vivre.


Depuis ce jour je ne pense qu’à ça. Comme une énergie invisible, quasi mystique. Je ne crois en rien, mais ce que j’ai vécu avec Leila, c’était pas un rêve, ça m’a vraiment fait du bien. J’aimerais en parler au kiné, mais j’ose pas. Il est petit, moche, et pas curé. Entre deux hurlements de douleur quand il me torture, je ne me vois pas lui demander si c’est normal de ne penser qu’au cul alors que mon mec est à peine enterré.


Ado, j’avais le fantasme du pompier… La veuve et l’orphelin, la grande échelle, le pantalon avec les bandes réfléchissantes, le pull rouge bien ajusté, tout ça. Maintenant quand ils arrivent, j’entends la sirène, mais je les regarde même plus. Et puis pour quoi faire ? Je me sens diminuée au propre comme au figuré. Je leur arrive pile à la braguette. Vous m’imaginez débarquer devant eux à toute blinde sur mon fauteuil ?



Pis quoi encore…


Maintenant si un homme n’est pas habillé en blanc avec des godasses style claquettes ou sabots d’hosto, je ne le regarde même pas. J’y arrive pas. Dans mon cas l’habit ça fait la différence. Quand je vois le kiné sur le parking sans sa blouse, il fait encore plus sadique qu’avec.


Y’en a un qui me plaît bien, à qui le blanc va à merveille. Vincent, un brancardier. Il a des muscles saillants et longs, comme la structure métallique de son joujou. J’ai toujours pas compris si il bosse pour une boîte de transport en ambulance ou si il fait partie du staff. Quand il livre des corps cassés, il marche doucement, avec le plus grand sérieux, très pro. A contrario, quand il repart à vide, il fonce à toute blinde en sifflotant et me lâche toujours un clin d’œil complice. Un accent du nord à couper au couteau, genre Lille ou Roubaix. Ça me rappelle un bon souvenir.


J’y suis passée une fois avec mon homme en moto, sous une pluie battante. On s’était arrêté dans un rade paumé au bord de la route pour boire un truc chaud et fumer un joint. J’étais allée aux toilettes pour me soulager et essorer mon chèche dans le lavabo. Dans une grande pièce attenante, des mecs jouaient au baby en braillant comme des supporters. Mon mec avait débarqué dans les chiottes, hilare sous l’effet du chichon, à cause de leur accent. Quand j’ai croisé son regard dans le miroir, j’ai su que j’allais y passer. Il m’a plaquée contre le mur glacé, on a baisé comme des bêtes, nos pantalons en cuir baissés aux chevilles. Pour pas mouiller la mousse sur le carrelage trempé, j’avais posé mon casque côté coque. Dans le feu de l’action j’ai filé un coup de pied dedans, il a roulé et tapé fort dans le mur comme au bowling. J’ai pas eu le temps de me mordre la lèvre et j’ai joui en gueulant. Mon mec a crié « strike ! » À peine rajustés, on est ressorti et les types se sont mis à applaudir et à chanter tous en cœur avec l’accent chti « ouh, les zamoureux, ouh, les zamoureux… »


Mon homme… Entre les bâtiments il y’a une sorte de patio, quand je regarde par la fenêtre j’y vois de minuscules cailloux blancs sur les terre-pleins, partout autour des arbustes. Le gravier qui nous a envoyés dans le décor y ressemblait, sauf qu’il était gris. Je ne sais pas si je t’en veux pour l’accident, si je t’en veux d’être vivante sans toi.

Ai-je le droit de ressentir du plaisir ? Réponds-moi je t’en supplie…

Dis-moi que tu m’aimes, sinon…

Tu veux toujours pas répondre ? OK, tu l’auras voulu.


Il est pas en blanc, il porte un bleu de travail. Sur son badge on peut lire « François ». Un prénom bien classieux pour un être aussi peu délicat. À côté de son prénom il a rajouté « loves hip hop » au stylo à bille rouge. Bien futile comme révélation, aussi futile que son travail. Je sais que son job n’est qu’alimentaire, mais ce connard contribue à ma dégradation physique. Pour moi il est coupable comme un dealer qui accepte de refourguer sa came. S’il emplissait la machine de brocolis, je lui pardonnerais à moitié, mais c’est loin d’être le cas.


J’aime les rochers Suchard noirs, et les After Eight, mais il remplit les casiers de saloperies écœurantes à l’huile de palme, ça va jusqu’à 228 calories pour 51 grammes. 51 grammes pour un bonheur éphémère de quatre bouchées.

Je devrais détester son regard sur ma poitrine. Pourtant je le laisse regarder, je me surprends même à chercher son attention. Alors quand mes snacks préférés viennent à manquer, je guette sa venue et espère ne pas le louper lors de sa tournée. J’ai guetté ses allées et venues pour organiser mon petit rituel.


François loves hip hop vient deux fois par semaine, le lundi et le jeudi, pas les jours fériés. Malheureusement j’ai une séance de kiné le lundi, parfois ça ne me laisse qu’une seule occasion de le voir, parce qu’on ne sait jamais à quelle heure il arrive. Quand il débarque finalement avec son gros chariot, je roule dans ma chambre comme une dératée, j’enlève ce que je porte à la hâte, et enfile un simple T-shirt blanc, outrageusement échancré. Dès qu’il ouvre le gros distributeur avec une clef spécifique, je m’approche subrepticement. Les pneus du fauteuil crissent sur le sol luisant.


Il pue lui aussi, il pue la misère sexuelle, alors c’est donnant-donnant. Je te laisse me désirer, tu me laisses ressentir ton désir à défaut de pouvoir ressentir autre chose.

C’est comme ça que ça marche. Notre promiscuité dans ce couloir sans fin est délicieusement insoutenable. La tension fait transpirer mes paumes sur les barres scintillantes des roues. Il sent ma présence derrière lui et prend son temps pour fouiller dans mes pensées. Je sais qu’il sait que je sais.


Sans se retourner, il me lance son très incongru :



Sans mot dire je lui tends les pièces que j’aimerais lui jeter à la gueule. Il me sert la came directement sortie d’un carton qu’il ouvre avec un gros cutter orange. La lame acérée s’enfonce dans une bande d’adhésif beige clair. Elle scintille comme une aiguille qui va me procurer ma dose.


J’achète les barres de Mars par trois. J’ai oublié la délicatesse et déchire les emballages avec les dents, comme une sauvage. J’avale les deux premiers comme une ogresse, puis marque une pause le temps de sentir le sucre me procurer une brève euphorie. C’est seulement quand le hit frappe au cerveau que j’ouvre le dernier, pour le savourer en prenant mon temps. Je regarde François bosser, en espérant son regard sur ma poitrine. Ça ne manque jamais, il mate à plusieurs reprises de façon tellement prévisible que c’en est pathétique. Pendant qu’il a ses yeux sur mes seins, j’ai mes yeux dans les siens.


Avant j’esquivais ce type de regard des dizaines de fois par jour, maintenant j’en suis réduite à prier pour que ça m’arrive encore une fois par semaine. Les séances de kiné ça fait mal et c’est nécessaire, le désir d’un homme c’est bon et c’est vital.

L’accès à internet est hyper limité. Presque rien à part les news. Pas de YouTube pour la violence, pas de porno, pas d’eBay, pas d’Amazon, bref, c’est pas le bon coin… Les sites de commerce c’est pour pas que les dépressifs tombent dans l’achat compulsif.


De toutes les façons moi j’ai besoin de tout ce qui s’achète pas. Pour le reste j’en ai trop. Quand ma grand-tante est venue, je lui ai redonné tout ce qu’elle m’avait amené et que je ne veux plus voir. Affaires de moto, maquillage, sacs à main. Tout ce qui peut me rappeler ma vie d’avant. Et surtout la lingerie. Tanga, string, shorty… avec la sonde urinaire ça le fait pas trop. Je lui ai parlé à la sonde, elle m’a dit qu’un caleçon de mec ça irait très bien.


Le peu de blé que j’ai c’est pour les lingettes, les clopes et les Mars. J’ai gardé que le kimono, les bouquins, et l’ordi pour la musique, pour écrire.

Facebook, j’ai viré tout le monde après avoir fait mes adieux en disant que je partais loin pour changer de vie, et que je souhaitais l’anonymat. J’ai créé un nouveau profil pour échanger quelques conseils pratiques avec d’autres personnes en fauteuil.


En déambulant sur la toile comme je déambule dans les couloirs, je suis tombée par hasard sur un type amateur de féminité. J’aime ses textes et ses photos. J’avais envie de fantasmer, de sentir que j’existais un peu, de voir si je pouvais encore inspirer quelque chose à quelqu’un. Alors je l’ai contacté pour lui demander de m’écrire un texte.

Je n’ai qu’une exigence : il doit le poster en une seule fois. J’ai pas envie que les gens attendent une suite comme dans une série. Le handicap c’est la vraie vie, y’a qu’un épisode.


Pour l’inspirer je l’ai appelé en vidéo, il a seulement vu mes seins et entendu ma voix.

Il m’a demandé comment s’y prendre. Je lui ai dit « si tu veux comprendre les femmes, oublie que t’as quelque chose entre les jambes, comme moi ».