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n° 20079Fiche technique42346 caractères42346
Temps de lecture estimé : 25 mn
22/02/21
Résumé:  Jamais je n'aurais dû participer à cet exercice stupide offert par mes filles. Pourtant...
Critères:  fh hplusag inconnu voir pénétratio -amouroman
Auteur : Roy Suffer  (Vieil épicurien)            Envoi mini-message
Speed dating




Ouh la la ! Ça y est presque, la journée tire à sa fin. Horrible ce que j’ai pu m’ennuyer dans ce bazar… C’est bruyant, ça pue un peu la sueur et le mélange de parfums bon marché. L’enfer ! Nous ne sommes plus que quelques-uns restés sur le carreau. Certains vérifient leurs choix par un dernier slow sur la piste, au son d’un disc-jockey qui laisse couler le dernier CD jusqu’au bout. Mémère vient s’asseoir face à moi, je n’ai même pas eu le courage de me lever. Faites des enfants, ils auront de bonnes idées !


Je suis veuf depuis cinq ans, à la retraite depuis deux, et mes filles angoissent de me voir finir ma vie seul. À mon avis, elles craignent surtout d’hériter du paquet en cas de pépin de santé, elles seraient bien soulagées de me savoir accompagné, voire soigné par une charmante compagne. Ben, ce ne sera pas celle-là non plus. Chicounette avec sa robe à larges rayures roses, grises et blanches. On dirait un gros bonbon. Le gris est assorti à ses cheveux, le rose à ses joues rebondies et le blanc… je ne sais pas trop et je n’ai pas envie de le savoir. Dire qu’elles ont déboursé deux cents boules pour me faire rencontrer ça. Qui déblatère sur les voyages organisés. Oui, c’est vrai, Madame, j’ai mis « voyages » sur ma fiche. Mais dans ma tête ça voulait dire : on met l’essentiel dans le coffre et on part à l’aventure, à la rencontre des gens, de l’architecture, des paysages, des coutumes… Pas cavaler derrière un guide qui répète tout haut ce qui est écrit sur la borne avant de vite remonter dans le bus. Ou dans le bateau, ah oui… Elle a fait la croisière du Nil, et son rêve ce serait un tour du monde, croisière de quarante jours sur le plus grand paquebot du monde sorti tout frais des ateliers de Saint-Nazaire. Vive la France, oui Madame. Mais très peu pour moi, se retrouver à quatre mille sur un rafiot style HLM flottant alors que mon patelin ne compte que cinq cents âmes, les pieds bien sur terre. Ah, ça va faire des morts le jour où un connard de capitaine voudra faire le kéké au raz de la pointe du Raz ! Je n’arrive même pas à voir ses yeux à la mamie, tellement ses lunettes sont mal foutues et que les fenêtres se reflètent dedans. Alors je laisse mon regard, et mon esprit, se balader ailleurs, loin.


Tiens, mon regard tombe sur une des dernières tables occupées, et pour une fois bien occupée. Elle est assez mignonne, la brune qui est assise là. Très même. Cheveux mi-longs ou attachés, je ne vois pas bien, un sourire méprisant pour le type assis devant elle. Son regard, sans lunettes, s’échappe également, prouvant qu’elle s’ennuie autant que moi. Nos regards se croisent, s’accrochent. Le mien surtout accroche le sien. Oh les beaux yeux ! Bleus. Les brunes aux yeux bleus m’ont toujours troublé. Mais ceux-là sont particuliers : très foncés au pourtour de l’iris, ils vont en s’éclaircissant vers la pupille. Le grand benêt qui se raconte devant elle me tourne le dos, style premier de la classe. Il semble un brin excité par la belle, ils sont jeunes, beaucoup plus jeunes que moi. C’est pour ça que je n’ai pas eu droit à la rencontrer. La miss hôtesse a programmé les rencontres en fonction des paramètres que lui a sortis sa tablette. « Tous les critères sont scientifiquement pris en compte », qu’ils disaient. Âge, critères sociaux, goûts, loisirs… Sauf que dans loisirs quand tu coches « voyages » ça ne veut pas forcément dire la même chose pour tout le monde. Et mémère qui continue avec une croisière au Cap Nord… Oui, mais non, pas avec toi, ma grosse, ou je te laisse sur la banquise avec les phoques ! Elle finit par conclure qu’elle ne va pas conclure avec moi. Elle se casse et monte avec difficulté dans son Picasso.


Bon vent ! J’y vais aussi. Je salue les organisateurs d’un « désolé » courtois et j’allume un clope dès la porte tournante franchie. Il n’est pas mal cet hôtel un peu en rase campagne, à mi-chemin entre la ville et l’autoroute. Les salons sont assez cossus, le buffet de midi était convenable. Nous étions convoqués à onze heures, le temps pour les gentils organisateurs de nous présenter leur boîte de voleurs, de nous faire remplir des fiches avec des cases à cocher avec un gros feutre, lues par un scanner, et de nous expliquer les règles du jeu. Puis apéro et buffet, froid, mais correct. Tiens, ma belle brune fume aussi, lâchée par son lévrier. Je m’aperçois que je ne l’ai pas vue au buffet, je l’aurais remarquée. Long manteau de laine qui laisse deviner une silhouette harmonieuse, petites bottines qui martèlent le macadam. Elle a eu un instant d’hésitation puis se dirige vers la sortie du parking et emprunte l’accotement. C’est pas vrai qu’elle part à pied ? Mais si. Je grimpe dans mon carrosse et la rattrape.



J’ai pris la rocade puis la sortie vers la forêt. À peine quatre kilomètres pour trouver mon patelin, de moins en moins épargné par l’extension inexorable de la ville. Ici, les impôts locaux sont moins élevés. Mais pour combien de temps encore ? Les pavillonneurs s’en donnent à cœur joie, alors il faut une nouvelle station d’épuration, de nouvelles voies, des classes supplémentaires à l’école, etc. Donc des sous ! Nous arrivons devant mon portail, une petite télécommande et hop, « Merci Firmin ! » Ma passagère ne dit plus rien malgré sa bouche entrouverte. Les gros pneus crissent sur les gravillons et la maison apparaît.



Perron de pierre à balustres, grande double porte vitrée et immense hall carrelé de dalles blanc cassé à cabochons cuir. Grand escalier de bois, quatre portes, deux doubles pour le grand salon et la salle à manger, deux simples pour le bureau-bibliothèque et la cuisine. Nouvelle double porte vitrée donnant sur le parc.



Quelques arbres centenaires, cèdres, charmes, sapins et épicéas, d’autres plus récents que j’ai fait planter. C’est l’automne, les cyclamens se déchaînent en tapis de fleurs roses ou blanches. Quelques colchiques subsistent. Grange et écuries d’une époque révolue qui me servent de garage et d’atelier, la grande serre arrondie le long du mur au sud, le verger et le potager avec encore quelques kilos de tomates. Et l’on n’entend que les oiseaux…



On commence par le bureau-bibliothèque que j’ai aménagé en style anglais, beaucoup de boiseries d’acajou avec des bouquins, même la cheminée est habillée de bois, sauf l’âtre évidemment. J’y ai placé un chesterfield de cuir vert, comme les tapis et les tentures. Une de mes grandes déconvenues, il est absolument inconfortable, trop dur. Je la laisse errer parmi les titres qui tapissent la pièce jusqu’au plafond pendant que je file nous remplir deux flûtes de Dom Pérignon. Nous trinquons puis je fais coulisser la double porte à galandage vers le grand salon. Son attention se fixe immédiatement sur la petite estrade de parquet où, au creux de trois baies donnant sur le parc, trône un demi-queue de bois brun.



Elle s’assoit, caresse le bois, ouvre le clavier et fait une remontée rapide. La pièce s’emplit soudain d’un volume sonore plein et profond.



Elle ne m’écoute plus, elle entame de mémoire ce qui doit être une sonate. Sans son manteau, sa silhouette se précise dans un pull à petit col roulé très simple, vert amande, et un leggings noir. Ainsi moulée, ses formes affirment une belle présence, belle poitrine sans excès, taille fine et hanches rondes. Paupières mi-closes, elle déguste les sons comme un grand cru, avec délectation. Ses mains courent sur le clavier, fines, soignées, avec des ongles mi-longs juste vernis de transparent. Elle me fait penser à une actrice, mais laquelle… Des images se superposent, je parviens à isoler, à voir son partenaire, Sean Connery… ça y est, j’y suis. « Haute voltige », le casse de l’an 2000, et elle c’était… Zeta quelque chose. Oui, Catherine Zeta-Jones. J’en ai un sourire d’avoir retrouvé ce nom.



Je lui passe un gros cahier, « Gnossiennes et Gymnopédies ». Elle hésite un peu, sort deux ou trois enchaînements à toute allure puis se lance. Je me pose dans un fauteuil, je déguste moi aussi. Après le second morceau, elle se lève et salue, j’applaudis.



Nous faisons un tour rapide de l’étage.



Nous redescendons vers la salle à manger, avec cette fameuse table baroque à dessus en marbre de Carrare que j’ai chinée en Italie. Le transport m’a coûté plus cher que la table ! Et je me suis senti obligé de l’éclairer avec un lustre en cristal de Murano, autre folie. Nouvelle double porte à galandage donnant sur la cuisine, pas plus de trente-cinq mètres carrés. Console centrale avec table de cuisson, évier, hotte et plan de travail, placards et autres appareils sur le pourtour. Ultra-moderne, mélaminé taupe et inox. Elle n’en croit pas ses yeux.



Petite béchamel, grandes tranches fines de pain de campagne, jambon de bouquetin, saupoudrage de parmesan et au four. Trois feuilles de salade sur les assiettes, un Lacryma Christi, et la collation italienne est prête.



Une banane, un kiwi, une clémentine, une pomme et un pot de fromage blanc nous font un dessert agréable et rafraîchissant. Nous terminons le champagne avec.



Je la transporte jusque devant chez elle, à peine dix minutes. Elle m’offre timidement de monter visiter son « tout petit nid » par comparaison avec le mien, je refuse poliment arguant que mes filles ne vont pas manquer de m’appeler pour un compte rendu de cette journée.



Une semaine passe, les feuilles commencent à tomber et je ne manque pas de travail. Je pense souvent à cette jolie femme, regrettant mon âge avancé. Je m’aperçois que je ne connais pas son nom, que je ne sais pas ce qu’elle fait, en fait que je ne sais rien d’elle. Ce fut un agréable moment, elle a dû m’oublier, emportée par la vie, le boulot, à son âge c’est normal, et je vais également l’oublier très vite, il vaut mieux. Et puis un midi, le téléphone sonne :



Je me mets à ramasser les feuilles de l’allée pour ne pas la manquer. Elle arrive vers quinze heures, je lui ouvre le portail pour qu’elle entre en voiture.



Nous montons à l’étage puis vers les combles. Un petit palier donne sur un couloir avec plusieurs portes que j’ouvre une à une.



Au bout du couloir, une porte s’ouvre sur un immense grenier où pendent encore les fils qui servaient à faire sécher le linge en hiver. Et tout au bout, une dernière porte donne sur une grande pièce assez étrange, puissamment éclairée par une immense verrière d’environ quatre mètres par quatre, percée en plein toit.



Un panier, une paire de sabots et nous voilà partis en cueillette. Deux carottes, deux navets, deux poireaux, un oignon, cinq ou six tomates parmi les dernières, du persil et du basilic. Je nous fais un petit velouté avec peu d’eau, les légumes bien mixés accompagnés de tartines grillées au beurre salé, et une assiette de tomates au basilic et mozzarella. Elle me sert un whisky pendant la préparation et prend un porto. Nous mangeons sagement, toujours dans la cuisine, en regardant les infos, toujours attristantes. Je finis par éteindre, dépité. Elle me tire soudain de mes pensées moroses.



Elle se lève et vient jusqu’à moi. Je suis bien embarrassé… Mais bon, elle est majeure et vaccinée. À Dieu vat ! Elle se love contre ma poitrine, je la serre contre moi. Putain, c’est bon ! Des années que je n’ai pas vécu un tel moment. Sa tête se relève, ses yeux bleus si beaux m’hypnotisent, sa bouche rejoint la mienne. Heureusement qu’on a mangé la même chose, parce que l’oignon cru dans les tomates… Le baiser est long et langoureux, je glisse de mon tabouret pour mieux l’étreindre, c’est délicieux, des gestes tellement lointains et presque oubliés, et ce trac, comme au premier jour.



Le ton et l’œil sont coquins. Elle se laisse glisser le long de mon corps et s’attaque à mon pantalon qui cède rapidement. En quelques secondes de savantes léchouilles et manipulations, ma demi-érection devient pleine et entière. Nue, elle est bien plus belle encore que je ne l’imaginais. Un corps harmonieux, sans défauts, mais sans rien d’exceptionnel non plus, une sorte d’équilibre parfait, 10/10. Il est près de deux heures du matin quand nous terminons de nous découvrir et qu’elle vient se blottir contre moi, sa tête sur mon épaule, son bras sur ma poitrine, sa cuisse sur les miennes. Elle murmure :



J’aurais voulu dire « moi aussi », mais le sommeil m’emporte avant. Des rais de soleil traversent les persiennes, la faune aviaire fait son vacarme matinal. Je m’étire, bien rouillé par ces exercices inhabituels. Ça la réveille, je lui pose un baiser sur le front, histoire de lui éviter mon haleine de chameau, et je file sous la douche. Pratique ces grandes douches à l’italienne, on y loge bien à deux puisqu’elle m’y rejoint. Douceur et volupté des caresses savonnées, elle remettrait bien le couvert, mais je dois ménager ma monture. Je m’enfuis préparer un café. La belle me rejoint rapidement, elle m’a piqué un T-shirt pour dissimuler vaguement sa splendide nudité. Je ne peux m’empêcher de le soulever et de tirer dessus en protestant :



Sur ce, le café fini, elle vient se faire câliner très amoureusement, ça me ravit. Soudain elle sursaute, la porte d’entrée s’ouvre.



La bonne femme à la robe grise fleurie, en droite provenance de la foire, pointe ses joues couperosées et rebondies.



Dix ans plus tard, Édith n’est toujours pas lassée de vivre avec moi. Elle laisse se propager lentement quelques cheveux blancs dans sa tignasse brune pour se mettre à mon diapason. Je passe plus de temps dehors, d’abord parce que je travaille un peu moins vite, et puis le soleil donne à mes rides un côté plus baroudeur que vieillard. Chaque année, nous parrainons une journée de speed-dating dans le même hôtel, en expliquant bien aux participants que l’ordinateur qui fait les associations est bien loin de prendre en compte toutes les sensibilités humaines, et qu’il faut savoir regarder à côté…