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Temps de lecture estimé : 105 mn
08/12/20
corrigé 21/07/21
Résumé:  Une fable de confiné, un évangile à dormir debout, un vagabondage de doux mécréant, et encore... Bien que ce soit épais, ce n'est pas la Bible : on n'est pas obligé d'y croire. Paix sur la terre aux dieux de bonne volonté.
Critères:  #humour #délire #aventure #fantastique #conte fh sauna hotel
Auteur : Amarcord      Envoi mini-message
Les dieux sont tombés sur l'athlète




Note de l’auteur : Aucun dieu n’a été maltraité durant la production de ce texte riche en effets spéciaux. Malheureusement, ceux qui voudront s’en convaincre devront aller jusqu’à son terme, ce qui pourrait ressembler à un chemin de croix.



I – Naissance d’une déesse




Sur la plus haute marche du podium, Olympe Zenati ne put retenir une larme, quand retentirent les premiers accords de la Marseillaise. Huit médailles d’or et une d’argent accrochées à son cou en trois olympiades, du jamais vu. Le 200 mètres, le 400 mètres et la longueur, trois disciplines sur lesquelles elle établit son règne, écœurant la concurrence et éblouissant les foules de ses longues foulées caressant le tartan, comme si elle allait bientôt s’envoler. Et puis ce sourire à l’arrivée, lumineux, solaire, comme si tout cela n’avait pas coûté le moindre effort ni exigé de lourds sacrifices. Un joli mensonge, bien évidemment. Alors cette course serait la dernière, elle l’avait annoncé, et ce dernier rendez-vous, elle ne l’avait pas manqué. « Le jour de gloire est arrivé », pouvait-on lire sur ses lèvres, à mesure que s’élevaient les notes et le drapeau, et l’hymne ne s’était pas trompé. Ils furent nombreux, en France, à verser eux aussi leur larme, d’autant plus frissonnants qu’ils s’étaient réveillés en pleine nuit pour suivre la finale. Cette nuit-là, l’émotion ne fut pas seulement patriotique. Sur tous les continents, des hommes et des femmes se dirent que l’olympisme s’était trouvé un bien beau visage, et ils se sentirent un peu amoureux.


Toutes les rédactions ressortirent à nouveau la biographie linéaire de la championne. Naissance à Paris, enfance à Puteaux, entre une mère institutrice antillaise et un père kabyle, mécano dans une chaîne de service automobile. Ce qui lui valut son premier surnom, puisque, gamine, il lui arrivait de participer aux entraînements couverte non pas d’un coûteux justaucorps frappé des trois bandes ou de la virgule de rigueur, mais d’un simple t-shirt promotionnel recouvert du slogan « Va donc chez Speedy ! ». C’était un peu vexant pour les petites concurrentes, à qui elle mettait dès cette époque quelques longueurs dans la vue. Mais comme elle était aussi bonne camarade, et que sa rage de vaincre s’éteignait aussitôt franchie la ligne, elles ne lui en tenaient pas rigueur. À quoi bon la jalouser, d’ailleurs ? Elle régnait déjà sur les catégories d’âges, et toutes savaient que tôt ou tard, elles pourraient s’enorgueillir de l’avoir un jour côtoyée, approchée, suivie, vue s’échapper, avant de tomber affectueusement dans ses bras à l’arrivée. Olympe, elle, courait en poursuivant son rêve, celui de rejoindre sur les tables Marie-José Pérec, l’idole de sa mère, qui l’avait elle-même autrefois vue jaillir devant elle, irrésistible, là-bas, du côté de Basse-Terre.


Les journalistes avaient des curiosités aussi obsessionnelles que prévisibles.



Chez elle, on aimait la République, aussi. Et ça l’agaçait un peu d’avoir à le rappeler, comme si ses origines mélangées la rendaient un peu suspecte. Elle enrageait toujours en se remémorant le scandale ridicule que déclencha cette victoire aux championnats du monde, quand elle effectua son tour d’honneur sans s’envelopper préalablement du drapeau national, ce désormais lieu commun de la célébration athlétique. Elle n’y avait tout simplement pas pensé, ou bien personne n’avait été à portée pour le lui tendre, enfin, peu importe. Mais cela suffit à déclencher la polémique, non pas pour ce qu’elle avait fait, et en l’occurrence accompli, mais pour ce qu’elle avait omis, pour la simple distraction qui l’avait empêchée d’afficher ostensiblement un patriotisme pourtant réel, sans qu’il dût se parer des fantasmes textiles des autres.


Elle était glorieuse, Olympe, elle était belle et française, elle était black et beur à la fois, et elle refusait d’être érigée en symbole, quel qu’il soit. Être un porte-drapeau, décidément, non merci. Mais fallait pas non plus qu’on l’emmerde. La polémique, elle la laissait courir, sachant trop bien que celle-ci ne disposerait jamais des moyens de la rattraper. Elle refusa de se justifier, déclina les propositions d’en débattre face à l’inévitable polémiste contempteur de la décadence française, trop content de trouver de quoi alimenter son diagnostic du mirage multiculturel, et elle le fit sans agressivité aucune : avec son sourire désarmant.


Elle était fine mouche, malicieuse et têtue, Olympe. Joueuse aussi : on ne gagne rien sans prendre de risques, avait-elle coutume de dire. Alors, des risques, elle en prit, à commencer par celui de déplaire, mais en les calculant avec intelligence. Jamais plus elle ne parcourut de tour d’honneur sans le fameux drapeau tricolore, même si elle avait fini par trouver cette habitude plutôt puérile à force d’être mécanique. Mais aux championnats d’Europe, elle y ajouta la bannière européenne, à la grande joie du public berlinois. C’était cette fois inattaquable, mais on lui posa toutefois la question de ce choix. Elle se dit alors passionnément française et résolument européenne. Elle ajouta que l’Europe avait ses défauts, mais que si personne ne la portait avec exigence et fierté, si on ne la défendait que du bout des lèvres et sans enthousiasme, il ne faudrait pas s’étonner de voir fleurir bientôt d’autres Brexit. Certains la trouvèrent alors prétentieuse, d’autres voulurent y lire ce message : dans son patriotisme tricolore, le bleu n’était pas très Marine. Elle laissait dire, en haussant ses jolies épaules, ne calculait pas ses gestes, mais ne cherchait pas non plus une tribune. Et elle courait, toujours plus rapide et toujours plus libre.


Et puis il y eut l’apothéose, l’ultime médaille olympique et l’adieu à la compétition. Ce jour-là, elle se couvrit à la fois du drapeau français, et de celui, universel, des anneaux entrelacés, faisant coïncider son prénom et la légende.


Ce prénom, elle l’assumait en beauté, tout en décourageant toute tentative d’y voir un signe du destin. Parce que bien entendu, tout reporter ou hôte de talk-show ne pouvait jamais s’empêcher de commencer l’interview par l’inévitable apostrophe.



Alors, poliment, en dépit de l’agacement croissant que suscitait la paresse de ses interlocuteurs des media, elle répondait en souriant, et en s’abstenant à tout prix de préciser que ses parents avaient bien failli préférer « Victoire », sans non plus y attacher une quelconque préméditation sportive pour leur enfant à naître. Elle gardait le sourire sur TF1, France 2, M6, Canal+ et La Première, la chaîne d’outre-mer. Elle souriait sur France Inter, Europe 1, RTL ou NRJ. Elle souriait dans les émissions sportives, les journaux télévisés, les émissions culturelles, les programmes de variété, les émissions débiles, aussi, et Dieu sait qu’il y en a.


Elle souriait chaque fois qu’on lui posait cette éternelle question, sous ses formes à peine variées.



Et par conséquent, elle opposait toujours la même réponse, résolument pragmatique.



Chez nous ? Une part de son cœur était bel et bien enracinée aux Antilles, c’est vrai. Même si elle n’y avait longtemps séjourné en vacances qu’une année sur deux, chaque fois que ses parents avaient réussi à économiser assez que pour asseoir toute la famille dans ce Boeing 747 un peu fatigué de chez Corsair. Elle y retrouvait alors avec bonheur sa grand-mère, une lumière plus crue, des parfums puissants, des envies gourmandes. L’Algérie, c’était différent. Son père l’avait fuie au début des années de plomb, sous la terreur des islamistes du GIA. S’ils s’y étaient depuis lors rendus en visite en famille, et avaient été émerveillés par les paysages du Djurdjura et l’accueil reçu, elle vit dans les yeux de ce père si tendre que l’insouciance ne serait, elle, jamais de retour.


Était-elle fière ? Oui, bien sûr. Fière d’avoir remporté ces médailles. De s’être accrochée pendant quinze ans à ces séances d’entraînement toujours plus intenses. D’avoir surmonté quelques déceptions et blessures. D’avoir traversé ces coups de blues, les samedis où il faut se lever de bonne heure, et rejoindre à seize ans une obscure compétition à Montceau-les-Mines, quand les copines et les copains zoneraient à Paris en volant leurs premiers baisers. Fière de son pays, de l’avoir représenté dignement. Fière de ses parents, fière de leur fierté, à eux.


Mais prétentieuse, surtout pas. « A pa davwa ou sizé si chèz, pyé a-w pa ka trenné atè » lui avait un jour dit sa grand-mère, qui s’efforçait de lui apprendre des proverbes créoles : c’est pas parce que t’es assise sur une chaise que tes pieds traînent pas sur le sol. Autant dire que l’Olympe-mania qui avait envahi la France et bien au-delà, commençait à la gêner sérieusement. Tous voulaient l’inviter à leurs fêtes et à leurs dîners, la faire chanter sur leurs enregistrements, la faire défiler pour leur collection haute couture, la faire jouer dans leurs films. Les rappeurs, les designers, les empereurs du digital et les rois du CAC 40, les night-clubbers givrés et les producteurs véreux, les écrivains germanopratins et les politiques opportunistes. Tous voulaient la voir, la toucher, et puis la mettre dans leur lit aussi, enfin, tous ceux qui ne doutaient de rien, en tout cas.


Voici que cette folie prenait à présent des proportions presque inquiétantes, en suivant des voies irrationnelles. En cette époque où de nombreux contemporains en mal de sacré cherchent des réponses à leurs propres angoisses ou frustrations dans les théories du complot les plus improbables, elle apprit qu’un culte à sa personne venait de naître sur les réseaux zozos. Sa thèse, résumée ici à grand-peine, et en éliminant de nombreux détails superflus, était la suivante : elle n’était pas passée de Puteaux à la gloire. Elle avait été directement téléportée depuis un univers parallèle, messagère divine chargée d’avertir les humains du grand complot ourdi pour les exploiter et les contraindre au silence.


Alors, bien entendu, l’annonce de sa disparition, aussi soudaine qu’inquiétante, ne fut pas seulement une déflagration nationale. Elle ne fit qu’alimenter la foi soupçonneuse de ces adeptes non désirés.



***



Ce jour-là, Olympe s’était levée, douchée, coiffée, maquillée en hâte avant de prendre le volant de sa Tesla et rejoindre les bureaux de son agent, chez ASK. Elle l’aimait bien, Muriel, même si elle lui palpait 10% sur ses cachets – quoi de plus normal ? – et insistait dès lors parfois lourdement pour qu’elle accepte les lucratives propositions de faire l’actrice dans des films ou téléfilms dont elle n’avait que foutre. Chacun son métier, pensait-elle, et ce qui l’occupait davantage aujourd’hui, c’était de participer à une série documentaire visant à montrer d’autres facettes du sport. À propos de 10%, elle s’aperçut, un peu inquiète, que c’était la réserve de charge disponible sur ses batteries, et se reprocha d’avoir négligé de brancher le câble la veille, en rentrant. Fort heureusement, elle arrivait à destination, et elle enfonça bientôt le bouton du parlophone, attendant facilement vingt secondes avant que ne crachote la voix du préposé.



En se rangeant sur l’emplacement, elle constata avec soulagement que celui-ci était muni d’une borne de rechargement électrique. Sauvée ! La borne précisait qu’elle ne serait active qu’après avoir contacté la centrale, sur la simple pression du bouton bleu.



Olympe s’approcha de la borne. Son regard parcourut le panneau d’instructions. Elle pesta : pourquoi ne s’arrangeaient-ils pas pour harmoniser les modèles ? Fort heureusement, elle aperçut un bouton vert, surmonté du texte suivant :



« En cas de problème ou de doute,

pressez ce bouton pour entrer en contact

avec le gestionnaire de ce texte. »



Et c’est comme ça que, pour la première fois, elle découvrit ma voix, et moi, celle de mon personnage principal.






Bonjour Olympe, tu as besoin de mon aide ? Oui, moi aussi, ça me fait plaisir, et comment ! Comment tu dis ? Ça te plaît pas du tout, cette histoire de disparition ? T’es pas à l’aise dans le parking ? Du coup, tu préférerais aller faire personnage ailleurs, chez un autre auteur ? Chez qui ça ? Samuel ? J’adore ce qu’il fait, ses textes m’enchantent, moi aussi, mais je le connais pas bien. Il aime le sport, tu crois ? Qui d’autre, comme auteur ? Houlà ! T’as pas froid aux yeux ! Beaucoup plus soft chez moi. Et puis t’as déjà regardé ses concordances de temps ? Eh ben jette un coup d’œil, à l’occasion, et on en reparle !


Non, écoute, sérieusement, rassure-toi, il ne va rien t’arriver dans ce parking. Je suis incapable d’écrire des trucs pareils, j’en perdrais le sommeil. Si tu veux des références, je peux te donner les noms des filles avec qui j’ai déjà bossé dans mes textes précédents, et elles te confirmeront que ça s’est toujours bien passé. Tu es en sécurité. D’ailleurs il y a un agent. Non, pas chez ASK. Un agent de sécurité. Bidochon Maurice. Ça te rassure pas davantage, au contraire ? T’as tort. Il ne va rien se passer dans le parking, je te dis. Et après le parking ? J’en sais rien, j’ai pas plus d’infos que toi. Faut encore que je l’invente. Mais quoi qu’il arrive, je veillerai à ce qu’il ne t’arrive rien de fâcheux. Promis. D’ailleurs, parfois on me le reproche. T’as déjà lu le 18 795 ? 18 000 signes sur un type assis tout seul dans une chambre d’hôtel où il ne se passe rien ! Non, même pas, il se tourne les pouces et il attend. Tu vois, le pire qui puisse t’arriver, c’est de t’emmerder.


Donne-moi une chance, Olympe, me laisse pas tomber ! Tu veux poser tes conditions ? Lesquelles ? Rencontrer du beau monde, des gens connus ? Te faire plein de nouveaux copains ? Ah non, désolé, moi j’écris pas sur les partouzes, c’est pas mon truc. Le maximum que j’ai fait, c’est un trio. Ça t’arrange, c’est exclu pour toi aussi ? Tant mieux, alors, tu vois qu’on était faits pour se rencontrer ! Bon, je note : plein de nouveaux potes, mais pas à la queue leu leu, et du beau linge, haut placé. Non, j’ai bien compris, c’est pas le fric qui t’impressionne. Des gens qui ont du caractère, de la personnalité. Encore autre chose ? Tu veux rencontrer l’amour ? C’est un peu le principe, ici. Ah ouais, comme ça, carrément. L’eau de rose, zut alors. Pour une fois, je voulais éviter, mais tu ne me laisses pas le choix. Pas juste un plan cul à la va-vite, c’est noté aussi. Et il ressemble à quoi, ton idéal masculin ? Je vois. Un peu mon genre, quoi. Si, si, je t’assure. Bon, c’est tout, j’espère ! Rien d’autre ? Une carafe d’eau, une corbeille de pain ? Parce que sinon, autant que tu l’écrives à ma place, cette histoire. Comment ça, le cachet que je dois voir avec Muriel ? Et tu fais quoi pour ce prix-là ? Pourquoi tu rigoles ? Tu me charriais ? T’es taquine, dis donc ! J’aime mieux ça, je suis un peu court, pour le moment.


Et sinon ? C’est vrai, ça t’a plu ? Merci, ça me touche. Tant mieux si c’est fidèle, mais tu sais, on se documente. Bon, tant qu’on y est, y’a un truc dont je dois te parler. C’est un poil trop sérieux et trop propre sur toi, jusqu’ici. Le sport, papa, maman, vive la France et tout ça… Notre lectorat spécifique attend un peu autre chose aussi, même s’ils savent parfaitement que chez moi, c’est pas vraiment le Bois de Boulogne by night. Mais on n’est pas dans Le Monde Diplomatique, non plus, tu vois. Je t’ai sacrée héroïne de toute la France, mais de là à ce que tu deviennes la Pucelle de Puteaux… Ça tombe bien, tu dis ? Ouais. Je vois. T’as pas envie non plus de passer pour une coincée. On est bien d’accord. Alors voilà ce que je te propose : tu branches le foutu câble sur ta bagnole, à la limite, tu prends un café pour patienter, et pendant ce temps-là, j’écris un petit flash-back un peu plus léger. Bon, peut-être pas d’emblée l’heureux élu, mais au moins une jolie rencontre. Avec qui ? Attends, je regarde ce que j’ai sous la main… Je crois que j’ai ce qu’il faut, j’ai déjà travaillé avec lui, il est très correct, et il est disponible, vu qu’il a pas eu trop de chance, récemment. Non, non, soft, la scène, je t’assure. Pas de gros plan, pas de description précise, tu dis ? Plutôt évoquer ? Ça marche, ça me plaît bien, ça, justement. Tu sais, en la matière, on en fait toujours de trop. Plus on laisse de place à l’imagination, plus c’est réussi. À tout de suite, on se retrouve bientôt, devant l’ascenseur.






Olympe vit les diodes de la borne clignoter, lui confirmant la recharge en cours. La conversation cocasse avec le gardien l’avait mise d’excellente humeur. Quel soulagement de trouver enfin quelqu’un qui ignore tout de votre existence ! La curiosité des gens était le plus souvent bien intentionnée, elle n’en était pas moins envahissante. Sans même parler des paparazzi, toujours à l’affût pour la surprendre. Elle connaissait par cœur leurs visages, identifiait d’un coup d’œil les planques où ils s’abritaient pour saisir d’elle un instantané dans la rue, si possible accompagnée, afin de pouvoir lui prêter une romance à la une de la presse à sensation. Pas plus tard que la semaine dernière, le magazine Girlz avait fait sa couverture d’une très banale photo où on la voyait discuter avec un homme de façon tout innocente. Ce nouveau et mystérieux compagnon qu’on lui prêtait n’était autre que l’entrepreneur venu préparer le devis de rénovation de son appartement. Elle en rit beaucoup, un peu embarrassée toutefois en pensant à l’atmosphère lourde que l’homme de l’art trouverait le soir même à domicile, quand sa femme rentrerait du salon de coiffure, les cheveux joliment coupés, mais l’humeur en bataille.




~~∞∆∞~~




II – Ève




À vrai dire, pour ce qui est des voleurs d’images, elle avait désormais à nouveau une longueur d’avance, pour ne pas dire une botte secrète, depuis un épisode intervenu lors d’un bref séjour de repos chez sa grand-mère.


Elle s’était crue seule, ce jour-là, et à l’abri des regards, sur la plage de Grande Anse, quand en voulant se changer après la baignade, elle tomba le haut du maillot. Et puis elle capta le reflet lointain et brillant d’un objet dont elle comprit aussitôt qu’il s’agissait de la lentille d’un téléobjectif panorbital stabilisé à lentilles bifluorées et spectrographe à neutrons, l’ennemi mortel du pipole en petite tenue ou en situation d’adultère. Le photographe venait lui-même de capter le Saint Graal, et jubilait en la voyant se découper si nette et peu vêtue dans le collimateur de son Nikon. Une euphorie toute passagère : il comprit à son regard que, malgré toutes ses précautions, elle l’avait aperçu camouflé à deux cents mètres de distance environ.


Deux cents mètres ? Le calcul était simple : il ne lui faudrait que 21 secondes et 48 centièmes pour se précipiter sur lui, lui arracher l’appareil, et en extraire les cartes mémoire, rendant illusoire toute tentative préalable de décamper en mettant à l’abri son barda. Le pronostic était presque correct, elle se demanda même ensuite si, la rage aidant, elle n’avait pas ce jour-là battu son record personnel. Quant à lui, résigné, il se contenta de maintenir la pression du doigt sur le déclencheur tout au long de la course, dépité à l’avance que la plus belle rafale de photos sportives probablement jamais captées à ce jour soit bientôt promise à un sort funeste.


Il eut pour consolation de la trouver bientôt toute proche, haletante et à demi nue, renversante, le visage fermé, certes, mais presque plus curieuse que véritablement en colère. Elle lui demanda son nom, ce que Jonas lui donna volontiers, et elle lui confia en échange que son visage lui était familier, et que si elle refusait de lui rendre les précieuses petites plaques de silicium, elle lui reconnaissait une ténacité hors du commun, bien supérieure encore à celle de ses confrères. « Sans rancune ? » fit-elle en lui tendant la main. « Sans rancune ! » confirma-t-il en l’acceptant, les yeux bientôt surexposés par l’éclat de l’inattendu sourire qu’elle lui offrit en généreux signe d’apaisement.


De façon tout aussi inattendue, elle proposa alors de prendre un pot au délicieux petit bar jouxtant la plage, La fiancée des Pirates, pour sceller la trêve. Proposition qu’il accepta avec une joie non dissimulée, à peine tempérée par la déception de la voir s’y asseoir cette fois couverte d’un débardeur. Elle se livra peu, mais écouta longuement Jonas lui expliquer la face cachée du métier de ses tourmenteurs à longue focale. Paparazzo, c’était rarement une vocation, ce n’était souvent qu’un pis-aller pour des photo-reporters talentueux, mais privés de missions dignes d’intérêt de la part des organes de presse de qualité. Désormais il fallait de l’image qui bouge, de l’instantanéité, et puis les grands de ce monde avaient déjà ruiné une bonne part du marché en postant eux-mêmes au quotidien sur Instagram des autoportraits pris à bout de bras, grotesques et sans intérêt.



C’est là que Jonas se liquéfia, en apercevant un fin sourire se dessiner sur ses jolies lèvres pleines, assorti d’un clin d’œil. Accordé au bruit des vagues, ce moment éveilla en lui une sensation de déjà vu, ramenant vers lui le souvenir d’un autre rivage, et celui d’une fille un peu sauvage qu’il y avait aimée.



Dès ce moment, elle ne parut plus gênée pour un sou. Elle avait choisi de lui faire confiance, et comme toujours, elle assumait le risque. En revanche, elle commanda une nouvelle tournée de Ti’ Punch. Et puis se fit plus curieuse.



Il frissonna en la voyant lui sourire, les yeux malicieux et gourmands



Elle lui tendit les cartes mémoire. Ce fut aussi naturel que ça.



***



Le soir même, Jonas travailla à l’hôtel pour trier les photos sur son MacBook Pro. Assis sur le lit, et l’ordinateur sur les genoux. Pas terrible pour l’ergonomie, mais à la guerre comme à la guerre. La chambre était modeste : il avait déjà raclé les fonds de tiroir pour le billet d’avion, et il s’en était fallu de peu pour qu’il ne rentre pas seulement bredouille, mais fauché. C’est là qu’Olympe, curieuse et même inquiète du résultat, le trouva occupé à optimiser les clichés en affinant les réglages, les courbes de contrastes, la fidélité des couleurs, ce genre de choses.



Ils rirent spontanément. Une complicité de conspirateurs.



— Je laisserai le soin du calcul à Muriel, mon agent. Elle sera ravie de prendre 10%. Et puis de toute façon, ce fric, je ne le garderai pas pour moi. Je le verserai à une association qui lutte contre les violences faites aux femmes.⁽¹⁾ Un peu contradictoire, je sais, quand on s’exhibe comme de la viande à l’étalage, mais au moins j’aurai la conscience un peu plus tranquille.



Une promesse est une promesse. Il est temps de tirer pudiquement le rideau, en se contentant de la bande-son, exclusivement centrée sur la voix d’Olympe. Il faut parfois tendre l’oreille, son volume a baissé, son débit s’est fait plus lascif. Sûrement le Ti’Punch. Si ça vous intéresse, je lui demanderai le nom de la marque, à l’occasion.



Tu permets que je te fasse une retouche ou deux, moi aussi ?

Tu vois, la chemise, là, trop sévère ! Ouvrir un peu… deux boutons… peut-être trois. Oui, c’est mieux !

Allez, soyons fous, quatre !

Attends, je te l’enlève, au point où on en est…

Mais c’est que t’avais bien trop chaud, là-dessous !

Y’a pas d’airco dans la chambre ? Pas le budget ?

C’est rien, on va se débrouiller autrement. Avec mes moyens du bord.

Regarde, je vais souffler. Faire glisser mes alizés sur tes côtes-sous-le-vent. Poser de petits baisers sucrés-salés, aussi. Ça aide ?

Et puis apaiser ta fièvre en imposant sur toi mes mains fraîches.

Normal, le verre est glacé. C’est bon, ce truc-là, ça se laisse boire.

T’es un petit gars sensible, dis donc ! T’aimes te faire dorloter.

C’est doux ? Ça te fait du bien ? Par contre, je t’assure, t’as vraiment l’air tendu…

Si, j’insiste. Je crois qu’une vérification s’impose. (rires)

Oh, mais, mon petit chéri… T’as sorti le zoom !

T’embrasses bien. Fais voir, encore ?

C’est le Ti’ Punch qui te fait cet effet-là ?

Parce que moi, j’avoue que je tourne un peu.

Ça guinche dans ma tête. Comme une envie de remuer le bassin en rythme…

Tu sais quoi ? Je vais me mettre à l’aise aussi. Comme tout à l’heure.

Je garde juste le minimum syndical. Ça te va, comme deal ? C’est équitable ?

Je conserve uniquement un petit billet à l’abri. Histoire d’avoir un pourboire à te laisser si je suis convaincue par le service.

Tu disais quoi déjà, tout à l’heure ?

Sensuelle ?

Naturelle ?

C’est vrai qu’ils le sont. Tu en doutes ? Garanti, pourtant, c’est du bio, du fruit vert.

Tu les aimes, mes tétés-doubout ? Mes tétés-négrès ?

Tu peux toucher. Sinon je vais me vexer. Voilà.

Tiens, j’ai la même réaction que toi. On dirait bien que ça durcit.

Et si je rajoute une goutte du cocktail, sur mes chapeaux pointus ?

Ohlala, c’est froid ! Ça pique un peu ! Faut que tu me les éteignes…

Que tu me les goûtes, tous mes produits locaux.

Oh, mais dis donc, t’as bouch agoulou ! Tu trouves que j’ai bon goût ?

Mon petit paparazzo tout nu… Tout dur, aussi.

Tu sais, t’as pas tout vu, encore.

C’est dommage, parce que là, c’est vraiment tout doux.

Tout gentil, tout tendre. Et accueillant aussi.

Tu veux voir ? Tu sais quoi ? C’est cadeau ! Juste pour toi. En gros plan.

Et moi je vais soigner ton petit soldat, ton dur à cuire.

Il est si sage, si docile, si patient au garde-à-vous.

Sisé, sisé doucement, tout doucement… Tilamp tilamp !

Attention au faux départ. Tendu, c’est bien, mais crispé, pas du tout.

Fais-moi confiance, j’ai la technique…

J’ai pas envie d’un sprint, ce soir. Plutôt d’un marathon.

Et puis je me mettrais bien à la perche…

Faire se rencontrer nos différences. Tout dur… Tout doux… Tout dur… Tout doux…

Tu sais ce qu’on dit, par ici ? Si Koko pa ni zépòl, kòkòt pa ni kontè.

Si rien n’arrête la verge, le vagin n’a pas de compteur…



***



Jonas avait raison, bien sûr.


Les photos s’arrachèrent pour une fortune. Et leur publication fit s’envoler les tirages des titres qui les mirent à la une.


Olympe - les photos volées

La bombe olympique explose en plein lagon !


Un titre assez bien trouvé, en l’occurrence. C’est fou le peu qu’il faut pour déclencher une réaction en chaîne. Un petit bas de maillot en tricot blanc porté sur une peau mate, et pour le reste, rien, rien qu’un corps superlatif, une lumière caressante, et les frissons qui déferlent en ondes de choc sur l’épiderme de ceux qui découvrent l’objet du désir.


Il n’en faut pas davantage pour faire de vous un fantasme érotique planétaire, sauf peut-être pour ceux qui, comme Bidochon Maurice, portent une affection exclusive aux blondes à fort coefficient mammaire.




~~∞∆∞~~




III – Lecture pour l’Ascension




En pénétrant dans l’ascenseur, elle ne remarqua rien d’anormal, à part peut-être la présence d’un écran tactile de taille exceptionnellement généreuse pour poser le choix de l’étage de destination, compte tenu de la hauteur raisonnable du bâtiment. Mais elle n’eut aucune peine à y apercevoir l’acronyme ASK, et poussa distraitement sur le chiffre 3 en vis-à-vis. Les portes se refermèrent, et la cabine s’éleva prestement, accélérant même de façon très sensible, bien plus longuement et vivement qu’on aurait pu s’y attendre pour couvrir une distance verticale relativement modeste. Pour un peu, elle eut l’impression d’avoir traversé la plage d’élan du sautoir à vitesse supersonique, marqué violemment l’appel à la limite de la planche, et de flotter dans l’air au ralenti, en tentant d’atteindre un point de chute vertigineusement lointain dans le bac à sable de réception.


L’ascenseur ralentit pourtant, les portes s’ouvrirent, et elle déboucha dans un patio lumineux, presque aveuglant. Face à elle, une jeune femme assez distinguée l’attendait derrière un comptoir de marbre blanc très épuré.



Olympe se retourna et vit un homme se diriger vers elle avec un large sourire. Elle se dit qu’il devait être un senior dans cette boîte, un décisionnaire. Il dégageait une sereine assurance. Barbe blanche fournie, mais soignée, cheveux du même sel, coiffant son visage en ondulations aussi longues que savantes, il était sapé dans un costume magnifique, manifestement coupé sur mesure dans un luxueux drap italien à fin liseré. Cravate de soie et pochette assortie, chaussures cirées… Sobre sans être sévère, moderne sans fantaisie excessive, il avait vraiment beaucoup d’allure. Elle se dit qu’autant il n’y avait rien de pire qu’un vieux beau qui se pomponne en croyant faire jeune sans tromper quiconque, autant un homme qui assume son âge avec une telle classe intemporelle peut être follement séduisant, et d’autant plus lorsqu’il n’en abuse pas pour pathétiquement tenter de conquérir des jeunes femmes dont il pourrait être le grand-père. Cet homme-là n’avait pas un regard concupiscent, mais bienveillant. Aussi réfréna-t-elle poliment son envie de mettre aussitôt fin au malentendu et quitter cette entreprise étrange pour reprendre l’ascenseur, déjà inquiète d’arriver en retard à son rendez-vous. Elle offrit pourtant à l’homme son plus beau sourire, ce qui aurait déjà pu faire défaillir bien des mâles moins aguerris, et accepta la main soignée qu’il lui tendit.



Un peu abasourdie, Olympe s’entendit répondre mécaniquement, comme par réflexe, comme si le pistolet du starter venait de retentir, libérant toute son énergie accumulée pour jaillir des starting-blocks.



Dieu ne releva pas la pique. Parfois, il est comme ça, Dieu, il fait la sourde oreille.



Olympe jeta un bref coup d’œil au petit bristol que l’homme venait de lui tendre avant de disparaître dans un couloir.



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Association Divine Dieu & Fils & Partenaires


Dieu le Père

Fondateur


Priez-Moi et Je vous aiderai aussitôt.

Ici et partout, 24 heures sur 24, tous les jours, même et surtout le dimanche.


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Elle releva lentement les yeux vers Athéna, se figea un instant, avant d’éclater de rire.



Olympe obtempéra, mais à contrecœur. La plaisanterie s’enlisait, et puis le cadran de sa montre lui indiquait que Muriel devait désormais pester en l’attendant. Elle s’étonna même que la sonnerie de son iPhone n’ait pas encore retenti.




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IV – Le Livre des Révélations



Athéna avait tiré les rideaux, expliqué le fonctionnement du badge déverrouillant la porte, et fourni toutes les explications relatives à l’équipement de la suite luxueuse qui serait désormais celle d’Olympe. La déesse grecque se montrait plus qu’attentionnée : amicale. Elle était rapidement passée au tutoiement, tel qu’il se pratiquait désormais volontiers de façon informelle entre collègues divins. Antique ne veut pas dire vieux jeu.



KO debout, Olympe ne réagit pas, le regard perdu dans le vide. Elle finit par s’asseoir sur le lit épais, se remémorant le moment où, en quittant le couloir derrière son hôtesse, elle avait débouché dans une immense verrière baignée de lumière. Son plafond était si élevé que l’on apercevait de petits cumulus de condensation se former sous sa lointaine cime. Elle retombait parfois en minuscules averses sur les groupes d’arbres d’essences diverses qui s’épanouissaient çà et là en formant un étonnant arboretum couvrant différents biotopes. Il y avait des zones arides où ne poussaient que des cactées, de foisonnantes zones tropicales, des zones tempérées où grimpaient résineux et feuillus, et même une zone glaciale en permanence couverte de neige.



De grands transats immaculés étaient alignés le long de deux larges piscines, dont l’une était traversée par des vagues.



Elles s’étaient rapprochées des baies qui y donnaient accès, et il y avait effectivement foule sur cette vaste esplanade de marbre blanc, qui semblait flotter au-dessus des nuages, inondée d’un soleil généreux sans être cuisant. Sur le côté droit, un ascenseur transparent menait à une plate-forme surélevée d’une cinquantaine de mètres. Olympe y avait aperçu, près de la rambarde, une série de télescopes plongeant vers le bas.



Une question brûlait les lèvres d’Olympe, qui avait fini par la poser.



La déesse grecque s’était d’ailleurs empressée de prouver à la nouvelle venue que tout le gotha des cieux, aussi varié qu’il fût, cohabitait en bonne intelligence. En franchissant la porte menant au solarium, elle s’était mise à dresser l’inventaire des présences.



Athéna ne s’était pas limitée pas à la description. Elle avait aussi entrepris de présenter un à un à Olympe chacun des dieux du solarium. Les Égyptiens, racés et coquets, toujours soucieux de présenter leur bon profil. Les Aztèques, les Incas, les Mayas. Les Germaniques, les Nordiques, les Celtiques et les Slaves, les Mésopotamiens, les Indiens. Les Africains, les Asiatiques, les Polynésiens, les Mélanésiens… Il y en avait bien du monde, à qui serrer la pince.



— Tout le monde, c’est beaucoup dire. Il y en a par exemple un qui n’aime pas trop se montrer, alors on va respecter son souhait, pour ne pas faire d’histoires.⁽²⁾ Et puis il y a ceux dont on ignore même s’ils sont là, comme Agnosthos Theos, le dieu grec inconnu, le dieu invisible, celui que mes coreligionnaires vénéraient à tout hasard, pour être certains de ne froisser personne. Mais c’est bien assez pour aujourd’hui, je te vois fatiguée, je vais te mener à ta suite.



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V – Retraite au désert




La suite était silencieuse. Athéna l’avait quittée quelques minutes auparavant, un délai au cours duquel Olympe était restée inerte. Son regard était planté à l’horizontale, distraitement rivé sur le mur. Elle finit par s’apercevoir que cette tache rouge dans son champ de vision était ce petit boîtier métallique couvert d’une vitre, qu’elle avait souvent vu dans les hôtels fréquentés durant sa carrière, sans jamais y prêter attention. Lentement, elle sortit de sa torpeur et déchiffra les instructions.


« En cas d’urgence, brisez la vitre, et parlez à l’être suprême de votre choix. »


Alors Olympe saisit le petit marteau, et suivit le conseil.


Elle s’adressa à moi.






Ce que tu fous la ? Dans quel délire je t’ai plongée ? Mais non, je t’assure, je n’écris pas sous acide ! Je crains bien que tu aies atterri au beau milieu de mon cortex cérébral. Et en ce moment, avec le confinement, il s’y passe des trucs bizarres que je ne maîtrise pas.


D’où viens-tu, où vas-tu, et quel est le sens de tout ça ? Tout de suite les questions qui fâchent ! Et pourquoi tous ces dieux autour de toi ? Mais j’en sais rien, moi ! J’arrive déjà pas à croire que c’est moi qui ai été tiré au sort pour prêcher leur bonne parole. C’est inattendu, l’Esprit s’est posé sur moi.


Et d’habitude, ça se passe pas du tout comme ça : Dieu tout puissant te file les tablettes déjà gravées à l’avance, et t’as plus qu’à recopier au propre, à photocopier, et à faire circuler les tracts.


Ou alors, un jour, tu te balades en forêt avec le chien, et puis tu croises une dame très gentille, bien distinguée et tout, qui te dit un truc du genre : « Salut Amarcord ! Fait beau, aujourd’hui, pas vrai ? On a eu une belle saison. En balade ? Tu vas aux champignons ? T’as raison d’en profiter. Écoute-moi bien, je vais te révéler un grand et terrible secret que tu ne pourras répéter à personne, sauf à Sa Sainteté le Pape : demain, il va pleuvoir. N’oublie pas ton anorak. Sors bien protégé. Et sinon, à part ça, voici ce que j’attends de toi : construis-moi une basilique ! »


Au moins, là, c’est simple, c’est clair, c’est précis. Presque facile. J’ai en revanche jamais compris pourquoi elle le disait pas directement au Pape, son secret, sans faire le détour par mon coin à champignons. Je le dis respectueusement, affectueusement, même, j’ai rien contre les apparitions. C’est juste que parfois le message est pas très clair, à tel point que tu te demandes si c’est pas volontaire. Comme si, plutôt que de prendre rendez-vous au Vatican, une résistante parachutée par Londres atterrissait devant toi en pleine cambrousse, en ’43, pour te parler en code, avec un air entendu : po-po-po-pom ! « Les carottes sont cuites ! » / « T’as l’bonjour de Georgette ! » / « La basilique est dans ton jardin ! »

Merci, Madame !


Mais là, je l’avoue, la révélation qui m’est tombée sur le râble, c’est encore bien pire, j’en perds mon latin de messe. Je comprends pas ce que j’écris, d’où ça sort, où ça va. Pourquoi on m’a choisi en haut lieu, moi. Pour écrire çà. Et pour le publier ici.


T’as un peu le blues ? Tu te sens toute seule ? Attends, je vais te tenir compagnie. Tenter de t’amuser. Ça sert qu’à ça d’ailleurs, mes pitreries, à faire sourire. Ça ne cherche à blesser personne. Qu’ils me pardonnent mes offenses, les dieux, comme je leur pardonne volontiers celles que nous infligent en leurs noms leurs adorateurs trop zélés. Et puis ils auraient bien mauvaise foi à me reprocher ces mots que je trace à l’instant : ce n’est que leur Volonté en train de s’accomplir. Faut savoir ce qu’on veut. Assumer. Et s’ils l’ont voulu, c’est donc qu’il leur plaît que je te console. Que je parte en vrille, que je laisse ma fantaisie t’envelopper comme on dépose une caresse sur une joue. Comme on invente une histoire pour un enfant, après l’avoir bordé. Elle n’a ni queue ni tête, mais on le prend par l’imagination pour l’emmener vers un sommeil souriant. On a les super-pouvoirs qu’on peut ; en tout cas, je n’en voudrais pas d’autres que celui-là. L’homme-araignée ? Wonder-Woman ? Captain America ? Ils m’ont toujours laissé de marbre. Je voudrais être le super-gardien des rêves. Les doux, les sensuels, les malicieux. Ceux qui font se soulever joliment les lèvres, pour d’inconscients baisers nocturnes. D’ailleurs je t’ai vue sourire à un moment, ou je me trompe ? Tu ris, à présent ? J’aime mieux ça ! J’adore, même. Il n’y a rien de plus beau, ou presque. Alors, écoute, je vais te le dire, pourquoi tu es là. Et où je veux t’emmener.


Que je t’explique. Que tu comprennes comment ça marche, la mécanique capricieuse d’un minuscule auteur d’histoires à dormir debout. Ça a débuté comme ça. Moi, j’avais jamais rien dit. Rien. C’est Patrik qui m’a fait écrire ce voyage au bout de ma nuit. Sans le savoir, en plus. J’étais sur le forum de Rêvebébé. C’est plutôt sympa. Les gens feraient bien d’y aller plus souvent. Je suis donc dans un fil de discussion consacré au prochain concours, et il est demandé aux habitués du bar quel thème les botterait. Aux dernières nouvelles, ils sont plutôt d’humeur guerrière, mais en mode balles à blanc. Et puis l’ami Patrik pointe le bout de son nez (restons convenables). Il est drôlement fécond, Patrik. Une anomalie démographique à lui tout seul. Il te repeuplerait la France, que dis-je ? Le désert de Zobi ! Il a toujours un fer au feu et une zigounette qui traîne dans un pilou-pilou, comme disait l’ami Pierrot. Et voilà-t-y pas qu’il nous dit comme ça : « dites donc, les gars, moi aussi, j’ai un truc à vous proposer. Il se trouve que j’ai déjà narré l’histoire d’un dieu-canasson et d’un dieu bovin. Il en reste plein, des dieux, alors on pourrait pt’êt se répartir le boulot pour rédiger l’encyclopédie complète du gratin divin ? »


Le sujet, disait-il, c’est, je cite, « une nouvelle petite humaine vient mettre le souk dans l’assemblée des Dieux. » Concours ou pas, j’ai trouvé l’intitulé marrant, et d’autant plus que dans mes histoires, j’aime bien que les femmes soient au volant. Je préfère. Ça me rassure. Elles ont rarement ce besoin un peu puéril de frimer, de rouler des mécaniques. Faut pas généraliser : j’en vois malheureusement aussi beaucoup qui abusent du tuning, qui surgonflent les pneus ou qui replâtrent la carrosserie. Quel dommage. Si elles savaient ce qui nous émeut vraiment… Mais j’ai dit banco, pour l’empêcheuse de régner en rond. Sauf que Patrik précisait aussitôt que les dieux concernés devraient être zoomorphes.


Aïe.


Déjà, en matière de dieux, je connais juste mes classiques. C’est comme en cuisine. Je vénère surtout local et assez rarement exotique. Et pour ce qui est des bestiaux, à part le truc Chasse & Pêche avec concert de cors en Sologne que tu te farcis la nuit sur la télé parce que tu trouves pas le sommeil, je manque de documentation. Y’avait bien le recueil pédagogique avec les images à collectionner qu’ils offraient pour les gosses, chez Leclerc, mais ma femme préfère le Super U. Du coup, on n’a pas réuni assez de timbres pour coller toutes les vignettes, loin de là. En gros, le choix, pour compléter la série de Patrik, était limité entre le dieu-castor à la queue plate, le dieu-paresseux, qui risquait pas de faire recette, ou encore le dieu-phoque, sans commentaire.


Bref, je me suis rabattu sur les dieux que je connaissais. Il me manquait encore la fameuse petite humaine. Un jeu de mots tout moisi m’est passé par la tête. Il me fallait donc une athlète. Ça ne pouvait forcément être que toi. Tu serais arrivée deuxième, t’aurais pris la médaille d’argent, c’est peut-être la Jamaïcaine qui serait à ta place, même si j’en doute. Belle fille, elle aussi, c’est sûr. Mais j’aurais dû tout pondre en anglais en fumant du ganja, et le résultat ne risquait pas d’en devenir plus classique.


Et puis en lisant sur le site, j’ai vu qu’il y avait des gars (ou des garces) qui hésitaient pas à balancer du lourd, genre 120K caractères, voire plus si affinités. Intimidant à lire. Un jour, les correcteurs se mettront en grève, tu vas voir. Et les 35 heures, alors ? Mais je me suis dit : pourquoi pas ? Un fantasme stupide : écrire une longue histoire, juste pour découvrir l’impression que ça fait d’en avoir une vraiment grosse. C’est comme ça que tu te retrouves dans un roman-fleuve, Olympe. Je te l’accorde, dans ton cas, il risque d’être un peu long et tout sauf tranquille. Je sais, ton truc c’est le sprint, pas la course de fond. Et ici, c’est parti pour être vraiment long, et vraiment con.


Mais la vraie bonne nouvelle, c’est Patrik qui l’a annoncée. Écoute bien ce qu’il avait ajouté : « Et cette mortelle n’est pas disposée à jouer les bénies-oui-oui de service. » Bref, t’es libre d’être toi-même !


Comment ? T’en as rien à foutre ? C’est pas ton problème ? C’était marrant cinq minutes, mais là, tu veux te casser ? Non, désolé, Olympe, pas maintenant, pas tout de suite. Faut faire preuve d’un minimum de politesse envers tes hôtes. C’est pas n’importe qui, quand même, ces gens-là. Vaut mieux pas les froisser. Déjà que je t’ai fait arriver en visite comme ça, les mains vides… Même pas un bouquet d’immortelles, des chocolats, une bonne bouteille de Kiravi, ou, au pire, le dernier livre de Christine Sanglot, pour caler la table. Ça se fait pas ! Faut rester polie, fais un petit effort, je t’en prie, et j’en ferai un aussi. Je te garantis rien, mais je vais voir ce que je peux faire. Je vais commencer par une aspirine.


Courage. L’éternité, c’est jamais qu’un long mauvais moment à passer.






En raccrochant, je me suis dit qu’elle avait l’air déprimée pour de bon, Olympe, et ça m’a un peu inquiété. Alors j’ai employé les grands moyens.




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VI – Transfiguration




Olympe sortait en peignoir éponge de la salle de bains, où elle s’était longuement laissée engourdir par la chaleur de l’eau, lorsqu’on frappa à la porte. Athéna était de retour, poussant un chariot d’hôtel.



Olympe fut émue par la générosité et la bienveillance de la déesse grecque. La sympathie était réciproque. Seule cette situation folle maintenait en elle une forme de réticence à témoigner son affection. En d’autres lieux, elle l’aurait déjà serrée dans ses bras. Ne souhaitant pas faire languir sa visiteuse, Olympe démaillota aussitôt le présent, désossa la boîte, écarta le papier de soie, et la tenue apparut.



Des voix féminines se firent entendre derrière la porte entrebâillée.



Rien de tel pour le moral d’une fille que de parler chiffons avec des copines. Et plus encore si elle tient dans ses mains un petit bout d’étoffe coupée de main de maître, qui lui appartient, et que les autres dévorent avec un mélange d’admiration et de jalousie.


La robe ne resta pas longtemps vide et inerte. Athéna convainquit Olympe de l’enfiler aussitôt à même la peau : sa conception était telle qu’elle s’opposait au port de tout vêtement superflu. Une petite robe toute courte, suspendue aux épaules par deux ravissantes bretelles plates, elles-mêmes reliées au tissu par quatre médailles antiques au motif de Gorgone. Celles-ci supportaient un savant drapé asymétrique avec des jeux de superpositions, le pan gauche s’évanouissant vers le bas en transparence. Le modèle était magnifique, mais le génie du défunt couturier calabrais explosait lorsque la robe était portée. C’est là qu’on comprenait qu’en dessinant ce chef-d’œuvre aux réminiscences antiques, il n’avait pas seulement créé une forme harmonieuse à partir du tissu, il avait à la fois habillé et déshabillé le corps féminin, souligné sa grâce, anticipé l’émotion que ferait naître le mariage de l’épiderme et de la matière.


Et quelle matière ! Un scintillement d’or blanc, et un secret bien gardé : une miraculeuse résille métallique inventée avec l’aide d’un artisan spécialisé. Un métal souple comme de la soie, fluide, tombant à la perfection, et pour celles qui eurent le privilège d’en être couvertes, une expérience sensuelle. Olympe la découvrit elle aussi, enveloppée par ce voile de métal doux, comme le glissement sur son corps nu d’un métal liquide.



Les filles avaient cessé leur babillage, elles regardaient Olympe bouche bée, consciente aussi du trouble dont elle était saisie. Ce vêtement était vivant, il la caressait voluptueusement tel un partenaire amoureux, déclenchant sur son corps de très explicites indices d’excitation sexuelle.


Si les dictons créoles de sa grand-mère n’avaient pas surgi de sa mémoire pour lui rappeler la modestie, il est probable qu’en se mirant dans la glace, Olympe se serait alors elle-même convaincue de sa nature divine.




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VII – Le Livre de la Genèse




Olympe fit sensation, cette nuit-là. Le soleil s’était couché, et c’est elle qui se chargea d’éclipser la lune. À tel point que tous ces dieux, si convaincus de l’infaillible autorité de leur pouvoir absolu, en furent intimidés. Ils gravitaient autour d’elle, ne s’enhardissant que progressivement à poser un baise-main, prononcer quelques mots, et puis bien sûr laisser un regard furtif glisser sur ce corps à la fois couvert et révélé, un prodige, même pour leurs yeux blasés.


Et puis le champagne coula, la glace fut brisée, et les discussions se firent joyeuses, bruyantes, indisciplinées, conformes à l’étonnante diversité de leur communauté. Olympe se surprit à la trouver assez peu différente de celle qu’elle avait côtoyée au village olympique, un foisonnement enthousiaste d’origines, disciplines et langues diverses, souvent réunies par un même appétit pour le sport. Bien des athlètes saisissaient l’occasion de pratiquer celui-ci à l’horizontale, enlaçant leurs corps affûtés comme d’autres anneaux, et ils multipliaient les tentatives de la convier à ces entraînements non prévus par l’entraîneur.


Si de telles sollicitations restaient ici masquées à l’heure du cocktail, elle comprit à un regard, une main effleurant son épaule, et même un bien anonyme et polisson pincement de fesses, qu’elle figurait sur plus d’un bouillant carnet de bal, et qu’à l’issue du banquet, ils feraient volontiers d’elle leur dessert.


Mais Olympe se concentrait pour l’instant davantage sur sa curiosité.



Un moment de gêne traversa l’assistance.



Elle soupira. C’était un vrai Soviet suprême. Si Karl Marx avait su ça, ça lui aurait défrisé les bacchantes, pensa-t-elle en se remémorant ses cours, au lycée. Et puis l’opium du peuple, on aurait bien dit qu’ils en fumaient un petit échantillon au passage. Dès qu’on ne cédait pas à leurs caprices de dieux, ils en faisaient tout un fromage. D’un côté, ils l’exaspéraient avec leur complaisance à s’observer sans scrupules le divin nombril, indifférents aux souffrances du monde. Mais elle se surprit aussi à les découvrir presque naïfs et innocents, avec des réactions d’enfants, d’enfants gâtés certes, mais d’enfants malgré tout, ce qui les rendait touchants. Alors elle ravala sa colère pour tenter de se faire pédagogue.



Et cette réponse-là, quoiqu’obscure, plut beaucoup à Olympe. Bien davantage en tout cas que l’intervention lamentable de Priape.



Bientôt, tous les dieux voulurent eux aussi fournir leur propre réponse à l’énigme, elles étaient toutes différentes, et prononcées avec l’énergie brouillonne du candidat voulant déborder son temps de parole lors d’un débat électoral. Ce qui obligea Olympe à intervenir.



Contre toute attente, le silence se fit, comme lorsqu’une classe un peu turbulente, mais sans malice, cherche à faire plaisir à sa jolie maîtresse d’école. Olympe observa un personnage resté à l’écart, et qui se tenait coi.



Le petit homme grassouillet était à la fois concentré et apaisé, flottant à vingt centimètres de distance du sol, enveloppé d’une étoffe de couleur safran. Sans jamais se départir de son sourire, les paupières toujours closes, il écarta lentement les bras, tourna les paumes de ses mains vers la voûte, et prononça ces paroles avec une puissance inattendue, venant d’un être aussi contemplatif :



Un murmure d’approbation traversa l’assistance.



Le Bouddha resta cette fois impassible. Certains diront que c’est parce qu’il avait repris, imperturbable, le cours de sa méditation. Mais un coup d’œil plus attentif à la forme de ses sourcils aurait suffi pour comprendre que la sérénité de celle-ci était désormais perturbée par une préoccupation lancinante.


Alors, un dieu un peu plus courageux se chargea de répondre en toute franchise. Ainsi parla Zarathoustra :



Après un bref moment de murmures et de confusion, ses collègues se chargèrent de développer.


Chaotiquement, bien entendu.



Ils se mirent tous à rire.



C’est à ce moment qu’Abewugo, une petite déesse mélanésienne, éclata en sanglots. Aussitôt un groupe de déesses se précipita pour la conforter.



Olympe était à présent saisie par le vertige. Tout ce qu’elle avait vu depuis ce matin était sidérant, mais ceci achevait de l’étourdir.



C’est à ce moment précis que résonna un grand coup de gong, annonçant le repas.


Il eut aussi pour effet de réveiller le Bouddha, vers qui tout le monde se tourna. Sa physionomie n’avait pas changé. Tout au plus avait-il levé l’index de la main droite, ce qui signifiait qu’il allait bientôt à nouveau les gratifier d’une de ses sages paroles. Il attendit que le silence soit total avant de s’exprimer d’une voix assurée.



Tout le monde se tut un long moment en prenant un air pénétré, histoire de ne pas avouer aux autres qu’on ne pigeait pas trop bien où il voulait en venir.


Le silence se prolongea, interminable. À tel point qu’Olympe finit par s’en inquiéter.



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VIII – La première Cène




On passa à la table du banquet. Il était bien garni. Jésus rompit le pain et le passa à ses voisins en disant :



Olympe avait retrouvé un peu de sérénité, et même un solide coup de fourchette.



Elle vit des sourires renaître sur tous ces visages divins.




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IX – Sodome et Gomorrhe



Le silence qui était tombé sur l’assistance était cette fois d’un autre ordre. Il n’était plus embarrassé, et Olympe aperçut bien des convives échanger œillades et sourires entendus.



Athéna s’approcha. Elle savait qu’elle avait gagné la confiance de la petite nouvelle.



Toute l’assemblée retint son souffle en attendant la réponse, un peu surprise aussi par la confidence de la très discrète déesse de la sagesse. Les rumeurs mythologiques à son propos étaient si rares qu’ils s’étaient toujours demandé si Athéna niquait.




  • — Bon ben, le type, là, avec qui on a trinqué en admirant le point de vue, sur le belvédère. Pas un aigle, on dirait bien. Mais pour un soir, comme ça, ma foi, pourquoi pas, il est plutôt pas mal.
  • — Apollon ? Oh, pas de chance, ma jolie… T’es mal tombée.
  • — Il est déjà pris ?
  • — Disons que c’est pas un dieu grec pour rien, si tu vois ce que je veux dire… J’ai tenté ma chance, moi aussi. Rien à faire…




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X – Le livre de la tentation





En fait de procédure de sélection, ce fut surtout, les jours suivants, l’occasion de longues séances de fous rires avec Athéna, qui devenait toujours un peu plus sa meilleure copine.


Les candidatures étaient imagées, maladroites, involontairement cocasses. Shivah avait par exemple dessiné un croquis schématisant les possibilités créatives que laissaient entrevoir ses quatre mains. Vishnou avait copié sur son voisin. Et plus généralement, tous les prétendants se montraient si vantards et dépourvus de subtilité qu’ils se seraient pris un râteau face aux plus motivées et indulgentes des danseuses faisant tapisserie au Macumba. Ces dieux-là draguaient vintage, eux aussi, c’était involontairement drôle, presque émouvant de naïveté. Olympe avait l’impression de voir parader devant elle Aldo Maccione, le peigne rangé dans le slip de bain.



Après plusieurs heures de dépouillement commun secoué par les rires, Olympe constata que la plupart des dieux s’étaient retirés dans leurs appartements, sans doute un peu fatigués d’Être sans répit. Alors elle choisit elle-même de profiter d’un petit moment de détente solitaire bien mérité.




***




Elle rentra dans le sauna, enveloppée de sa serviette de bain immaculée, rassurée de n’apercevoir personne à travers la vitre.


Mais une fois franchie la porte, elle sursauta en détectant une présence masculine sur la banquette voisine, et se dirigea avec hâte vers l’angle inverse de celle qui lui faisait face, creusant la distance. Elle leva les yeux et aperçut un garçon inconnu, qui la salua d’un modeste hochement de tête.


Le jeune homme était nu et allongé, parfaitement à l’aise. Il était aussi d’une beauté stupéfiante. Elle hésita sur la conduite à tenir, un peu embarrassée qu’elle était à présent de se dévêtir, après avoir été confrontée à tant de sollicitations ouvertement sexuelles de la part des dieux réunis en assemblée.


Mais elle eut encore plus peur de paraître ridicule en adoptant en ce lieu précis une étiquette qui eût paru pire que pudibonde : un affront ou un soupçon. Alors elle fit glisser l’épais drap de coton épongé et se révéla dans toute sa triomphante nudité.


À vrai dire, elle y prit même goût, la situation ayant déclenché en elle un trouble qu’elle ne pouvait nier. La nature, en lui offrant ce corps magnifique, lui avait aussi accordé le plaisir d’en faire doux et sensuel usage. Elle n’était pourtant pas du genre à baiser pour baiser. Pour que son désir s’éveille, il fallait qu’il s’accorde à la rareté d’un moment, l’éclat d’un regard, le timbre d’une voix, un signe obscur et pourtant immédiatement identifiable, comme une secousse électrique.


Et cette flamme particulière, elle l’avait aussitôt reconnue dans l’œil du bel inconnu.

Il l’avait regardée entrer avec un demi-sourire, mi-admiratif, mi-amusé, mais sans la moindre vulgarité. Il ne détourna pas davantage les yeux quand elle fut nue, mais elle le vit traversé par un frisson, et, compte tenu de la température ambiante, elle comprit sans peine ce qui en formait la cause. Et s’en délecta.


Ils restèrent alors un long moment de la sorte, nus, silencieux, souriants et immobiles, à se caresser pudiquement du regard, tandis que leurs corps se mettaient à luire, couverts de perles de transpiration.


Et puis elle se résolut à briser ce silence si épais.



Il laissa s’écouler un long moment avant de répondre, tout en lui adressa un sourire un peu mélancolique. Tiens, un romantique se dit-elle. Ça ne courait pas les couloirs, ici. À condition que ce ne soit pas une pose, ce n’était pas pour lui déplaire. Et puis en fait de pose, celle qu’il avait adoptée sur la banquette révélait une plastique appétissante et des dispositions très prometteuses.



Cette fois, c’est elle qui fut traversée par un frisson. Incapable désormais de prononcer une parole. Mais elle se promit de soutenir son regard, presque étonnée de n’y trouver aucune trace de cruauté.



Cette fois, il se mit à rire de bon cœur. Un rire léger, ironique, et pas démoniaque pour un sou.



Il se contenta pour acquiescer de hausser les épaules, en formant de ses lèvres une grimace d’impuissance un peu cocasse et moqueuse, presque complice.



L’ange maudit se redressa, saisit le faisceau de branches de bouleau plongé dans le seau d’eau bénite brûlante, et se mit à se flageller le dos.


Il ne la vit pas se lever. Il ne l’entendit pas s’approcher à tous petits pas, jamais elle n’avait été si lente, la gazelle.


Mais il perçut aussitôt le contact de la main féminine qui freinait son bras, le forçant à lâcher prise et abandonner le fagot. Il la sentit caresser avec douceur ce dos déjà rougi par le fléau. Il la vit le contourner, le frôler, coller sa peau nue contre la sienne. Figé, respirant à peine, il sentit la danse de ses doigts virtuoses reprendre sur son corps, enveloppant ses épaules, glissant sur son torse, enserrant ses fesses, et bientôt ses bourses et son membre dressé. Elle rapprochait son visage, millimètre par millimètre, tandis que ses mains délicates s’emparaient des siennes meurtries par le labeur, les entraînant à la découverte, et ce fut presque trop, il ferma les yeux.


Il souffrit de la douceur de colombe de ces seins sous ses paumes, tendus comme pour mieux s’envoler. Il souffrit de l’innocence de ce ventre creusé qu’elle lui faisait balayer, et il crut défaillir quand leurs mains réunies plongèrent au cœur de son mystère, moment qu’elle choisit pour poser enfin délicatement ses lèvres sur les siennes. Son parfum de mangue le faisait vaciller, et la rosée qu’il sentait perler sous ses phalanges lui faisait toucher un paradis à la fois botanique et charnel, un Éden dont le fruit n’attendait qu’à être cueilli pour étancher sa soif.



Ils restèrent un long moment comme cela, corps et sueurs mêlés, cœurs tambourinants et souffles courts. Et puis il trembla, se dégagea, rouvrit ses yeux pailletés, l’autorisant à y lire la surprenante douceur qui y flottait.




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XI – L’Annonce faite par Olympe




Olympe eut bien du mal à trouver le sommeil, cette nuit-là. Celle-là et les suivantes.


Ce qu’elle venait de vivre en quelques jours était renversant, et l’avait fait passer par tous les états d’esprit : le scepticisme, l’incompréhension, la curiosité, la révolte, le trouble, l’hébétude. Elle se surprit à s’habituer à ce nouveau biotope, s’effraya de sa propre résignation, et traversa alors une période baignée par l’ennui et la mélancolie. Elle contemplait la clef de son appartement, attachée à une lourde plaque portant un numéro : suite 327. Une existence calfeutrée à l’hôtel, pour toujours, mais hors la vie.


Et puis une nuit, elle se réveilla, saisie par une illumination, bien plus pragmatique que mystique, toutefois. Alors elle chercha une grande feuille de papier vierge sur le bureau, pesta un peu de le trouver si mince – on ne se fournissait ici qu’en papier bible –, y traça un message au feutre épais, et s’engagea pieds nus dans le couloir, seulement vêtue de sa nuisette. Elle s’étonna d’ailleurs que l’économat divin ait rassemblé son trousseau en portant spécifiquement son choix sur des fournisseurs textiles moins austères que ceux qu’on trouvait autrefois place Saint-Sulpice. On avait manifestement intégré en Haut Lieu la nécessité contemporaine d’éviter tout gaspillage de matières premières inutile. En apercevant son reflet dans le miroir où les dieux les plus narcissiques aimaient se contempler, elle jugea qu’elle faisait en l’occurrence un énorme effort pour la planète. Il est bien dommage qu’à cette heure nocturne, personne n’ait pu en profiter, mais l’heureux dieu somnambule qui eût par chance ou miracle été le témoin de ce charmant spectacle n’en eût probablement jamais retrouvé le sommeil de la nuit.


Elle parcourut le chemin jusqu’aux valves, et y punaisa son avis entre les menus du jour au restaurant, décomposés en choix respectant les multiples interdits alimentaires des divinités clientes, les éphémérides des différents cultes, et les petites annonces diverses, aux sous-entendus parfois aussi transparents que sa tenue nocturne. Elle marqua trois pas de recul, et se convainquit que la convocation panthéiste qu’elle annonçait pour le lendemain, au coucher du soleil, était bien visible.




***




Il y eut foule au rendez-vous. Pas un dieu, ou presque, ne manquait à l’appel ; même les plus farouches étaient présents, voilés derrière les rideaux. Seul le Bouddha boudait. Quant à Belzébuth, au diable la politesse, personne n’avait jugé bon de le prévenir. Olympe avait une longue expérience des grands rendez-vous, mais celui-ci restait intimidant. Elle prit une longue inspiration, s’éclaircit la voix, et s’avança vers le micro.



Le brouhaha finit par se dissiper. L’écho du Larsen aussi.



Aussitôt, le patio fut envahi par des lamentations, des cris de déception et des prières.



Olympe ne se déroba pas.



Le portes s’ouvrirent, Olympe entra à bord, leur envoya un baiser, et s’apprêta à sélectionner la destination, lorsqu’Athéna l’interpella.



Les murmures redoublèrent. Et puis l’inimaginable se produisit. Un, deux, trois, quatre, cinq dieux imitèrent successivement Athéna et prirent place dans l’ascenseur, jusqu’à atteindre la limite du poids réglementaire. Ce fut un moment d’intense émotion. On pleurait, on s’envoyait des baisers, on souhaitait bonne chance aux partants. Et pourtant, à vrai dire, ce sont les autres qui étaient les plus angoissés, comme s’ils assistaient au départ de la dernière chaloupe sur le Titanic, alors que l’orchestre jouait « Plus près de toi, mon Dieu ».


Et puis les portes se refermèrent, et les dieux évadés demandèrent à Olympe vers quel étage elle projetait de descendre. Celui du parking de l’agence ASK où elle avait laissé sa voiture ? Ou l’un des milliers d’autres avec lesquels communiquait l’ascenseur, véritable sas avec le monde des mortels, en débouchant sur les endroits les plus inattendus et les plus banals en apparence de la planète bleue ?



Elle tint parole pour la brièveté de l’attente, et tant mieux, car la chaleur de ces catacombes s’engouffra dans la cabine dès l’ouverture des portes. Personne ne pipa mot pendant la durée de l’escale, qui les rendit pourtant tous perplexes. Mais Olympe réapparut bientôt en leur offrant son plus radieux sourire.



Certains s’aperçurent toutefois qu’elle avait les yeux rougis et brillants, et la voix un peu tremblante, mais ils l’attribuèrent à l’atmosphère de l’étuve qu’elle avait eu l’étrange audace de traverser.




~~∞∆∞~~




XII – Le Livre de l’Exode




Ce soir-là, Maurice Bidochon, agent de surveillance de la compagnie Securigaf, affrontait un cruel dilemme, alors qu’il assurait la permanence de la salle de contrôle du siège parisien. Il était volontiers hésitant, Maurice, ce qui n’est pas nécessairement un atout pour exercer ce métier qui exige esprit de décision et perspicacité. Là, il hésitait entre ses écrans. Vers lequel devait-il tourner ses yeux en priorité ? Celui du téléviseur portable, rigoureusement proscrit en ce lieu, où la rencontre Guingamp-PSG affichait un score vierge à quatre minutes de la mi-temps ? Celui de son ordinateur portable, où un site de fesses lui promettait de révéler à l’état naturel, quoique généreusement siliconé pour les lèvres et les doudounes, un plein étalage de blondes à fortes poitrines, si outrageusement semblables que l’embarras du choix s’en trouvait simplifié ? Ou encore l’un des trente-six écrans de contrôle couvrant les parkings des sociétés clientes ? En temps normal, le choix eut été panaché, comme chez le glacier : mi-balle, mi-boules. Mais là, la disparition récente de la prunelle sportive de la Nation dans le parking de l’agence ASK chargeait davantage le plateau « oui, chef – bien, chef » de la balance mentale installée sous sa boîte crânienne, grâce à la remarquable compacité de son cerveau.


C’est qu’il avait eu chaud aux fesses, Maurice, huit jours auparavant. Après tout, c’est bien lui qui avait libéré de bon matin le passage à la Tesla se présentant devant le porche, avant de se replonger dans la lecture, toujours hésitante et alternée, de l’Équipe et d’un magazine un peu plus illustré, et qu’on ne pourra qualifier de féminin qu’en excluant du terme son lectorat. Il avait donc été plus que surpris de voir débarquer deux heures plus tard, et toutes sirènes hurlantes, l’élite policière de la capitale, particulièrement nerveuse et méprisante à son égard. Par chance, l’examen attentif des bandes vidéo ne révéla rien d’intéressant, à part la morphologie de la disparue. Quant à l’écoute des échanges vocaux entre le gardien et la jeune femme, si elle lui valut d’être observé en silence et avec un drôle de regard las par le commissaire Montroyal, elle ne révéla rien d’autre qu’un aperçu de son quotient intellectuel. Pour le reste, l’idole nationale était rentrée dans l’ascenseur, elle n’en était pas ressortie, en tout cas pas sur son périmètre, et si c’était aussi mystérieux que fâcheux, on ne pouvait rien lui reprocher. La police scientifique était venue, avait passé au peigne fin le parking, enlevé la Tesla pour l’examiner dans son laboratoire, et sans plus de résultat probant.


Maurice leva donc malgré tout les yeux lorsque la porte de l’ascenseur s’ouvrit, livrant le passage à un groupe de sept personnes se dirigeant vers le parking. Un groupe hétérogène et bigarré, un peu hésitant aussi, tout comme lui, comme si ses membres peinaient à trouver leurs véhicules après une soirée trop arrosée. C’est d’ailleurs la conclusion logique qu’il en tira, tout en déverrouillant le bouchon du thermos à café, qu’il préférait souvent remplir d’une désaltérante boisson anisée et de quelques glaçons. Cette agence était très fréquentée par des artistes, ces gens-là aimaient faire la fête, et leur apparence était volontiers non-conformiste. De drôles d’oiseaux. Il ne s’émut donc pas particulièrement de constater que le groupe était notamment composé d’une femme enveloppée d’une toge, hélas ajustée de façon pas très lâche, et d’un individu au torse nu, porteur d’une jupe et d’un étrange masque figurant un bec de faucon. Après tout, on cherchait une femme seule, et celles qu’il apercevait étaient à l’évidence accompagnées, lui souffla son modeste hémisphère gauche. Eussent-elles été blondes et plantureuses qu’il eût peut-être fait preuve de davantage de zèle, lui murmura son lubrique hémisphère droit. Et quand ils se mirent à gravir la rampe, et actionnèrent la sonnette réclamant l’ouverture de la porte pour quitter le bâtiment à pied, c’est l’encombrante balance mentale de l’hésitant préposé qui prit le relais. Le plateau gauche lui rappela qu’une telle issue piétonne était strictement interdite par le règlement. Mais à cet instant précis, le plateau droit s’enfonça lourdement, sous l’action conjointe et simultanée de l’arbitre sifflant un penalty et du gémissement surjoué de la blonde et poumonnée ménagère de moins de trente ans révélant l’étape la plus délicate de sa recette préférée à base de concombre. Par une forme d’association d’idées typique de son mode de fonctionnement neuronal, Maurice se dit que, bourrés comme ils devaient l’être, les visiteurs du soir préféraient sagement rentrer en taxi, les approuva, cessa d’hésiter, et poussa sur le bouton libérateur.




***




Son père entra dans la cuisine, rapportant le plateau vidé des boissons offertes au salon aux invités-surprise, les yeux plissés, lui adressant son sourire le plus tendre.



Et c’est ainsi qu’ils se retrouvèrent tous une demi-heure plus tard dans l’annexe d’un garage jouxtant le Périphérique, au beau milieu d’empilements de pneus usés et de pots d’échappements neufs suspendus au plafond.



Elle se jeta au cou de son père, pour un pur débordement de tendresse. Les dieux médusés les regardèrent en silence, en prenant leur première leçon de mortels. Des prières et des dévotions, ils en avaient tant reçues. Mais un tel amour filial, jamais. Et ils se dirent qu’ils avaient fait le bon choix.


Pour Olympe, cette escale clandestine ne fut pas de tout repos. Il fallait organiser bien des aspects pratiques, et d’autant plus que chaque jour qui passait lui amenait son lot de surprises, en l’occurrence un nouveau lot de dieux ayant choisi de tenter la traversée verticale, aboutissant en des lieux divers de la capitale auxquels l’ascenseur était également connecté. De là, ils rejoignaient à pied le bord du périphérique, un point scruté avec de plus en plus d’attention et d’envie depuis le belvédère divin.


Elle s’effrayait de les voir arriver en grappes, si effrayés par cet environnement nouveau, et pour eux aventureux, après avoir traversé la ville dans des accoutrements étranges ou peu de saison, qui auraient pu attirer l’attention.


Elle-même ne sortait pas sans se couvrir d’une perruque et de lunettes solaires, afin de passer inaperçue, et tâchait, souvent en vain, d’inviter les dieux à la discipline et la discrétion. Elle était inquiète, Olympe. Non seulement l’exode, en se poursuivant, commençait à surpeupler le local, mais elle interceptait régulièrement dans le quartier quelques dieux, y compris ceux dont l’apparence était particulièrement exotique, en pleine balade touristique.


Ils ne parvenaient pas à le comprendre : ils n’étaient pas nécessairement les bienvenus ici.




~~∞∆∞~~





XIII – Le livre de l’Apocalypse




Ils n’attendaient plus que lui, qu’il les rejoigne. Qu’il s’installe à son tour dans l’un des quatre canapés Le Corbusier installés en carré dans le salon du Ministre. Leur sobriété géométrique ne réussissait pas à perturber le très classique décor lambrissé de la pièce, où trônait une spectaculaire pendule à colonnes d’époque Louis XVI, qui ne semblait plus compter que les secondes du long silence du commissaire Antoine Montroyal. Perdu dans ses pensées, debout près de la porte-fenêtre, celui-ci laissait traîner son regard vers les jardins de l’hôtel de Beauvau. Tiens, un autre romantique, se dit Olympe, intriguée par l’attitude rêveuse et un peu mélancolique de celui qu’on disait pourtant un homme d’action. Le Ministre de l’Intérieur ne sembla pas trouver à cette rêverie solitaire autant de charme, et le pria de livrer sans plus attendre ses conclusions. Alors, le grand flic se rapprocha, toujours debout, et prit enfin la parole.



Olympe respira, et s’accrocha avec gratitude au regard bienveillant du flic, dont la plaisanterie venait de faire rire le Ministre, et la soulager du malaise qui l’avait saisie dès la convocation.



Le Ministre adressa un bref salut au fonctionnaire de police, avant de replonger ses yeux dans ceux d’Olympe.


— Eh bien voilà, affaire classée ! Je reconnais pourtant que tout n’est pas toujours très convaincant dans ce dossier. Mais parfois, il faut savoir s’incliner devant le mystère. Avant d’embrasser la carrière politique, je fus un jeune inspecteur de police. La première enquête qui me fut confiée concernait le décès d’un ecclésiastique de haut rang, qui rendit l’âme en tentant de sauver celle d’une jeune personne de vingt-quatre ans, une certaine Mimi, concubine d’un souteneur notoire. La charité chrétienne est parfois bien mal récompensée. Mais bien sûr, les esprits mal tournés et les gazettes subversives tentèrent de nous convaincre que le Primat des Gaules avait trempé la sienne dans une chapelle qui n’était pas consacrée, et que ses relations avec cette paroissienne étaient plus récréatives que pastorales. Elles lui furent en tout cas fatales, et si la cause naturelle fut établie, le doute reste en effet permis quant aux circonstances. Mais quitte à pécher, ne vaut-il pas mieux qu’un prélat trébuche en compétente compagnie, plutôt qu’en recherchant celle d’innocents enfants de chœur ? Nous classâmes pudiquement l’affaire, et à juste titre puisqu’il n’y avait rien d’ouvertement contraire aux lois de la République. Les vœux de chasteté n’engagent qu’envers le Ciel. Nous recommandâmes toutefois à la jeune personne, avec un peu d’insistance il est vrai, d’être silencieuse sur l’incident et discrète sur son commerce. Quant au saint homme, il eut droit à un vibrant éloge funèbre de la part du célébrant, qui souligna, je le cite de mémoire, que c’est dans l’épectase de l’Apôtre qu’il était allé à la rencontre du Dieu Vivant.⁽³⁾


Le Ministre était un homme d’âge mûr, à la physionomie de bouledogue. Un redoutable animal politique roué aux jeux de pouvoir. Il se pourléchait les babines en racontant chaque détail de l’anecdote, et c’est par un ricanement gras qu’il prolongea la dernière phrase.



Il lui vint une envie de partir, et de partir vite. Les petits yeux perçants de l’homme la détaillaient de haut en bas, en s’attardant sans vergogne sur ses jambes. Il avait le sourire gourmand du matou qui joue avec la souris.



Ce qu’il s’empressa aussitôt de prouver en couvrant de sa main celle qu’Olympe avait posée sur l’accoudoir.




***




Olympe sortit digne du salon, mais crut devoir vomir en atteignant l’angle de la rue du Faubourg Saint-Honoré.


Rue de Duras, rue Montalivet, rue d’Aguesseau, rue de Surène, rue d’Anjou, rue Boissy d’Anglas : c’est presque chancelante qu’elle parcourut erratiquement ce trajet la menant au Boulevard Malesherbes où l’attendait sa Tesla, en répondant d’un sourire forcé aux salutations des passants qui la reconnaissaient.


Elle aperçut un papier sur le pare-brise, frappé d’un sceau officiel. Elle crut à un PV, c’était une enveloppe. Elle ne l’ouvrit qu’après avoir rejoint le lumineux cocon de l’habitacle. Sur une feuille blanche, un message manuscrit.


« C’est à présent qu’il va falloir courir, et loin de chez Speedy. Il entend vous y piéger, je ne peux l’empêcher. Tout au plus, traîner la patte, pour vous éviter de tomber sous les siennes. Je retarderai l’opération jusqu’à demain huit heures. Faites-en sorte qu’il n’y ait plus rien, quittez Paris.

Bonne chance. Au risque de me répéter, vous la méritez. »




***




À 5 heures, ils étaient tous réveillés, après une nuit agitée qui leur avait fait découvrir ce qu’était l’inquiétude.


À 6 heures, l’autobus arriva.

Il fallut le temps de le charger, de nettoyer le hangar, d’effacer méticuleusement toute trace de leur passage.


À 7 heures 58, Olympe soupira, lorsque le chauffeur mit le contact, demandant machinalement aux passagers si tout le monde était bien là, réveillant des souvenirs de voyages scolaires.


Les véhicules de police arrivèrent une minute plus tard, des hommes en civil en sortirent, munis de brassards. Elle reconnut la physionomie de celui qui tourna son visage vers le pare-brise, lui adressant discrètement un pouce levé.


Et c’est à cet instant qu’elle entendit une voix angoissée s’élever à l’arrière du bus.



Un simple coup d’œil à l’habitacle lui fit comprendre que ni le dieu grec, amateur de bacchanales, ni le dieu aztèque, si friand de champignons hallucinogènes, n’étaient à bord.


Ils finirent par apparaître à l’extérieur, menottés et encadrés l’un comme l’autre par deux policiers. Le premier tempêtait, tout en titubant. Le second souriait béatement.


Antoine Montroyal réapparut, l’air accablé. Elle sortit du bus, alla à sa rencontre. Le remercia pour tout ce qu’il avait tenté.



Alors elle se résolut à chercher la carte de visite dans son sac, et forma le numéro.



À 10 heures, la limousine du Ministre le déposa effectivement devant le hangar.



Le Ministre poussa la porte de l’atelier et fut agréablement surpris par le décor. Juste ce qu’il fallait de brut, avec ces établis rouillés, ces entassements de pneus, ce sol de béton, toutes choses éveillant la part la plus dominatrice de sa libido. Mais il se plut aussi à constater que sa proie avait bien fait les choses. Plusieurs matelas avaient été empilés au centre de l’atelier, couverts de draps, formant un terrain de jeu très prometteur. La pièce était sombre. Elle avait judicieusement occulté les petites fenêtres donnant sur la cour à l’aide de couvertures, empêchant les policiers de voir ce qui se tramait à l’intérieur. Discret. Parfait.


Quant à l’obscurité ainsi créée, elle l’avait atténuée en parsemant la pièce de bougies, donnant à son sacrifice un vrai décor de cérémonie. Elle apparut, habillée d’un simple blue-jean, d’un pull-over et de bottillons, suivie par trois jeunes femmes blondes et souriantes. Ce qui, de prime abord, le déçut pour la tenue, et l’inquiéta pour la discrétion.



L’excitation du Ministre monta encore d’un cran. Non seulement venait-il de prendre au piège une proie magnifique, mais elle lui révélait un pan occulté de sa vie privée, et rien ne le mettait plus en joie que de forcer un tiroir secret, un double fond.



Cette jeune femme était parfaite. Il l’avait crue simple et naturelle, un peu naïve, aussi, et voici qu’elle avait anticipé ses préférences esthétiques, se proposant de paraître à lui dans une tenue plus suggestive. Une tenue sans doute plus conforme aussi à son appétit inattendu pour la débauche, ainsi qu’en attestait la présence des trois Grâces blondes.


Celles-ci l’entourèrent en multipliant les petits rires, l’allongèrent sur le lit, et entreprirent de l’y déshabiller de si savante façon qu’il y apparut bientôt crûment fidèle à sa légendaire fermeté. Il restait sur ses gardes, observant les lieux, guettant son retour.


Elle finit par surgir de l’ombre, à peine couverte d’une robe incroyable, scintillante, captant les reflets dansants des bougies, épousant ses courbes de façon divine : pure innocence et pure tentation. Il déglutit.


Elle écarta les bretelles, et la somptueuse cotte de mailles s’effondra sur ses chevilles. Elle l’enjamba de ses pieds nus, s’avançant à tous petits pas dans la mi-pénombre. Seules les bougies venaient modeler ce corps parfait, soulignant sa part de lumière et sa part d’ombre.


L’homme savourait cette vision inouïe. La rumeur souterraine le disait pervers, mais il avait toujours eu, bien classé dans un placard, de quoi décourager quiconque de la faire circuler à l’air libre. Il en avait extorqué, des faveurs, au cours de sa longue carrière de prédateur. Mais le couronnement de celle-ci s’avançait lentement vers lui, et il ne savait pas ce qu’il goûtait le plus, la splendeur de ce corps nu, ou l’humiliation qu’il lisait dans cette nuque courbée, dans le rythme auquel battait l’artère sur ce cou gracile, dans le tremblement de ces mains longues et fines.


Les paupières aussi humblement baissées que ses seins se montraient insolents, elle avait ralenti le pas, s’était même arrêtée à quelques mètres, comme si elle attendait de lui l’ordre de se soumettre. Il était tellement fasciné qu’il ne remarqua pas le changement qui s’opéra quand elle redressa son visage et riva ses yeux dans les siens. Un regard sans crainte et sans honte, un cocktail plus enivrant encore que le Ti’Punch, 50% défi, 50% mépris. Avec, pour parfumer le tout, un zeste de triomphe, celui qu’elle avait si souvent connu dans les stades, et qui l’emplissait à chaque fois d’une sensation proche de l’orgasme.


Obsédé par ce spectacle, il ne vit pas Priape se glisser en souplesse derrière lui, précédé par sa virilité arrogante, et accueilli par les petits rires des Walkyries. Il entendit juste la voix d’Olympe prononcer deux mots, de façon très calme.



Alors le hangar s’illumina d’éclairs, et Zeus n’y était pour rien.


Le régent des ténèbres venait d’essuyer la colère des dieux.



***




Le ministre reboutonnait son pardessus, en hochant la tête.




~~∞∆∞~~



XIV – Des dieux et des hommes




Où est Dieu ?


Ils sont si nombreux à se poser la question.


La réponse est pourtant simple. Il réside, sous sa forme plurielle et surprenante, dans une vaste ferme des Ardennes. Ici, la nature est belle, les saisons sont rudes, et les habitants ne se payent pas de mots. Gagner leur confiance n’est pas facile. Mais ils ont l’œil vif et le jugement sûr. Ils reconnaissent aussitôt la coulée d’un cerf, la teinte du ciel annonçant l’orage, et le regard franc de ceux qui ont l’âme plus propre que leurs bottes.


Quand cette jeune femme est venue au village, ce sont les gamins qui les premiers l’ont entourée, fascinés par l’élégante voiture électrique, la première qu’ils voyaient autrement qu’en photo. Sa façon d’être avec eux a apprivoisé les adultes. Ils l’ont invitée à boire un café, à même la toile cirée. Ils l’ont reconnue aussi, un peu flattés qu’une telle célébrité vienne jusqu’à eux. Et ils ont été charmés. Elle n’a ni leur couleur de peau, la jolie mulâtresse, ni leur accent, ni leur enracinement dans cette terre farouche. Mais ils la respectent, parce qu’elle en fait autant, qu’elle connaît le prix de l’effort, et puis parce qu’il y a ce sourire…


Elle avait entendu parler d’une ferme à louer ou à vendre, désertée par ses anciens exploitants. Elle cherchait un lieu pour héberger des gens qui en avaient besoin, disait-elle. D’ordinaire, on se serait montrés méfiants. Mais là, on avait juste envie de l’aider. Alors on est allé chercher la clef chez la voisine, et on est allé lui montrer la grande bâtisse, sa cour pavée, la grange, l’étable et les dépendances. De quoi loger, si pas un régiment, en tout cas une compagnie. Il faudrait toutefois chauffer tout ça.


Ils étaient bientôt arrivés en force, les gens en question. Et régulièrement, il continuait d’en arriver de nouveaux, par petits groupes, un peu éreintés. Des ascenseurs, il n’y en avait pas des masses, dans la région. On en trouvait un de praticable à Sedan, l’autre à Bouillon, de l’autre côté de la frontière belge. De là, il fallait se mettre en route sur des chemins parfois raides, comme on part pour Compostelle.


Ces gens-là, les habitants du village les appelaient « les Parisiens », alors que de toute évidence, ils venaient d’ailleurs. Il est possible qu’ils désignaient de la sorte une évidente gaucherie, une ignorance profonde des réalités pratiques les plus élémentaires, qui faisait sourire les autochtones. Il suffisait, en leur montrant la basse-cour, de leur poser une question aussi éculée que celle de décider qui, de l’œuf ou de la poule, fut là en premier, pour voir s’allonger leur visage, comme s’il s’agissait d’une énigme essentielle à résoudre. Alors, on leur offrait une savoureuse réponse, en cassant des œufs frais dans la poêle, en y ajoutant quelques-uns des premiers cèpes cueillis au matin, un peu du persil prélevé au jardin, et on se plaisait à voir leur sourire apparaître, la dégustation semblant former une véritable révélation.


Il est bien plus probable que l’origine citadine qu’on leur prêtait était une forme de pudeur. On se doutait bien que ces hôtes si naïfs venaient de bien plus loin, mais on comprenait qu’Olympe, en organisant de tels stages, le faisait avec une bienveillance contagieuse. On admirait son dévouement, sa patience à leur apprendre sans relâche le maniement des outils essentiels pour devenir autonome et pour communiquer, comme on aurait rééduqué un enfant sauvage élevé par des loups.


Car Olympe ne les traitait plus en reclus. S’ils étaient venus jusqu’ici, c’était bien au contraire pour cesser d’être immobiles. De temps en temps, ils prenaient le bus, le train, se mêlaient à la foule, s’efforçant de se comporter comme elle. Non sans frayeurs ou petites catastrophes, comme la fois où elle voulut leur apprendre comment faire ses courses à l’hypermarché. Une expérience pour eux nouvelle et jubilatoire ; ils faisaient la course avec leurs caddies, qu’il fallait régulièrement vider de ce qu’ils y avaient versé en abondance : l’exercice consistait précisément à respecter leur budget, un des mots qu’ils avaient intégrés avec le plus de réticence. L’excursion fut un échec, et il fallut abandonner les chariots pour quitter les lieux toutes affaires cessantes. Un collaborateur du magasin avait passé toute la matinée à construire dans l’allée centrale une énorme pyramide de bouteilles de Champagne pour les fêtes ; elle formait un instable et spectaculaire incitant à l’achat. Isis et Osiris voulurent à tout prix en percer le mystère. Il s’étala bientôt à grand fracas liquide sur le sol.


Par chance, l’agent de sécurité, récemment muté du siège parisien vers une succursale régionale plus modeste, avait providentiellement détourné l’œil de l’écran, captivé par la lecture d’une sorte de délicat roman-photo narrant les aventures d’une certaine Sabrina, une bombasse à la blondeur aussi suspecte que le volume de ses airbags, auquel un proche rendait une affectueuse, mais vigoureuse visite en passant par l’entrée de service. Comme la petite troupe prenait au même moment et à toute hâte le chemin de la sortie sans achats, leurs destins se croisèrent à nouveau sans frais, en vérifiant la devise affichée en gros caractères dans le temple de la consommation : « Tous unis contre la vie chère ».


En quittant le supermarché, Olympe s’était arrêtée un instant, saisie par une étrange sensation. Elle venait de croiser le regard d’une jeune caissière, à qui elle attribuait à peu près son âge, et qui la regardait en riant, manifestement amusée par ses efforts désespérés pour discipliner la petite troupe turbulente. Elle fut frappée de la trouver si semblable à elle, avec sa peau café au lait et son sourire désarmant. Si émouvante, aussi. Qui sait si, avec un peu de malchance et moins de générosité du destin, elle ne serait pas aujourd’hui à sa place, faisant courir sans arrêt les produits sur le couloir du tapis, jusqu’à ce qu’ils franchissent le rayon du laser ?


Elle y avait repensé tout au long du trajet les ramenant à la ferme. Et c’est là qu’elle leur dit, sans agressivité ni amertume, qu’il était temps désormais qu’ils se comportent autrement qu’en touristes. Qu’ils se prennent en mains, sans crainte de salir les leurs.



Et s’il est bien un point sur lequel tous les dieux s’accordaient en un miraculeux consensus, c’est bien celui-là, à l’exception de Jésus, l’aimant charpentier, et d’Athéna, qui affichait un sourire malicieux, consciente que depuis la nuit des temps, c’est bien elle qui avait tenu la boutique.


Ça ne faisait pas du tout rire Olympe. Elle les fixait durement, sanglée dans sa salopette, les sourcils froncés, les poings fermés appuyés sur les hanches, surplombant le seau où moussait l’eau chaude allongée de détergent avec laquelle elle avait entrepris de procéder au grand nettoyage de la ferme.


En la voyant comme cela, les dieux ne comprirent pas seulement qu’ils devaient filer doux. Ils furent une fois de plus conquis par son charme et son énergie, et acceptèrent en quelque sorte son autorité. Bon gré mal gré, ils acceptèrent de mettre la main à la pâte, et se surprirent bientôt à y trouver, si pas du plaisir, du moins une satisfaction inédite, celle de se sentir enfin utiles à quelque chose.


Ce fut une révélation, et leurs progrès furent alors spectaculaires. Toutes les vertus qu’ils avaient réclamées aux humains, ils apprirent à les conquérir, non sans mal. Ils comprirent alors la noblesse qu’il y a à ne pas être infaillible, à le reconnaître, et la dignité qu’il y a à supporter avec courage le labeur, la douleur, l’incertitude. Ils découvrirent le cafard qui vous envahit parfois, mais aussi la véritable joie qui peut surgir. Combien la grisaille fait apprécier l’éclaircie. Comme quand on couche une histoire sur le papier en s’autorisant la gravité, mais en s’imposant l’élégance de rester léger.


Alors, aussi progressivement et régulièrement qu’ils étaient venus, se sentant prêts, ils partirent sur les chemins du monde.


Quant à elle, elle resta là, seule dans cette ferme, sereine. Ce n’était pas la douceur des Antilles, par ici, mais cet endroit lui faisait pourtant du bien. L’été était de retour, et chaque jour, elle passait son survêtement et allait courir dans la forêt. Elle goûtait tout particulièrement les moments suivant l’averse, quand celle-ci libérait les parfums d’humus et faisait tinter les dernières gouttes ruisselant sur les feuilles avant de s’écraser sur le sol. Elle s’arrêtait parfois, cueillait quelques grains de myrtilles, et guettait les sous-bois couverts de fougères, un camaïeu de verts seulement réchauffé par le pourpre des digitales. Un jour, elle fut récompensée en apercevant une biche à l’arrêt. Le Royaume était bien ici, se dit-elle.


Son aventure avait abouti. Elle était heureuse de voir que tous avaient désormais trouvé le goût de l’aventure, de la découverte, de la rencontre. Satisfaite aussi que, chemin faisant, ils se soient trouvé de nouvelles façons d’Être.


Pour Athéna, ce fut facile. Leur amitié avait tellement grandi que les deux jeunes femmes ne pouvaient envisager un éloignement durable. Et l’efficacité de la déesse grecque était telle qu’Olympe comprit qu’elle ne trouverait jamais de meilleure conseillère et assistante pour gérer sa nouvelle carrière, quelle qu’elle fut.


Mais les autres, tous les autres, trouvèrent progressivement leur place dans le monde, sur tous les continents. Parfois de façon inattendue. Elle rit en apercevant un jour sur l’écran la nouvelle sensation de la scène musicale : une sorte de big band électro au répertoire mâtiné de world music, les Gods of the Nile. Leur style, et leur refus d’apparaître autrement que bizarrement masqués, avaient vite convaincu la presse musicale de les rebaptiser les Daft Punk égyptiens.


Le bon, le doux Jésus était lui aussi de retour, et il n’était pas content. Certes, il était plus que jamais fidèle à son message d’amour, qu’il se chargeait cette fois de diffuser lui-même et en direct, sans intermédiaires, sur tous les chemins qui mènent à l’homme. Mais surtout pas à la mode des télévangélistes, ces nouveaux marchands du temple. Un bref sujet sur CNN le montrait, accompagné de sa joyeuse petite bande de potes des deux sexes, s’en prendre à l’un de ces avides faux prophètes, renversant les pupitres et les décors du plateau de télécollecte. Le tout avait quelque peu dégénéré, et ce ne fut pas vraiment un miracle s’il y eut multiplication des pains. Encadré par deux membres du service d’ordre, il déclarait à la journaliste, tout sourire malgré un œil au beurre noir :



Le Père, elle l’aperçut aussi à la télévision, le jour de la grand-messe d’actions de grâce tenue à Notre-Dame, pour célébrer la fin du chantier de réfection de la cathédrale meurtrie.


Les caméras s’attardèrent sur les personnalités présentes aux premiers rangs, et Olympe distingua nettement le visage d’un bel homme élégant, à la barbe blanche. Au moment où le prêtre prononça de sa voix chevrotante « Là où vous serez réunis en mon nom, je serai là, au milieu de vous », elle le vit distinctement sourire et adresser un clin d’œil à la caméra.


Elle sourit elle-même, gagnée par la conviction que ce signe lui était spécifiquement adressé, à elle, avec malice, humour et tendresse, et elle se rendit compte qu’elle aimait profondément cet homme ou ce Dieu, quelle que soit sa nature. Sans doute n’en attendait-il pas davantage.


Elle saisit alors son téléphone, et sur le compte de messagerie commun que s’était créé la diaspora des dieux pour rester en contact, elle écrivit :



Mes amis,

Mes amours,

Mes chers petits dieux clandestins,


J’ai une confidence à vous faire.

Plus je vois vos efforts,

Plus je vous vois à l’œuvre,

Plus je crois en vous.




~~∞∆∞~~





XV. Cantique des cantiques





Et c’est ainsi qu’au soir du 6e jour de la 1ere semaine du 7e mois, elle s’arrêta, et décida que tout était bon.


Sauf qu’en lisant elle-même la phrase qui précède, elle ne fut pas du tout de cet avis. Alors elle sortit son téléphone, chercha le nom « Amarcord » dans le répertoire, et appela aussitôt l’auteur, un peu en pétard. Un pétard dont on rappellera qu’elle le porte haut perché, ferme, admirablement proportionné et adorablement rebondi.






Salut Olympe ! Y’a un problème ? Quoi ? Je dois arrêter d’écrire des commentaires sur ton petit cul devant tout le monde ? Mais ma jolie, c’est en tout bien tout honneur ! Et puis avec vous, mes personnages, c’est toujours la même chose, vous n’êtes jamais contents. Je t’offre une jolie prose, et tu me reproches la mienne. Tu veux que je réécrive ? Fastoche, avec le traitement de texte. Voilà, je te fais le raccord en direct, ça donne ça : « Au 6e jour de la 1ere semaine du 7e mois, Olympe se regarda dans le miroir de la salle de bains et se dit : merde, j’ai encore pris facile 3 kg. Engoncée dans son Thermolactyl de Damart, elle constata que celui-ci peinait à contenir les chairs flasques de son popotin géant. » Je continue ? Non ? Surtout pas ? Tu ris ? En fait, t’aimes bien ça, mon regard, parfois tendre, parfois coquin ? T’es plutôt contente, en fin de compte ? Tu rends grâce à ton Créateur ? De rien, mon petit chou. Tu sais, ses personnages, on les aime tels qu’ils sont. Quand tu adoptes, tu fais pas passer un casting. Tu serais plate, manchote et édentée que je t’aimerais tout pareil. Mais on se prend d’affection pour ses rejetons de papier, alors on a vite tendance à trop les gâter ! Et puis ça me rassure, que mes personnages me trouvent globalement sympa et soient plutôt satisfaits du sort que je leur réserve. On reste en contact, tu sais, parfois je leur envoie de mes nouvelles fraîches. Et parfois c’est eux qui viennent y faire un petit coucou en passant, s’invitent à l’improviste. T’as remarqué ? Y’en a plein qui ont traversé ce texte, parfois sur la pointe des pieds. Une réunion de famille, en quelque sorte.


Bon, je vais devoir te laisser, nos lecteurs s’impatientent. Déjà que je ne suis plus certain qu’il en reste encore à bord… Tous pris l’ascenseur, eux aussi. Si ça se trouve, il n’y a plus que toi et moi, ici. Enfin seuls ! Si j’osais… Je te ferais bien ma déclaration, tu vois, tu serais ma petite fiancée en or, et on se dirait des jolies choses, et on en ferait aussi, de bien plus douces encore. Des caresses de pétales, des baisers de mousse. Des inventions créoles, joyeuses et féroces, tendres et malicieuses. Même qu’à côté, elles se sentiraient toutes békés toutes pâles, mes phrases ; elles auraient juste l’air d’un lourdaud brouillon griffonné à la va-vite, une rédaction scolaire. Seulement voilà, entre nous ce n’est pas possible, on n’est jamais du même côté de la feuille blanche. Si c’est pas tragique, ça, ma pauv’ dame, on se croirait chez Barbara Cartland ! T’as jamais lu ? Eh ben moi non plus ! Tu te rends compte, si j’abandonnais le cockpit, là tout de suite, si je te rejoignais pour un baiser aérien ? Mais cette histoire s’écraserait pour de bon ! Et avec une sérieuse brochette de VIP à bord, en prime ! Et pire que tout, avec Toi, la majuscule ! À supposer qu’on en réchappe, on me laisserait plus jamais décoller. Déjà que le vol a été turbulent et a fait bien des escales…


Mais t’inquiète pas, va, je sais très bien que c’est pas ma présence que t’attends. Tu avais mis tes conditions, et je tiens toujours parole. Et non, la phrase qui t’a fait réagir n’est pas le mot de la fin. T’es trop impatiente, ma belle, décidément trop rapide, Speedy Zenati. Où je veux en venir ? Mais j’en ai aucune idée, tu le sais très bien ! Mes voies sont impénétrables, comme je le signalai un jour à un Monsieur très sympathique, mais qui devenait un petit peu trop affectueux. J’improvise ! Tout le temps ! À chaque ligne ! Le grand plan divin ? Tu parles ! Mais tu le sais, que je ne veux pour toi que le meilleur ! Il approche, j’entends déjà ses pas résonner sur les chemins tortueux de mon imagination. Je vais faire en sorte de ne pas te décevoir. Et pudiquement. Promis.


J’ai été comblé de t’avoir pour héroïne. Avec d’autres, je me serais arrêté à 20.000 signes, et même si on me dira peut-être que c’eut également été la meilleure chose à faire ici, je persiste et signe. Je n’ai toujours rien compris à ma propre histoire, à mon drôle d’évangile, mais ce n’est pas bien grave, puisque sa bonne nouvelle, c’était qu’il m’autorisait à le traverser avec toi. Je t’embrasse. Prends soin de toi, ma belle. Que le bon temps soit pour toi bien costaud. Désormais, je te laisse les commandes, profites-en bien. Anba latè pa ni plézi !






Et puis, au soir du 6e jour de la 1ere semaine du 7e mois, elle s’arrêta, et décida que tout était bon.


Ou presque.


Elle éteignit le téléviseur, et pensive, garda le silence.


Elle eut pourtant la nette impression que celui-ci était perturbé par un écho, faible, mais rythmé, comme une mélopée, qui se superposait au tambourinement de la pluie sur le toit de la ferme.


Elle se leva, tendit l’oreille, et se rapprocha peu à peu de la porte. Sans même regarder dans l’œilleton, elle l’ouvrit.


Et elle le trouva, au moment précis où il achevait sa prière.



Elle sourit en le voyant grelotter, et l’attira dans ses bras, passa tendrement les mains dans ses cheveux, écarta la mèche sombre qui occultait son regard. Et elle lui murmura ces paroles énigmatiques.



Je sais qu’il est de bon ton pour un auteur en pareil cas de traduire. Que ça va faire râler dans les chaumières. Mais cette fois, je m’y refuse.


D’abord, ça les regarde.


Ensuite, ça ne paraît pas si compliqué. Ce garçon qui ne vient pas de chez nous semble avoir compris l’idée générale, à défaut de maîtriser parfaitement le lexique et la syntaxe.

À l’évidence, ce qu’elle lui dit, c’est pas « T’as pensé à aller chercher des sacs-poubelle, comme je te l’avais demandé ? »


Et puis enfin, pourquoi toujours vouloir ajouter des sous-titres à ce qui nous dépasse ?



Il grelottait toujours, écrivais-je, il grelottait davantage, même.


Alors ils s’approchèrent de la cheminée, et il fit ce qu’il savait faire de mieux, juste avant de découvrir qu’il y avait bien mieux à faire encore.


Les flammes s’élevèrent, les étincelles crépitèrent dans leurs yeux. Et le feu, ils l’alimentèrent bientôt ensemble. Ce qu’ils n’avaient fait qu’effleurer, ils l’accomplirent cette fois sans crainte, traversant le bien et le mal. Des étreintes intenses et sauvages qui laissèrent l’homme aussi épuisé qu’après un exorcisme. Une cérémonie tellement sensuelle et muette qu’elle en fut presque mystique, effaçant de sa mémoire polluée tous les souvenirs toxiques. Il n’était plus qu’avec elle, contre elle, en elle, y compris en rêve. Blotti contre ses côtes-sous-le-vent, comme elle le disait. Là où toutes ses douleurs avaient fait naufrage.


Alors, allongée contre le corps de son bel amant endormi, elle laissa courir ses pensées. Elles couraient dans les stades et dans les nuages, elles couraient nues et innocentes au bord de lagons sucrés-salés, ivres de l’instant présent et de Ti’ Punch, elles couraient en se moquant des drapeaux, de l’or, de l’argent et du bronze, de l’éternité aussi, elles couraient libres comme le glissement de la plume sur la page d’un livre qu’on ne referme jamais.


Ou presque.




~~∞∆∞~~




XVI – Béatitudes



Le Bouddha souleva une paupière, et s’aperçut qu’il était désormais seul dans la céleste boutique. Il constata surtout que ça caillait ferme, et qu’il se gelait sél’ieusement les bul’nes.


Alors il jugea le moment venu, et lévita jusqu’à l’ascenseur divin.


Une intuition lui fit choisir l’étage 224, qui le déposa en souplesse au rez-de-chaussée d’un anonyme bâtiment administratif un peu décrépit de Phnom-Penh. Avant de s’éloigner, il bascula plusieurs interrupteurs de l’engin, tourna une clef, et après l’avoir extraite de son logement, la propulsa adroitement dans une poubelle distante d’un bon décamètre. Avec ce panier que lui aurait envié Michael Jordan, il venait de condamner éternellement l’accès à tous ses étages secrets, à commencer par le Plateau Suprême.


Panne d’ascenseur.


De là, il suivit le parcours qu’avait imprimée sur sa rétine sa dernière vision, et elle le conduisit plus sûrement qu’un écran GPS jusqu’à un fameux bol’del, le plus grand de la ville, qui n’était elle-même pas des plus ordonnées.


Il s’installa confortablement dans le jardin parfumé d’effluves de jasmin, à sa place préférée, à 20 cm au-dessus du sol, et attendit, en toute sérénité, accompagné par le vol de papillons aux ailes mordorées. Elle finit par apparaître, la petite pute de ses rêves, il lui sourit, de son sourire inimitable, et elle le lui rendit aussitôt. Elle comprit instinctivement que cet homme-là n’était pas un client comme les autres, et pas seulement parce qu’il avait l’apparence d’un bonze.


Ce sourire, ce sourire légendaire qui avait fleuri dans bien des territoires de l’Asie, sur des bas-reliefs de temples dévorées par la jungle, ainsi que sur les étals pliants d’une myriade d’échoppes à souvenirs de qualité douteuse convoités par les cohortes de touristes en shorts, se doutait-elle qu’il ne soulignait pas n’importe quelle plénitude, mais qu’il s’adressait à elle depuis toujours, ou en tout cas depuis qu’il l’avait aperçue en songe, 2 500 ans plus tôt, quand il s’appelait encore Siddhārtha Gaudama ? Il avait dès cette époque été clair sur son refus d’être vénéré comme un dieu, ou même considéré comme un de leurs messagers.


Aussi avait-il été surpris, mais jamais inquiet, de se retrouver cloîtré avec ces dieux en exil, qui le traitaient avec déférence, impressionnés par les récits affirmant qu’il était parvenu à donner un sens aux désordres du monde, à la souffrance et à la mort, toutes choses dont ils étaient eux-mêmes incapables. Il s’était récemment réjoui de percevoir la présence de cette jeune mortelle française, elle aussi réticente à se considérer d’essence divine. Elle avait d’abord mis le souk, c’est vrai, un sacl’é bol’del, mais elle avait aussi démontré qu’on ne s’abstrait jamais vraiment du monde. On communie avec lui, avec ce qui le mérite, en tout cas. Cet éveil qu’il atteignit avec patience et immobilité, elle l’avait rejoint dans le mouvement et à toute vitesse, car la rapidité était sa marque, et en aboutissant à peu près aux mêmes conclusions. Une autre de ses visions venait de se concrétiser, lui confirmant que l’accomplissement ultime était proche.


Il ne crut pas nécessaire de lui transmettre sa sagesse ni ses secrets millénaires, à la petite prostituée de Phnom-Penh, dont il avait vu s’illuminer le visage autrefois, par-delà les siècles, les catastrophes et les cruautés, les ravages des génocidaires et ceux des souilleurs d’enfance. Il ne lui dit pas que s’il avait renoncé prématurément aux plaisirs de ce monde, dès l’âge de vingt-neuf ans, ce n’était pas par un goût désincarné pour l’ascèse. Mais plutôt pour concentrer toute son énergie sur la mystérieuse alchimie de leur rencontre future, la promesse de leur lointain éblouissement commun, si longtemps différé, et qui n’allait désormais plus tarder à s’accomplir.


Alors elle accrocha ses bras à son cou, posa son mignon fessier sur ses genoux pliés en tailleur, et ils glissèrent miraculeusement ensemble, elle, riant aux éclats, et lui, pur sourire. Ils se faufilèrent, légers et blottis l’un contre l’autre, parmi le flot des vélomoteurs pétaradants, évitant avec adresse les charrettes colorées des vendeurs de rue, jusqu’à quitter la ville, jusqu’à apercevoir une modeste cabane de bambou cernée par la jungle. Ils n’eurent même pas le temps de l’atteindre qu’une torrentielle pluie tropicale s’abattit sur eux, les noyant sous ses gouttes lourdes. C’est ainsi qu’il la lava de tout et qu’elle le couvrit de sa chaleur, ainsi qu’ils atteignirent ce petit moment miraculeux où toute explication est vaine, toute question superflue, toute souffrance évacuée.


Tout cela, il l’avait vu autrefois, dans un éternel sourire apaisé. Tout, sauf le nirvana absolu, celui qu’il finit par atteindre, quand elle se fit encore un peu plus douce, peu après lui avoir décalotté le gl’and, bol’del de chose !






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Note 1 – En écrivant cette ligne de dialogue et cette note à vocation publicitaire, l’auteur concrétise avec le sourire l’excellente et altruiste suggestion qui lui fut soumise lors de la parution de son texte précédent. Toutes les critiques sont les bienvenues, même les sévères. On en tire toujours profit ! - Retour


Note 2 – À défaut d’être courageux, c’est prudent. L’auteur ne souhaite pas avoir une hécatombe chez Revebebe sur la conscience. - Retour


Note 3 – L’évêque de Taormine n’était pas Primat des Gaules, mais que ne ferait-on pas pour un simple jeu de mots ? - Retour