n° 20126 | Fiche technique | 20102 caractères | 20102 3623 Temps de lecture estimé : 15 mn |
11/03/21 corrigé 30/05/21 |
Résumé: Caporal René Dulac. 48e Division d'Infanterie. 162e Régiment. 1er Bataillon. 3e Compagnie. 1er Peloton. 2e Section. On survit comme on peut, ici, quand on a la chance de survivre. Moi, j'ai pris le parti d'en rire. | ||||
Critères: #nonérotique #historique #personnages | ||||
Auteur : Amarcord Envoi mini-message |
Concours : Faites l'humour et pas la guerre |
Concours Faites l’humour et pas la guerre, texte classé 3ème. Plus de détails dans le forum.
Dans le cadre du concours, ce texte est publié tel qu’il a été proposé, sans aucune correction.
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Maurepas, tranchée des Cloportes.
25 septembre 1916.
Ma très chère et douce Hortense,
J’ai bien reçu ta lettre et elle m’a ému.
Ici le front est calme, et je me languis de toi, tandis que passent les heures de garde, tranquilles, un peu moroses, aussi. Le moral est bon, pourtant, et Ernest n’y est pas pour rien…
Vous voudriez la lire, ma lettre ? Ça n’a pas beaucoup de sens. Je ne l’ai pas envoyée. À quoi bon ? À quoi bon la rassurer ? À quoi bon l’inquiéter ? À quoi bon, puisque la vérité ne franchira jamais le tamis de la censure ? Elle m’écrit, elle, pourtant, et de bien jolies choses. L’écriture est ronde et douce, le papier parfumé à la rose. Tout cela n’a pas sa place ici. Vient d’un autre monde, d’une autre vie, hors la mienne. Pour certains, le courrier est plus vital que la soupe dans la gamelle. Celui que je reçois ne parvient qu’à me déchirer.
Caporal René Dulac. 48e Division d’Infanterie. 162e Régiment. 1er Bataillon. 3e Compagnie. 1er Peloton. 2e Section. On survit comme on peut, ici, quand on a la chance de survivre.
Moi, j’ai pris le parti d’en rire.
⁂
Et d’ailleurs, on a rigolé tout de suite, avec Ernest, et de tout. Ce n’est qu’après notre transfert ici, sur la Somme, qu’on s’est connus. On avait pourtant survécu au même enfer, avec le 162e RI, en Argonne. Le Mort-Homme. Ça nous faisait gagner du temps, inutile d’en parler. On savait. Aucune envie de jouer les matamores en le racontant à la bleusaille. C’est pas racontable. Alors autant rigoler. D’autant qu’on n’est pas tout le temps en 1ere ligne. On y monte de nuit, par les boyaux d’accès qui zigzaguent vers le front. On s’installe dans les gourbis. On reste un jour, parfois deux, avant la relève. Avec un peu de chance, il ne se passe pas grand-chose. De temps en temps, les Schleuhs nous balancent des obus, alors on se prépare à subir leur assaut, et puis il ne vient pas. De temps en temps, nos artilleurs leur rendent la politesse. Juste pour rire. Et puis on redescend vers l’arrière. Et on rigole, nous aussi. Ça laisse du temps pour la plaisanterie, toute cette attente.
Et puis il y a les permissions. Les longues, je n’en parlerai pas, celles où je suis avec Hortense. Les courtes, elles se prennent derrière le front. Les poilus vont voir les filles, les filles de joie, comme pour se laver de toutes ces heures qui en sont dépourvues, puisque tout au front est un combat : veiller ou dormir, bouffer ou déféquer, traquer les puces et les rats, respirer même, tant l’odeur des tranchées est épaisse, grasse, fétide.
C’est pas très élégant, ces rapports-là, c’est du vite fait mal fait. Ah, elles y vont aussi, au front, les gagneuses ! Faut vraiment être en manque. L’infirmier qui vous badigeonne la queue au permenganate. La femme qui se rince dans le baquet. Bons pour le service…
Moi, j’avais passé mon tour. Ernest y est allé. Si ça se trouve, uniquement pour nous faire rire ensuite.
Il était ouvrier dans une imprimerie, Ernest. La sienne reproduisait des calendriers, des almanachs, et puis des chromos patriotiques. L’Alsace et la Lorraine, « On les aura les Boches », avec au dos les paroles de la Marseillaise, de Sambre-et-Meuse, ou de chansons plus légères, comme celle que Botrel avait posées sur l’air de la Tonkinoise.
Quand ell’ chante à sa manière
Taratata, taratata, taratatère
Ah que son refrain m’enchante
C’est comme un z-oiseau qui chante
Je l’appell’ la Glorieuse
Ma p’tit’ Mimi, ma p’tit’ Mimi, ma mitrailleuse
Rosalie me fait les doux yeux
Mais c’est ell’ que j’aim’ le mieux.
Mais ce qu’il distribuait le plus, Ernest, c’était les drôles d’images pieuses colorisées qu’ils imprimaient aussi de façon plus discrète. Il en avait fait tout un gentil petit trafic, échangeant le bosquet de Lulu la Rouquine contre une touffe de tabac du même poil, les fesses rondes de la Vénus des colonies contre un carré de chocolat.
Et puis en prime, gratuitement, il nous livrait des blagues. Un véritable arsenal, ils nous les mitraillait sans arrêt, sans pitié pour nos ventres tordus par les hoquets. Pire qu’un tireur d’élite : tu faisais pas gaffe, tu l’écoutais parler, pince-sans-rire, et bang ! Il te mouchait par surprise. On ne comptait plus ses victimes, tout comme les gradés, qui ne calculaient que les pertes, et jamais les morts, allongeant ceux-ci dans le même sac que les blessés et les disparus. Ils s’en foutaient bien, des morts, à l’Etat-Major, tout ce qui les intéressait c’était le compte des survivants, des valides, ceux qu’il leur restait sous la main pour passer à l’offensive.
C’est peut-être pour ça qu’il était venu en visite, ce jour-là, le colonel, pour compter ses petits soldats jusqu’en première ligne. Une vraie délégation, avec ses officiers, le docteur et l’infirmière, l’aumônier, et même le photographe, pour immortaliser tout ça. Que ça s’imprime partout sur les gazettes et dans l’esprit du bon peuple : voyez comme nos poilus ont bon moral. Comme on les soigne, comme on s’occupe bien d’eux.
Sauf que c’est le moment que les Schleuhs ont choisi pour nous balancer du lourd. Comme s’ils avaient voulu lui faire bon accueil, au colon, le sachant en visite. Il a détalé, en tout cas, lui et sa petite cour de touristes du front. Même que ça nous a fait rigoler, tandis qu’on se mettait en branle-bas de combat.
Mais c’est plutôt lui qui se tenait le bide, Ernest, il avait l’air pâlot.
Alors il a pris la pelle-pioche, l’a mise à plat sur le sol de la tranchée, et a posé culotte en s’accroupissant juste à l’aplomb.
Il avait pas tort, Ernest, c’est bien comme ça qu’on s’y prenait, au front, quand ni l’ennemi ni nos intestins ne nous laissaient de répit, quand on avait pas le luxe de choisir entre deux assaillants.
Et c’est comme ça qu’il est parti, plié en deux, en direction des feuillées, sous les rires et les quolibets de toute la section.
Il était à peine parti que les Boches ont mis toute la sauce. La terre tremblait, se soulevait. Ils tiraient trop long, les Boches, ça nous passait au-dessus, ça se perdait loin derrière, bien trop loin, vers la 2e ligne. Et puis un obus de gros calibre, du 210, est tombé, tout proche, derrière nous, en direction des feuillées, dans un fracas de fin du monde.
Et ça n’a fait rire personne. La cannonade a cessé, les Boches ne se sont pas montrés. Ernest non plus.
Enfin, pas tout de suite.
Il a bourré sa pipe, et puis il nous a regardés avec un petit air satisfait.
Je le connaissais bien, moi, Ernest. Je le sentais qu’il avait pas vidé toute sa besace de braconnier. Qu’il attendait juste que les jeunots, comme le p’tit Georges, mordent à l’appât pour déclencher le piège. D’ailleurs, ça n’a pas raté.
Il a souri, Ernest, il n’espérait que ça, qu’on lui pose la question. Il a pris tout son temps, pourtant.
Il avait allumé sa bouffarde, et il a lentement tiré quelques coups sur le tuyau avant de nous faire un clin d’oeil.
À mon avis, même les Boches ont dû l’entendre, l’éclat de rire colossal, parce qu’il est parti d’un coup, comme une avalanche dans un couloir, et puis qu’il a rebondi sur les flancs de la tranchée, il a grossi, tout emporté sur son passage.
Ça a du leur foutre un coup au moral, aux Boches, de s’apercevoir que le nôtre était si bon, malgré la bastonnade. Chez eux, c’est dizipline, jawohl et compagnie. Tout bien rangé, tout bien étançonné, tout bétonné. Même les gogues, c’est du bon, du teuton, de vraies latrines d’ingénieur, si ça se trouve, ils te les parfument, ils t’y mettent des gramophones pour y jouer du Beethoven, ça leur couvre les flatulences, ça leur adoucit les moeurs, juste le temps du dégazage. Ça, faut leur reconnaître, la guerre ils la font pas en amateurs. Mais pour la rigolade, ils nous arrivent pas à la cheville.
Faut bien avouer qu’elle était pas trop délicate, la blague à Ernest, atroce, mais bien drôle, pourtant. Quand tu vis avec les rats, t’as pas des élégances de colombe. Tu rampes, tu creuses, tu t’accroupis, tu survis avec le groupe, tu ris avec lui et il rit de ce qu’il peut. Ça déteint sur tout, à la longue, ce bourbier. Ta capote, ta peau, ta barbe de poilu, ta pudeur et ta conscience, ton humour, même, tout se fond dans la crasse, tout est camouflé, tout devient pareil, la boue et la merde, la chair et l’acier, les morts et les vivants, le hurlement des obus et les rires de la troupe.
Tant que tu ris, au moins, t’es encore vivant. Enfin, je crois.
⁂
Effectivement, il était pas venu pour rien, le colon. Quelques jours plus tard, on nous a annoncé qu’on monterait à l’assaut, le lendemain à l’aube.
La journée s’annonçait magnifique. Le ciel était déjà tout bleu.
On était tous là, le coeur battant sous les échelles, la baïonnette au fusil, prêts à grimper, prêts à courir comme des lapins, à se faire tirer comme des lapins de garenne. On attendait que le labour de nos obus cesse dans le no man’s land et dans leur lignes, sans illusion sur l’efficacité du barrage.
Ernest avait pas pu résister. Fallait encore qu’il sorte une blague bien crasseuse, qu’il nous fasse marrer jusqu’ici. Alors on cherchait tous la réponse. Et on a pas eu le temps de l’entendre, parce que le p’tit Georges a répondu à notre place. Il a pété, le p’tit Georges, un long pet bien gras, un gros calibre tout trempé, même que si ça se trouve il venait de se tartiner le futal, le môme, tellement qu’il en menait pas large. Je parie qu’il venait encore la veille d’écrire à sa mère.
Ma chère Maman,
Je vous écris du front, qui est bien pacifique et bien calme.
Ici le moral est bon et les camarades…
Tout le monde se foutait de sa gueule, au p’tit Georges. Il avait un petit sourire gêné, le gosse, il se sentait tout crémeux, tout merdeux, encore un peu, il allait s’excuser de monter au casse-pipe avec du linge sale. J’en avais mal pour lui.
Ernest a eu un trait de génie, je crois qu’il en a eu pitié, du moufflet, lui aussi. Il avait beau pas être dégourdi, il l’aimait bien. Il a voulu détourner l’attention, que ça parte en suçette.
Histoire qu’on soit tous pareils, tous aussi merdeux et joyeux, inconscients et hilares, comme des morveux jouant aux billes sous l’échelle vers nulle part, des potaches écervelés avec juste un poil d’avance sur l’horaire.
En tout cas, il a collé les lèvres sur sa paume, il a soufflé comme dans une trompette, et ça a fait un bruit de flatulence. Un pet colossal. Un pet contagieux aussi. Parce que tous, tant qu’on est, on l’a imité. Ça pétait sur le no man’s land et ça pétait dans la tranchée, et ça rigolait comme des bossus, comme des poilus, des rires en pétarades.
Le lieutenant nous regardait, il a haussé les épaules l’air de dire : peu importe.
Et puis le sifflet a retenti.
C’était l’heure du chacun pour soi, l’heure de quitter la tranchée, enjamber le parapet et de cavaler vers celle d’en face.
⁂
C’est lui qui a morflé le premier, le petit Georges.
C’est le genre de choses que tes yeux aperçoivent sans que ça percute dans ton cerveau, juste une image. Tu réfléchis pas, t’as pas la temps pour le chagrin, même pas le temps pour la peur, et de toute façon, je sais pas pourquoi, ça a fait redémarrer mon rire, un rire incontrôlable.
Ernest, j’l’ai pas vraiment vu tomber. Il était sur ma gauche, j’avais à peine sa silhouette dans le coin de l’oeil. L’oeil encore noyé de larmes, tellement j’avais rigolé. Tellement je rigolais à nouveau. J’ai juste entendu un choc étouffé, et capté comme un éclair fugace, blanchâtre, l’impression de voir des dents qui volent, comme un jet de dés malchanceux ricochant sur la table.
De toute façon j’étais bien trop occupé à rire dans ma barbe, un vrai rire de poilu, un rire monstrueux, un rire féroce.
Je ricanais encore quand j’ai sauté dans leur tranchée, quand je lui ai planté ma baïonnette dans le bide, au Boche, et je crois bien qu’il en riait lui-même, plié en deux, la bouche tordue par une grimace. « Mutti ! », « Mutti ! », « Mutti ! » qu’il hoquetait en se tenant les côtes, le Fritz, et c’était d’autant plus frappant qu’il était tout pareil au p’tit Georges. Au jeu des 7 erreurs, t’aurais donné ta langue au chat, à part l’uniforme et le Stalhelm à la place du casque Adrian. Si ça se trouve, lui aussi il venait d’écrire une bien jolie lettre.
Meine liebe Mama,
Ich schreibe Ihnen von der Front, die so ruhig ist.
Hier ist die Moral gut und meine Kameraden sind freundlich…
L’assaut avait réussi. Les Allemands qui n’étaient pas morts fuyaient.
J’aurais pu rester là, attendant les ordres.
Mais j’ai continué à courir en riant, en balançant des grenades.
Le lieutenant hurlait mon nom, mais ça me faisait bien marrer.
Je ne me suis pas arrêté.
J’ai foncé en riant.
J’ai ri en pensant au colon, aux médailles, à toutes les commémorations qui viendraient.
A tous les anciens combattants alignés comme à la parade.
Au défilé des culs de jatte et des gueules cassées, le grand carnaval que ça ferait.
Bienvenue au cirque, entrez messieurs-dames, entrez, venez rire !
Venez voir l’homme canon, l’homme-tronc et l’infirmière sans tête !
Et puis la chatte poilue de la femme à barbe dans la roulotte,
celle qui lève ses jupons et vous dit viens mon petit gars viens t’amuser !
Sors-la moi donc, ta petite mimi, ta petite mimi, ta mitrailleuse.
Fous la moi bien profond, qu’elle me crache tes vannes pourries en rafale.
Et à chaque fois, je l’imaginais qui pétait, elle aussi, un pet puissant et patriotique,
un long jet de gaz qui ranimerait à jamais la flamme.
Un pet magistral qui rirait à gorge éclatée face aux gerbes qu’on y poserait plus tard,
les biens nommées.
Les gerbes des dames patronnesses et des notables de mon village,
s’enfuyant en se pinçant le nez.
Tous couverts de la merde des gogues.
De la merde des feuillées soulevée par la marmite.
Je ris à présent au museau de l’obus qui vient de péter tout près, et qui ne m’a pas allongé.
Mais qui m’a rendu sourd.
Sourd et hilare.
Hilare et sourd.
Sourd à la voix du lieutenant qui gueule : revenez, Dulac !
Revenez !
À la voix d’Ernest aussi, qui me dit : attends René…
Attends René, tu vas rire !
Mais c’est pas la peine.
Parce que je ris déjà aux larmes.
Je veux vraiment la connaître, la fin de l’histoire.
Alors je fouille partout, en courant.
A la recherche de tout ce qui est bleu, comme un cadavre.
De tout ce qui pue, comme le ciel.
De tout ce qui a des poils, et ça je dois pas chercher bien loin.
Je cherche la réponse mais j’en ris déjà à l’avance.
Je cours pour l’attraper la réponse à cette blague.
La réponse à cette guerre.
A ce long pet de 2 ans qui fermente dans nos boyaux.
A tel point que je cours encore à l’instant.
Je cours en riant de toutes mes dents.
De toutes celles d’Ernest, aussi, que j’ai vues gicler quand la balle lui a décroché la mâchoire.
Je cours en riant vers les Boches, je les aperçois qui rigolent eux aussi.
Le doigt sur la gâchette dans leurs abris en béton.
Et je suis comme vous.
J’attends la fin de la blague.
J’attends la fin de l’histoire.
J’attends la chute.