Des fois les lunettes, c’est chiant ! Et celles-ci le sont particulièrement. Je les mets correctement en place et une minute plus tard elles sont sur le bout de mon nez. Bon, pas totalement stupide, j’ai bien essayé d’augmenter le serrage des branches. Résultat, ça tient un peu mieux, un peu, mais ça me blesse derrière les oreilles, de ces irritations lancinantes qui vous pourrissent la vie pour une piètre efficacité. Je trouve le temps de passer chez l’opticien et de râler poliment.
- — Suivez-moi, me dit l’hôtesse gentiment, installez-vous ici et je vous envoie quelqu’un dès qu’il sera disponible.
J’attends, en poussant toujours mes lorgnons de l’index pour les remonter. Vraiment pas glop ! Je ne vous dis pas comment c’est pénible pour bricoler ou jardiner. La galère ! Et en plus avec des mains sales ou des gants, bonjour le maquillage… Une grande fille se pointe, la démarche nonchalante, elle aussi porte des lunettes. Une cliente ? Une touriste de passage ? C’est vrai qu’elle pourrait bien débarquer d’un pays nordique, vu sa taille, ses cheveux blonds et ses yeux… Rhaaah ! Difficile à dire ses yeux… Bleus ? Gris ? Bleu-gris ? « T’as de beaux yeux, tu sais », c’est juste ce qu’on a envie de lui dire. Quant au reste, mamma mia ! Ce qui saute aux yeux, même avec des lunettes baladeuses, c’est la gigantesque olive qui part de ses genoux pour aboutir sous sa poitrine. Un ovale parfait, enrobé dans une robe de lainage gris à côtes verticales, autrement dit « une chaussette » qui la moule à la perfection. Une poitrine sans autre prétention que d’être haute et bien serrée, un col cheminée très large, un collant blanc et des bottines noires. Magnifique ! Elle s’assoit face à moi et me demande :
- — Bonjour. En quoi puis-je vous être utile ?
- — Eh bien voilà. Je vois bien dans mes lunettes, mais seulement dix secondes par minute, quand je les remets en place. Le reste du temps, elles glissent sur mon nez et je les remonte, en vain…
- — Peau grasse peut-être ?
- — Je n’en sais rien, mon esthéticienne est en vacances ! Mais je sais une chose ; quand on resserre les branches, elles me blessent derrière les oreilles et c’est insupportable.
Elle se lève, regarde derrière mes oreilles puis se penche vers mon visage, relève mes lorgnons avec ses longs doigts fins aux ongles très longs et très soignés. J’ai son ovale parfait en fond et ses yeux extraordinaires en gros plan. Bleus, clairs au centre, foncés au pourtour finissant sur un gris anthracite. Un peu de rimmel agglomère de longs cils, faisant de l’ensemble d’improbables étoiles.
- — Hum-hum ! J’ai peut-être la solution. Ça a marché pour moi, pourquoi pas pour vous ?
Elle prend mes lunettes et s’en va. Je la regarde s’éloigner, aussi superbe de dos que de face. Taille haute et fine, fesses très marquées s’inscrivant dans cet ovale fascinant. La démarche est tranquille, les jambes longues et assez fines, mais néanmoins musclées, un port altier semblant dominer le monde. Il me faut bien attendre une dizaine de minutes à me faire chier en contemplant en flou le magasin et les passants dans la rue. Elle revient enfin et me demande de me lever. C’est vrai qu’elle est presque aussi grande que moi avec ses talons. Elle met mes verres en place, teste les branches, ajuste la position en soufflant « regardez-moi », ça c’était inutile. Puis elle se recule de trois pas.
- — Alors ? Le ressenti ?
- — Pour l’instant très bien. Mais pour combien de temps ?
- — On va voir, penchez-vous comme pour relacer vos chaussures… Voilà… Secouez la tête… Marchez sur les mains… Comment non ? Ah pardon, je suis allée trop loin…
- — Ha-ha ! Oui, un peu. Mais c’est fantastique votre truc ! C’est quoi ?
- — Des patins en silicone. Ça vous colle à la peau et les lunettes ne bougent plus. Moi aussi j’avais le syndrome de la binocle glissante, le nez fin et très droit, une piste noire pour les sœurs jumelles. Depuis, terminé. Juste un truc, ça finit par perdre son effet, il faut les changer au moins une fois par an.
- — Inconvénient mineur, et ça me donnera le bonheur de vous revoir au moins chaque année.
- — Merci. Attendez, ils sont un peu plus épais que les autres, et je vois que vous inclinez un peu la tête pour me regarder. Juste un petit réglage.
Elle reprend mes lorgnons et dans ce geste je remarque à son doigt une superbe bague composée d’une pierre verte, une émeraude vraisemblablement, montée sur un petit dôme d’or blanc entouré de petits diamants. Je lui saisis la main au passage :
- — Wôw ! Joli bijou ! L’homme de votre vie ne s’est pas moqué de vous…
- — Pfff ! Bijou de ma grand-mère. Je suis la seule de la famille à avoir les doigts assez fins pour la porter, d’où héritage. Vous êtes bijoutier ?
- — Pas du tout, mais j’aime les belles choses, et c’en est une.
- — Je trouve aussi. Elle était toute terne et semblait assez moche, je l’ai nettoyée avec du dentifrice et une brosse à dents, tout simplement.
- — Très réussi, Mademoiselle « O… » ?
- — Océane, vous lisez bien mon badge, même sans lunettes. Ça aurait dû être « Orlane, mais comme mes yeux changeaient de couleur comme la mer du Nord, une fois à la mairie, mon père a déclaré « Océane ». Au retour, ma mère a rouspété. Il lui a dit que ça commençait et que ça finissait pareil, alors elle a dit « va pour Océane ». C’est bête la vie !
- — Ça vous va très bien, non seulement vos yeux, mais un côté un peu… sirène.
- — Oh, c’est sympa, ça. Je m’attendais plus à Viking. Vous savez, avec un casque à cornes d’aurochs, une jupette de cuir, un bouclier et un glaive, hurlant « par Odin » et « par Thor » en faisant tomber des têtes.
- — Ha-ha ! Remontez sur votre drakkar, jeune fille. Ici on est loin de vos conquêtes.
- — Hélas oui. Le climat est très agréable, mais les gens tellement plus fermés… Rien que pour trouver à se loger, quelle galère !
- — Je n’oserai pas dire « quel drakkar », mais vous cherchez quoi, au juste ?
- — Rien d’extraordinaire, un appartement ou une maison avec un living, une cuisine et deux chambres. Malgré ces modestes prétentions, je suis dans une petite chambre de neuf mètres carrés depuis deux mois. Je trouve des appartements plus grands en pleine ZUP qui craint, des maisons trop grandes hors de prix, mais rien qui me convienne.
- — Ah… Si vous pouviez patienter un peu, j’ai peut-être quelque chose qui vous intéresserait.
- — Ah bon ? Dites-moi vite…
- — Pour essayer de me préparer une retraite correcte, j’achète des biens immobiliers pas chers et en piteux état, je les rénove et je les loue. Avec les loyers, je peux faire un autre emprunt, acheter autre chose et ainsi de suite…
- — Pas bête. Et alors ?
- — Alors je suis en train de rénover une petite maison de ville, pas loin, à deux cents mètres d’ici, qui pourrait éventuellement vous convenir. Mais il faudrait patienter un peu, les travaux ne sont pas terminés.
- — Et… je peux voir ? Je veux bien patienter si ça vaut le coup…
- — Je vous donne l’adresse. Vous sortez à quelle heure ?
- — Dix-huit heures en principe, mais s’il y a un client… Dans tous les cas, l’alarme se déclenche à dix-huit heures trente.
- — OK. Je vais y travailler un peu en vous attendant. À tout à l’heure.
C’est une petite maison de ville, coincée entre deux autres, juste une porte d’entrée et une baie sur la rue, une dizaine de mètres de profondeur donnant sur un petit jardin. De quoi faire un living traversant avec cuisine intégrée au rez-de-chaussée et deux chambres à l’étage. J’ai fait virer tout l’intérieur vétuste et couler deux dalles de béton qui consolident le tout. J’en suis au placo et aux finitions, le plombier a passé ses tuyaux, l’électricien ses câbles. Mon premier achat a été la porte d’entrée et la baie avec volet roulant pour protéger des intrusions. Elle se pointe vers dix-huit heures quinze.
- — Hummm… Pas mal !
- — Donc ici, petite entrée, une double porte vitrée sur le living qui apportera un peu de lumière, et au fond des toilettes avec un lavabo pour éviter de monter à l’étage. Living traversant, escalier tournant qui prend peu de place et derrière, le coin cuisine.
- — D’accord. Et le jardin, petit, mais de quoi faire un lieu sympa…
- — Oui, je pensais juste une terrasse, un peu de pelouse et un catalpa ou un paulownia qui fera parasol.
- — C’est quoi, ça ?
- — Des arbres à très grosses feuilles qui poussent rapidement.
- — OK. On va voir l’étage ?
- — Allez-y…
Putain, ce cul à hauteur de mon nez ! Vraiment superbe. Nous arrivons sur le palier.
- — Là, c’est dommage, mais l’endroit est sans ouverture. Côté rue, le plus bruyant, salle de bains et toilettes, un grand placard en fond, et côté jardin deux chambres inégales, l’une de vingt mètres carrés et l’autre de quinze.
- — Pas mal du tout. Et au sol, vous allez mettre quoi ?
- — À l’étage un parquet collé en bambou, c’est très dur, très résistant même à l’eau. Et en bas, je ne sais pas encore, un carrelage à la mode, anthracite ou quelque chose comme ça…
- — Ah non ! Quand il n’y a que deux sources de lumière, il faut qu’elle coure d’un bout à l’autre, du clair si vous permettez…
- — Je suis bien d’accord, mais ce n’est plus à la mode…
- — Sauf les choses indémodables, du vrai.
- — OK ! Je reviens sur ma première idée, du comblanchien.
- — C’est quoi, ça ?
- — Une pierre de Bourgogne veinée, entre blanc et ocre.
- — Très bien ! C’est ce qu’il faut. Et les murs ?
- — Les cloisons sont en placo, et je pensais en faire poser aussi sur les autres murs…
- — Oh non ! Il y a de si jolies pierres… Il faut juste refaire des joints.
- — Pourquoi pas, ici le problème de l’isolation ne se pose guère, puisqu’on est protégé par les maisons voisines.
- — Qu’est-ce qu’il y a au-dessus des chambres ?
- — Un grenier, très bien isolé. J’ai fait refaire la toiture et j’en ai profité.
- — Vous avez pensé à un puits de lumière pour éclairer le palier ?
- — Euh… non, à vrai dire… C’est vrai que le grenier n’étant pas assez haut pour être aménageable, on pourrait le traverser. Un Velux et un puits de lumière…
- — On redescend ? Je voudrais jeter un coup d’œil dehors avant qu’il fasse nuit… Tiens ? Qu’est-ce que c’est, ça ?
- — Une cabine de douche, ou presque, objet détourné. Comme l’air chaud monte, l’escalier va aspirer toute la chaleur du rez-de-chaussée. Pour empêcher ça, je vais habiller l’escalier tournant par une cabine de douche ronde, avec des portes coulissantes rondes.
- — C’est très malin ! Ce sera combien à la location ?
- — J’étais sur six cents. Mais avec ce que vous suggérez, je vais augmenter mes prix…
- — Allez, le « comblan-machin », c’est comme le carrelage, c’est pour toujours. Les pierres des murs, ça économise du placo.
- — Oui, mais il faut beaucoup de main d’œuvre.
- — Oui, mais je parie que vous savez faire. Et puis… je peux venir vous aider !
- — Non ?
- — Mais si. Ici, je ne sais pas quoi faire de mes week-ends. Donc on est à six cents, ça va. Alors, ce qui serait fantastique, ce serait de faire une véranda au rez-de-chaussée, voyez, là, sur le béton de la terrasse, pour agrandir tout en éclairant. D’accord ? Et ça, ça vaut cinquante euros de plus.
- — Comme vous y allez ! Et dix ans pour amortir la véranda…
- — Attendez. La véranda c’est bien, mais… au-dessus, si les chambres avaient une terrasse… Pas un truc genre Versailles, juste deux mètres pour poser un bain-de-soleil, une table et deux chaises, le petit-déjeuner à deux, voyez ? Ça, ça vaudrait encore cinquante euros de plus. Ce qui nous fait sept cents, et là je prends.
- — Chantage ! Odieux chantage, même. Je trouverai d’autres locataires moins exigeants.
- — Cher Monsieur. Vous me faites visiter un truc bien, très bien, même. Ça me convient et je suis prête à louer, mais ce n’est pas fini. Je donne mon avis pour que ce soit encore mieux, vraiment l’idéal à mon goût et je vous propose même mon aide gratuitement… Le marché me semble correct, non ?
- — Ha-ha-ha ! Vous avez une formation d’optique ou de commerce ?
- — Les deux.
- — Bon. Alors, rendez-vous samedi matin huit heures en salopette !
On y a passé dix week-ends, vingt jours de pur bonheur. Parce que cette grande fille est aussi adorable en salopette qu’en robe chaussette, parce qu’elle est courageuse et gaie, parce qu’elle n’a pas hésité une seconde à sacrifier ses ongles pour la bonne cause, malgré des gants de ménage. On a chanté avec la radio, on a ri, on s’est un peu battu avec des restes de chaux. Mais on a aussi dégagé une ancienne trace de porte qui devait permettre de communiquer avec la maison voisine et qui fera une niche sympa. Pendant les autres jours de la semaine, les entreprises avançaient. Les maçons ont monté deux murs de parpaings et ont coulé une terrasse de béton dessus, le menuisier est venu poser des baies coulissantes en bas, une main courante et une terrasse bois en haut. Les palettes de comblanchien ont été livrées juste quand nous eûmes terminé les murs et j’ai pu me lancer dans la pose du travertin au rez-de-chaussée. J’ai mis plus de temps dans le couloir et les toilettes que dans le living à cause des découpes, mais le résultat était assez bluffant. Montage de la cuisine, papiers peints et peintures, dernières finitions et la Miss Océane put enfin emménager dans son « palace », et moi toucher mon premier loyer.
Il lui fallut quelque temps pour s’organiser, d’autant qu’elle ne voulait utiliser dans cette maison « neuve » que des choses neuves, ou du moins nouvelles. A priori, ça n’avait rien de difficile parce qu’elle ne possédait pas grand-chose dans sa chambrette, proportionnellement louée à prix d’or, quatre cents euros. Elle eut recours tout de même à Emmaüs et « Troc de l’Île », mais, quand je reçus l’invitation à la pendaison de crémaillère, j’avoue avoir été épaté. Je ne m’étais pas mis sur mon trente-et-un, mais quand même, au moins trente et demi. Je m’attendais en effet à rencontrer un tas d’inconnus, peut-être de la boutique d’optique ou de ses amis et famille du nord.
- — Je me suis trompé de jour, demandai-je après la bise ?
- — Ben non. Je vous attendais.
- — Mais… les autres sont en retard ?
- — Quels autres ? On a passé tous nos week-ends ici à bosser comme des fous. Vous en avez vu d’autres ?
- — Non, bien sûr…
- — En dehors du boulot, vous êtes ma seule relation ici. Et retrouver les mêmes personnes le soir, très peu pour moi.
- — C’est… c’est stupéfiant ce que vous avez fait. Chapeau !
- — Merci, mais c’est grâce à vous, Monsieur mon propriétaire.
- — Et vous, vous êtes… éblouissante.
- — Emmaüs ! Une bourgeoise qui n’a dû porter ça qu’une fois, peut-être même pas du tout. J’ai juste eu la taille à reprendre, elle était un peu large, et j’estime que ce fourreau doit être près du corps.
- — Et quel corps ! C’est vraiment mieux que la salopette, je dois le reconnaître…
- — Arf ! Je ne fais pas cela pour séduire, on en a déjà parlé. Le sexe et moi, ce n’est pas une réussite !
Là, je dois des explications. « Comment ? Passer tous ses week-ends avec un canon sans la sauter ? T’as viré ta cuti ou alors tu nous racontes des craques ? En fait, c’est un vrai boudin… » Mais non, ce n’est pas vrai. Bien sûr que le sujet est venu sur le tapis, bien sûr que j’ai tenté ma chance. Mais je me suis cassé le pif ! Elle n’est pas homo non plus, mais plutôt handicapée sexuelle. Elle m’a juste expliqué avoir eu des expériences navrantes et n’être pas prête à recommencer. Je n’ai pas insisté, on a gagné du temps et je crois, pour elle en tous cas, un regain d’enthousiasme. Les choses étaient posées, on n’y revenait pas, notre relation était claire.
- — Je sais, et je ne me place pas sur ce plan-là. Permettez-moi simplement de vous dire que vous êtes sublime, et je trouve cela plus qu’agréable.
- — Merci. Comme cela je l’accepte, quoique je ne sois pas sûre de le mériter.
Champagne et toasts de foie gras, saumon fumé aux pointes d’asperges, douzaine d’escargots avec fagot de haricots verts, charlotte aux fraises.
- — Quel repas divin, vous m’avez gâté puisque je suis le seul invité. Bravo à la cuisinière et merci !
- — C’est sûrement que vous le méritez, notamment à cause de cette superbe cuisine très pratique. Ceci dit, je n’ai pas gavé les oies, je n’ai pas pêché le saumon et je n’ai pas fait dégorger les escargots. Mais j’ai fait la charlotte !
- — Tout de même, il fallait composer le menu, choisir les produits, les préparer à point pour un vrai régal.
- — Café ? Je vous sers sous la véranda… Vous verrez, la partie devant les toilettes, j’en ai fait un début de petit jardin d’hiver, mais ce n’est qu’un balbutiement.
Étagères métalliques récupérées et repeintes, quelques pots et jardinières, c’est charmant, surtout avec les derniers rayons du soleil en train de se cacher derrière les maisons du fond. Elle semble heureuse, à la fois détendue et excitée. Détendue parce qu’elle se sent bien dans le nid qu’elle a en partie conçu, et qui est une réussite d’équilibre entre rustique et modernité, excitée parce qu’elle a encore plein de projets.
- — Vous savez, vendre des binocles, c’est pour vivre. Mais ce n’est vraiment pas ce que je souhaitais faire, c’est un pis-aller. Je voulais être ophtalmo. Mais… raté. Alors je continue, des études par correspondance avec une université belge, pas loin de chez moi. J’y mettrai le temps, mais j’y arriverai.
- — Je n’en doute pas. Vous avez la niaque et puis vous êtes jeune.
- — Pas tant que ça. La trentaine me guette. J’ai perdu trop de temps… comme une conne.
- — On fait ce que l’on peut. Mais quand on veut vraiment quelque chose, on y arrive tôt ou tard.
- — J’aurai ma revanche, je vous le promets. Vous dansez ?
Elle va mettre de la musique, un CD genre discothèque, la soirée pré-mâchée. Peu importe, elle se niche dans mes bras et c’est bon. Cette grande fille souple ondule contre moi, valse, tango, marche, lambada puis la série de slows, interminable et dévastatrice. Elle pose son front sur mon épaule, sa joue contre la mienne, nous bougeons à peine et je bande comme un bonobo. Elle ne peut pas ne pas le sentir, pire, elle se colle à moi comme l’autre partie d’un velcro. À croire qu’elle aime ça, une forme d’hommage à sa beauté… Le CD s’arrête, on reste debout l’un contre l’autre… Et puis les vannes s’ouvrent :
- — Mon premier petit copain, c’était un petit crétin parmi d’autres, mais il fallait bien faire comme les copines. Il m’a prise en photo, à mon insu en faisant semblant de téléphoner. Quand je l’ai largué parce que trop con, il m’a menacée de tout mettre sur Facebook… et il l’a fait. J’ai été la risée du bahut. J’ai fait une dépression, j’ai voulu me suicider. On est con quand on est ado. J’ai dû changer de bahut, j’ai perdu une année. D’élève brillante, dans un bon lycée, je suis devenue médiocre dans un lycée merdique. Fini le beau projet d’ophtalmologue ! J’ai fait un BTS d’optique, histoire de me consoler. Et puis il y a eu l’autre. Plus âgé que moi, bien sous tous rapports, propre sur lui, belle situation, tout ! J’étais comme une petite fille devant un sapin de Noël. J’avais des cadeaux, des sorties, c’était tout beau, trop beau. Un jour il m’a offert des bracelets de cuir, à mettre aux poignets et aux chevilles, juste pour jouer. Puis ce fut un autre autour du cou, puis un autre pour me bâillonner, puis une cravache, une laisse. Oui, une laisse, comme un animal. Et moi, comme une conne, je me disais que si je voulais le garder, il fallait que je fasse ce qu’il voulait. Il me battait de plus en plus fort, il m’humiliait de plus en plus, me disant que je n’étais bonne à rien, que vendre des binocles c’était nul, tellement que tous les cons ouvrent des magasins à tous les coins de rue. Ce qui n’est pas faux. Alors je me suis inscrite dans la première grande école qui a bien voulu de moi, une sup de co, histoire de lui montrer que je n’étais pas si conne. J’ai eu le diplôme en deux ans. J’avais du temps pour étudier, je ne le voyais pas tous les jours. Et pour cause, il était marié et je ne le savais pas. « Ma pauvre petite, tu es vraiment une truffe ! » Un homme de trente-cinq ans, cadre sup, qui n’est pas marié avec deux enfants, c’est qu’il raté sa vie. C’est ce que m’a dit ma mère quand elle m’a récupérée à la petite cuillère. Je lui ai servi de jouet, à disposition. J’étais tellement hors de moi que j’ai fait ce que l’on m’avait fait. J’ai emprunté une caméra à un collègue et je l’ai planquée dans ma chambre. Coup de chance, ou de malchance, ce jour-là il avait décidé de m’offrir à un de ses copains, genre « Tiens goûte, j’ai une bouteille de derrière les fagots, tu m’en diras des nouvelles »… Et puis quoi ? J’ai refusé catégoriquement, il m’a battue comme jamais. J’ai pu m’enfuir chez une voisine, j’ai appelé les flics. Lui, imperturbable : « Une petite conne qui fantasme ! » Mais j’avais la vidéo. Copie aux flics, copie à Madame, procès, divorce, il a tout perdu et c’est tant mieux. Je suis venue ici pour me mettre au vert et oublier tout ça. Mais un jour, je serai ophtalmo.
Ses larmes traversent ma chemise et son rimmel y laisse des taches. Elle se recule prestement :
- — Oh, je suis désolée…
- — Ne le sois pas, dis-je en prenant son visage entre mes mains. Oui, tu seras ophtalmo, une grande ophtalmo qu’on viendra consulter de très loin. J’en suis certain.
- — Tu es gentil, et c’est bien ce qui te caractérise. Tu m’as fait des avances, je les ai repoussées, tu n’as pas insisté, mais tu ne m’as pas ignorée non plus. Tu es resté le même. Tellement qu’à un moment je me suis demandé si je te plaisais vraiment. Et puis là, en dansant, j’ai bien senti que ton désir était réel. J’ai même fait la salope en me collant à toi. Et rien, pas un geste déplacé, tu es resté maître de toi, sans broncher. Et ça… ça, ça m’a donné envie de toi. Tu viens ?
Elle est bien cette chambre, vraiment bien. Spacieuse, claire, charmante, à son image. Lit de fer peint en blanc, voile simulant un petit ciel de lit, couvre-lit, rideaux assortis, sur un guéridon nappe de cretonne à petites fleurs sur fond blanc. Elle me fait descendre sa fermeture à glissière, elle ne porte sous son fourreau qu’un brésilien qui souligne à merveille son bassin, haut et large, et cette culotte serre la taille fine en décrivant un V profond. Vite envolée. Elle est bien plus belle que je ne l’imaginais, à la fois longue et fine, mais charnue et musclée. J’en prends plein les mirettes.
- — Tu veux que je te déshabille, c’est ça ?
- — Hein ? Oh ! Non, pardon… Je suis… époustouflé.
- — Arrête, viens vite… Mais, tu trembles ?
- — Ouais… Non ! Si, un peu, j’ai un trac fou… Une première fois avec une si belle nana, c’est… terriblement impressionnant.
- — Ça aussi, j’aime bien. Tu n’es pas Zorro arrivant en pays conquis. Moi aussi j’ai le trac, mais je suis un peu saoule. Alors…
Ô Rodin, Maillol et consorts ! Je reconnais votre talent, mais il est bien pâle au regard de celui de la nature. Jamais vos bronzes ni vos marbres, fussent-ils de Carrare, n’offriront à mes mains ce toucher à la fois tiède et tendre, jamais mes doigts écartés se succéderont à coucher une pointe de sein aussitôt redressée, encore plus drue qu’avant, jamais vos œuvres pourtant magnifiques n’auront ce duvet si ténu, blond à en être transparent, qui donne déjà le contact juste avant le contact. Sculpturale Océane, les dieux des arts se sont penchés sur ton berceau. Je n’ose rien d’autre pendant de longues minutes que de parcourir de mes doigts étonnés les plus belles courbes qui leur soient offertes. Jamais une statue ne tendra le cou et la main pour saisir mon sexe et s’en délecter. De « L’origine du monde », jamais gouttes de cyprine ne couleront dans ma bouche avide. Et ce corps qui vient au corps à corps, cherchant sans relâche à augmenter l’aire de contact, m’enveloppant de toute son infinie douceur et de sa souplesse de liane, comme un besoin vital qui nous fait rouler l’un sur l’autre, l’un dans l’autre. Pas de figures libres, pas de figures imposées, pas d’inventaire du Kamasutra, rien qu’une intense sensualité partagée indéfiniment, jusqu’à notre épuisement total. Le sommeil nous emporte, le réveil nous ressoude jusqu’à la fin du dimanche. Je rentre chez moi éberlué, les lèvres usées, la gorge sèche, les couilles vides, les tempes battantes. Je ne savais pas qu’une telle fusion puisse exister, je ne suis plus que scories…
Le pire, c’est que la magie fonctionne encore le week-end suivant. Cette fois, c’est moi qui invite. Elle ne connaît pas encore ma grande maison, avec son grand jardin. Trop peut-être, mais vestiges d’une autre vie et témoignage d’efforts importants que je n’ai pas eu envie de solder à l’encan. Elle aime. Quand les nécessités vitales parviennent à nous désunir, nous décidons d’une petite balade, histoire de refaire le plein d’oxygène. L’occasion de discuter. Nous sommes à l’évidence deux adultes responsables, un peu surpris par ce qui leur arrive, mais conscients de nos engagements respectifs, des impératifs de la vie, du travail. Pour elle surtout, il faut qu’elle garde le temps de travailler, de préparer ses unités de valeur. Elle a pris des vacances en juin pour aller en Belgique passer les épreuves. Il faut qu’elle réussisse. Pas question donc de vivre ensemble ; ni même de consacrer tous les week-ends à notre folie amoureuse. Un sur deux, c’est bien, une fois chez toi, une fois chez moi. Et cet espacement semble renforcer encore l’impérieuse attraction qui nous anime, ça devient démentiel.
Elle revient ravie, elle a validé son master de médecine. Plus que… quatre ans de spécialisation en ophtalmologie ! Une éternité… Et elle va devoir passer deux ans à l’université à plein temps, à Bruxelles, sans salaire bien sûr. Nous décidons donc de la déménager chez moi. Elle trouve une nouvelle locataire pour sa petite maison, une de ses collègues en plein divorce qui lui rachète ses meubles. Impeccable. Les deux autres années seront en stage, elle espère pouvoir l’effectuer en France, elle touchera une rémunération.
-o-o-o-o-o-o-
Ses cheveux défaits flottent au vent, dégageant son profil de médaille. Je ne me lasse pas de la regarder arpenter cette dune parmi les oyats et les panicauts. Ses longs bras, ses jambes interminables, ses fesses pommées, ses petits seins encore tout drus, ses yeux étranges contenant toutes les couleurs de la mer du Nord, toutes ces paires entre lesquelles je trouve un bonheur absolu et intact, un plaisir total et sans cesse renouvelé. Elle est heureuse, visiblement, ces dunes sont « ses » dunes, ces plages sont « ses » plages, cette mer est « sa » mer. Nous y venons aussi souvent que possible, logeant chez la belle-famille, des gens du nord merveilleusement accueillants.
- — Oh regarde, le ferry vers l’Angleterre ! Ce doit être le Dunkerque-Douvres.
- — Où ça ? Ah oui… Ben dis-donc, qu’est-ce qu’il mouline ! Ça fait un creux derrière…
- — Un creux ? Quel creux ?
- — Ah non, t’as raison. Quand je regarde le creux, il se sauve plus loin.
- — Bizarre… Regarde ailleurs, là où il n’y a rien. Tu le vois toujours, ce creux ?
- — Oui oui, c’est curieux, sur tout l’horizon je vois un petit creux.
- — Bon, on rentre.
Je croyais que « rentrer » voulait dire juste chez ses parents. Mais non, là elle fait les valises et dit au revoir à sa mère.
- — Désolée, il faut qu’on rentre. Jérôme nous fait un truc qu’il faut que j’examine d’urgence. Je te téléphone.
Nous n’avons même pas posé les valises à la maison, direct à son cabinet, elle a toujours une clé dans son trousseau. Elle commence par me mettre des gouttes pour dilater la pupille et un anesthésique léger. Elle me colle une loupe sur l’œil et en scrute le fond. Elle est belle, concentrée, précise.
- — Alors ?
- — Mouais, pas glop ! Je ne me prononce pas encore, il faut des examens complémentaires. Désolée, je vais devoir te piquer.
Elle m’injecte un liquide de contraste dans le bras, de la fluorescéine. Après un moment d’attente, je repasse dans ses appareils. Sur son écran s’affichent des images rondes du fond de mon œil. On dirait une photo du sol de Mars pour l’une, un feu d’artifice pour l’autre.
- — Tu vois ces petits points, là ? On appelle ça des « drüsen », ce sont des amas de déchets dus à la dégradation du pourpre rétinien par la lumière.
- — C’est dégueulasse, faut faire le ménage !
- — Hélas, on ne peut pas. Normalement, ça se fait tout seul, une membrane est chargée de cela. Mais avec le temps, elle le fait de moins en moins bien chez certaines personnes.
- — Et alors ?
- — Alors, comme le corps est bien fait, il voit des saloperies et il tente de les éliminer. Regarde l’autre image : il y a des nouveaux vaisseaux sanguins qui se créent, des néo-vaisseaux, pour envoyer des globules blancs chargés d’éliminer tout ça.
- — Super ! La nature est vachement bien faite ! Pas de souci, donc ?
- — Ben si, justement. Parce que ces néo-vaisseaux font des bosses sous la rétine, ils la déforment et du coup tu vois un creux sur l’horizon. Et si on laisse faire, les leucocytes bouffent tout, déchets et cellules saines. Résultat, ça fait des taches noires dans la vision, et elles sont irréversibles… C’est ce qu’on appelle une DMLA, dégénérescence maculaire liée à l’âge.
- — Merde ! L’âge, tu parles, je n’ai que soixante-deux ans, pas si vieux. Tu vas me soigner ça, dis ?
- — Hélas, pour l’instant ça ne se soigne pas. On peut juste essayer de bloquer le processus.
- — Bon ben… c’est toujours ça. Comment ? Laser ?
- — Non, injections intra-oculaires.
- — Dans l’œil ? Oh putain ! Océane…
- — Ouais, je sais. Viens, je te fais un OCT, tu verras une coupe de ta rétine déformée… Tu vois la bosse ? Elle est déjà bien déformée.
- — Bon, tu me fais ça quand ?
- — Non, je ne fais pas, je t’envoie à l’hosto. Y a des confrères qui font ça à longueur de journée.
- — Ah non, chérie. Je vis avec la meilleure ophtalmo de la ville, je ne vais pas aller me faire crever un œil par un margoulin que je ne connais pas.
- — Bon, si tu y tiens… Mais je te préviens, je n’en fais pratiquement jamais.
- — Je m’en fous, j’ai confiance en toi, et seulement en toi.
Elle m’a fait une ordonnance. Le lendemain je suis allé chercher le produit. Putain ! Huit cents boules une petite ampoule genre pipi de mésange ! Ils exagèrent les salauds. Heureusement pour moi qu’il y a la sécu, mais il ne faut pas chercher les causes de son trou financier.
Gouttes d’anesthésique. Elle me fait la toilette à la bétadine, me voilà à moitié chinois ! Re anesthésique.
Elle me pose un champ opératoire percé d’un trou et le déplie. Elle me place un écarteur sous les paupières, désagréable. Nettoyage de l’œil à la bétadine, puis rinçage au liquide physiologique. Je l’entends tapoter sa seringue pour éliminer les bulles et elle entre dans mon champ de vision. Une main tient un petit gabarit en plastique, l’autre la seringue. Putain j’ai les boules !
- — Regarde vers le haut… bien en haut.
Elle approche le gabarit. Elle doit piquer à 4,5 mm du bord de l’iris, un boulot de précision. Ça y est, la seringue approche. Oh putain ! Anesthésie oui, mais je sens bien l’aiguille toucher mon œil. Le globe s’enfonce, se déforme, résiste, et puis toc… l’aiguille entre.
Elle appuie sur le piston, des volutes rosâtres envahissent ma vision, c’est assez joli. Elle retire la seringue. Encore un petit coup de bétadine sur le trou, et c’est fini. Ouf !… Elle enlève l’écarteur, re-ouf, et retire le champ opératoire puis m’essuie.
- — Impeccable chéri. Tu as été un patient formidable, très courageux. Reste tranquille cinq minutes.
- — Ouais, un patient patient. Et toi tu es une artiste de la seringue.
Je me relève, j’arrache blouse, charlotte et cache-pieds. Elle est assise devant son ordi, toujours harnachée et masquée, le visage dans une large compresse, sanglotant à bas bruit.
- — Qu’est-ce qu’il y a, chérie ?
- — Ah si tu savais comme c’est difficile… Piquer Tartempion ce n’est rien, juste le boulot. Mais toi… mon amour… l’homme de ma vie… le père de mes enfants… Putain que c’est dur !
- — Navré de t’imposer ça, chérie, mais c’était la seule façon pour moi d’avoir une injection « à l’œil » !
- — Tu rigoles ? Donne-moi ta carte Vitale, tiens, je vais me faire payer. Na !