n° 19925 | Fiche technique | 51030 caractères | 51030Temps de lecture estimé : 30 mn | 04/12/20 corrigé 02/06/21 |
Résumé: Un chef d'entreprise se fait larguer, sa comptable se métamorphose pour lui. | ||||
Critères: fh collègues amour caresses mélo -rencontre | ||||
Auteur : Roy Suffer (Vieil épicurien) Envoi mini-message |
Ouf ! La semaine est finie. La pire de ma vie. Les coudes sur le bureau, le visage dans les mains, j’ai grommelé « au revoir » à tout le personnel qui s’est senti obligé de passer me souhaiter « bon week-end »… Tu parles. Bon week-end, tout seul, à remâcher mon désespoir…
Je l’aimais cette fille, j’en étais fou amoureux. Un an qu’on sortait ensemble, bâtissant plein de projets : mariage, maison, gosses… Notre couple était bien établi, semblait solide et plein d’avenir. Moi patron de mon entreprise, elle cadre sup chez notre plus gros fournisseur. C’est quand elle est arrivée à ce poste que j’ai eu affaire à elle. J’ai été tout de suite séduit, raide dingue. On ne pouvait pas réunir plus de pulpeuse féminité en un seul corps. Souvent je la comparais à un huit. Oui, le chiffre « 8 ». Le rond du haut pour son buste, celui du bas pour son bassin, de face comme de dos, avec cette taille fine au milieu. Pareil de profil, sauf que le « 8 » était un peu décalé, avec un plat sur une face du haut et un autre sur la face opposée du bas. Ses seins idem : un huit couché, l’infini, infiniment beau. Je ne dis pas qu’elle était d’une perfection absolue, mais il fallait chercher, s’apercevoir que ses chevilles et ses poignets étaient un peu épais, ses mollets un peu trop saillants vers l’extérieur. Et encore, ces détails lui conféraient une sorte d’animalité, une impression de robustesse… Quelque chose comme certaines beautés slaves, campées pour porter des enfants. Oui, c’est ça. Le cerveau reptilien des hommes devait la percevoir comme LA femelle avec laquelle il fallait absolument s’accoupler. La génitrice parfaite. Et partout où elle passait, c’était la même collection de bouches béantes et de pupilles dilatées.
Je suis venu et revenu discuter mes commandes, débattre des prix, et surtout mater ses formes avec assiduité. Ça n’avait pas l’air de la déranger, elle avait l’habitude. Les compliments non plus ne la perturbaient pas, tout juste minaudait-elle un instant avant de revenir à nos moutons. Car en plus, c’était une excellente professionnelle, dure en affaires. Quand nous eûmes enfin signé nos contrats, je l’invitai à fêter cela. Elle accepta sans se faire prier. J’en fus autant étonné que ravi. Quinze jours plus tard, elle était dans mon lit, et nous avons vu le soleil se lever. En un an, je crois que je n’ai jamais autant déversé de sperme dans une femme de toute ma vie. Pourtant je dois l’avouer : autant elle ne se faisait pas prier pour faire l’amour, autant elle y était peu active et peu réactive. J’aurais voulu la faire crier, la rendre folle. J’ai tout essayé, je n’y suis jamais arrivé.
« J’entends aller bon train les commentaires
De ceux qui font des châteaux à Cythère :
C’est parce que tu n’es qu’un malhabile, un maladroit,
Qu’elle conserve toujours son sang-froid. »
Eh oui cher Georges Brassens, comme tu avais raison, quoique Bérénice devait plus approcher les 100% que les 95 de ta chanson. D’autres femmes m’avaient heureusement prouvé qu’il n’y avait pas maladresse de ma part. Pour exemple, certaines sont folles quand on leur titille les tétons entre pouce et index. Bérénice trouvait cela « agréable », et me disait :
Je pouvais ainsi passer au moins une heure à bricoler ses tétins sans obtenir plus que quelques soupirs, un vague sourire et des paupières closes. J’en attrapais des crampes, et elle s’endormait la plupart du temps au bout de cette heure d’excitation vaine. Pourtant tout y était : amour, tendresse, désir, ses tétons étaient bien gonflés et érigés. La sensation devait être agréable, mais légère… trop légère. Elle ne m’a rien refusé, l’a toujours vécu comme des moments agréables, mais sans plus. Terriblement sans plus.
Car c’est terrible de ne pas faire jouir, je veux dire parvenir à provoquer l’orgasme total et dévastateur, une femme superbe dont vous êtes follement amoureux. Aujourd’hui je te comprends mieux, Georges :
« S’il n’entend le cœur qui bat
Le corps non plus ne bronche pas. »
Ainsi me fallut-il en déduire qu’elle ne m’aimait pas, ou pas vraiment. En poussant le raisonnement un peu plus avant, je n’ai dû être pour elle qu’un passe-temps, qu’un faire-valoir, chevalier servant très à son écoute avec une position sociale ouvrant bien des portes et offrant quelque aisance agréable. Et merde ! Et moi maintenant je me passe la rate au court-bouillon. Oh, pas parce que mon orgueil vient d’en prendre un sale coup, non, ce n’est qu’un dégât collatéral vite surmonté. Mais bien parce que je tenais vraiment à elle. La façon dont elle m’a plaqué montre bien que ce n’était pas réciproque. Quand je suis rentré chez moi, il y a une semaine tout juste, alors qu’elle devait me rejoindre comme à l’habitude pour passer le week-end, j’ai trouvé un message sur mon répondeur. J’ai cru à un léger contretemps dû au boulot, comme ça arrivait parfois. Mais là, le ciel m’est tombé sur la tête.
Je me suis assis, essoufflé sans avoir rien fait, une grosse boule dans la gorge. Je me suis servi un grand whisky et j’ai commencé à réfléchir. Un : j’ai mal entendu, mal compris, j’ai donc réécouté le message, mais non. Deux : c’est une blague faite par une copine qui imite sa voix, j’ai encore réécouté le message, non c’est bien elle, ses intonations, ce petit sifflement entre ses lèvres lorsqu’elle était très sérieuse. Je la voyais : dans ces moments-là, elle avait la bouche qui tournait légèrement, un peu plus ouverte à gauche qu’à droite. Trois : c’est elle-même qui me faisait une mauvaise blague et qui allait arriver d’un instant à l’autre. Non, elle n’avait pas vraiment d’humour et là, c’eut été une très mauvaise blague. Je vérifiai qu’il n’y avait pas un autre message derrière démentant le premier, non plus. Il fallait se rendre à l’évidence. La boule, un instant dissoute par l’alcool, remontait au galop dans ma gorge et explosait dans un déferlement de larmes. J’ai chialé, marché, clopé et picolé toute la nuit. Au matin, je suis tombé en travers de mon lit, épuisé, je n’ai repris conscience que vers quinze heures. Douche.
Je ne pouvais pas dire que je ne l’avais pas vu arriver. C’était dimanche, il y a quinze jours. Nous dînions dans un restaurant où nous allions souvent, malgré ses tarifs exorbitants. Mais le chef y était particulièrement doué, et tout était fait sur place avec des produits frais et bios. Ça se paye. Elle était placée face à la salle, à laquelle je tournais donc le dos. Durant le dîner, j’ai souvent surpris son regard posé plus loin derrière moi, mais quoi de plus normal quand on est face à la salle que de regarder les autres. À un moment, elle s’est levée pour aller se rafraîchir. Je l’ai regardée se diriger vers les toilettes, j’adorais regarder son cul et sa démarche de mannequin, chaque pied posé dans la ligne de l’autre. J’ai bien vu également un grand type, brun, longiligne, mais aux épaules carrées, lui emboîter le pas. Là non plus, pas de quoi fouetter un chat, il y a des toilettes pour hommes et dames. Elle est revenue, pomponnée de frais, le type est revenu à sa table un moment plus tard, j’ai enfin vu son visage. Teint mat, style baroudeur, la mèche fournie, mais tenant bien, du gel sans doute, jusque-là rien d’exceptionnel.
En revanche, son regard était particulier et plutôt rare : il avait les yeux gris, un gris d’acier poli assez troublant. Il paraît que c’est une variante rare des yeux bleus, mais il est vrai que c’est assez étonnant et fascinant. Nul doute que Bérénice ait été intriguée par cette particularité, étonnant qu’elle ne m’en ait pas parlé pendant le repas. Lui et son compagnon de table, assez petit et le crâne déjà bien dégarni, partirent les premiers. Après le café, je me dirigeai également vers les toilettes, car, malgré les rince-doigts, j’avais gardé les mains un peu poisseuses. Tout en les savonnant, je remarquai une trace rouge pâle sur les faïences, juste au-dessous du miroir. On aurait dit du rouge à lèvres, ce qui est étrange dans les toilettes des hommes. En mettant mon carré d’éponge humide dans la corbeille, je constatai qu’effectivement, une de ces serviettes avait servi à essuyer du rouge à lèvres. On avait essuyé le miroir sur lequel, sans doute, un message avait été écrit avec du rouge à lèvres. Comme ce produit est plutôt gras, j’ai soufflé sur le miroir. Des traces sont apparues, pas très distinctes, mais suffisamment pour reconnaître les dix chiffres d’un téléphone portable, les deux premiers étant clairement 0 et 6. Le reste n’était pas identifiable. J’allais sortir, juste intrigué, lorsqu’une idée saugrenue me traversa l’esprit. Je regardai donc attentivement la serviette souillée de rouge, exactement la même couleur que les lèvres de ma Bérénice ce soir. Mon petit cœur fit un bond, trop de coïncidences deviennent un fait. En même temps, ma chérie n’utilisait pas un produit fabriqué exclusivement pour elle, et des centaines de femmes devaient avoir le même rouge. Ce n’était pas une preuve, du moins pas suffisante pour lui faire une scène. D’ailleurs elle m’attendait déjà sur le perron du restaurant, tranquille, le regard franc. Nous avons juste eu le temps de quelques baisers avant que chacun regagne son logis pour être opérationnels aux aurores.
Donc, ne cherche plus, camarade. C’est le baroudeur aux yeux d’acier qui a soulevé ta chérie au premier regard. Parié. J’ai rongé mon frein tout le dimanche, je voulais en avoir le cœur net. Mais comment faire, comment savoir ? Un sentiment nouveau et désagréable me rongeait de l’intérieur : la jalousie. Un truc qui te bouffe et te fait faire n’importe quoi. J’ai passé presque l’après-midi planqué dans ma voiture au pied de l’immeuble de Bérénice, sans résultat. En désespoir de cause, je suis allé faire un tour près du restaurant où nous avions dîné la semaine précédente et où ils s’étaient potentiellement rencontrés. Bingo ! Ils étaient là, près de la vitrine, il lui tenait la main, elle se perdait dans ses yeux gris, comme dans les yeux du serpent du « Livre de la jungle ». La rage au ventre, j’avais ma réponse, ma certitude. J’ai pensé à arracher un gros pavé des plates-bandes voisines et le balancer dans cette putain de vitrine, qu’elle leur tombe sur la gueule. Mais non, ce brave restaurateur n’y était pour rien. Et puis, ça aurait servi à quoi ?
Oui, j’avais envie de les tuer… Lui parce qu’il me piquait mon amour, ma femme, mon rêve d’avenir. Elle parce qu’elle m’avait trahi en un instant, lui filant son numéro de portable à la sauvette, dans les chiottes, preuve de fidélité s’il en est au bout d’un an de vie presque commune. Peut-être était-ce mieux que ce se soit passé à ce moment, avant d’être mariés, d’avoir des enfants. Parce que je supposais que, si elle avait été capable de faire ça ce jour-là, elle aurait également pu le faire dans un an ou dix. Mais qu’est-ce qu’elle a dans le cul ? Bordel ! C’était si minable, si bas, que ça valait tous les jurons de la terre. Je les ai vus partir dans une petite bagnole de sport, laissant de la gomme sur le goudron. Je suis rentré, lâchement, et j’ai pleuré de nouveau, sur elle, sur moi. J’ai recommencé à picoler en prenant soin de mettre mon réveil à 5 h 30. Je me suis endormi une fois bourré.
La levée du corps fut laborieuse et, malgré la douche, j’avais une tête à faire peur. Je me suis aperçu que je n’avais rien mangé du week-end, la boule était descendue de la gorge dans l’estomac. Pas faim. Et toute la semaine, j’ai été « chiantastique » au boulot. Quatre collaboratrices sont sorties de mon bureau en pleurant et j’ai engueulé trois employés, dont mon chef d’atelier. Tout ça pour me retrouver seul avec ma douleur ce vendredi soir, seul dans les locaux désormais vides, seul pour un terrible week-end encore, vidé, sans forces ni envies, rien que le vide.
Toc-toc-toc ! Trois coups discrets à ma porte. Je n’étais pas encore tout à fait seul, donc.
Il ne manquait plus que ça. Dans quoi est-ce que je m’embarque ? Caroline… Caroline « Muraille », elle devrait s’appeler. Une pauvre fille couleur des murs, tellement discrète et effacée. Étonnant qu’elle ait eu le courage de me faire cette « invitation ». Des tifs gras tombant en rideau chasse-mouches sur son visage, de grosses lunettes teintées, un gilet du style « Le père Noël est une ordure » sur des vêtements larges. Peu importe, elle est au moins gentille, elle, et efficace dans son boulot. Et revoilà Bérénice qui vient véroler mes pensées pour la millième fois de la semaine. Mes yeux qui piquent encore, je pensais pourtant ne plus pouvoir tirer la moindre larme de ces yeux-là. Je mets l’alarme, je ferme. Je monte dans ma voiture et je me colle aux feux arrière de la petite Polo. Et ça coule, et je cherche des kleenex. La boîte à gants est vide, je me tortille pour en attraper dans ma poche. J’ai failli deux fois lui rentrer dedans, à cette pauvre fille. Manquerait plus que ça. Ma vue est tellement brouillée que je ne vois plus que les feux arrière de la petite voiture et je les suis aveuglément… jusque dans le sous-sol de son immeuble ! Elle descend :
Elle est vraiment sympa, je suis vraiment con, à l’ouest. Je me gare, je m’essuie les yeux, je me mouche et je bloque l’ascenseur au niveau zéro. Elle arrive en trottinant, drôle d’allure. Pas de formes, un cylindre sur pattes. Et le « 8 » de Bérénice qui revient dans ma tête, taille de guêpe, hanches et poitrine. Nous montons au quatrième et dernier étage. Appartement coquet, pas du tout en accord avec son occupante. Un grand mur consacré aux bouquins, canapé cuir confortable, cuisine ouverte. Elle me fait asseoir et vient se mettre près de moi.
Je ne sais pas pourquoi, j’obéis. Et je vide mon sac, comme elle dit, tout mon sac. Pendant trois quarts d’heure. Elle ne fait qu’écouter, sollicitant parfois la suite par des « Et ?… » C’est vrai que ça fait du bien d’en parler. J’ai l’impression que ma boule à l’estomac diminue. Quand j’ai fini mon triste roman, elle commente :
Elle disparaît par une porte qui doit mener aux chambres et à la salle de bains. Je décapsule le flacon qui a encore sa collerette de plomb. Étonnant de trouver mon whisky préféré, pas franchement rare, mais assez peu connu, chez une fille seule. Ouf ! Ça brûle le gosier, j’ai trop parlé. Je déguste à petites gorgées en regardant quelques titres des centaines de bouquins soigneusement rangés sur des étagères. Beaucoup de livres de poche, signe d’une véritable lectrice qui n’achète pas des collections au poids pour faire joli. Assez éclectique, il y a de tout, des classiques aux plus récents. Des polars aussi. Au bout d’un long moment, la porte s’ouvre à nouveau. Mais c’est une autre fille qui entre. Longue, fine, queue de cheval, presque blonde aux yeux verts sans lunettes, tout ce qu’il faut là où il faut dans un peignoir vieux rose.
Nous rions, je ris pour la première fois depuis… une semaine. C’est vrai que je suis bien là. Je me sens en confiance, en sécurité, dorloté, exactement ce dont j’avais besoin, là où je devais être ce soir.
Je trouve une cartouche de MES cigarettes. Là, je commence à m’étonner sérieusement. J’en allume une.
« spaghetti alla bolognese ». Avant, vous leur offrez l’apéritif grâce au petit bar dans votre bureau. C’est moi qui ai mis ça au point, parce que pour le prix de trois apéros au restaurant on peut acheter une bouteille qui en contient quinze. Y a pas de petites économies ! Et ainsi je connais vos goûts. Quant aux cigarettes, vos paquets vides remplissent les poubelles…
Après le café, j’ai versé un peu de whisky dans la tasse tiède.
Je lui narre mes impressions, mon expérience, mon ressenti. À l’épisode des pointes de seins, je vois nettement au-dessus de mon nez les siennes se dresser et tenter de percer le satin de son peignoir. Elle se trémousse un peu et conclut :
Je n’ai même pas le courage de réagir. Je suis fatigué, je suis bien, je m’endors…
C’est le glouglou de la cafetière qui me réveille. Ma tête repose sur un coussin, je suis caché sous une couverture. Mon hôtesse semble en pleine forme, il est passé dix heures. J’ai un peu mal aux cheveux et des fils dans la bouche, ça m’apprendra.
Après la douche, ça va mieux. Et surtout ce bon dîner m’a redonné quelques forces. On va au supermarché du coin, elle me fait prendre de quoi faire cinq repas, les cinq dîners de la semaine. Elle achète un poulet, des haricots verts, du poisson… de quoi tenir un siège. Ça tombe bien, j’ai faim de nouveau. Je prends aussi des sous-vêtements pour me changer, dentifrice et mousse à raser favoris, comme si je m’installais chez elle. Au moins pour le week-end. On prépare le déjeuner, on mange tard à cause de la cuisson du poulet, et puis on discute. Tout l’après-midi. Je ressasse moins, je suis plus ouvert, j’essaie de m’intéresser à elle. Pas trace d’homme dans son petit appartement, sauf les miennes.
Cette phrase-là, je l’entendrai souvent pendant les semaines à venir. Le dimanche, elle m’emmène marcher le long d’une rivière que je ne connaissais pas, pas très loin cependant. Jusqu’à un petit bois très isolé. Et là elle me dit :
Je hurle à m’en faire péter les cordes vocales. C’est vrai que je me sens plus léger en rentrant. Nous dînons rapidement, potage, fromages, fruits, et puis je retourne chez moi afin de me préparer à une nouvelle semaine. Elle m’a donné un tube de petites granules homéopathiques, je dors mieux qu’un bébé qui se réveille toutes les trois heures pour chouiner. Je vais au boulot en bien meilleur état. Je fais mon mea culpa auprès des personnes que j’ai rudoyées. Tous me disent comprendre. Comme Caroline me l’a raconté, les nouvelles vont vite dans les microcosmes et tout le monde était au courant de mon « râteau » avec Bérénice. Elle a d’ailleurs mauvaise réputation dans le milieu, et tout le monde craignait de la voir débarquer dans l’entreprise à un poste élevé, genre assistante de direction ou chef d’un service quelconque. En fait, c’est plutôt un soulagement pour les employés.
Caroline « Muraille » a repris son poste, invisible ouvrière de la bonne gestion de la boîte. Dire que je ne repense plus à Bérénice serait mentir. Mais j’y pense différemment, lui trouvant plein de défauts. Je fais le tri dans mon appartement, car elle y a laissé quelques traces : produits de maquillage, brosse à dents, à cheveux, et aussi quelques vêtements et sous-vêtements. « Des sous-vêtements de pétasse », dirait Caroline sans franchement se tromper. Notamment, elle avait une robe de chambre en tissu des Pyrénées, une sorte de chasuble qu’on enfile par la tête, très chaude et confortable. En l’examinant, il s’avère que le tissu laineux et épais est tout usé au niveau du pubis, il n’en reste que la trame. Caroline a raison, elle devait se masturber fréquemment pour user ainsi cette étoffe plutôt solide. L’anecdote la fera rire. Je fais donc un SMS à Bérénice pour lui proposer de mettre toutes ces affaires dans un sac et lui rapporter, même le déposer sur son palier :
OK, c’est comme moi, sans intérêt. Un gros paquet dans la poubelle de l’immeuble. Je continue chaque jour, pièce par pièce, à nettoyer et ranger mon chez-moi. On ne sait jamais, si Caroline s’y invite un jour. En revanche, je suis bien incapable d’acheter quoi que ce soit qui lui plaise, ignorant tout de ses goûts. C’est décidé, je vais mener mon enquête, en plus ça m’occupera l’esprit et en chassera Bérénice. Suite à son texto, je me suis d’ailleurs empressé de supprimer son numéro, de sinistre mémoire, de mon portable comme du fixe. Le vendredi, j’appelle Caroline pour savoir si elle veut bien m’héberger encore, afin d’éviter de trop longs moments de solitude et aussi parce qu’elle me fait du bien. Elle accepte immédiatement.
Nous vivons un week-end à peu près « normal », sans excès de quoi que ce soit, parlant plus de l’entreprise que de mes douleurs sentimentales qui, au final, s’estompent plus vite que je n’aurais cru. Sur les conseils de Caro, j’ai chargé une de mes commerciales de gérer le dossier de l’entreprise où travaille Bérénice, en l’informant un peu de l’âpreté de la négociation avec cette dernière. Elle me regarde un tantinet goguenarde et me dit :
Mon aventure et sa réputation ont déjà largement fait le tour de tous les services. De mon côté, l’instinct du professionnel a fait son petit travail en sourdine, et je questionne Caroline :
Cette fille est vraiment remarquable. Elle n’est pas utilisée à la hauteur de ses capacités, c’est sûr. Je passe le reste de la journée à lire son rapport sur son ordi, en lui faisant expliciter certains points. Elle est assise serrée près de moi, et je me surprends à aimer ça. Je perçois son parfum, non pas Chanel ou Givenchy, son parfum de femme, cet effluve si subtil qui vient après celui de la savonnette, celui de sa peau, de sa féminité, exhalée par sa chaleur. J’en suis troublé. En dehors de cela, il y a de réelles économies à réaliser d’un point de vue purement technique, sans investissements ou presque, et qui peuvent être mises en place très vite. Et puis il y a tout un pan managérial, à mener à plus long terme, disons entre trois et six mois, mais qui peuvent apporter beaucoup plus. Quant à la communication et au site Internet, nous sommes restés à l’âge de pierre à l’époque du smartphone 4G. Tout est à revoir, notamment entre ce qu’il est souhaitable d’externaliser et ce qu’il faudrait reprendre à notre compte. Il y a le principe, c’est souhaitable et ça sera voté, surtout en utilisant la technique de Caroline : pour faire passer une pilule, il faut un grand verre d’eau. Il faut donc hiérarchiser les propositions et faire des binômes, un gros plus pour un petit moins, et ça a des chances de passer.
Trois mois plus tard, l’entreprise commence visiblement à se transformer. Les personnes également. Un simple coup de peinture dans les ateliers, et c’est du mieux-être apporté, une forme de reconnaissance également, par la démonstration du souci pris eu égard des conditions de travail. Les absorbeurs de bruit, suspendus, en cloisons et sur les murs améliorent considérablement la qualité de vie, diminuant la fatigue quotidienne. Au bout de six mois, la salle de restauration, gaie, colorée et ensoleillée, bien équipée tant en mobilier qu’en matériel de cuisine, four, micro-ondes, plaques chauffantes, frigos, mais aussi télé et radio, enchante les employés. Tout comme la salle de détente, construite dans le prolongement, équipée de transats, de petits salons, de télés et de postes Internet. Les bureaux sont également rafraîchis, et toutes les ampoules changées pour des basses consommations avec un meilleur éclairage. Les façades extérieures, modifiées par les ajouts, sont également refaites avec une bonne isolation sous des plaques colorées. Des arbres et des arbustes sont plantés, notamment pour ombrager le parking. Il faut inaugurer toutes ces améliorations, frapper un grand coup, marquer les esprits. Alors Caroline, la nouvelle assistante de direction, et moi avons la bonne idée : nous marier et faire le banquet dans l’usine, un samedi, en invitant tout le monde.
Il faut dire que nous n’avons pas perdu de temps. Enfin si quand même, il m’a fallu trois longs mois pour dépasser avec Caroline le stade du petit bisou de bonjour et d’au revoir. Elle voulait être certaine que Bérénice était bien oubliée et qu’elle ne serait pas un pis-aller. Certainement pas. Plus le temps passe, plus je suis admiratif et amoureux de cette fille à la tête tellement bien faite et tellement bien posée sur ses épaules. Le jour où elle me fit offrande de sa poitrine sublime, je compris que c’était un acte de reddition. Je gobai ses tétons pointés vers le ciel, portés par d’admirables seins en virgules, son corps se tendit, se cambra, s’arc-bouta, ses poings et ses paupières se crispèrent, puis un vent de folie s’abattit sur elle. Ah, quel bonheur de faire vibrer ce merveilleux Stradivarius de l’érotisme, d’en affiner les sons de mes doigts et de ma langue et d’en tirer la plus vibrante et puissante symphonie de mon archet tendu. Le soleil brûlant de l’amour passionnel nous éclaboussa soudain, nous laissant éblouis et hébétés, ivres d’une telle plénitude. Ce que nous venions de vivre nous liait l’un à l’autre à jamais. Reconnaître ce lien par ceux du mariage devint soudain une évidence.
Les convives demandent, exigent même, que Caroline leur explique en détail le mystère de sa transformation physique. Certaines employées croient qu’elle a trouvé le secret de la beauté, de la jeunesse et de la minceur réunies. Quand ils savent la vérité, certains hommes commentent amers :
Les femmes exigent des preuves. Caroline doit aller chercher ses lunettes fumées pour faire une démonstration, sans l’odieux gel sur les cheveux, heureusement. Peu convaincue, l’assemblée se met à hurler :
Elle doit s’exécuter et enfiler le fameux gilet, qui termine découpé en petits morceaux emportés pas chacun comme souvenirs. Une véritable équipe vient de se former, qui se renforce par ma présence plus fréquente parmi eux, depuis que je partage une partie de mes charges avec mon assistante. Ce qui nous fait encore progresser, c’est justement l’implication des employés dans l’organisation du travail. En expression directe ou par le truchement d’une « boîte à idées », tous ces gens ont leurs petites astuces pour faciliter leurs tâches. Nous les érigeons en pratiques professionnelles et le gain en productivité est considérable. Tu étais loin de compte, ma Caro, en tablant sur 5% de gain de productivité au bout d’un an. Nous étions plus proches de 20%, malgré ou grâce à la présence d’apprentis, de stagiaires et de quelques contrats aidés, ce qui est nouveau dans l’entreprise, et presque autant en marge brute. Le choix est fait de répartir cette manne inespérée pour moitié au développement de l’entreprise et au remboursement d’emprunts, et pour autre moitié en prime exceptionnelle pour tous les employés, nous y compris.
C’est bienvenu, car nous faisons construire une jolie villa du côté de la rivière et de ce petit bois où jadis j’avais hurlé ma douleur. Cette époque révolue n’a qu’un an et me paraît pourtant si lointaine. Il faut que cette maison soit rapidement terminée, car le ventre de Caroline commence à s’arrondir. Je suis fou de bonheur.