Une Histoire sur http://revebebe.free.fr/
n° 19945Fiche technique35114 caractères35114
5903
Temps de lecture estimé : 24 mn
13/12/20
corrigé 02/06/21
Résumé:  Dans un lieu improbable et contre toute attente, elle est là. M'attendait-elle ? Une rencontre bouleversante, de celles qui vous marquent à vie.
Critères:  #drame #aventure fh hplusag couleurs inconnu campagne amour cérébral revede caresses pénétratio
Auteur : Onyx31      Envoi mini-message
Bouleversante rencontre




Il est des voyages qui vous marquent à jamais par la majesté des paysages, leur monumentale architecture ou leur histoire florissante. Mais l’âme d’un road-trip est ailleurs, au cœur des rencontres effectuées, de ces tranches de vie croisées, de cette humanité partagée. Il faut parfois les dénicher, voire les provoquer, mais surtout, s’ouvrir aux autres et accepter d’en être complètement chamboulé. Laissez-moi vous conter cette bouleversante rencontre avec une jeune femme qui, trente ans après, est toujours là, au plus profond de mon être, tel le plus inestimable trésor.




***




Cela fait presque deux mois que je suis sur la route, sur le chemin du retour, dans cette région montagneuse qu’est le Kurdistan. Si tout se passe au mieux, d’ici deux ou trois jours je quitterai la Syrie pour atteindre la Turquie. Je me laisse porter par le ronron rassurant du bicylindre de ma fidèle BMW R100 GS Paris-Dakar, rouge, s’il vous plaît, à l’instar de celles de mes héros de jeunesse : Hubert Auriol et Gaston Rahier. La piste est sans difficulté, il fait beau et les paysages somptueux. En un mot comme en cent, la vie est belle et j’en savoure chaque instant.


Signe que je me rapproche d’un village, je croise de vieilles voitures déglinguées et des charrettes à cheval. Effectivement, je ne tarde pas à arriver dans un gros bourg où règne une forte animation. C’est jour de marché et par là même, mon jour de chance, mon réservoir et mon estomac commençant à crier famine. Je devrais trouver ici tout ce dont j’ai besoin.


Dans l’ordre des priorités : le carburant pour la moto. Une vieille habitude de baroudeur, toujours s’occuper de la mécanique en premier. Je ne me fais pas d’illusion, nulle station-service ici, seulement de l’essence au litre si j’arrive à en dégoter. C’est là que les choses se corsent puisque l’anglais est inusité. J’ai parfois plus de chance avec le français, mais rarement. En général, la meilleure façon de communiquer reste le langage universel : celui du corps.


Par chance, un Européen en moto dans un village perdu au milieu de nulle part, c’est l’attraction du jour, de la semaine, que dis-je, du mois ! À peine ai-je coupé le moteur et ôté mon casque qu’un attroupement de curieux s’agglutine autour de l’étrange équipage. Je prononce alors un des rares mots de Kurde que je connaisse : bonjour. Et c’est l’hilarité générale, le charme ravageur de mon accent toulousain très certainement ! Tout le monde me harangue simultanément en un charmant brouhaha. Les mains se tendent, je les serre, je salue à droite, à gauche, les yeux s’écarquillant devant la moto. Le rituel est immuable et je joue le jeu avec un plaisir non dissimulé.


Une fois l’effervescence retombée, je fais signe de mon poing fermé, pouce en bas pointant le réservoir. L’agitation reprend de plus belle, la discussion s’anime, mais un consensus finit par se dégager ; je suis invité à les suivre. Me voilà embarqué par un cortège improbable jusqu’à une maison. Quelques instants plus tard, un homme en sort avec deux jerrycans. Je montre mes dix doigts pour lui signifier le nombre de litres que je désire. Mon réservoir ne sera pas plein, tant s’en faut, mais je ne veux pas trop puiser dans leurs réserves. L’approvisionnement de ces villages reculés étant toujours problématique, il en va souvent de leur propre survie, contrairement à moi qui ne suis qu’un simple touriste.


Je vais pour régler, mais il refuse, impensable que je paye quoi que ce soit. Comme dans de nombreux pays, ici, l’étranger est roi et est accueilli à bras ouverts. Chez nous, il fait peur et est refoulé à coups de pied bien placés. Autres lieux autres mœurs. Insister serait le vexer, alors je capitule, mais je donne un peu d’argent à son fils pour avoir aidé et à lui, une carte postale de la tour Eiffel où j’inscris au dos un petit mot de remerciement. S’ensuit une séance de fraternelles accolades qui, si elles font chaud au cœur, ne remplissent pas pour autant mon estomac.


L’étape suivante est donc la place centrale où se tient le marché. J’y trouve facilement de quoi me restaurer, quelques brochettes de viande et une sorte de galette sur laquelle est étalé un mélange de légumes, le tout roulé à la façon d’un bourratif sandwich local. Impossible de manger tranquillement. Je reste le divertissement du moment, plusieurs personnes venant me saluer et discuter. Les échanges sont difficiles, mais je comprends vite, les questions étant invariablement les mêmes. D’où je viens, où je vais, combien coûte la moto et quelle est sa vitesse maximale. J’ai une carte où j’ai reporté mon tracé : Europe, Turquie, Syrie, Liban, Jordanie, l’Arabie saoudite et le Wadi Rum et maintenant, le retour via le Caucase, la Russie, l’Ukraine et l’Europe de l’Est. Les yeux s’écarquillent et les incompréhensibles commentaires fusent de toutes parts.


Aller à la ville voisine est pour eux une aventure en soi, alors imaginer un tel périple, juste pour le plaisir, est de l’ordre de l’impossible rêve ou de la folie furieuse. Quand je regarde autour de moi, la pauvreté est criante et les difficultés de la vie omniprésentes. Pourtant, depuis que je suis sur les routes, j’ai perdu nombre de mes certitudes d’Occidental privilégié. J’y ai tellement appris, redécouvrant notamment le sens des mots entraide et humanité. Pourquoi notre développement économique et culturel se fait-il au prix de tels sacrifices ?


Je ne me lasse pas de toutes ces rencontres, mais une fois encore l’appel de la route est le plus fort. Ce soir je voudrais bivouaquer, me perdre dans l’immensité de cette nature toujours vierge et profiter des bienfaits de la solitude. Il me faut donc prévoir de quoi dîner. Le boucher fera l’affaire, enfin, de boucherie, il n’est question qu’une d’une grande table de bois et d’un portique où sont suspendues trois carcasses, du mouton ou de la chèvre très certainement. La chaîne du froid est un concept inconnu ici, mais la barbaque doit être goûteuse au regard du cortège de mouches qu’elle attire. J’explique tant bien que mal mon désir d’acheter des côtelettes. Elles sont petites, je vais en prendre quatre. C’est que rouler, ça creuse ! Je sors un morceau de tissu, y place les pièces de viande et range le tout dans une des sacoches de ma BMW.


Enfin je reprends la piste. Me retrouver seul avec ma moto est un vrai bonheur après un tel bain de foule. Je vous l’accorde, j’ai toujours été solitaire, certains diraient sauvage. C’est peut-être cette dualité qui me caractérise, fuyant la société et ses comportements irraisonnés, mais sensible aux individualités. Je vais bon train et pousse un peu ma machine, prenant plaisir à rouler dans ce décor enchanteur. La fin de la journée approche et il me faudrait commencer à chercher un spot pour monter mon campement.


Je roule au ralenti, debout sur les repose-pieds, observant à droite et à gauche quand je les vois, deux gamins gardant une dizaine de moutons qui me font de grands signes. Je m’arrête, ils accourent, j’enlève mon casque, ils arrivent à ma hauteur. Ils sont tout agités, baragouinant un charabia incompréhensible. Ils doivent avoir huit, dix ans, les cheveux en bataille, des minois tout crassous mais illuminés de grands yeux débordants de vie. Une fois l’excitation initiale retombée, je joins mes deux mains et les colle à ma tête leur indiquant que je cherchais un coin pour dormir. Un dialogue de sourds s’installe alors avant que je ne comprenne. Je cherche un coin où bivouaquer, mais pour eux, camper dehors en pleine nature est inimaginable alors que l’hospitalité est un devoir sacré. Ils s’évertuaient simplement depuis dix minutes à m’inviter chez eux !


Le quiproquo déjoué, j’hésite. Ce n’est pas la première fois que je suis confronté à une telle situation. Qu’en penseront leurs parents ? Se sentiront-ils obligés de m’inviter par devoir ? Qui vivra verra. Je choisis d’y aller et de décider une fois sur place. Quand je montre bien haut mon pouce levé, la joie enlumine leurs visages. Je les prends à tour de rôle à califourchon sur le réservoir. Ils sont aux anges, cheveux au vent, s’agrippant à chaque accélération. Quelques dizaines de minutes plus tard, nous arrivons en vue d’une ferme isolée. Je gare ma moto légèrement à l’extérieur. Le plus jeune s’occupe du troupeau quant au plus grand, il court à l’intérieur comme un dératé en criant à tout va.


Il y a là une cour flanquée d’un abreuvoir alimenté par une pompe à main, un enclos et deux bâtiments. L’un d’eux semble être une grange ou une étable, l’autre l’habitation principale. Il en sort une jeune femme avec, accrochée à ses basques, une jeune fille de quatre ou cinq ans. C’est sur elle qu’immédiatement mon attention se focalise. Je suis captivé par son regard, des yeux bleus acier aux reflets gris qui contrastent avec le ton mat de sa peau. Il y a des regards qui vous marquent à vie, comme celui de cette Norvégienne rencontrée quelques années auparavant à Bergen, d’une profondeur telle que je m’y étais noyé le temps d’une idylle. Mais là, cette gamine, avec son petit air mutin, a un regard d’adulte, dur et pénétrant.


Voyant que je l’observe, elle part se cacher derrière sa mère tout en m’épiant du coin de l’œil. Je m’attarde alors sur la jeune femme qui me fait face. Je reste perplexe, l’atmosphère se chargeant soudainement d’une tension palpable. Un trouble pesant s’installe, je suis décontenancé. Elle semble avoir mon âge, environ vingt-cinq ans, mais entourée de ses trois enfants, elle dégage une maturité en totale contradiction avec le jeunot que je suis, insouciant, recherchant inlassablement un sens à son existence. Face à cette femme accomplie et à l’aura qu’elle rayonne, je me sens comme un crétin errant dans la futilité d’une vie désespérément vide.


Chaussée de bottes en caoutchouc, elle porte un pantalon de grosse toile informe, un pull bariolé recouvert d’une blouse chamarrée sans manche et serrée à la taille par une cordelette. Une sorte de foulard de fine laine noire aux motifs rouges et verts lui ceint les cheveux, ne laissant dépasser qu’une longue tresse flottant sur sa poitrine. Sans maquillage, dissimulée dans des vêtements mal ajustés, elle apparaît là, nature, réelle, à l’opposé des beautés fatales photoshopées et hyper sexualisées que l’on nous vend sur papier glacé à longueur de journée. Et pourtant, rarement une représentante du beau sexe ne me sera apparue si femme. Allez savoir pourquoi.


Mais mon sixième sens m’alerte, quelque chose cloche. Je ne sais pas quoi, mais je le ressens : c’est ce pressentiment qui sourd en moi à chaque péril imminent. Ses deux garçons n’arrêtent pas de lui parler, mais elle est silencieuse, immobile, comme pétrifiée. Seuls ses yeux semblent vivants et hyperactifs, passant de ses enfants à ma moto et à moi dans une sorte de tourbillon infernal. Se sent-elle en danger cherchant à défendre ses petits comme n’importe quelle mère le ferait ? Je ne comprends pas ce qui se trame, mais je me sens vraiment mal. C’est insupportable, je romps alors le silence en faisant signe que je pars tout en la remerciant. Et là, en une fraction de seconde tout bascule. Elle s’anime enfin, parlant d’une voix décidée tel un général dirigeant ses troupes. Les marmots se mettent en branle sur-le-champ. La fille décampe à l’intérieur. Le plus jeune court prendre un seau qu’il va remplir à la pompe. Le plus grand, quant à lui, file vers ma moto. Et elle, face à moi, m’offre un merveilleux sourire en me faisant signe de rester.


Toujours sur le qui-vive, je ne sais quoi faire. Le plus âgé commence à détacher mes bagages. Il me faut me décider, maintenant.

Je reste. Je verrais bien. Non, c’est tout vu ; je ne me sens pas la force de lui résister.

Je vais rejoindre l’aîné, désangle mes sacoches et les lui confie. Il s’empresse alors de les rentrer.

Le petit arrive déposant un seau d’eau au milieu de la cour, sa sœur rappliquant dare-dare avec à la main, un savon noir et un tissu tenant lieu certainement de serviette. Évidemment, après une journée de moto sur la piste, je dois faire peur à voir. Une fois débarbouillé, elle m’invite à entrer. Connaissant leurs coutumes, je laisse mes bottes d’enduro et mes chaussettes à l’infecte odeur dehors.


L’intérieur de la pièce principale est couvert de tapis élimés. Sur la droite, trois portes dont les deux du fond occultées par d’épais rideaux. Il fait sombre, seules deux petites ouvertures laissent diffuser un peu de lumière. Sur le mur opposé, des coffres de rangement, et, contre celui de gauche, de grands coussins sont disposés de sorte à créer un sofa à même le sol, face à une table basse. Dans le coin, à l’entrée, trône pour tout chauffage un poêle à bois confectionné dans un vieux bidon d’huile.


Elle me fait asseoir. Je m’exécute accompagné par les deux garçons, la fillette et sa mère disparaissant toutes deux par la première porte. La petite réapparaît rapidement en déposant du miel, des gobelets plastiques et de l’eau, puis repart. Ne la voyant pas revenir je me lève et vais la rejoindre. Elle aide sa mère dans la cuisine, enfin, plus exactement, une simple pièce au sol en terre battue où plats, assiettes, et autres ustensiles s’entassent dans un coin. Près de la porte, un petit poêle à bois sur lequel chauffe de l’eau. Par terre, des pierres maçonnées forment le foyer pour la cuisson. En son centre, un grand cercle de fer surélevé reposant sur quatre pieds. C’est un système assez courant aperçu de nombreuses fois. Il est possible d’y adjoindre, soit une grande plaque métallique pour cuire les galettes ou griller la viande, soit un chaudron pour préparer le ragoût de mouton.


Les deux filles sont assises sur de petits tabourets d’une vingtaine de centimètres de haut et préparent des galettes, la petite remuant la pâte et sa mère l’étalant sur la plaque brûlante. Je me fais copieusement houspiller par de grands signes m’intimant l’ordre de sortir ; dans leur culture, les hommes n’ont rien à faire là, je ne le sais que trop bien. Mais peu importe, respecter ne veut pas dire cautionner, même si ce n’est pas toujours simple de jongler entre les deux. Aujourd’hui je n’ai pas vraiment l’intention d’en rester là. Je vais à ma moto chercher la viande achetée tantôt, du sucre en poudre, du café soluble et des petits gâteaux secs qui me font souvent office de petit-déjeuner quand je bivouaque.


Je dépose le tout sur la table, excepté la viande que j’apporte à la mère. Elle semble un peu gênée, mais n’ose protester. Elle ne sait trop quoi dire, et, de toute façon, je ne comprendrais rien. C’est donc parfait. Mais j’ai trop voyagé pour ne pas savoir que bien souvent, pour faire honneur à leur devoir d’hospitalité, les plus pauvres sont prêts à sacrifier plusieurs jours de subsistance et que les premières victimes, comme trop souvent, en seront les enfants. Aussi, contribuer en partageant ce que j’ai me semble le minimum que je puisse faire.


La petite fille revient avec un plat de galettes encore fumantes puis repart. La partie s’annonce serrée. Je vais les retrouver et leur fais signe de se joindre à nous. La mère refuse, je persiste, elle s’entête. Je ne vais pas la forcer et ne peux lui expliquer mon désarroi, alors je me contente de la fixer du regard. Je ne sais pas ce qu’elle y voit, mais elle capitule. Nous nous retrouvons tous les cinq autour de la table à partager sucreries, thé et café. Toujours sur la défensive, la mère se détend néanmoins un peu, pour la première fois.


Une atmosphère bon enfant et chaleureuse s’installe rapidement malgré les difficiles échanges. Vieux routard malgré mon jeune âge, j’ai ma botte secrète pour communiquer. Je vais alors récupérer mon bloc note et mon stylo. Le G’palemo* n’existant pas encore, nous nous lançons dans un Pictionary de circonstance. Je commence sans tarder le premier dessin : une famille avec enfants, la maman, le papa à côté duquel je place un point d’interrogation. C’est l’aîné qui s’y colle à son tour dessinant une charrette, un cheval une route et des maisons. J’essaie de comprendre, les autres se mettent à mimer et tout le monde éclate de rire. C’est grâce au plus jeune qui a récupéré ma carte que je finis par deviner le fin mot de l’histoire ; leur père est certainement parti à Kobané, la grande ville des environs, y vendre un mouton et acheter de quoi survire quelque temps. Le malaise ressenti à mon arrivée s’explique enfin, sa femme devant être tiraillée entre son devoir sacré d’hospitalité et l’indécence d’inviter un homme en l’absence de son mari. Des fois je m’en veux sérieusement de ne pas être plus perspicace ; j’espère simplement ne pas lui avoir causé trop de problèmes.


Chacun à son tour s’y essaye. J’ai maintenant une nouvelle admiratrice, la fillette aux yeux troublants que j’ai honteusement subjuguée avec un Bic quatre couleurs qui, comme par magie, passe en un clic du bleu au noir, au vert et au rouge. Elle est maintenant fourrée entre mes pattes et ne veut plus me lâcher. Entre deux dessins je ne peux m’empêcher de surveiller sa mère du coin de l’œil. Elle regarde ses enfants avec admiration et, quand nos regards se croisent, j’y lis… je n’en sais rien, mais je la sens heureuse, simplement.


Je me laisse envahir progressivement par un sentiment de bien-être, malgré cette sensation lancinante qui commence à poindre, quelque chose de dérangeant, que je n’ai jamais ressenti de toute ma courte existence : je nous vois, là, tous les cinq, donnant l’image d’une famille unie et heureuse.


Ayant une autre idée derrière la tête, je balaie rapidement cette impression. Avant que le jour ne tombe définitivement, je les fais tous sortir, installe les enfants sur la moto, leur sœur au milieu, avec, en arrière-plan, leur mère. Je prends alors mon Polaroïd, leur demande de sourire et clic-clac, c’est dans la boîte. Quelques minutes plus tard, je leur donne le cliché. Ils sont surexcités. L’instantané, malgré ses couleurs blafardes, va rejoindre les autres trésors familiaux : quelques photos épinglées sur un morceau d’étoffe au mur de la pièce centrale. La jeune femme me gratifie alors d’un incommensurable sourire qui, non seulement la transfigure, mais me bouleverse au plus haut point.


L’hospitalité ayant ses contraintes, la mère part préparer le dîner. Quant à nous, nous continuons de jouer. Le moment venu, contre toute attente, les femmes viennent spontanément manger avec nous. Le repas est certes frugal : des galettes agrémentées d’une sauce épicée liant légumes et les morceaux de mouton que j’ai apportés. Très certainement une sorte de pizza locale du pauvre. Mais peu importe, l’essentiel est ailleurs, dans ces échanges si riches, bien au-delà des mots que nous ne pouvons partager.


En l’absence d’électricité, tout le monde se couche et se lève avec le soleil. Évidemment les enfants refusent. J’essaie de tergiverser, installant mon duvet sur les coussins du sofa en expliquant mon envie de dormir, mais c’est sans compter sur leur détermination. Leur mère doit copieusement hausser le ton pour avoir le dernier mot.


Mais avant, un brin de toilette s’impose, dans la cuisine à défaut de salle de bain, où l’invité que je suis a la primeur de la bassine d’eau. Les enfants vont enfin se coucher, tous les trois dans le même lit de la première chambre. Mon hôtesse, quant à elle, s’isole alors dans la seconde après m’avoir salué.


Je m’installe dans mon duvet avec ma lampe et mon carnet de bord, prêt à consigner les faits marquants de la journée. Mais aucun mot ne me vient, seule l’image de son visage radieux flotte devant mes yeux. Contre toute attente, bien qu’elle soit fagotée comme une paysanne du siècle dernier, je la trouve belle. Comment est-ce possible ? Je n’ai vu que son visage qui n’a rien de transcendant. Est-ce son sourire et la façon dont elle me regarde ? Dans notre culture occidentale, pour être belle, une femme se doit de mettre en avant ses atouts, d’être sexy. D’ailleurs, que signifie sexy ? Être sexuellement attirante ? Celle qui n’attise pas le désir masculin peut-elle réellement être femme et belle ? Pourquoi suis-je là à bander en ayant terriblement envie d’elle ? Est-ce seulement la misère sexuelle de ces dernières semaines que mes régulières masturbations n’arrivent plus à calmer ? Comment est son corps ? Comment font-ils l’amour avec son mari ? Qu’exprime son regard quand elle jouit ?


Comme trop souvent mon cerveau s’égare en mille et une circonvolutions. J’essaie de faire le vide en me concentrant sur ma respiration. Cet emballement cognitif est un des effets secondaires de mes voyages. Sortir de ma zone de confort me confronte à d’autres réalités souvent dérangeantes. Plus j’avance sur la route, plus je me pose de questions et moins j’ai de réponses. Arriverais-je un jour à trouver un sens à mon existence, où suis-je condamné à errer sans fin ?


J’éteins la lumière et cherche le sommeil, en vain, elle est toujours là à me hanter. Je tourne et me retourne, sans succès. Je capitule alors. Me soulager pour trouver le repos. Ma main commence son lent travail d’excitation quand un bruit me fait sursauter. Je me fige, ne voulant surtout pas être pris en flagrant délit. Je garde les yeux fermés, tous mes autres sens étant aux aguets. Il me semble entendre des bruissements impossibles à identifier. J’hésite, ouvrir un œil ?

Le silence.

Le suspense est trop fort, mille scénarios commencent alors à se profiler.

D’un coup j’ouvre les yeux en grand.

Je sursaute.

Une silhouette. Elle est là au-dessus de moi à me regarder, j’en suis sûr. Depuis combien de temps ? A-t-elle deviné mes coupables agissements nocturnes ?

L’obscurité de la pièce est à peine perturbée par un filet de lumière vacillant provenant de sa chambre. Mes yeux s’habituent rapidement à la pénombre. Elle me sourit, enfin, je le crois, ou est-ce une illusion ?

Le contact de sa main par contre, lui, est bien réel. Elle ne dit mot, mais me fait signe de la suivre. Je reste médusé. Si je me lève, le baromètre entre mes jambes pointant au zénith aura vite fait de lui indiquer mon état si peu convenant. J’en suis pleinement conscient, mais je n’en ai cure, et c’est une sorte de somnambule qui se lève et marche derrière elle vers sa chambre.


Une fois le rideau refermé, elle me regarde tout sourire, cheveux défaits. Je remarque à peine la lampe à pétrole posé par terre dispersant une pâle lumière. Je ne vois qu’elle, enfin, furtivement, juste avant qu’elle ne vienne se blottir dans mes bras. Elle me serre avec une force incroyable, humant mon odeur comme une bouffée d’oxygène salvateur. Elle lève la tête et accroche mon regard. C’est en mode automatique que mes bras se resserrent sur elle et que mes lèvres vont à la rencontre des siennes. Elle me les offre sans résistance. Privé de mes repères habituels, je ne suis plus tout à fait moi-même, j’agis à l’instinct. Oubliant complètement que le french kiss n’est pas universellement apprécié, ma langue franchit le Rubicon à la rencontre de la sienne. Elle ne semble pas s’en effaroucher, bien au contraire. Elle se hisse sur la pointe des pieds pour que sa bouche fusionne plus facilement avec la mienne. Son bassin collé au mien, impossible de dissimuler plus longtemps mon état. Elle accentue sa pression, et je bascule irrémédiablement.


Je ne suis plus qu’une éponge à phéromones, mes terminaisons nerveuses sont submergées par un tsunami d’informations érotiques, mes pare-feux internes tombent les uns après les autres. Une attaque par déni de service biologique déconnecte ma raison. Mon cerveau reptilien restant seul aux commandes, tout s’accélère ; mon tee-shirt vole, mon caleçon valse et sa chemise de nuit se volatilise. Nous nous retrouvons nus enlacés sur le lit. Nos corps doivent être aimantés tellement ils s’attirent. Elle m’invite en écartant les jambes, mon sexe répond présent trouvant sans difficulté l’entrée du paradis déjà grande ouverte, tellement accueillante que je suis littéralement happé dans son jardin secret. Elle m’enlace à m’étouffer. Seuls nos bassins gardant leur liberté s’accordent illico, allant crescendo de moderato à allegro pour finir prestissimo.


Et l’erreur de timing si prévisible. Elle, pourtant chaude comme la braise, grimpant lentement les pentes du volcan dont l’éruption la dévastera et la propulsera dans une autre dimension et moi, emporté par ma libido, qui frôle l’explosion prématurée en plein vol. Je ne peux prendre le risque de me consumer de la sorte et n’ai d’autre solution que de stopper derechef la mise sur orbite en me retirant.

L’apocalypse.

L’urgence absolue, me déconnecter de mes dévastatrices sensations. Je me téléporte alors mentalement dans les immensités glacées de Sibérie, histoire faire baisser la pression.

Elle, me fusillant du regard, frustrée comme jamais, ravagée par le sentiment d’abandon, perdue en pleine incompréhension.

Moi, l’alerte surmontée, de nouveau serein et reprenant le contrôle, revenant à l’assaut pour la combler de nouveau.

Nous, de nouveau à l’unisson, s’accordant sur une recherche commune du plaisir, chevauchant vers les sommets.




***




Quelques heures plus tard, elle est collée contre moi, sa tête reposant sur ma poitrine, dormant comme une bienheureuse. Quant à moi, malgré l’épuisement, impossible de trouver le sommeil. Je sens son souffle chaud et régulier sur mon torse, seul élément tangible m’assurant de la réalité de ce moment.


J’ai envie de la serrer tout contre moi, mais je n’en ai plus la force. Je suis ému et bouleversé, non pas pour avoir découverts pour la première fois une femme multi orgasmiques, mais pour ce que nous avons vécu là, tous les deux. Entre deux passes d’armes tumultueuses où elle s’est donnée sans réserve, elle venait tout contre moi chercher mon contact et mes caresses, comme affamée de tendresse. Je l’ai choyée, câlinée, massée, aucune partie de son corps n’a été délaissée. Jamais je n’avais éprouvé cela, cette sensation de plénitude, de deux corps à l’unisson, à croire qu’ils ont été créés spécialement l’un pour l’autre. Comment obtenir une si parfaite communion sans pouvoir échanger un seul mot ? Jusqu’alors, ma courte expérience sexuelle était émaillée de baises plus ou moins dantesques, mais aujourd’hui, pour la première fois, je peux dire que j’ai fait l’amour.

Et ce fut merveilleux.


Qui est-elle ? Je l’imagine volontiers comme une femme courage, à l’image de ses compatriotes kurdes qui, dans cette société patriarcale ultra-conservatrice, sont prêtes à prendre les armes et à se battre en première ligne pour défendre leur pays tout en subissant le diktat de leurs maris tous puissants. Il lui a fallu une volonté et une audace incroyable pour s’offrir à moi de la sorte. Elle n’hésite pas se donner et à jouir sans réserve aucune, mais, parallèlement, elle a un énorme besoin de cajoleries, de câlins et de contacts physiques. Jamais mes mains et mes lèvres n’ont autant caressé, effleuré et papouillé. Elle a dû faire le plein de douceurs et de tendresse pour les cinquante prochaines années. Est-elle tellement en manque ? Comment la traite son mari ? La considère-t-il uniquement comme un sac à foutre où se vider les couilles ? Elle est si jeune pour avoir de grands enfants, à quel âge s’est-elle mariée ? A-t-elle été unie de force ? Quelle est sa vie ? Je voudrais tout savoir d’elle.


Je me sens si bien à cet instant que je lutte contre l’assoupissement, voulant faire durer le plus longtemps possible ce pur moment de volupté et de bonheur. Je le voudrais infini, mais je le sais éphémère, malheureusement. Que se passera-t-il demain ? Le rêve deviendra-t-il cauchemar ? Et si je restais quelques jours ? Je n’ai jamais été amoureux, cela ne signifie rien pour moi. Mais si c’est le cas, que devrais-je ressentir ? Mes différentes copines passées n’étaient là que pour satisfaire mes besoins sexuels. Et à l’autre bout du monde, elle est là, elle, avec qui il m’est impossible d’échanger le moindre mot, l’exact opposé de tous les fantasmes masculins occidentaux. Sans talons aiguilles, bas et porte-jarretelles ni dessous sexy, nature, elle a réussi à complètement me bouleverser. Je suis perdu dans mes sensations et sentiments. C’était bien au-delà de la jouissance, bien au-delà du sexe, comme si j’étais transporté ailleurs, je ne sais où. Comme si plus rien n’existait, plus rien n’avait d’intérêt, plus rien n’avait de saveur à part elle. En quelques heures elle est devenue aussi indispensable à ma vie que l’oxygène et l’eau. Elle pourrait me demander n’importe quoi que je lui dirais oui. Et si nous partions ensemble ? Si je la kidnappais ? Il y a bien les enfants, à cinq sur la moto, impossible, et si…


Je me réveille en sursaut. L’obscurité est totale et je ne la vois pas, mais je sens la douceur de son corps contre le mien. Elle me serre de toutes ses forces, sa tête reposant sur ma poitrine. Et je les sens, chaudes et humides, ses larmes, se frayant un passage entre les poils de mon torse. Elles me dévastent tel un torrent de mots déversant toute son amertume, ses désillusions, ses peines et ses espoirs brisés. J’y entends les cris d’une femme prisonnière d’une vie qu’elle n’a pas choisie, une vie étouffée malgré cette énergie et cette volonté qui bouillonnent en elle. J’ai envie de hurler mon désespoir, mais je n’y arrive pas. Elle glisse sur moi, nos corps s’épousant une dernière fois, elle m’amène rapidement à la jouissance, m’enlaçant d’une force incroyable pour m’absorber au plus profond d’elle-même, à croire que la semence dont je l’inondais était le cadeau suprême.


Un ultime baiser et elle se lève. Elle rallume la lampe à pétrole et je l’observe, telle une divinité. Elle enfile sa chemise de nuit refermant ainsi la parenthèse la plus bouleversante de ma vie. Je me dois d’être à la hauteur, aussi fort qu’elle. Il me faut un effort surhumain pour me lever et me rhabiller.


Le jour se lève enfin et avec lui apparaissent les enfants. Nous nous retrouvons pris dans un tourbillon tellement ils sont excités. Le petit-déjeuner est digne d’un festin, mais je ne touche à presque rien, mon estomac étant noué comme jamais. Que dois-je faire ? Rester encore un jour ? Partir ? Quand est-ce que son mari va revenir ? Et elle, que veut-elle que je fasse ? Je cherche son regard, mais il est prudent, réservé. Elle a repris son rôle de mère kurde. Il faut que je me décide. Une fois le repas terminé, je commence à préparer mes bagages. C’est la consternation chez les enfants.


C’est l’aîné qui finalement trouve une solution. Il m’entraîne dehors à l’enclos des moutons. Une partie de la claie est en piteux état et nécessiterait d’être réparée. Je comprends qu’il voudrait que je l’aide. J’hésite, cherche le regard de sa mère. J’y vois un sourire que j’interprète comme une approbation. Il m’emmène alors dans la grange chercher une hachette et nous voilà partis couper des branches, les élaguer et réparer la clôture. La matinée est bien avancée et le travail en voie de finalisation quand une charrette fait son apparition au bout du chemin. Les enfants partent en courant à sa rencontre. Mon cœur se serre.


Interminables minutes. L’équipage arrive enfin dans la cour. Et je le vois, descendre tout en me fixant. Il doit bien avoir une dizaine d’années de plus que sa femme, le visage austère, buriné par le soleil, une carrure dessinée par le travail manuel. Il ne dit mot et les enfants se taisent. Son regard va de sa femme à moi incessamment. Ma gorge se noue, ma main serre le manche de la hachette, les secondes me semblent interminables. J’ai l’impression d’entendre la célèbre musique d’Ennio Morricone prédisant un duel mortel. Enfin il bouge, venant vers moi tout sourire me tendant les bras. Je plante la hache dans le billot de bois et accepte son accolade. J’essaie de cacher mon mal-être autant que ce peut.


À peine arrivé qu’il prend les choses en main, demandant à sa femme et à ses garçons de décharger la charrette et à sa fille de nous servir du thé. Il m’invite à entrer et à m’asseoir. Commence alors une difficile conversation où les mains s’agitent dans tous les sens. Une fois leur tâche accomplie, les garçons viennent nous rejoindre. Ils doivent lui expliquer tout ce qui s’est passé et lui montrent la photo. Je comprends vite qu’il va en vouloir une, alors je prends les devants.


Je sors mon Polaroïd et propose d’aller faire un portrait de toute la famille. Finalement, il organise la mise en scène à sa guise. Lui sur la moto, ses garçons devant et moi à ses côtés. Il demande à sa femme de prendre le cliché, mais ne sachant faire, je me dois de lui expliquer la manipulation. Je suis troublé comme jamais, elle est tout contre moi, je voudrais la serrer dans mes bras et l’embrasser, mais le regard scrutateur de son mari est le garde-fou prévenant tout débordement. Je ne veux surtout pas lui créer de problème. J’évite tout contact physique, mais elle ne peut s’empêcher de frôler mes doigts. Mon corps s’électrise immédiatement et je dois mobiliser toutes mes ressources pour rester impassible.


La photo est immédiatement accrochée avec les autres. Je suis invité à déjeuner sans les filles, qui, coutume oblige, resteront à la cuisine. La situation devenant intenable, une fois le repas achevé, je fais mes bagages et charge ma moto. Commence alors la séance d’adieu, d’abord le père, puis les enfants et enfin la mère que je me contente de saluer respectueusement, le cœur irrémédiablement brisé. Je fais chauffer la mécanique, et, tout d’un coup, une idée surgit dans mon esprit dévasté. Je prends mon bloc-note et mon stylo quatre couleurs et vais en faire cadeau à la petite fille, bousculant ainsi les usages. Ses yeux s’illuminent et elle me gratifie d’un énorme câlin. En me relevant, je jette un bref regard à sa mère qui, discrètement, essuie une larme.


Ce coup-ci, c’est le départ. J’enfourche ma BMW et reprends la piste non sans faire de grands gestes d’au revoir. Les enfants courent un certain temps derrière moi et disparaissent rapidement dans un nuage de poussière. Je dois vite ralentir, mes yeux emplis de larmes me brouillant la vue.



Épilogue



Trente ans plus tard, je suis là, dans mon fauteuil, près du feu crépitant dans la cheminée à parfaire les dernières lignes de ce récit. Ce n’est pas un exutoire pour tourner définitivement la page, non, plutôt le moyen d’immortaliser à tout jamais la magie de cette rencontre.


Durant ces longues années, je me suis souvent remémoré cette nuit. Je vois encore son visage rayonnant comme si c’était hier, même si je ne doute pas que mon esprit l’a légèrement embelli avec le temps. Quand je pense à elle, je me demande ce qu’elle est devenue. Qui est-elle aujourd’hui ? M’a-t-elle oublié ? Aurions-nous eu un avenir commun si l’on s’était rencontré dans d’autres circonstances ?


Je dois bien l’avouer, j’ai plusieurs fois imaginé que neuf mois après mon départ elle accouche d’un bébé au teint plus européen, un petit peu de moi qui serait toujours auprès d’elle.


Avec toi j’ai vécu un des plus beaux moments de ma vie. Je ne t’oublierai jamais… Ajda



_________________________________________________


* - G’palemo : guide édité par le « Routard » comprenant de nombreuses illustrations universelles sur les principaux thèmes du quotidien en voyage : transports, informations pratiques, hébergement, restauration et alimentation. - Retour