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n° 20119Fiche technique10247 caractères10247
Temps de lecture estimé : 7 mn
09/03/21
Résumé:  Un homme et une femme échangent quelques mots, assis sur le parvis de l'opéra.
Critères:  inconnu cérébral -rencontre
Auteur : Chloe03      Envoi mini-message
Un instant




Il se penche un peu plus vers moi.



Ça y est. Ce moment est arrivé. Celui où tout se termine, tout commence, tout se transforme. Le petit instant blême du mensonge, de l’omission, de l’exagération, de l’invention. Je n’arrive jamais à décider par avance la réponse que je vais donner à cette question. J’espère juste qu’elle arrivera le plus tard possible. Souvent, j’invente. Peu importe, nous ne nous reverrons pas. Parfois j’évite la question. J’aimerais bien le revoir. Cela fait longtemps que je ne dis plus la vérité. J’ai trop vu les regards se fermer de dégoût, ou pire s’ouvrir de fascination. Secrétaire, ça passe bien. Consultante. Coach de vie. Professeure, parfois. Cela plaît à certains. Il me plaît. Actrice, de temps en temps. J’ai tenté astronaute et tireuse d’élite, mais ça tient mal la distance. Je ne veux pas qu’il s’en aille, pas maintenant.


Nous sommes là, assis sur le parvis de l’opéra, parmi d’autres compagnons d’infortune, socialisant comme nous pouvons, deux par deux ou trois pas trois, tous masqués, prétendant nous rencontrer comme hier, le bar, la table et la bière en moins. Nous étions inconnus il y a quelques clics, et la magie numérique nous a amené ici le temps d’un échange qui nous permet de nous sentir vivants, moins seuls, en chair et en os, mais trop peu de temps à mon goût. Surtout quand après quelques pirouettes, la curiosité le pousse bien vite, trop vite, à remettre le sujet sur notre table absente.


Il me regarde, et ses yeux bleu nuit me transpercent comme s’ils fouillaient à l’intérieur de moi pour trouver les réponses à ses questions. J’aime son regard, j’aime sa peau, j’aime ses trois cheveux blancs, sans doute un peu en avance, vu son âge. Je ne veux pas qu’il parte, alors je cherche, entre le tic de l’après-midi et le tac de la soirée, le meilleur mensonge pour faire durer cet instant. Il sourit sous son masque ordinaire.



Le monde se dilate autour de moi et la grande horloge de la place semble s’arrêter sur 18 h alors que je m’entends prononcer ma sentence, d’une voix blanche, presque automatique.



Je soutiens son regard – ou est-ce l’inverse ? – pendant de longues secondes, et c’est moi qui finis par briser le silence.



Briser un silence pour lui reprocher de ne pas le faire, c’est sans doute paradoxal.




* * * * * * * * *




Je me penche un peu plus vers elle.



Ma question semble la tendre. Ses yeux regardent au loin, et elle semble un instant perdue dans ses pensées. J’ai bien vu que la question l’embête ; mais que voulez-vous, je suis curieux. Cela fait trois fois que je la pose, un peu plus subtilement les premières fois, et ici de manière plus directe. Elle jette un coup d’œil à la grande horloge, comme si la réponse s’y trouvait, ou plutôt pour fuir un instant mon regard.


Chômeuse culpabilisée ? Si c’est ça, ne surtout pas faire une blague sur mon ex qui travaille à Pôle-Emploi. C’est très haut, dans la liste des mauvaises idées pour un premier rendez-vous. Elle me regarde à nouveau. J’aime bien ses yeux marron-vert. Marrons de loin, verts de près. Caméléon. En tout cas elle n’est pas au bureau des légendes, sinon elle aurait une réponse un peu plus rapide à ma question.


Politique, peut-être ? Je me suis dévoilé en tant que gauchiste non-pratiquant, elle a peur de me décevoir ? C’est mal connaître l’estime que j’ai pour le courage de ceux qui osent se confronter aux suffrages. Après, ce qu’ils en font une fois élus… Mais c’est une autre histoire. Je souris pour essayer de la détendre.



Blague pourrie, mais je n’ai pas trouvé mieux. Sa peau tachetée semble blanchir encore plus, et tout en elle s’affaisse. Son regard, ses cheveux roux, ses épaules nues. C’est une toute petite voix, une voix d’enfant ou de celle qui demande pardon, une voix vaincue ou de celle qui renonce, une voix qui cherche à battre le silence à son propre jeu, qui me répond.



Elle relève les yeux et les plonge dans les miens. Dans l’espace spongieux qui me sert de cerveau, un demi-millier de voyants rouges s’allument se mettent à clignoter simultanément. « Attention, fille paumée » ; « relation toxique » ; « relation impossible » ; « relations impossibles » ; « piège à sauveteur » ; et d’autres, plus ou moins glauques et plus ou moins dégradants.


Au moins autant de voyants colorés s’allument, ceux-là tout aussi malsains, mais beaucoup plus lubriques. « Ça doit être un bon coup » ; « j’aimerais bien mater » ; « je vais devoir payer ? » ; « je vais pouvoir payer ? ».


Elle cligne des yeux, de manière très légèrement appuyée, car ses yeux sont humides, et je crois que c’est entre la disparition et la réapparition de ses pupilles que l’ensemble de mes voyants se sont éteints, et que seuls sont restés ses yeux, au fond des miens, nos regards comme implorants d’offrir à cette histoire ne serait-ce qu’une suite, ne serait-ce qu’une chance, ne serait-ce qu’un instant.



C’est parce que je cherche quelque chose d’à moitié intelligent à dire, ma chère. D’à moitié original. Évacuer le sujet sans le minimiser, car l’heure n’est pas à le creuser, mais ne pas faire comme si cela ne me touchait pas, ce n’est pas crédible.



Hop, un pas de côté. Et on enchaîne, avant qu’elle n’imagine répondre.





* * * * * * * * *




Il se penche un peu plus vers elle.



C’est marrant, toutes ces questions inutiles que les gens se posent quand ils se draguent. Ça se voit qu’ils se désirent. Ça crève les yeux. Ils ont oublié les autres, même moi, sur la marche juste derrière eux. J’aime bien écouter cette timidité partagée, ces convenances des instants qui précèdent la fusion des corps. Elle ne répond pas, c’est amusant. Comme si elle voulait qu’il devine ? Ou qu’il se désintéresse de la réponse ? Il suffit de regarder leurs corps, proches, penchés l’un vers l’autre, capter leurs regards, pour voir le désir, sa forme, ses couleurs. Elle ne répond toujours pas, maintenant ça devient bizarre.



Ha, ha, ha. Actrice porno, c’est plus rigolo. Ou pas. Mais je vois l’épaisseur, le poids qui lui écrase les épaules, sa nuque qui se tend. J’entends à peine sa réponse.



Ah OK. Je m’incline, il y a des questions qui ne sont pas inutiles. C’est rare, mais toutes ces heures passées à écouter les misères ordinaires de mes congénères me réservent parfois quelques perles. C’en est une. Il y aurait une centaine de blagues nulles à répondre à ça, mais il n’est pas certain que lui en souffler une maintenant soit opportun. Ceci dit, il ne répond pas, une antisèche ne serait pas de trop !



Ben oui, cocotte, laisse-lui le temps de ramasser ses dents. Laisse-lui le temps de trouver une blague un peu moins stupide que de savoir si tu rends la monnaie sur un billet de cinquante.



Ben oui, voyons. Et la pénurie de masque et de capotes, on en parle ? Ceci dit, ils sont mignons à se regarder comme ça. Les yeux rivés sur mon portable, je clique et capte l’instant de ces deux pré-amants plongés l’un vers l’autre, dans un flot de désirs et de doutes.



Fin du spectacle. Elle se lève d’un « oui » enjoué, il la suit. À peine ayant posé le pied hors de la dernière marche, il se penche vers elle et lui dit quelque chose à l’oreille, en effleurant son épaule.


J’ai quelques compétences en lecture sur les lèvres, mais avec ce putain de masque, c’est plus compliqué. Elle rit, et je ne saurai jamais à quoi.




* * * * * * * * *




Deux visages tournés l’un vers l’autre. Prise de dos en gros plan. Un noir et blanc contemporain, deux visages masqués comme le veut l’époque. Une horloge en arrière-plan, dans un dix-huit heures (ou six heures ?) parfait, pile entre leurs yeux. Magnifiques regards captés. Un titre, « prostitution ». Qu’a voulu dire l’artiste ? J’adore cette photo, mais je ne la comprends pas. Peut-être que c’est pour cela que je l’aime bien, en plus c’est abordable. Je m’approche de l’artiste.