n° 20102 | Fiche technique | 53155 caractères | 53155Temps de lecture estimé : 31 mn | 04/03/21 |
Résumé: Comment ne pas faire mal à ceux que l'on aime dans des circonstances très particulières ? | ||||
Critères: nonéro | ||||
Auteur : Jane Does Envoi mini-message |
Une vie entière en quelques cartons, voilà ce que Sonia avait sous les yeux. Elle ne voulait rien emporter d’autre. Ses souvenirs, c’était bien au fond de son crâne qu’ils restaient logés, et là, pas question de les lui voler. Dans huit jours, dans dix ou dans un mois, une autre femme s’installerait dans cette maison qui avait été un havre de paix. Romain, au coin de la fenêtre, baissait la tête. Il avait pourtant bien tenté de justifier l’intolérable, l’impossible à admettre. Ses doigts fourrés dans les poches d’un jean trop lâche, lui donnaient un air encore plus minable.
Aucune excuse ne trouverait grâce aux yeux de la petite brunette qui attendait que son père vienne la récupérer. Plus un mot ne s’échangeait entre ces deux-là qui pourtant avaient connu bien des bonheurs dans cette petite maison. Une erreur avait mis à mal huit ans d’une vie commune plutôt réussie. Mais Sonia n’était pas femme à partager l’amour de son compagnon. Non ! Si elle ne suffisait pas, plus, au bonhomme, eh bien, il ne lui restait plus qu’à plier bagage. Et les cartons remplis de ses seules fringues attestaient de sa détermination !
Dans l’allée, la berline noire du père de la femme encore bien jeune fit crisser le gravier. Puis le claquement d’une portière et les pas sur les trois marches menant à l’entrée. Un coup de sonnette bref, et déjà elle filait vers la porte encore close. Pas un regard pour cet homme qui ne bronchait pas dans le coin de l’évier et de la fenêtre. Pierre entra dès que sa fille eut ouvert la lourde.
Une petite soixantaine, les cheveux coupés courts, marqué par quelques blancheurs sur les tempes, le père semblait encore bien costaud. Il haussa les épaules : sa gamine, à l’image de sa mère, était une cabocharde qui fonçait sans plus rien vouloir entendre. Il était vrai que pour ouïr, encore aurait-il fallu écouter, et ce n’était pas le fort des femmes de la vie de ce Pierre qui, colis par colis, transportait la vie de Sonia dans le coffre de sa jolie bagnole. Quand il eut terminé son transfert, la jeune femme avait déjà pris place sur le siège passager avant. Lui, il retourna dans la maison.
Romain n’avait pas esquissé un seul mouvement.
Le père prit congé du garçon qui d’un coup se retrouva seul dans une grande baraque vide. Un long moment prostré, il ne chercha même pas à suivre des yeux le véhicule qui s’en allait. Une sorte de froidure envahit sa grande carcasse. Intérieurement, il se traitait de tous les noms d’oiseaux. Quel imbécile, non, mais quel crétin. Pourquoi avait-il cédé à la tentation ? Il n’aurait sans doute jamais de réponse à ces questions qui le poursuivraient encore longtemps. Comment sortir de cette léthargie qui le clouait sur place ?
— oOo —
Le ronron doux du moteur berçait les passagers de la bagnole. La jeune brune adossée à son fauteuil ne disait pas un mot. Le voyage qui devait durer une bonne demi-heure s’annonçait bien pesant. Pierre, au volant, lorgnait sa fille qui semblait bouder.
Ce fut au tour de la jeune femme de rentrer la tête dans les épaules. Comment lui expliquer sans le blesser ? Difficile de lui exposer en un mot une situation qui ne souffrait d’aucune ambiguïté.
L’avant-veille, à son retour de l’hôpital où elle travaillait jusqu’à vingt heures – ou plutôt, aurait dû travailler : souffrante, elle avait quitté son service – dans la cour, une petite voiture rouge lui avait fait bondir le cœur de joie. Elle était venue la voir, celle avec qui elle était en froid depuis… trop longtemps. Alors, elle avait couru vers la maison.
Et seuls, d’étranges gémissements crevaient par intermittence le silence de la demeure. Intriguée, elle avait suivi les sons jusqu’à la porte de la chambre à coucher qu’elle avait poussée avec appréhension. Édifiant, le spectacle glauque qui s’étalait sous ses yeux noisette ! Summum de l’horreur, la femme qui se tenait en petite culotte, en compagnie de son propre compagnon, c’était…
Son cri fut autant de rage que de honte. Comment Romain osait-il ? Bien sûr, les chuchotements, les plaintes féminines cessèrent immédiatement. Enroulée dans le drap chiffonné, les quinquets de l’amante implorèrent une certaine pitié.
Un long moment, Sonia voulut croire qu’elle rêvait. Qu’elle s’était endormie, que, d’un coup, elle allait émerger de ce rêve trop réaliste. Mais lorsque Romain se précipita dans le salon où elle s’était réfugiée, les jambes plutôt en coton à cause de cette baffe magistrale que la vie venait de lui coller, elle explosa :
Romain, les bras le long du corps, se prit la volée de bois vert en pleine figure. Pas moyen de raisonner cette femme qu’il aimait plus que tout. Une vie de couple presque parfaite, réduite à néant en moins d’une demi-heure. Mais il était fautif, coupable, responsable aussi de n’avoir pas su dire non. De ne pas avoir su se retenir. Il fallait dire, aussi, que l’inconnue ne lui avait guère laissé le choix. Et Dieu que l’arrivée de Sonia lui avait laissé un goût amer dans la gorge. Une fraction de seconde, un relâchement pervers, et une vie foutue en l’air. Tout cela pour qui ? Pour quoi ?
Elle s’était ensuite enfermée dans le salon d’abord, puis dans un mutisme effrayant en second lieu. Naturellement, son compagnon n’avait pas tenté de raisonner Sonia, espérant seulement que la colère retomberait au bout d’une nuit de bon sommeil. Apparemment, il se gourait, parce que dès qu’il s’était couché, la jeune femme s’était activée à préparer ses paquets. Et puis, sans doute avait-elle également averti son père puisque Pierre était là qui venait de charger toutes ses affaires dans son coffre de voiture.
Le garçon se serait volontiers donné des gifles. Comment avait-il pu être aussi bête, lâche même ? Plus question de dialoguer ou seulement d’échanger avec celle qui occupait toutes ses pensées depuis… cette incroyable connerie. Merde ! Il ne savait même pas qui était cette autre femme. Juste qu’elle avait des arguments plutôt bien présentés et qu’elle en avait abusé. Et puis le cri de Sonia, celui que dans sa fureur elle avait hurlé comme un désespoir. Il lui vrillait encore les tympans, bien qu’elle soit désormais bien loin de lui.
Tourner en rond dans une maison vide, tel un lion en cage, en se posant aussi mille et une questions sur ce qui avait abouti à cet immense fiasco. Tout passa en revue dans sa caboche. Même l’hypothèse invraisemblable que cette nana pouvait avoir été envoyée par… sa compagne elle-même, pour se débarrasser de lui ? Bien sûr, ça ne tenait pas la route. Mais alors, pourquoi cette inconnue était-elle entrée chez eux discrètement ? Puis elle l’avait littéralement assailli, sans qu’il ne sache trop comment ni pourquoi. Si un type avait fait pareille chose à une femme, le monde aurait crié au viol. Dans ce cas de figure, le malheureux Romain n’avait fait que suivre son instinct.
Il eut beau se tortiller les doigts, se mettre l’esprit à l’envers, rien ne collait dans cette incroyable aventure. Un mauvais concours de circonstances ? Pourquoi sa copine était-elle justement rentrée pile-poil à l’instant précis où l’autre se vautrait sur lui, après lui avoir arraché ses vêtements ? Bon sang ! C’était à devenir dingue. De plus, la femme, cette harpie, il ne l’avait pas touchée du tout, lui. C’était elle qui se frottait sur lui en gémissant comme s’il la faisait jouir. Aucune pénétration, juste une mise en scène qui avait réussi à le compromettre pour de bon. Une phrase revenait sans cesse dans les souvenirs tout frais du jeune homme :
Voilà ! C’était exactement les mots employés par Sonia. De ceux-là, Romain en était certain. Une phrase sibylline dite dans un accès de colère ? Ou bien un lapsus révélateur qui lui prouvait que c’était un coup monté ? Que les deux-là se connaissaient et qu’elles l’avaient piégé ? Impossible de penser sainement dans ce trop profond silence. Il devenait fou, ou du moins son état de santé mental s’en approchait tout à coup d’une façon alarmante. De plus, cette inconnue qui avait mis le boxon dans sa vie, dans son couple avait filé sans dire un mot.
— oOo —
Il s’écarta en appelant déjà la pizzéria la plus proche, celle qui livrait à domicile.
Le reste se perdit dans les méandres de la tête brune dont les pensées étaient ailleurs. La première partie du plan avait bel et bien réussi. En discuter avec ce papa n’offrait aucun intérêt et puis, il ne comprendrait sans doute pas, et approuverait encore moins. Donc, elle se tairait. Dès demain, elle intégrerait pour quelques jours un appartement que son boss lui fournirait et ma foi, le temps ferait le reste. Quant à sa mère, elle avait bien ri en songeant au bon tour qu’elle allait jouer à son nigaud de gendre. Elle s’en fichait comme de sa première nuisette de ce Romain dont elle ne savait strictement rien avant que Sonia ne lui en ait parlé.
Jouer la comédie d’une colère avait déjà représenté un sacré effort. Mais cette fausse querelle avait eu l’air si réelle que le malheureux jeune homme n’y avait vu que du feu. Le reste allait être rudement plus complexe et surtout plus douloureux. Au bout de ce chemin de croix imposé par la vie, une perspective quasiment nulle, sans issue. Pas question de déballer ses cartons. Seul celui contenant du change et ses affaires de toilette serait ouvert. Demain, au plus tard après-demain, elle quitterait la maison de ce papa qui ne pigeait rien. De toute façon le temps n’avait plus guère d’importance.
Ou plutôt si ! Il lui était compté. Et la manœuvre réussie d’éviction de sa vie de ce Romain aimé, si elle s’avérait nécessaire, lui devenait terriblement déplaisante là, dans cette solitude d’une chambre. Sonia s’endormit donc avec une sorte de remords. Le moment des regrets était déjà dépassé et les jours à venir, pour pénibles qu’ils doivent être, ne seraient plus très nombreux. L’odeur de ce café, qu’elle affectionnait d’ordinaire, lui donna une envie de gerber au réveil de ce nouveau matin. Elle dut vraiment se forcer pour avaler une bouchée. Pierre, lui, ne saisit toujours rien de ce qui se tramait sous son nez.
Une buée venait de monter aux coins des yeux de la jeunette brune. Son père, perdu dans ses pensées, ne remarqua pas ces perles fines qu’elle tamponna de sa serviette. Puis il se leva et, d’une main ferme, décrocha les clés de sa voiture :
La jeune femme passa ses deux bras autour du cou de cet homme qui ce matin avait fait un effort pour paraître mieux mis. Il était rasé de frais, sentait bon l’eau de toilette. Puis sa chemise n’avait pas un col ni les poignets élimés. Oui ! Pour sa fille il s’était fait beau. Elle fila vers la douche et lorsqu’elle en émergea, elle était prête à partir.
Elle prononça cette phrase en détournant son regard des yeux de son père. Pierre ne répliqua pas. Ou peut-être fit-il seulement semblant d’avaler la couleuvre. Il resta longtemps à la fenêtre, les prunelles plantées dans un autre monde. Celui d’avant, avec Adeline, la mère de Sonia. Un long frisson parcourut son échine. Lui aussi avait trompé une seule fois cette diablesse et il le regrettait encore amèrement aujourd’hui. Du reste, plus jamais il n’avait touché une autre femme depuis… leur séparation. Comme si cela allait changer le cours des choses.
Il revit d’un coup les minutes les plus douloureuses de son existence sans doute. L’instant où tout avait basculé. Mais le passé était bien mort. Et voir sa fille revivre un identique cauchemar avait un côté dégueulasse. C’était pourtant lui qui avait couché avec une autre. Oh ! Juste une fois ! Il songea que pour un peu il l’aurait qualifiée de « petite fois ». Mais il n’y avait pas de « petite » ou de « grande fois » pour nommer cette saloperie. Et l’enchaînement qui en avait découlé avait tout ravagé sur son passage.
— xxxXXxxx —
Sur son lieu de travail, le médecin avait de suite ausculté Sonia. Les vertiges, et surtout cette sorte de perte d’équilibre, devaient bien avoir une cause. La première envisagée par la toubib, amie de la malade, était une éventuelle grossesse. Après huit ans de vie commune avec un jeune homme, ça pouvait parfaitement s’expliquer. D’autres examens seraient nécessaires pour s’assurer de ce qui disjonctait chez cette jeune femme. Sonia… elle était connue de tous, ici, et tout le monde l’aimait.
Alors, bon gré mal gré, elle s’était exécutée. Ses collègues, et amis pour la plupart, avaient été très surpris de voir la jeune femme arriver dans leur service. Mais le médecin en chef qui avait délivré les ordonnances ne souffrait d’aucun reproche. Si Sonia venait chez eux, c’est bien qu’elle devait avoir un problème. Alors ils avaient procédé. Et les résultats ne s’étaient pas fait attendre. Et ainsi, la jeune infirmière s’était de nouveau retrouvée dans le bureau de sa patronne.
La jeune femme s’était assise de nouveau, les jambes coupées. Plus un mot ne s’échangeait dans le bureau. Les yeux de la compagne de Romain s’embuaient sans qu’elle puisse arrêter le flot qui en coulait. Ses mains tremblaient, sa voix aussi, lorsque qu’elle avait posé la question :
Dorothée avait alors remis à son infirmière un dépliant, celui d’une association nommée « Dignitas » ! Les doigts fins avaient alors agrippé le papier comme un naufragé qui refermait les siens sur une bouée de sauvetage. À son retour chez elle, elle avait fait un détour. Obligatoire pour digérer tout ce qui lui dégringolait sur le coin du nez. C’était une chose de savoir qu’elle n’allait pas bien, une autre de connaître à plus ou moins brève échéance le terme du voyage. Il lui fallait donc remettre de l’ordre dans certaines de ses relations. Faire une sorte de trêve, la paix en quelque sorte.
Depuis le divorce de ses parents, Sonia avait surtout évité sa mère qu’elle avait jugée trop intransigeante. Bien sûr que Pierre son papa avait donné un coup de canif dans le contrat d’un mariage que tous croyaient solide. Mais bafouée, sa maman avait réagi avec une sorte de violence mal maîtrisée. La jeune femme avait donc vu ces deux êtres, qu’elle chérissait le plus au monde, s’entre-déchirer dans une guerre sauvage pour le peu de biens qu’ils possédaient, et par extension pour son amour à elle.
Mais elle n’avait pas voulu se mêler de cette sordide histoire et, comme souvent, l’un des deux s’en était senti délaissé. En l’occurrence, Adeline estimait que sa fille restait trop proche de son ex-mari et un chantage aux sentiments avait pris naissance dans les premiers mois de la séparation. Il durait encore à ce jour. Et sans rien dévoiler d’une situation très complexe, la jeune brune était donc sur la route pour rendre une visite inopinée à cette maman intransigeante. La petite voiture rouge de celle-ci était garée le long du trottoir. Elle avait reçu sa fille avec un sourire.
La mère et la fille avaient alors débattu d’un plan de bataille. Dans sa tête, au fur et à mesure qu’elle exposait ses idées, Sonia se sentait pousser des ailes. Bien sûr qu’il aurait mal, qu’il ne comprendrait rien, mais ce serait toujours plus facile que de lire de la pitié dans ses yeux. De plus, personne ne saurait ce qui se tramait. Et au bout de plusieurs heures de discussion, les deux femmes étaient tombées d’accord sur le principe. Adeline irait voir Romain, et elle l’allumerait un peu, suffisamment pour que Sonia les découvre dans une situation compromettante.
La mère ne savait pas trop encore comment elle gérerait cette affaire, mais bon, les femmes avaient toujours eu des arguments significatifs dont les hommes raffolaient. Et puis, la pensée de faire la paix avec sa gamine était à ce prix, alors… pourquoi hésiter ? Joindre l’utile à l’agréable, peut-être. Une manière un peu bizarre de faire un grand retour dans l’existence de sa fille, une chance qu’elle ne voulait pour rien au monde rater. Puis elle aurait tout loisir de repenser à tout cela, puisque de toute évidence, Sonia n’avait pas prévu de date pour son petit arrangement en famille. Elle pouvait aussi changer d’avis à tout instant.
— oOo —
Les malaises, de plus en plus rapprochés, perduraient depuis des semaines. Il devenait de plus en plus urgent de prendre une décision. Ces incroyables et intenses douleurs la prenaient n’importe où, n’importe quand. Sonia avait lu le fascicule remis par sa patronne, Dorothée, et, comme le préconisait le document, elle s’était inscrite et avait acquitté la cotisation obligatoire. Tout dans ce bas monde devenait une industrie et même la mort n’y échappait plus. Puis elle s’était décidée brusquement. Un rendez-vous avait été pris dans un canton suisse. À l’insu de tous. Seule avec une angoisse grandissante, elle s’y était présentée à l’heure dite.
La jeune femme qui l’avait reçue lui avait bien expliqué. L’organisation s’occuperait de tout, mais ce serait elle qui devrait avaler les pilules chargées de la délivrer. Personne ne les lui administrerait et comme elle avait toutes ses facultés, la décision lui importerait. Ainsi, jusqu’à la dernière seconde, elle aurait son libre arbitre, le choix, quoi. Puis elle avait vu un médecin du pays hôte. Là encore, c’était une obligation dans ce processus si spécial. Tout lui appartiendrait dans cette fin de destinée à laquelle, à tout instant, elle pourrait renoncer. L’argent avait sa place dans cette bizarre transaction. Le prix à payer pour le repos de l’âme.
Après avoir bien pesé le pour et le contre, Sonia était retournée voir sa mère. À elles deux, elles avaient fignolé la partie « Romain » de son plan. Et c’est ainsi, qu’un après-midi la jeune brune avait informé Adeline qu’elle rentrerait chez elle une heure et demie plus tard, ce qui laissait à sa mère le temps d’aller sonner chez sa fille. L’homme qui l’avait reçue ne savait absolument pas qui il avait en face de lui. Et sans se poser trop de questions, la femme d’une petite soixantaine d’années avait poussé dans ses derniers retranchements un garçon qui n’avait rien saisi de ce qui lui était tombé dessus. Le pousser vers la chambre à coucher, sans lui fournir une seule explication, n’avait pas été le plus aisé.
Mais elle y était parvenue et s’était jetée sur le pauvre type qui, éberlué, n’avait trouvé aucune parade. Elle avait retiré sa jupe et son chemisier de soie, balancé le tout à travers la pièce. Elle avait littéralement arraché les frusques du brave péquin qui bredouillait des « non » bien poussifs. Puis la femme totalement inconnue s’était précipitée sur le gars, l’emportant dans son élan sur le lit. Son bas-ventre, toujours caché par une jolie culotte de dentelle s’était mû en cadence sur la trique au repos du bonhomme.
Et il s’était mis, malgré lui, à bander. Un réflexe très humain s’il en était. La catastrophe était survenue quelque cinq minutes plus tard, quand Sonia avait déboulé dans la piaule et s’était mise à hurler. La femme avait rapidement récupéré sa jupe et ses atours avant de filer en le laissant dans une merde noire. Et la compagne du gaillard, pris en flagrant délit de presque adultère, n’avait rien voulu entendre. Romain n’avait pas eu son mot à dire. C’était Pierre, le père de la jeune dame qui avait enfin embarqué cet amour de sa vie. Un mauvais rêve pour lui et une drôle de fin brutale pour leur vie de couple.
Ne surtout pas regagner le logement d’Adeline. Passer une dernière nuit avec son papa. Ne surtout rien laisser transparaître de ses sentiments qui la noyaient dans une brume de plus en plus opaque. Avancer vers ce qu’elle projetait avec une véhémence sans faille ! Oui ! Son but approchait à grands pas.
Elle était partie après avoir emprunté la voiture de Pierre. Un autre moyen bien pensé pour être certaine qu’il n’irait pas visiter Romain. Pas besoin que ces deux-là discutent trop de ce qui s’était passé dans la maison du couple. Si par hasard son compagnon avait fait une description de la folle qui lui avait sauté dessus… Elle ne serait jamais assez prudente.
Sonia avait rejoint son lieu de travail, mais simplement pour rendre visite à Dorothée. Là, dans le bureau de sa patronne, médecin-chef également de l’hôpital où elle bossait, et sous le sceau du secret, elle lui avait déballé la suite des évènements. La femme en blouse blanche avait d’abord cru halluciner à l’écoute du récit pitoyable de la brune. Puis elle avait saisi le pourquoi de tout cela. Mieux valait que Romain soit fâché après sa compagne. Elle aurait l’esprit plus libre pour effectuer sa démarche volontaire. Même si Dorothée jugeait diabolique cette façon de faire, elle ne pouvait guère intervenir.
De plus, elle savait bien que l’état de sa jeune infirmière devenait de jour en jour plus précaire et que si elle attendait encore longtemps, elle n’aurait plus la maîtrise de son cerveau et encore moins de son corps. Après, pour ce qu’elle envisageait de faire, la maladie risquait de la rendre dépendante des autres. Lorsque Sonia s’était levée pour quitter l’hôpital, Dorothée savait qu’elles ne se reverraient sans doute plus jamais. Une sorte de tremblement de ses lèvres trahissait son état de nervosité ou de stress. Les deux femmes s’étaient étreintes avec un élan particulier. Puis sans un mot, la jeune brune avait filé.
— oOo —
La dernière visite fut pour sa mère. Elles ne s’étaient pas revues depuis l’affaire entre Romain et Adeline. Celle-ci semblait plutôt nerveuse et ça contrastait avec le calme incroyablement apparent de sa fille. Dès son arrivée chez sa maman, Sonia se vit bombardée de questions :
Leurs quatre bras serrèrent leurs deux corps l’un contre l’autre dans une étreinte soudaine. Puis Adeline regarda sa fille qui, sans se retourner, se dirigeait vers la porte et la voiture de son père. Que pouvait-elle bien avoir en tête ? Difficile de savoir parfois ce que pensaient les enfants. Le cul du véhicule tournait déjà au coin de la rue que, les bras ballants, la mère sentit une sorte de frisson parcourir toute son échine. Un goût amer dans la bouche et du vague à l’âme, voici tout ce qui subsistait de ce petit moment en compagnie de sa gamine. Adeline aurait bien juré qu’elle avait des pleurs plein les quinquets. Une fuite plus qu’un au revoir ? Ça y ressemblait fort en tout cas.
— xxxXXxxx —
La chambre était petite, mais très coquette. La jeune femme sur un lit immense avait la visite d’une autre dame plus âgée.
La femme, petite cinquantaine, cheveux roux bien peignés dans un chignon très sophistiqué ne souriait pas. Elle n’avait pas non plus une mine à faire peur. Elle était comme transparente. Là sans y être en fait. Toutes les deux savaient pourquoi elles se faisaient face. L’employée de l’association devait à tout prix satisfaire les plus petits désirs de son hôte. Un instant Sonia se demanda si… mais elle n’avait pas d’envie de cette sorte. Son cœur battait seulement un peu plus fort, un peu plus vite que d’ordinaire. Dans l’après-midi, elle avait encore dû affronter des vertiges effrayants. Ceux-ci évoluaient à un rythme de plus en plus soutenu.
Dans les yeux de la brune, l’autre crut lire un message.
— oOo —
Trouver les bons termes pour dire en quelques lignes un tas de mercis. Ne pas verser dans la sensiblerie avec, toujours au fond du crâne, les meilleurs instants vécus avec chacun des destinataires des lettres. Un drôle de moment qui laissa le temps à la nuit de venir assombrir les alentours. Tout était d’un calme dans cette sorte d’hôtel. Sonia ferma ses trois enveloppes et elle s’allongea sur le lit. Son bras s’étendit vers le bouton d’appel. Elle y renonça à la dernière seconde, songeant que l’heure du dîner approchait. Pourquoi déranger cette charmante femme qui l’avait si gentiment reçue ?
Elle sentit la crise qui, telles des contractions, lui tira une plainte vague. Les yeux clos, elle laissa passer l’orage au fond d’elle. Mon dieu, comme c’était douloureux. Et les images qui défilaient, là, sous son crâne, revenaient d’un lointain passé. Elle avait vingt ans, les cerisiers étaient en fleurs. Romain, son visage en filigrane se penchait sur elle. Sa bouche arrivait délicatement sur la sienne et le baiser qui s’éternisait, c’était leur premier. Elle se berçait déjà de ses doux relents d’un amour qui ne survivrait pas à cette nuit à venir.
La porte s’entrouvrit et le parfum d’un plat embauma en une fraction de seconde toute la chambre. La rousse au chignon, tailleur très strict, vint déposer sur la table proche du lit un plateau bien garni. Les yeux de Sonia accrochèrent alors un minuscule sachet avec trois comprimés. Un verre d’eau, aussi, s’acoquinait avec une demi-bouteille d’un Bordeaux rouge. Sous la cloche recouvrant l’assiette, une jolie part de viande et des frites à l’odeur alléchante. La femme ne souriait toujours pas, mais ses yeux semblaient remplis d’étoiles.
La femme quitta la pièce, laissant Sonia seule face à son destin. Celle-ci grappilla quelques frites, les trempant dans une sauce au vin exquise, puis elle ingéra deux ou trois morceaux de viande. Difficile d’avaler dans de telles circonstances. Ensuite elle s’approcha de la chaîne stéréo où le CD attendait sa mise en route. Là, elle appuya sur le bouton et les premières notes voletèrent dans la pièce. Dans la main de la brune, un petit sachet fermé semblait lui brûler la paume. D’un geste sec, elle en déchira un coin et, pareils à du paracétamol ou des aspirines, les trois petits médicaments montèrent vers sa bouche. Le verre d’eau avalé entraîna dans son sillage les missionnaires de paix. Sonia s’étendit sur son lit et crispa ses doigts sur la sonnette.
La porte s’entrouvrit de nouveau presque de suite, livrant le passage à l’ange qui veillait. La femme vint s’asseoir près de la dame allongée qui écoutait les accords tristes de Bach. La main inconnue se déposa dans celle de la malade qui respirait calmement. Un long moment s’écoula, durant lequel les pensées de la brune étaient bien lointaines. Sur les notes, elle faisait l’amour à Romain qui la couvrait de baisers… et puis la musique s’éloigna pour laisser entrer un immense soleil. Plus rien n’était important et la petite main chaude qui tenait sa patte, elle aussi sembla la quitter.
Le long sommeil venait de débuter… et avec celui-ci plus aucun mal nulle part…