Ouh la la ! Ça y est presque, la journée tire à sa fin. Horrible ce que j’ai pu m’ennuyer dans ce bazar… C’est bruyant, ça pue un peu la sueur et le mélange de parfums bon marché. L’enfer ! Nous ne sommes plus que quelques-uns restés sur le carreau. Certains vérifient leurs choix par un dernier slow sur la piste, au son d’un disc-jockey qui laisse couler le dernier CD jusqu’au bout. Mémère vient s’asseoir face à moi, je n’ai même pas eu le courage de me lever. Faites des enfants, ils auront de bonnes idées !
Je suis veuf depuis cinq ans, à la retraite depuis deux, et mes filles angoissent de me voir finir ma vie seul. À mon avis, elles craignent surtout d’hériter du paquet en cas de pépin de santé, elles seraient bien soulagées de me savoir accompagné, voire soigné par une charmante compagne. Ben, ce ne sera pas celle-là non plus. Chicounette avec sa robe à larges rayures roses, grises et blanches. On dirait un gros bonbon. Le gris est assorti à ses cheveux, le rose à ses joues rebondies et le blanc… je ne sais pas trop et je n’ai pas envie de le savoir. Dire qu’elles ont déboursé deux cents boules pour me faire rencontrer ça. Qui déblatère sur les voyages organisés. Oui, c’est vrai, Madame, j’ai mis « voyages » sur ma fiche. Mais dans ma tête ça voulait dire : on met l’essentiel dans le coffre et on part à l’aventure, à la rencontre des gens, de l’architecture, des paysages, des coutumes… Pas cavaler derrière un guide qui répète tout haut ce qui est écrit sur la borne avant de vite remonter dans le bus. Ou dans le bateau, ah oui… Elle a fait la croisière du Nil, et son rêve ce serait un tour du monde, croisière de quarante jours sur le plus grand paquebot du monde sorti tout frais des ateliers de Saint-Nazaire. Vive la France, oui Madame. Mais très peu pour moi, se retrouver à quatre mille sur un rafiot style HLM flottant alors que mon patelin ne compte que cinq cents âmes, les pieds bien sur terre. Ah, ça va faire des morts le jour où un connard de capitaine voudra faire le kéké au raz de la pointe du Raz ! Je n’arrive même pas à voir ses yeux à la mamie, tellement ses lunettes sont mal foutues et que les fenêtres se reflètent dedans. Alors je laisse mon regard, et mon esprit, se balader ailleurs, loin.
Tiens, mon regard tombe sur une des dernières tables occupées, et pour une fois bien occupée. Elle est assez mignonne, la brune qui est assise là. Très même. Cheveux mi-longs ou attachés, je ne vois pas bien, un sourire méprisant pour le type assis devant elle. Son regard, sans lunettes, s’échappe également, prouvant qu’elle s’ennuie autant que moi. Nos regards se croisent, s’accrochent. Le mien surtout accroche le sien. Oh les beaux yeux ! Bleus. Les brunes aux yeux bleus m’ont toujours troublé. Mais ceux-là sont particuliers : très foncés au pourtour de l’iris, ils vont en s’éclaircissant vers la pupille. Le grand benêt qui se raconte devant elle me tourne le dos, style premier de la classe. Il semble un brin excité par la belle, ils sont jeunes, beaucoup plus jeunes que moi. C’est pour ça que je n’ai pas eu droit à la rencontrer. La miss hôtesse a programmé les rencontres en fonction des paramètres que lui a sortis sa tablette. « Tous les critères sont scientifiquement pris en compte », qu’ils disaient. Âge, critères sociaux, goûts, loisirs… Sauf que dans loisirs quand tu coches « voyages » ça ne veut pas forcément dire la même chose pour tout le monde. Et mémère qui continue avec une croisière au Cap Nord… Oui, mais non, pas avec toi, ma grosse, ou je te laisse sur la banquise avec les phoques ! Elle finit par conclure qu’elle ne va pas conclure avec moi. Elle se casse et monte avec difficulté dans son Picasso.
Bon vent ! J’y vais aussi. Je salue les organisateurs d’un « désolé » courtois et j’allume un clope dès la porte tournante franchie. Il n’est pas mal cet hôtel un peu en rase campagne, à mi-chemin entre la ville et l’autoroute. Les salons sont assez cossus, le buffet de midi était convenable. Nous étions convoqués à onze heures, le temps pour les gentils organisateurs de nous présenter leur boîte de voleurs, de nous faire remplir des fiches avec des cases à cocher avec un gros feutre, lues par un scanner, et de nous expliquer les règles du jeu. Puis apéro et buffet, froid, mais correct. Tiens, ma belle brune fume aussi, lâchée par son lévrier. Je m’aperçois que je ne l’ai pas vue au buffet, je l’aurais remarquée. Long manteau de laine qui laisse deviner une silhouette harmonieuse, petites bottines qui martèlent le macadam. Elle a eu un instant d’hésitation puis se dirige vers la sortie du parking et emprunte l’accotement. C’est pas vrai qu’elle part à pied ? Mais si. Je grimpe dans mon carrosse et la rattrape.
- — Vous êtes à pied, demandé-je par la fenêtre ouverte ?
- — Hélas oui…
- — Je vous dépose ?
- — Ah merci ! Toute galanterie ne serait-elle pas perdue ?
- — Galanterie ou assistance à personne en danger de grande fatigue, au choix. Mais comment se fait-ce ?
- — Et de l’humour avec ça. Pardon, la séance de torture est terminée, il faut repenser normalement.
- — Ah, pour vous aussi… Quelle horreur ! Ce sont mes filles qui m’ont inscrit à ce truc-là.
- — Moi, c’est ma petite sœur. « À ton âge, ma vieille, tu ne peux pas rester seule, ce serait scandaleux ! »
- — Je serais presque de son avis, une grave perte pour la gent masculine.
- — Ben voilà des compliments que j’aurais aimé entendre ! Au lieu de ça, ce grand escogriffe me serinait : « Oh, vous plairiez à môman ». Pas très envie d’épouser la belle-mère. Et vous, des femmes intéressantes ?
- — Bof ! Des mamies mémères, ben gentilles, ben rondes. Je m’imaginais me réveiller un matin à côté d’elles et pousser un cri d’horreur en me croyant dans un cauchemar… Pardon, je suis vilain.
- — Oui, très.
- — Mais attendez, j’ai coché « voyages », et elles me parlent de « voyages organisés », j’ai horreur. J’ai coché « jardinage », elle me vante les mérites de la culture du géranium, j’ai horreur. Si on coche « lecture », il y a « Modes et Travaux », mais aussi le Marquis de Sade !
- — Ha-ha-ha ! Très juste. Et je savais que ce serait nul, pourtant je suis venue. Et encore, avec difficultés.
- — Oui, je ne vous ai pas vue au buffet ce midi. Sinon il y a longtemps qu’on serait partis ensemble ! Hé-hé !
- — Je ne sais pas, mais en tout cas, merci de m’avoir ramassée sur le bord du fossé.
- — Félix Leclerc ! Ah, souvenirs, souvenirs, je l’ai vu sur scène et j’ai discuté un peu avec lui.
- — Veinard ! Donc, oui, au moment de venir à onze heures, signe du destin, ma petite voiture refuse de démarrer. J’ai vidé la batterie en vain. Au final, c’est une copine qui a bien voulu abandonner sa petite famille pour venir me véhiculer. Et pendant le buffet, j’ai rempli ma fiche, il a fallu relancer le tri de l’ordinateur, et cætera… Et ce soir, je n’allais pas la déranger une seconde fois, je comptais trouver une âme charitable. Mais comme nous sommes les derniers ou presque et qu’un benêt éconduit a sa fierté, tout de même, je me suis résolue à rentrer à pied.
- — Ben et moi ? Ma voiture et moi étions sur le parking ?
- — Là, je n’ai pas osé. Votre voiture m’a intimidée.
- — Ah !… Je me suis fait plaisir, j’en rêvais depuis longtemps et moi non plus je n’avais jamais osé. Et tout compte fait, j’ai été bien bête. Vous savez qu’une Jaguar ne coûte pas plus cher qu’une Renault ? Enfin, dans des modèles comparables. Et puis appréciez-moi ce confort, ce silence, ce cuir…
- — C’est vraiment très, très agréable. Elle a raté un truc, mémère, avec son Picasso !…
- — Haha ! J’aurais eu du mal à la faire rentrer, mais pour la sortir c’eût été un mois de chantier. Quelle horreur ! Découper une Jaguar pour sortir mamie !
- — Ha-ha-ha ! On est vraiment méchant. Mais ce que ça fait du bien de rire un peu après ça…
- — Au fait, voici le rond-point, je vous dépose où ?
- — J’habite avenue des Amiraux, vers le bout, mais vous pouvez me laisser ici, il y a un arrêt de bus pas loin…
- — Hors de question. La galanterie doit aller à son terme. Mais je vais prendre la rocade pour attaquer l’avenue par le sud, on sera plus près.
- — C’est vous qui conduisez.
- — On va passer à quelques encablures de mon nid douillet. Ça vous dit de prendre le verre qu’on n’a pas bu à midi ?
- — Pourquoi pas, au point où on en est… Mais ce devrait plutôt être chez moi, histoire de vous remercier.
- — Eh bien comme ça, ça fera deux verres à boire. Commençons par chez moi. Vous comme moi, compte tenu de l’endroit d’où l’on sort, personne ne nous attend ?
- — Exact ! Alors, soyons fous.
J’ai pris la rocade puis la sortie vers la forêt. À peine quatre kilomètres pour trouver mon patelin, de moins en moins épargné par l’extension inexorable de la ville. Ici, les impôts locaux sont moins élevés. Mais pour combien de temps encore ? Les pavillonneurs s’en donnent à cœur joie, alors il faut une nouvelle station d’épuration, de nouvelles voies, des classes supplémentaires à l’école, etc. Donc des sous ! Nous arrivons devant mon portail, une petite télécommande et hop, « Merci Firmin ! » Ma passagère ne dit plus rien malgré sa bouche entrouverte. Les gros pneus crissent sur les gravillons et la maison apparaît.
- — Ah ouais !… Et vous vivez tout seul là-dedans ?
- — Oui, sauf quand vient la femme de ménage.
- — Ben ça… Oh là là, mémère qu’est-ce qu’elle a raté !
- — Oh vous savez, à l’époque on ne construisait pas à l’économie. Il y a de beaux volumes, certes, mais seulement quatre chambres et quatre pièces au rez-de-chaussée.
- — Je veux bien vous croire, mais… à côté de mon T3 c’est… impressionnant !
- — J’en avais envie depuis longtemps, elle était un peu à l’abandon et je trouvais ça dommage. J’ai plutôt bien vendu mon entreprise, très vite, une chance, et puis j’avais hérité de mon épouse, quelques biens de famille et surtout une grosse assurance puisqu’elle est morte assez jeune et en activité. Alors j’ai voulu sauver cette demeure de la ruine. On visite ?
- — C’est pas une blague, c’est bien chez vous ?
- — Non non, c’est une technique de drague. En fait je l’ai louée pour la soirée sur Internet.
- — Nooonn !
- — Meuh nan ! C’est bien chez moi. Venez…
Perron de pierre à balustres, grande double porte vitrée et immense hall carrelé de dalles blanc cassé à cabochons cuir. Grand escalier de bois, quatre portes, deux doubles pour le grand salon et la salle à manger, deux simples pour le bureau-bibliothèque et la cuisine. Nouvelle double porte vitrée donnant sur le parc.
- — On fait un petit tour à l’extérieur avant qu’il ne fasse nuit ?
- — Volontiers…
Quelques arbres centenaires, cèdres, charmes, sapins et épicéas, d’autres plus récents que j’ai fait planter. C’est l’automne, les cyclamens se déchaînent en tapis de fleurs roses ou blanches. Quelques colchiques subsistent. Grange et écuries d’une époque révolue qui me servent de garage et d’atelier, la grande serre arrondie le long du mur au sud, le verger et le potager avec encore quelques kilos de tomates. Et l’on n’entend que les oiseaux…
- — Quel calme, quelle paix, quelle harmonie. Mais c’est un rêve… je vis un rêve !
- — Non, non, c’est aussi beaucoup de travail, bien physique. Alors, mamie et ses géraniums, vous comprenez ? Moi, je préfère les vivaces, les fleurs dont on ne s’occupe pas.
- — Je comprends bien, en effet. Et vous faites ça tout seul ?
- — Plus ou moins. D’abord, il y a la mécanique, de bons outils qui facilitent les choses. Et puis, lorsque mes compétences sont dépassées, je fais appel à un copain paysagiste, pour la taille des arbres en hauteur, notamment. Mais du coup, je n’ai pas aménagé de salle de sport, et certains soirs je n’ai pas besoin d’être bercé.
- — Vous m’étonnez. Mais quel bonheur en même temps ! Et à deux pas de la ville. Je n’aurais jamais imaginé…
- — Allons jeter un coup d’œil à l’intérieur tout en buvant quelques bulles…
On commence par le bureau-bibliothèque que j’ai aménagé en style anglais, beaucoup de boiseries d’acajou avec des bouquins, même la cheminée est habillée de bois, sauf l’âtre évidemment. J’y ai placé un chesterfield de cuir vert, comme les tapis et les tentures. Une de mes grandes déconvenues, il est absolument inconfortable, trop dur. Je la laisse errer parmi les titres qui tapissent la pièce jusqu’au plafond pendant que je file nous remplir deux flûtes de Dom Pérignon. Nous trinquons puis je fais coulisser la double porte à galandage vers le grand salon. Son attention se fixe immédiatement sur la petite estrade de parquet où, au creux de trois baies donnant sur le parc, trône un demi-queue de bois brun.
- — Oh !… Un Playel !
- — Oui, un autre ami, marchand et accordeur de pianos, m’a déniché ça dans une vente et l’a retapé.
- — Vous êtes pianiste ?
- — Non, pas du tout, c’est pour mes filles qui ont toutes deux fait le conservatoire. Mais aucune n’a pu l’emporter, trop gros…
- — Je comprends, j’ai dû moi-même me résoudre à un petit synthé. Vous permettez ?
- — Bien sûr, mais il n’a pas été accordé cette année. Donnez-moi votre manteau, vous serez plus à l’aise.
Elle s’assoit, caresse le bois, ouvre le clavier et fait une remontée rapide. La pièce s’emplit soudain d’un volume sonore plein et profond.
- — Ça ira… Quelle sonorité !
- — Il m’a conseillé de le poser sur cette estrade un peu comme un amplificateur.
Elle ne m’écoute plus, elle entame de mémoire ce qui doit être une sonate. Sans son manteau, sa silhouette se précise dans un pull à petit col roulé très simple, vert amande, et un leggings noir. Ainsi moulée, ses formes affirment une belle présence, belle poitrine sans excès, taille fine et hanches rondes. Paupières mi-closes, elle déguste les sons comme un grand cru, avec délectation. Ses mains courent sur le clavier, fines, soignées, avec des ongles mi-longs juste vernis de transparent. Elle me fait penser à une actrice, mais laquelle… Des images se superposent, je parviens à isoler, à voir son partenaire, Sean Connery… ça y est, j’y suis. « Haute voltige », le casse de l’an 2000, et elle c’était… Zeta quelque chose. Oui, Catherine Zeta-Jones. J’en ai un sourire d’avoir retrouvé ce nom.
- — Vous aimez, demande-t-elle ?
- — Oui, beaucoup. Mais je viens de retrouver à quelle actrice vous me faites penser.
- — Ah ? Et c’est qui ? Pas Alice Sapritch, j’espère…
- — Ha-ha non. Catherine Zeta-Jones.
- — Oui ? C’est possiblement un compliment, mais je ne vois pas du tout, désolée…
- — Mais si, vous avez sûrement vu ce film, « Haute voltige », avec Sean Connery, où ils se préparent à voler un masque très précieux, avec plein de ficelles rouges et des clochettes pour figurer les rayons laser, et elle apprend par chœur un parcours pas possible…
- — Ah, oui, oui, oui. Ça y est, j’y suis. Je ne la reconnaîtrais pas dans la rue, mais je vois, une très belle femme selon mon souvenir. Alors merci, c’était bien un compliment. Qu’est-ce que vous aimez comme compositeur ?
- — Sans hésiter, Satie.
- — Ouf !… Vous avez des partitions ? Je vais essayer de vous faire plaisir, mais… sans garantie.
Je lui passe un gros cahier, « Gnossiennes et Gymnopédies ». Elle hésite un peu, sort deux ou trois enchaînements à toute allure puis se lance. Je me pose dans un fauteuil, je déguste moi aussi. Après le second morceau, elle se lève et salue, j’applaudis.
- — J’avais l’impression de donner un concert…
- — Concert privé, c’est exact, hautement apprécié, réponds-je en lui baisant les mains. Vous m’avez offert un moment de pur bonheur, ce qui tranche avec la journée.
- — Pareil pour moi. Quel plaisir de jouer sur un tel instrument ! Mais c’est vrai qu’il aurait besoin de petits ajustements, quelques dixièmes de tons.
- — Je ferai venir mon copain pour une révision. Nous terminons la visite ?
- — Avec plaisir.
Nous faisons un tour rapide de l’étage.
- — Ah oui, quatre chambres, disiez-vous, quatre suites en fait, avec chacune sa salle de bains et son salon privé.
- — Oui, sauf celle-ci avec deux chambrettes et une petite salle de jeux, pour mes petits-enfants. Ils ont aussi une grande salle de jeux au-dessus du garage avec pont de singe et accès direct à une cabane dans le gros cèdre. Leur petit univers quand ils viennent ici, hélas trop rarement.
- — Ils habitent loin ?
- — Dans le midi. Un bien beau pays avec au choix une chaleur étouffante, un vent terrible ou des précipitations cévenoles. Que du bonheur !
Nous redescendons vers la salle à manger, avec cette fameuse table baroque à dessus en marbre de Carrare que j’ai chinée en Italie. Le transport m’a coûté plus cher que la table ! Et je me suis senti obligé de l’éclairer avec un lustre en cristal de Murano, autre folie. Nouvelle double porte à galandage donnant sur la cuisine, pas plus de trente-cinq mètres carrés. Console centrale avec table de cuisson, évier, hotte et plan de travail, placards et autres appareils sur le pourtour. Ultra-moderne, mélaminé taupe et inox. Elle n’en croit pas ses yeux.
- — Ça donnerait envie de cuisiner…
- — Oui, j’aime bien aussi. Et justement, si nous mangions quelque chose ? Il fait déjà nuit et j’ai plutôt faim. Vous aussi je suppose, qui n’avez rien mangé à midi ?
- — Je ne voudrais pas abuser, c’est pourtant le sentiment que j’ai…
- — Partager un petit repas improvisé avec vous, je trouve ça beaucoup mieux qu’avec la télé qui ne me répond jamais et ne m’écoute même pas.
- — Alors, dites-moi ce que je peux faire, mais je vous préviens, je ne suis pas très douée dans ce domaine.
- — Tenez, voilà un petit bocal de foie gras que j’ouvre… voilà, et un paquet de toasts. Les couteaux sont dans le tiroir devant vous, faites-nous quelques canapés histoire de ralentir la course du champagne dans nos boyaux. Je nous fais des croque-monsieur à ma façon.
Petite béchamel, grandes tranches fines de pain de campagne, jambon de bouquetin, saupoudrage de parmesan et au four. Trois feuilles de salade sur les assiettes, un Lacryma Christi, et la collation italienne est prête.
- — On mange ici ou vous tenez à la salle d’apparat ?
- — Ici, c’est très bien. Je crois que votre cuisine est aussi grande que mon appartement. Mais en fait, c’est très chaleureux. Les volumes sont gigantesques, mais il y a ces îlots de lumière plein d’intimité. C’est vraiment agréable.
- — Merci.
- — Et puis de vous voir faire une béchamel en quelques instants sans même regarder une recette, je suis scotchée. J’en serais incapable.
- — Question d’habitude. Et puis j’ai horreur de la nourriture industrielle avec tous les défauts qu’on lui connaît et le pire, l’absence de goût, ou alors ce goût uniforme que l’on apprend dès le biberon. J’ai mon petit potager, mes petites poules, quelques lapins, et tout ça se cuisine. C’est du plaisir avant celui de la dégustation…
- — Oui, sûrement. Je n’en suis pas là, mais j’avoue que j’apprécie. C’est quoi votre jambon, il a un goût… unique ?
- — En fait, ce n’est pas du jambon, mais de la viande séchée. C’est du bouquetin, ces animaux à très longues cornes courbes qui crapahutent dans les Alpes. Comme le vin, ça vient d’Italie, autre pays de gastronomie.
- — Incroyable comme c’est bon.
Une banane, un kiwi, une clémentine, une pomme et un pot de fromage blanc nous font un dessert agréable et rafraîchissant. Nous terminons le champagne avec.
- — Ben, dites-moi, je viendrais bien à votre cantine tous les jours !
- — Quand vous voulez. Maintenant que vous connaissez le chemin, vous êtes la bienvenue.
- — Mais… pourquoi est-ce qu’on ne nous a pas fait nous rencontrer au speed dating ?
- — Ha-ha ! L’âge évidemment. Vous avez l’âge de ma fille aînée ou presque.
- — Pfff ! Ridicule. J’ai vu trois agriculteurs et un échalas qui vit avec môman, pense comme môman et recherche l’image de môman. Ils sont lamentables, c’est ce que je dirai à ma frangine.
- — Pas tant que ça, puisque au final, nous terminons la soirée ensemble. Au détail près que c’est parfait pour une amitié, mais que ce n’était pas le but de l’opération.
- — Pourquoi dites-vous ça ?
- — Parce que nous ne pouvons pas former un couple harmonieux. Une belle jeune femme et un vieux croûton…
- — Attendez. D’après mes souvenirs assez flous, Sean Connery était notablement plus âgé que Zeta-Jones, exact ?
- — Tout à fait.
- — Et pourtant, je crois qu’ils finissent ensemble sur un quai de gare, non ?
- — Oui c’est vrai. Mais c’est du ci-né-ma !
- — Je ne vous plais pas ?
- — Ha-ha ! Évidemment si, mais je suis lucide.
- — Non ! C’est moi qui suis lucide sur ce coup-là. Qu’est-ce qui empêche deux personnes d’âge différent de vivre en couple autant d’années de bonheur que la vie leur permet ? S’ils en ont envie, bien sûr, et s’ils s’entendent bien.
- — Oui peut-être, vous avez sûrement raison.
- — Ouais, ben donc leur truc est mal foutu !
- — Dans tous les cas, OUI !
- — Ha-ha-ha ! Je suis saoule et je raconte n’importe quoi. Mais j’ai passé une merveilleuse soirée, la plus belle depuis… oh là là ! J’ai oublié…
- — C’est partagé. Merci à vous. Allez, je vous raccompagne.
- — Oui ! Encore un tour de Jaguar !
Je la transporte jusque devant chez elle, à peine dix minutes. Elle m’offre timidement de monter visiter son « tout petit nid » par comparaison avec le mien, je refuse poliment arguant que mes filles ne vont pas manquer de m’appeler pour un compte rendu de cette journée.
- — Oui, ma sœur également. Elles vont être servies…
- — Ben, à bien y réfléchir, si ça a mal commencé, ça s’est plutôt bien fini, non ?
- — Vous avez raison, très bien même. C’était très agréable.
- — Je vous laisse ma carte, vous passez quand vous voulez faire un peu de piano, par exemple.
- — Merci, je crois que je n’y résisterai pas. Mais pour le moment, il faut que je fasse réparer ma voiture.
Une semaine passe, les feuilles commencent à tomber et je ne manque pas de travail. Je pense souvent à cette jolie femme, regrettant mon âge avancé. Je m’aperçois que je ne connais pas son nom, que je ne sais pas ce qu’elle fait, en fait que je ne sais rien d’elle. Ce fut un agréable moment, elle a dû m’oublier, emportée par la vie, le boulot, à son âge c’est normal, et je vais également l’oublier très vite, il vaut mieux. Et puis un midi, le téléphone sonne :
- — Bonjour, c’est Édith.
- — Édith ?
- — Oui, vous savez ? Votre rencontre du speed-dating.
- — Ah oui ! Comment allez-vous ?
- — Très bien. Je vous dérange si je passe cet après-midi ?
- — Pas du tout, je serai là. Mais sonnez fort si je suis dans le jardin…
Je me mets à ramasser les feuilles de l’allée pour ne pas la manquer. Elle arrive vers quinze heures, je lui ouvre le portail pour qu’elle entre en voiture.
- — Incroyable comme les couleurs ont changé en huit jours. Ces jaunes, ces rouges, c’est magnifique.
- — Oui, il faut faire attention dans le choix des arbres à leurs parures d’automne. Pour certains même à leurs parures d’hiver. Les conifères vont rester verts et cacher le peu de lumière, à proscrire près de l’habitation. En revanche, ces cornouillers ont une écorce rouge intéressante. Et puis les amandiers précoces, certains cèdres ou un ginkgo biloba donnent quelques taches colorées…
- — C’est beau. Ce doit être passionnant de composer un paysage. Mais je n’y connais rien.
- — C’est comme tout, ça s’apprend. Il suffit d’être motivé et ce cadre me motive. Vous venez jouer un peu ?
- — Pas particulièrement, mais si vous le proposez… Je passais juste vous voir.
- — Ça, c’est gentil. Pas trop déçue votre sœur ?
- — Non, elle s’y attendait : « avec ton fichu caractère, ça ne m’étonne pas ».
- — Mes filles non plus n’ont pas été surprises.
- — Vous leur avez parlé de nous ?
- — Non, c’était en dehors de l’événement. Et puis ça ne regarde que nous…
- — Pareil. C’était tellement… inattendu, surprenant, je me suis pincée le lendemain en me demandant si c’était vrai. C’est votre carte qui m’a rassurée sur ma santé mentale.
- — Ne connaissant même pas votre nom, je me suis dit que vous m’aviez oublié, prise par vos activités professionnelles. Au fait, que faites-vous ?
- — En fait, pas grand’chose. C’est un peu compliqué. J’ai été mariée durant quelques années, avec un type un peu rustique, un commercial plus qu’un commerçant. Il m’a eue au bagou. Il vendait des voitures allemandes et possédait plusieurs concessions. Très occupé, il me voulait disponible pour des sorties, des réceptions, etc. J’ai donc abandonné mon boulot. Mais très vite je me suis ennuyée : être la poupée que l’on sort du placard quand on a besoin de soigner son image, ce n’était pas vraiment mon truc. Alors je me suis remise à la musique et j’ai appris le dessin et la peinture, pour m’occuper. Et puis il a voulu se lancer dans la politique, encore moins mon truc. Nos rapports sont devenus aussi tendus que distendus. Ce qui devait arriver arriva, il a pris une maîtresse, enfin une attitrée parmi beaucoup d’autres. Et bien sûr, des gens bien intentionnés me l’ont fait savoir. Les milieux politiques sont terribles. Je suis très vite devenue la risée de ces dames plus ou moins proches de son cercle relationnel. J’ai demandé le divorce, preuves à l’appui. Je l’ai obtenu assez rapidement et sans négociation de sa part, à ses dépens. Il m’a donc laissé l’appartement que j’occupe et une pension alimentaire rondelette, qui me permet de vivre décemment. Alors j’ai poursuivi dans le domaine artistique, ça me plaît bien, et j’illustre des livres pour enfants et autres publications pour une maison d’édition. Ça me fait une activité intéressante, quelques revenus complémentaires et beaucoup de liberté. Je travaille chez moi, quand je veux. L’important est de livrer à la date prévue.
- — Pas mal tout ça, vous vous en sortez bien au final.
- — Oui et non. Oui sur le plan matériel, je n’ai pas à me plaindre. Non sur le plan moral. Mon ex-mari, pour préserver son image, a fait courir le bruit qu’il avait divorcé à cause de moi et de mes infidélités répétées. Ce qui fait que je traîne une réputation sulfureuse totalement imméritée. Et je ne peux rien faire contre une rumeur, sinon courber l’échine.
- — Ça, ce n’est vraiment pas chevaleresque de sa part.
- — Euh… Là, vous utilisez un mot qui ne fait pas partie de son vocabulaire ni du lexique politique.
- — Oui, bien sûr, je suis un peu vieux jeu et tellement éloigné de ce monde-là…
- — Croyez-moi, ça me fait un bien fou. Parce que la plupart du temps, je suis confrontée à deux catégories d’hommes. Ceux qui sont au courant et m’abordent en frétillant de la queue en se disant pourquoi pas moi, et ceux qui sont au courant et me traitent comme un déchet. Quant à ceux qui ne sont pas au courant, les autres se chargent vite de les informer : « Ah cette salope ? C’est l’ex du député. Y a bien que le train et toi qui ne soient pas passés dessus ». Sous-entendu, « moi, bien sûr je l’ai sautée aussi ! »
- — Pfff… C’est nul tout ça, il faut les traiter par le mépris le plus profond.
- — Oui, c’est ce que vous croyez. Mais ce n’est pas si facile et ça me pourrit la vie. Je ne sors plus, je ne vois plus personne, je vis dans une solitude totale en espérant que ça se calmera un jour.
- — Vous n’avez pas songé à déménager ? Aller loin d’ici ?
- — Si, mais ça non plus ce n’est pas facile. J’ai perdu mon père il y a deux ans, ma sœur vit à Lille et ma mère est seule. Je suis seule à proximité pour m’occuper un peu d’elle, lui rendre visite et lui soutenir le moral. Je crains que, si je pars moi aussi, elle se laisse mourir.
- — Bon, eh bien il vous reste un ami, moi. Les rumeurs ne m’intéressent pas et puis je vis ma vie dans mon petit univers sans trop fréquenter de gens, quelques vieux et vrais amis qui donnent lieu à des soirées sympas et bien arrosées. Venez vous réfugier ici autant que vous le souhaitez.
- — Merci, c’est très gentil. Vous êtes si… « chevaleresque » !
- — Ha-ha ! Tiens, mais j’y pense, il y a un endroit qui pourrait peut-être intéresser une artiste. Venez…
Nous montons à l’étage puis vers les combles. Un petit palier donne sur un couloir avec plusieurs portes que j’ouvre une à une.
- — C’étaient les chambres du personnel de maison. On m’a dit qu’il y avait un jardinier, une cuisinière et deux soubrettes que, paraît-il, le maître de séant lutinait avec beaucoup d’assiduité.
Au bout du couloir, une porte s’ouvre sur un immense grenier où pendent encore les fils qui servaient à faire sécher le linge en hiver. Et tout au bout, une dernière porte donne sur une grande pièce assez étrange, puissamment éclairée par une immense verrière d’environ quatre mètres par quatre, percée en plein toit.
- — J’ai failli faire boucher cette verrière au moment d’isoler la toiture. Finalement j’ai renoncé en me disant que peut-être, un jour, ça pourrait servir. Alors je l’ai fait doubler pour limiter les pertes de chaleur. Mais manifestement, c’était un atelier de peintre. J’ai gardé ces vieux chevalets, cette palette bariolée et cette vieille boîte de couleurs toute vermoulue. Regardez, il y a même des taches de peinture sur le parquet…
- — Oui, oui, oui… Oh, c’est génial ! Et cet emplacement tout net ?
- — Là, il y avait un vieux cosy très abîmé que je n’ai pas conservé. Il devait servir au repos du peintre. Comme celui du guerrier, il devait y « remercier » ses modèles.
- — Ha-ha ! Voilà, ça, c’est sulfureux ! Mais le lieu est vraiment intéressant et pourrait être très agréable.
- — Oui, il faudrait un bon coup de peinture, une moquette ou un revêtement de sol, installer un radiateur… Il y fait froid l’hiver et chaud l’été, à cause de cette immense verrière. En plus, elle est orientée plein nord.
- — Normal, la lumière est plus constante sans jamais de rayons de soleil trop violents.
- — Ah oui, vous avez sûrement raison, ce n’est donc pas un hasard. Si vous le souhaitez, ça pourrait servir à nouveau et devenir votre atelier.
- — C’est que… Je travaille un peu comme tous les artistes, n’importe quand et à n’importe quelle heure.
- — Ça ne me dérange pas, c’est au-dessus d’une des chambres d’amis que vous n’avez qu’à occuper, vous ne vous dérangerez pas vous-même.
- — Vous êtes fou… Mais c’est vraiment très gentil d’y avoir pensé.
- — Non, mais attendez, je suis sérieux. Si vous étouffez dans le mauvais esprit de la ville, venez ici vous mettre au vert, personne ne viendra vous y ennuyer. Et puis, vous aurez le gîte et le couvert, un piano qui vous plaît, un atelier pour travailler, le parc pour vous détendre et un vieil ami pour discuter.
- — Vous êtes sérieux ?
- — Très.
- — Mais… On se connaît à peine et… enfin tout cela me surprend. J’ai envie de vous demander ce que vous souhaitez en échange, mais j’ai peur de vous froisser…
- — Ce serait le cas. Votre présence m’est agréable, c’est suffisant. En plus, ça m’obligera à avancer un peu plus dans ma rénovation, ce n’est pas plus mal.
- — Il est certain que vous n’appartenez pas au monde d’où je viens.
- — Pas si sûr. Vous savez, j’étais chef d’entreprise, tous ces gens-là je les ai connus, côtoyés, fréquentés. Ce que j’en ai retenu, c’est qu’il faut les fuir. Et ici, ce n’est pas mal pour ça. Vous restez dîner ?
- — Je ne veux pas taper l’incruste.
- — Non, mais il s’agit juste de savoir si nous pouvons cohabiter avant de faire des stages ici.
- — Bon. Je n’ose pas dire que ça me fait très envie.
- — Super ! On va aller ramasser quelques légumes avant la nuit.
- — Magnifique.
Un panier, une paire de sabots et nous voilà partis en cueillette. Deux carottes, deux navets, deux poireaux, un oignon, cinq ou six tomates parmi les dernières, du persil et du basilic. Je nous fais un petit velouté avec peu d’eau, les légumes bien mixés accompagnés de tartines grillées au beurre salé, et une assiette de tomates au basilic et mozzarella. Elle me sert un whisky pendant la préparation et prend un porto. Nous mangeons sagement, toujours dans la cuisine, en regardant les infos, toujours attristantes. Je finis par éteindre, dépité. Elle me tire soudain de mes pensées moroses.
- — Jérôme, j’ai envie de rester…
- — Pas de problème, on va préparer une chambre.
- — Non. J’ai envie de rester avec vous.
- — Vous voulez…
- — Oui, coucher avec vous, dormir dans vos bras. Dans vos bras, j’en ai tellement envie…
Elle se lève et vient jusqu’à moi. Je suis bien embarrassé… Mais bon, elle est majeure et vaccinée. À Dieu vat ! Elle se love contre ma poitrine, je la serre contre moi. Putain, c’est bon ! Des années que je n’ai pas vécu un tel moment. Sa tête se relève, ses yeux bleus si beaux m’hypnotisent, sa bouche rejoint la mienne. Heureusement qu’on a mangé la même chose, parce que l’oignon cru dans les tomates… Le baiser est long et langoureux, je glisse de mon tabouret pour mieux l’étreindre, c’est délicieux, des gestes tellement lointains et presque oubliés, et ce trac, comme au premier jour.
- — Je vais poser un joker, dis-je en forme d’avertissement. Mon matériel n’a pas fonctionné depuis des années, et à mon âge… il n’est pas impossible que ça ne fonctionne plus du tout.
- — Ce n’est pas ce que me raconte mon ventre qui perçoit très bien palpitations et gonflement…
Le ton et l’œil sont coquins. Elle se laisse glisser le long de mon corps et s’attaque à mon pantalon qui cède rapidement. En quelques secondes de savantes léchouilles et manipulations, ma demi-érection devient pleine et entière. Nue, elle est bien plus belle encore que je ne l’imaginais. Un corps harmonieux, sans défauts, mais sans rien d’exceptionnel non plus, une sorte d’équilibre parfait, 10/10. Il est près de deux heures du matin quand nous terminons de nous découvrir et qu’elle vient se blottir contre moi, sa tête sur mon épaule, son bras sur ma poitrine, sa cuisse sur les miennes. Elle murmure :
J’aurais voulu dire « moi aussi », mais le sommeil m’emporte avant. Des rais de soleil traversent les persiennes, la faune aviaire fait son vacarme matinal. Je m’étire, bien rouillé par ces exercices inhabituels. Ça la réveille, je lui pose un baiser sur le front, histoire de lui éviter mon haleine de chameau, et je file sous la douche. Pratique ces grandes douches à l’italienne, on y loge bien à deux puisqu’elle m’y rejoint. Douceur et volupté des caresses savonnées, elle remettrait bien le couvert, mais je dois ménager ma monture. Je m’enfuis préparer un café. La belle me rejoint rapidement, elle m’a piqué un T-shirt pour dissimuler vaguement sa splendide nudité. Je ne peux m’empêcher de le soulever et de tirer dessus en protestant :
- — Mais c’est à moi, ça… Elle se juche enfin sur un tabouret devant son mug.
- — Jérôme, soyons sérieux un instant, s’il te plaît.
- — Oui, mais juste un instant.
- — Je… j’irais bien chercher quelques affaires… histoire de passer un peu de temps ici.
- — Ramène tout et loue ton appartement, ça ira plus vite.
- — Non, sérieusement…
- — Mais je suis sérieux.
- — Vraiment ? Tu es fou…
- — Comme un lapin ! Fou de toi.
- — C’est gentil, adorable. Je suis tellement bien ici. Quelques affaires, de quoi passer quelques jours, travailler un peu, voir comment ça se passe, si je m’habitue bien, ici et entre nous…
- — Fais comme tu le sens. Moi je vais faire venir le plombier pour un grand radiateur au grenier, et puis un peintre pour les murs et la moquette. Je ferai l’électricité.
- — Holà doucement. C’est vrai, cette pièce me plaît beaucoup, et d’accord pour le plombier, je suis frileuse. Mais pour le peintre, je te demande une faveur : pourrais-je la décorer moi-même ?
- — Ah bien sûr, comme il te plaira.
Sur ce, le café fini, elle vient se faire câliner très amoureusement, ça me ravit. Soudain elle sursaute, la porte d’entrée s’ouvre.
- — Ne t’inquiète pas, c’est la femme de ménage, murmuré-je. Puis plus fort : Entrez, Madame Grégoire !
La bonne femme à la robe grise fleurie, en droite provenance de la foire, pointe ses joues couperosées et rebondies.
- — Oh excusez, Monsieur-dame. Je ne savais pas que vous n’étiez pas seul. Bonjour Madame.
- — Bonjour, Madame, et excusez ma tenue de « dépannage ». Je n’avais pas de bagages.
- — Ben, Monsieur ne vous a pas montré où sont les peignoirs ?
- — Non, Monsieur ne s’occupe guère de moi, pas assez je trouve.
- — Oh, ben alors, Monsieur, faut prendre soin de Madame pour lui donner envie de rester.
- — Ah bon, Madame Grégoire, vous voudriez que Madame reste ici ?
- — Oh ben voui, c’est bien ce qui pourrait arriver de mieux à Monsieur. C’est vrai, j’le dis tout le temps à mon bonhomme, un Monsieur si bien et si gentil, c’est y pas malheureux qu’il soye tout seul.
- — Madame Grégoire, je suis de votre avis. Et confidence pour confidence, je vais aller chercher quelques affaires pour passer quelques jours ici. Et puis après on verra…
- — Oh Jésus-Marie-Joseph, braille la bonne femme en regardant vers le ciel les mains jointes !
Dix ans plus tard, Édith n’est toujours pas lassée de vivre avec moi. Elle laisse se propager lentement quelques cheveux blancs dans sa tignasse brune pour se mettre à mon diapason. Je passe plus de temps dehors, d’abord parce que je travaille un peu moins vite, et puis le soleil donne à mes rides un côté plus baroudeur que vieillard. Chaque année, nous parrainons une journée de speed-dating dans le même hôtel, en expliquant bien aux participants que l’ordinateur qui fait les associations est bien loin de prendre en compte toutes les sensibilités humaines, et qu’il faut savoir regarder à côté…