Résumé de l’épisode précédent :
Un proviseur est tombé amoureux d’une mère d’élève.
Quelques jours avant le mariage, les parents Berthine arrivent. Alice faillit tomber en pâmoison en découvrant la villa. Bernard fait des bonds quand Pascal lui montre la Méhari, lui, un inconditionnel de Citroën. Un peu intimidés au début par le magnifique endroit, arrangé et meublé avec tant de goût et, il faut bien le dire, d’argent, ils finissent par trouver leurs marques et commencent de vraies vacances, heureuses et sans contraintes. Les hommes vont à la pêche ? Alors les dames vont faire les boutiques. Pour le mariage, Julie s’offre un tailleur de toile blanc qui la moule comme un gant. Jérôme a prévu un costume de lin, rappelant un peu le style saharienne, chic et décontracté. Pascal prend des cours de photo jusqu’à maîtriser parfaitement le Nikon.
Alice éclate en sanglots lorsqu’elle entend le maire prononcer avec son petit accent du sud-ouest :
- — Je vous déclare mari et femme…
Ils allaient tous quitter la mairie quand le maire hèle :
- — Madame Rézin ! Madame Rézin-Berthine !
- — Pardonnez-moi, je n’ai pas encore l’habitude, s’excuse Julie. Oui, Monsieur le Maire ?
- — Ce n’est peut-être pas le bon moment, mais… j’ai vu que vous étiez notaire de profession ?
- — Oui, enfin pas encore complètement. Je suis notaire stagiaire pour quelques mois encore, et après je serai notaire associée, mon patron me l’a proposé.
- — Ah ! Pas l’intention de vous installer alors ?
- — Pas tout de suite, pourquoi ?
- — Parce qu’ici, on n’a pas de notaire. Il faut aller en ville, à Royan ou La Rochelle, et ça manque bien.
- — Mais le village n’est pas très grand, il y aurait peu de travail.
- — Détrompez-vous, le marché est très actif. Douze cents habitants l’hiver, mais trois mille de plus l’été, et ça ne cesse d’augmenter. Tous en résidences secondaires, sauf les campeurs. Et les résidences changent de mains régulièrement. Les gens sont trop vieux pour y venir, ils vendent ; d’autres en ont marre et veulent changer d’endroit, ils vendent ; les promoteurs achètent des terrains ou de vieilles villas, construisent des immeubles et vendent douze ou seize appartements. Trois cents par an, c’est la moyenne. Et puis il y a notre projet, un golf avec hôtel-restaurant et vingt-quatre pavillons. « Le golf des marais », ça s’appellera. Il faut acheter des terrains, exproprier, retrouver les propriétaires des friches… Un projet colossal pour le pays, et un sacré travail pour un notaire.
- — Tout ça paraît alléchant à première vue, mais même avec trois cents transactions par an, ça fait quoi ? Deux cents à deux cent cinquante mille euros de chiffre ? Et si j’en capte la moitié… entre loyers, salariée d’une secrétaire et d’un clerc, je ne m’en sors pas.
- — Holà ! Mais ici le prix n’est pas le même que chez vous. Le mètre carré, c’est trois mille euros sans la vue, et cinq mille ou plus avec la vue sur mer.
- — Ah oui ? Vous voulez dire qu’il faut multiplier ce chiffre par quatre ou cinq en moyenne ?
- — Tout à fait. Comme on dit chez moi, pardon, de quoi se faire « des couilles en or » ! Et puis ce serait tellement pratique pour le projet d’avoir un notaire sous la main… enfin, je veux dire à proximité, et qui suive le projet. Avec exclusivité sur la vente des pavillons, bien entendu, acte et commission.
- — Là, ça se réfléchit, Monsieur le Maire. Mais dites-moi, il n’y a pas de lycée ici ?
- — Eh non, il faut aller à la ville. On a juste un petit collège et deux écoles, primaire et maternelle. Pourquoi ?
- — Je pense aussi à mon mari. On se reverra avant notre départ, à bientôt, Monsieur le Maire.
Pascal fait de nombreuses photos, sur le parvis de la mairie, dans le parc magnifiquement fleuri du restaurant d’un étoilé Michelin où Jérôme a retenu. Quand le garçon vient prendre les commandes, Alice pleurniche :
- — C’est terrible d’avoir à choisir tellement tout fait envie. Je n’y arrive pas…
- — Madame, souhaitez-vous que le chef vous prépare des mezzé ?
- — Qu’est-ce que c’est, chuchota-t-elle honteuse de son ignorance ?
- — Un assortiment de tout en petite quantité, lui précise Jérôme.
- — Oh oui, magnifique, pouvoir goûter à tout !
- — Dites, Monsieur, serait-il possible que nous ayons tous de mezzé, demande Julie ? Je crois que nous avons tous envie de goûter à tout. Toi aussi, Pascal ?
- — Oh oui, bien sûr.
- — Parfait, Madame, ce sera encore plus simple pour le chef. Et comme boisson ?
- — Champagne pour tout le monde, le Dom Pérignon 2002, s’il vous plaît, demande Jérôme. Et en dessert, je vous rappelle que c’est l’omelette norvégienne qui était commandée.
- — J’ai bien noté, merci, Monsieur.
Le garçon parti, Bernard se penche vers son gendre :
- — Euh… Jérôme, vous avez bien lu, ce n’est pas soixante euros la bouteille, mais six cents !
- — Mais oui, cher beau-père, ne vous inquiétez pas. Ils exagèrent un peu, ils font plus que la culbute sur ce produit. Mais ils se rattrapent aussi là-dessus. Moi je le touche à moins de trois cents, et je n’ai pas leur débit. Mais je le fais parce que : un, j’ai envie de le faire, ce n’est pas tous les jours mon mariage ; deux, je peux le faire sans me mettre sur la paille ; trois, nous ne sommes que cinq et pas deux cents.
- — Quatre rectifie Julie, Pascal n’en boira pas.
- — Mais si, chérie. C’est le mariage de sa maman, il est presque adulte, et je préfère qu’un jeune boive modérément de bonnes choses dans le cadre familial, plutôt qu’il vide une bouteille de mauvaise vodka sur le parking d’une boîte de nuit.
- — Merci, Jérôme, bien dit, s’écrie Pascal.
- — Et voilà, soupire Julie, Monsieur a déjà toujours raison et en plus ils sont complices. Alors, trinquons…
De retour à la villa, Jérôme se met au piano et joue des valses, des tangos, des paso doble, et un peu tout ce qui lui passe par la tête. Pascal danse avec sa mère, puis sa grand-mère, Bernard avec sa femme puis sa fille. Enfin ils mettent quelques slows et Jérôme et Julie s’enlacent sous trois paires d’yeux embués. Un très beau jour.
Le lendemain, Julie parle à Jérôme de son entretien avec le maire.
- — Pas mal ! Et ça te tenterait ?
- — J’y réfléchis. Les débuts seraient difficiles, il faut faire son trou. Mais avec un peu de publicité et de lobbying auprès de la mairie et des agences, je pourrais capter autour du quart du marché, l’objectif étant d’arriver à la moitié.
- — Ce qui ferait ?
- — Eh bien, si ce qu’il dit est vrai, trois cents transactions par an, moyenne de surface cent mètres carrés, moyenne de prix trois mille cinq cent le mètre, ça me permettrait de commencer aux environs de deux cent mille euros de chiffre d’affaires, et de doubler par la suite…
- — Ah ! Vraiment pas si mal.
- — Oui, mais tu retires le loyer de l’office, le salaire d’une secrétaire et celui d’un clerc, quelques frais de fonctionnement, électricité, chauffage, téléphone, duplication, déplacements… Il devrait me rester entre cinq et sept mille par mois.
- — Eh bien, il vaut mieux être notaire que chef d’établissement, Pascal avait raison. Et tu comptes doubler ça ?
- — Si ça marche, on double le chiffre d’affaires, mais il faut plus de personnel et il y a plus de frais. Et puis il me faudra quelqu’un dans l’expertise et la vente immobilière, puisqu’il me donnerait l’exclusivité pour les pavillons du golf. Mais pour moi, oui, sur la masse globale, je pourrais facilement doubler.
- — Bon, ben j’ai épousé une femme riche et je ne le savais pas.
- — Oui, mais… ça suppose de s’installer ici, et pour toi il n’y a rien, qu’un petit collège.
- — Oh, mais moi ça me va très bien, j’y pense depuis longtemps. Je serais payé presque pareil, c’est une histoire de catégorie d’établissement et… plus d’internat, moins de boulot, la mer et les grandes marées, le bonheur, quoi !
- — Oui, mais pour Pascal ?
- — L’internat, c’est fait pour ça. Et ils ne sont pas malheureux, rassure-toi. J’irai le chercher tous les vendredis soirs et tu le reconduiras le lundi. Et pendant ses vacances, je le serai aussi !
- — Bon, c’est donc envisageable et très tentant. Je vais reprendre rendez-vous avec le maire.
Les parents Berthine, avec leur délicatesse habituelle, décident de rentrer au bout d’une semaine, en passant par « le chemin des écoliers », à savoir la Dordogne et le Massif central, projetant ainsi de visiter Lascaux et Vulcania. Ils réussissent ainsi à convaincre Pascal de les accompagner, laissant un peu de liberté aux jeunes mariés. Jérôme ne manque pas de les remercier chaleureusement et leur confie une clé de la villa ainsi que le code de sécurité, afin qu’ils puissent venir y séjourner quand bon leur semble. Le couple s’empresse de reprendre ses folles habitudes, délaissant tout vêtement et faisant l’amour à l’envi. Ils rencontrent malgré tout le maire qui leur montre fièrement la maquette de son projet de golf, ressort les chiffres des ventes immobilières des trois années précédentes et leur propose un local, une ancienne boutique sur la place du marché. Elle est certes bien placée, mais vraiment petite : une grande pièce avec au fond des toilettes sous un escalier montant à l’étage, où deux anciennes chambres servaient de lieu de stockage. La commune l’a rachetée pour ne pas la laisser vide, et compte la réhabiliter et la louer à vil prix, même à la prêter pour débuter. À la fin de la visite, Julie est dubitative :
- — Voyez-vous, Monsieur le Maire, en admettant que mon bureau soit à l’étage, avec celui du clerc à côté, il faut une secrétaire à l’accueil et une salle d’attente. Sauf que je n’aurais plus de secrétaire sous la main, il faudrait descendre et monter un étage, ou alors il en faut une deuxième et je n’aurais ni les moyens ni la place pour elle. En fait, il faudrait un espace un peu plus grand et plutôt sur un seul niveau.
- — Je comprends, je comprends, j’ai eu le même problème à la mairie avant de faire des travaux d’agrandissement. Mais là ce n’est pas possible. Autrement, il y a bien l’ancienne supérette, juste là, de l’autre côté de la place. Mais ça ne nous appartient pas, c’est propriété privée. Et ce n’est pas à louer, mais à vendre. Là, vous avez cent cinquante mètres carrés d’un seul tenant. Et ça ne se vend pas, parce qu’au-dessus il y a des appartements avec des locataires, et ils attendent l’expiration des baux. Encore une verrue dans le village…
- — Et ça se vend combien, demande Jérôme ?
- — Aux environs de trois cent soixante-quinze mille, je crois. Et il y a deux appartements loués à l’année au-dessus, environ huit cents euros chaque. Mais depuis trois ans, personne n’en veut.
- — Mais ça, c’est intéressant, très intéressant. Mettons vingt-cinq mille euros de travaux, on arrive à quatre cent mille, sur vingt ans ça fait… d’après la calculette de mon portable, autour de deux mille par mois, et les loyers en couvrent quatre-vingts pour cent. On est sur la bonne voie.
Ils trouvent l’agence, vont visiter. Un grand espace en « L », traversant sur une partie, éclairé par la seule vitrine de l’autre. À l’arrière, une cour goudronnée donnant sur une ruelle où les livreurs approvisionnaient. Ce qui restreint la surface, c’est l’ancien espace de stockage, avec mur porteur et chambre frigorifique. Julie est excitée et arpente l’espace en tous sens. Puis elle se fige au milieu et déclare :
- — Ça y est, je vois. Je vois comment ce sera. Là, une coursive le long du mur, sur l’espace le plus étroit. De quoi faire au moins trois bureaux aux cloisons vitrées pour éclairer le couloir. Trois fois quinze, quarante-cinq, plus huit pour le couloir avec un placard au fond ça fait cinquante-trois mètres carrés, c’est à peu près ça. Bien sûr, on rend les vitres opaques au moins jusqu’à hauteur d’homme. Ici, la banque d’accueil juste en face de la porte. Il faudra un sas, pour la sécurité et pour le vent. On y mettra du tapis-brosse au sol. Juste à gauche, la salle d’attente, assez grande. Bureaux des clercs et bureau du notaire donnant sur la cour. Derrière l’accueil et à portée de la coursive, l’espace reprographie, ouvert, accessible à tous, car central. L’accès aux archives dans l’ancien stock, une salle de convivialité avec frigo, cafetière et micro-ondes, et une salle de réunions en longueur. Je le vois, c’est super ! Vu l’espace, on peut faire avec des cloisons démontables, vitrées pour certaines et insonorisées pour toutes.
- — Alors chérie, que faisons-nous ?
- — Ça dépend du prix. Monsieur, ça dépend de vous.
- — Eh bien, le vendeur en souhaiterait trois cent soixante-quinze mille euros…
- — Très cher ! Trop cher…
- — Je pense qu’il lâcherait à… trois cent soixante. Plus les frais, bien entendu.
- — Taratata ! Depuis combien de temps ce bien est-il en vente ?
- — Euh… deux ans, je crois.
- — Et moi je crois que ça fait trois ans. Quel est le vendeur ?
- — Le groupe « Pras », une chaîne de magasins alimentaire de centres-villes.
- — Et vous ne croyez pas qu’il serait content de récupérer trois cent mille euros ?
- — Oh, Madame, comme vous y allez. Certes, c’est un local commercial, mais en plein centre, en bord de mer…
- — Hé ! Elle est où la mer ? À deux kilomètres. Alors je fais une proposition claire, nette et définitive : trois cent mille clés en main. Et je les débarrasse de cet endroit délabré et de deux locations qui les empoisonnent. J’ai au moins cinquante mille euros de travaux dans ce taudis pour le rendre utilisable. Ce ne sera pas un euro de plus…
- — Je vais faire part de votre proposition, mais…
- — Mon cher, un bien immobilier invendu se déprécie de dix pour cent par an. Calculez. En trois ans, ce bien a perdu cent mille euros, entre parenthèses, par votre faute puisque vous ne l’avez pas vendu. À trois cent mille, il y a le bien et les frais. Votre commission étant la variable d’ajustement. Et je suis généreuse !
Ils rentrent à la villa et Julie a conservé son état d’excitation.
- — J’imagine… peintures extérieures bleu nuit, moquette bleue, meubles blancs, adhésifs au sigle notarial translucide sur les vitrines, et une plaque de cuivre : « Julie Rézin-Berthine, Notaire ». Oh chéri ! Je peux rêver, non ? Et puis à trois cent mille, les loyers remboursent pratiquement l’emprunt. Je ne prends pas un gros risque…
- — Non, en effet. Mais à combien estimes-tu les intérêts bancaires sur une telle somme ?
- — Disons… environ quatre-vingt mille euros.
- — Ah quand même ! Juste un détail, en somme… Plus de vingt-cinq pour cent de la somme empruntée, d’autant qu’il faut l’augmenter du prix des travaux. Et qu’il faudra rafraîchir tout ça dans dix ans, bien avant la fin du prêt.
- — Ben oui, mais c’est le jeu, que veux-tu que je te dise. Mais les notaires ont une caisse spécifique à des conditions plus intéressantes que les banques. Mon patron me renseignera.
- — J’en connais une également, très avantageuse.
- — C’est-à-dire ?
- — Moi.
- — Comment ça toi ?
- — Oui, je crois en toi, en ce projet, et je peux le financer.
- — Nonnnn…, dit-elle en rougissant et tremblant. Tu peux débourser trois cent cinquante mille euros ?
- — Il me faudra un peu de temps, un mois environ. Mais oui, je peux sans problème.
- — Oh chéri ! Explique-moi comment c’est possible ? Pas avec ton salaire ?
- — Non, bien sûr. Quand mes parents sont morts, avec ma sœur on a décidé de vendre, locaux, enseigne, pas de porte, stock, etc. Le tout estimé à trois millions d’euros.
- — Ah quand même…
- — Oui, le stock essentiellement, cent mille pièces répertoriées. L’État est passé par là et on a perdu trente-cinq pour cent. On a partagé le reste. Lors de mon divorce, j’ai encore perdu cent cinquante mille euros. J’ai fait aussi une centaine de milliers d’euros de rénovation dans la villa, mais il me reste entre six et sept cent mille euros, placés, mais qui rapportent peu en ce moment. En fait, je perds de l’argent tous les jours, les taux sont trop bas. Alors que si je les place dans ton projet, je récupère au moins les loyers et surtout les intérêts en nature.
- — Ha ha ha ! Putain, la vache ! C’est bon de jurer pour une fois ! Alors comme ça, tu m’aimes assez pour me donner une partie de ta fortune ?
- — Oui, mais à condition que tu me fasses un truc classieux et qu’on en profite pour rénover les façades, contrôler la toiture, éventuellement rénover les appartements. Qu’on soit tranquille pour un bon moment. Dans un mois maxi, tu auras quatre cent mille euros à ta disposition.
- — Mon amour… je ne sais pas quoi te dire… je suis tellement émue, émue et heureuse… ça y est, je chiale…
- — Non, ne dis rien, ne pleure pas, mais déshabille-toi, j’ai des intérêts à prendre. Et surtout ne t’inquiète pas, mon père avait aussi contracté des assurances-vie, et ça ce n’était pas taxé.
- — Oh là là ! Mais tu pourrais ne pas travailler, faire… je ne sais pas, moi, le tour du monde en bateau ?
- — J’ai fait le tour du monde, pas en bateau, sauf de temps en temps, en avion, en train, en 4X4. Mais c’est ici que je suis bien. Et puis travailler m’occupe, me donne l’impression d’être utile. Et le faire sans besoin réel me libère de plein de contraintes. Je me sens libre, sans peur du lendemain. Avant je me disais que si je mourais, tout ça irait à ma sœur et à mes neveux, avec un peu encore pour l’état. Maintenant, je sais que ça ira à toi et à Pascal, je connais un notaire qui va m’arranger ça.
Elle lui fait l’amour comme jamais, non pas par reconnaissance, mais par passion pour cet homme qu’elle trouve absolument merveilleux. Il a beau lui répéter qu’il n’a aucun mérite à dilapider la fortune accumulée par ses parents, son altruisme la fascine. Il leur faut attendre moins d’une semaine pour que le téléphone sonne, leur apportant la bonne nouvelle : la proposition est acceptée par le vendeur, moyennant quelques conditions sans conséquence, que le local serve à un usage professionnel et non d’habitation, et pas non plus à un commerce alimentaire de même type. Un compromis rédigé par Julie est signé rapidement, elle veut que cette transaction soit comptée au bénéfice de son année de stage.
Concernant la vente du manoir, qu’ils vont visiter dès leur retour, Julie hésite beaucoup : en faire bénéficier son actuel patron, ou conserver l’affaire comme la première de son futur cabinet. Les circonstances aident à sa décision. Jérôme retrouve avec bonheur « Maman Lucette », vieille dame qui les avait pratiquement élevés, sa sœur et lui, en l’absence quasi permanente des parents, trop pris par leurs affaires et leur appétit du gain. Âgée de soixante-quinze ans, Lucette habite la maison du gardien, en bordure de route près du portail d’entrée du manoir. Il y avait plus de quarante ans qu’elle vivait là, continuant de faire, à son rythme, l’entretien sommaire de la bâtisse, grosse maison bourgeoise du XVIIIe. Après de chaudes effusions et une bouffée de bonheur de retrouver « son petit Jérôme », c’est le désenchantement d’apprendre que la sœur veut vendre :
- — Mais qu’est-ce que je vais devenir ? Je n’ai nulle part où aller…
Il faut donc résoudre le « problème Lucette » avant de vendre, ce que la frangine n’avait pas envisagé. Elle lui verse bien un petit salaire qui, avec sa maigre retraite et la pension de réversion de son mari décédé, l’ancien jardinier, lui permet de vivre décemment, mais où aller sans logement ? Jérôme questionne sa sœur qui demande à réfléchir. Elle le rappelle quelques jours plus tard :
- — Voilà ce que j’ai décidé, entame-t-elle avec son habituel ton péremptoire. Tu trouves une résidence pour seniors, tu lui achètes un petit studio dont le prix sera à retenir sur le produit de la vente. Et puis pour les prestations, on se partage toi et moi la différence avec sa retraite. Tu es d’accord ?
- — Et tu crois qu’elle va avaler ça comme ça ?
- — À toi de te débrouiller, mon vieux. Elle t’a élevé plus que moi, elle ne peut rien te refuser.
- — C’est pratique de voir les choses de loin !
En fait, les choses ne se passent pas si mal que ça, même si elles durent plusieurs mois. Lucette n’en pouvait plus d’entretenir la grande maison pour rien ni personne, de s’occuper des entreprises qui venaient entretenir le parc, ni fait ni à faire, du travail de cochon vite fait mal fait avec des machines, d’appeler l’électricien pour des pannes, le plombier pour des fuites. Et puis la gentillesse de Julie joue pour beaucoup.
- — Tu as trouvé une merveilleuse petite femme, celle-là garde-la bien. Tu vois, ce qui me ferait le plus plaisir, c’est que vous veniez me voir de temps en temps. Pour le reste, du moment que j’ai un toit sur la tête…
- — C’est que… nous aussi nous allons déménager. Nous allons habiter dans la villa, à Saint-Geôly, au bord de la mer.
- — Ah ?… Remarquez, vous avez bien raison. Je m’en souviens, j’y suis allée deux fois, pour les vacances d’été quand tu étais petit. Mon Jules restait là pour le parc et je couchais dans le grenier. J’avais tellement chaud sous le toit que l’année suivante, je n’ai pas accepté d’y retourner. Ta mère m’en a voulu…
- — Tu verrais, tout a bien changé. J’ai fait faire des travaux et maintenant il y a deux belles chambres dans ce grenier, avec des salles de bain. On t’emmènera y passer quelques jours.
- — Oh non, mon petit garçon, mes vieilles jambes ne me portent plus. Les escaliers du manoir les ont usées. Mais là où je vais, il y a un ascenseur. Ça, c’est bien pour moi.
La résidence senior a son propre notaire, l’opération échappe donc à Julie. En revanche, la vente du manoir sera bien la première opération de son office, peu importait le lieu de la signature, ce qui lui donnera un petit volant de trésorerie pour débuter.
En revanche, les choses se compliquent pour le couple. Jérôme fait bien une demande de mutation à l’automne, mais qui ne vaudra que pour la prochaine rentrée. Julie, elle, doit être sur place pour diriger les travaux, effectuer diverses démarches et prendre contact avec de futurs clients, les agences immobilières. L’accueil est assez froid. Un notaire sur place, c’est pratique, mais c’est également un concurrent potentiel. Elle doit s’engager dans un premier temps à ne pas empiéter sur leurs plates-bandes, avant de monter en puissance si tout marche bien. Tout le monde ignore, et heureusement, la promesse du maire de l’exclusivité des villas du golf. Avant même que les travaux ne commencent, elle commence d’ailleurs à travailler sur ce projet, utilisant un bureau de la mairie pour signer les premières ventes de terrains et enquêter sur les parcelles à l’abandon.
Pascal vit donc avec Jérôme, et ça se passe plutôt bien. Quand le proviseur est de permanence et doit dormir au lycée, le garçon va chez ses grands-parents. Et à chaque vacance, direction la Charente-Maritime. Parfois, lorsque les amoureux n’en peuvent plus et que le téléphone n’apaise plus leurs désirs, Jérôme fait l’aller et retour dans le week-end, du vendredi soir au dimanche soir. Jérôme s’inquiète. Julie a perdu encore quelques kilos, elle travaille d’arrache-pied sans vraiment prendre soin d’elle. Notamment, elle mange peu et mal. Alors Jérôme lui remplit le frigo et cuisine beaucoup, prenant à peine le temps de visiter le chantier qui avance vite. Julie a choisi une option efficace, commander des cloisons de bureau toutes prêtes sur Internet, livrées en trois semaines, insonorisées, vitrées, prêtes à monter. C’est un artisan local qui assure le montage et place dessus un faux plafond à deux mètres cinquante, ce qui laisse un espace de près d’un mètre par rapport à l’ancien plafond pour passer toutes les gaines, électricité, téléphone, réseau informatique. Et aussi le chauffage et la climatisation, distribués à partir d’une pompe à chaleur réversible. Il ne reste plus qu’à poser les revêtements de sol et à meubler. Son ambition est de pouvoir ouvrir au premier mai, avant l’arrivée des estivants. Dans le même temps, elle fait déjà signer quelques actes pour le projet de golf et procède au recrutement de ses futurs collaborateurs, deux pour commencer. Si elle n’a que l’embarras du choix concernant la secrétaire, c’est plus difficile pour le clerc.
- — Allô chéri ? Ça y est, je crois que j’ai trouvé mon clerc. Si tu la voyais, elle te plairait : une fille superbe avec un cul d’enfer !
- — Euh… c’était un critère de recrutement ?
- — Non, t’es bête. Elle a les qualifications, elle semble rigoureuse et pas très rigolote, mais en plus c’est une belle fille. Ouf ! J’ai bien cru ne pas en trouver. On fait un briefing toutes les trois demain, je les ai invitées ici, si tu permets, les meubles ne sont pas encore arrivés.
- — Mais pas de problème, tu es chez toi. Nous sommes mariés, n’oublie pas, et n’oublie pas non plus que je t’aime.
Les trois dames se retrouvèrent donc à la villa. Karine, la clerc arrivée la première, resta un long moment dans la véranda, les yeux perdus dans le paysage.
- — Vous avez une maison superbe, dit-elle enfin à Julie qui respectait son silence. Cette vue me fascine…
- — Merci, mais c’est plutôt la maison de mon époux, un bien de famille qu’il a restauré.
Puis Sophie arrive, déjà presque en retard. Plus petite, plus boulotte, elle est également plus expansive.
- — Je cherchais, je cherchais et je me disais : tout de même pas dans ce château ? Eh bien si ! C’est fou ! Qu’est-ce que c’est beau ! Je n’en reviens pas.
- — Je disais à Karine que cette maison est un bien de famille appartenant à mon mari.
- — Hou ! Des rupins… Pardon, je veux dire que c’étaient des gens riches, enfin, je suppose…
- — Oui, des commerçants aisés.
- — Et votre mari a pris la suite…
- — Eh non ! Il est fonctionnaire. Il a demandé sa mutation et espère revenir sur le secteur en septembre.
- — Ah ah, remarqua Karine. Septembre, ça sent l’éducation.
- — Gagné. Mais hélas, à moins qu’il n’y ait des mouvements de dernière minute, il a bien peu de chances d’obtenir le collège de Saint-Geôly. On verra bien, croisons les doigts. Passons maintenant à ce qui nous concerne, le travail qui nous attend, ce que j’attends de vous, ce que vous attendez de moi et l’organisation de notre grand démarrage.
Elles discutent beaucoup, prenant des notes, et quelques idées fusent dont certaines sont retenues. Vers midi trente, Julie les garde à déjeuner, un repas « de nanas », salade composée et pâtisseries. Puis elles vont visiter le chantier.
- — Hou là là, s’écrie Sophie ! Dire que je venais faire mes courses ici. Ça a rudement changé.
Les sols sont terminés, l’électricien installe les dernières ampoules dans les plafonds, de nombreux petits spots LED encastrés et discrets, préférés aux anciens gros blocs néon qui firent florès dans les bureaux. La lumière est douce et diffuse, sans ombres portées. Même sans mobilier, grâce à la moquette et aux parois acoustiques, les bureaux sont feutrés. Elles font quelques essais, il faut vraiment crier pour entendre d’un bureau à l’autre.
- — Une partie des meubles est arrivée, dit Julie, et les équipements informatiques et de reprographie seront livrés la semaine prochaine. Le principe est : tout en réseau, le serveur étant dans l’ancienne chambre froide, avec sauvegarde chaque nuit chez un prestataire. J’ai choisi la chambre froide parce qu’il n’y a pas de fenêtre par définition, l’isolation y est excellente et qu’il suffit d’un gros cadenas pour la fermer efficacement. On y placera également le coffre-fort et les archives sensibles. Le reste sera à côté, dans une partie de l’ancien stock. Je dis une partie, parce que je n’ai gardé qu’une cinquantaine de mètres carrés. Tout le reste, je le fais ouvrir sur la cour pour faire deux garages pour les appartements au-dessus. Ça augmentera d’autant leur valeur locative. Nous pourrons nous garer dans la cour aussi. C’est grand, les camions y manœuvraient. Bon à votre avis, qu’est-ce qu’il manque ?
- — Des plantes vertes, crie Sophie.
- — Oui, je suis d’accord, et quelques décorations pour les murs.
- — Parfait, alors allons-y, on va choisir tout cela ensemble et après je reviendrai déballer les meubles.
- — Super ! Mais on reviendra aussi pour vous aider, hein, Karine ?
- — Bien sûr, mais… Si je peux me permettre, je vois un autre bureau près du mien, et trois autres dans le couloir.
- — Pour qui ?
- — Bonne question. Personne pour l’instant. Le maire m’avait proposé un local tout petit, mais gratuit. J’ai préféré m’endetter, ment-elle gentiment, mais anticiper sur l’avenir. Je me donne… disons deux ans pour avoir une personne à l’accueil physique et téléphonique à plein temps, deux secrétaires, deux clercs et un ou une spécialiste de l’immobilier.
- — Merci. L’emploi est donc d’avenir avec une cheffe d’entreprise ambitieuse.
Elles reviennent tous les jours jusqu’à la fin de la semaine pour assembler les meubles, avec quelques difficultés. Mais elles prennent quelques fous rires et cet épisode soude la nouvelle équipe. La semaine suivante, après un week-end de solitude passé à rédiger l’acte de vente du manoir, bien vendu à un riche Anglais quittant l’Angleterre pour rester européen, le matériel informatique arrive. Bien sûr, ils râlent contre l’électricien qui aurait mal passé les câbles, contre ceci et cela, si bien qu’il faut attendre la fin de la semaine pour que le réseau fonctionne enfin.
Deux mai, ouverture officielle de l’étude par une quinzaine de « promotions » : conseils gratuits pour les gens de la commune. C’était une idée de Sophie qui, d’apparence saugrenue, avait finalement été retenue. Car qui dit conseil, dit éventuellement acte à suivre, et donc rémunération. Les estivants arrivant en général plus tard seraient alors à plein tarif. Julie en profite pour transférer sur le réseau l’acte de vente du manoir, l’imprime et calcule ses émoluments. Près de quatre mille cinq cents euros, voilà qui va couvrir les deux premiers salaires. Elle fait de même pour les actes des terrains du golf, mais pour des sommes bien plus petites. Tout cela étoffe une activité débutante et, pour ainsi dire, inexistante. Cependant, l’idée de Sophie n’est pas vaine. Ce n’est pas un raz de marée, mais une salle d’attente pleine quotidiennement. L’occasion pour beaucoup d’envisager donations, successions, et de régler de petits problèmes anciens de voisinage ou d’usage : on avait cédé oralement des droits à un voisin ou un tiers, sans faire des kilomètres pour mettre l’accord sur le papier, voire vendu à l’amiable quelques mètres carrés. La présence sur place d’un notaire rend les choses bien plus faciles. Et puis c’est nouveau, il y a la curiosité pour les nouveaux locaux, les nouvelles personnes, il y a même deux petites mamies entrées en pensant que la supérette avait rouvert. Jérôme obtient une mutation, mais pas pour Saint-Geôly. Il est nommé dans un collège à une trentaine de kilomètres à l’intérieur des terres, à Saujon. Contact pris avec sa collègue de Saint-Geôly, elle compte prendre sa retraite dans deux ans, une courte attente supportable.
Deux ans, c’est le temps nécessaire à Julie pour atteindre sa « vitesse de croisière », à Pascal pour obtenir le bac et entrer dans une classe préparatoire à La Rochelle. Deux années où tous sont « la tête dans le guidon » et où il ne se passe rien de très mémorable, à l’exception peut-être d’un léger incident. C’est un mercredi, Jérôme part sous une pluie battante vers six heures trente pour être à Saujon vers sept heures. Comme souvent près de la mer, le temps change en cours de matinée et il fait un soleil de plomb lorsqu’il quitte son collège. Arrivé à la villa, pas de clé, oubliée dans son imperméable sur une patère de son bureau. Seule solution, aller emprunter celle de Julie, il se rend donc à l’étude, ce qu’il ne fait jamais en période d’ouverture. Julie est en rendez-vous, normal puisqu’elle les enchaîne sans presque d’arrêt, et la bavarde Sophie se met à lui faire la conversation au lieu de travailler, toute frétillante de faire la connaissance du mari de la patronne. Tandis qu’ils conversent, le photocopieur se déclenche et Karine sort de son bureau pour venir chercher ses documents.
- — Karine, c’est Monsieur Rézin, l’époux de notre patronne. Karine Aucérosse, notre clerc…
- — Bonjour, Madame, enchanté de faire votre connaissance.
- — Bonjour Monsieur.
Et elle tourne les talons avec son paquet de feuilles. Le principal a une drôle de sensation. Ce n’est pas qu’il entretienne un culte de sa personnalité, mais d’ordinaire il provoque chez ses interlocutrices un certain intérêt, des regards insistants, de petits gestes comportementaux « suis-je bien à mon avantage », bref, des réactions toutes féminines. Là, rien ! À peine un coup d’œil, sans le moins du monde dévier de sa pensée laborieuse. Sur ces entrefaites, Julie sort de son bureau et raccompagne un couple jusqu’à la porte.
- — Tiens, tiens, que faites-vous là, cher Monsieur ?
- — Mea culpa, ma chère ! J’ai oublié ma clé dans la poche de mon imperméable. Peux-tu me dépanner ?
- — Bien sûr, viens jusqu’à mon bureau.
Aussitôt, Sophie en profite pour aller toquer à la porte de Karine.
- — Karine, vous avez vu le mari de Julie ? Oh putain, quel beau mec ! Y en a qui ont toutes les chances, quand même. La plus belle villa et le plus beau mec du patelin…
- — Oh moi, les mecs, c’est pas ma tasse de thé, répond la clerc sans lever le nez de son dossier.
Dès que Jérôme est parti, Sophie entre dans le bureau de Julie, excitée comme une puce sur un teckel.
- — Vous savez quoi ? Je disais à Karine que votre mari était beau mec. Et vous savez ce qu’elle m’a répondu ? Que les mecs c’était pas sa tasse de thé…
- — Et alors ?
- — Alors, alors… vous ne croyez pas qu’elle est… enfin… pas très normale ?
- — Pardon, mais je ne comprends toujours pas.
- — Ben qu’elle est spéciale… gouine, quoi.
- — Sophie, ça, je ne vous le permets pas.
- — Mais…
- — Non, pas de « mais ». D’abord, on se passe de vos remarques, même flatteuses, sur mon mari. Ensuite et surtout, on se passe de votre jugement sur les membres de notre équipe. Vous avancez des choses sans en être certaine. C’est vrai après tout, Karine a pu avoir des déconvenues avec un homme et en être meurtrie. Et quand bien même serait-elle homosexuelle, il me semble que ce n’est pas interdit. Nous vivons au XXIe siècle, Sophie, le mariage entre personnes de même sexe est autorisé, que je sache. Et personne, vous m’entendez, personne n’a à porter de jugement sur les préférences sexuelles de qui que ce soit, d’une part. D’autre part, vous imaginez qu’en faisant mes courses, ou sur le marché, j’entends des conversations à propos de l’une d’entre nous et ses préférences sexuelles. Immédiatement, je ne pourrais m’empêcher de penser que cela vient de vous, qui auriez raconté à l’extérieur, même sous le sceau du secret, mais on sait ce qu’il en est, ce que vous auriez supposé ici. Croyez-vous que ma confiance en vous n’en serait pas fortement ébranlée ? Pour former une équipe, il faut que nous ayons confiance les unes dans les autres. Ce qui se passe entre ces murs, que ce soit les affaires que nous traitons ou les personnes, tout doit rester entre ces murs et n’être répété ni aux proches, ni aux conjoints, ni aux amis, ni à qui que ce soit. Si sa réputation est entachée, ce cabinet est fichu, les gens reprendront leurs anciennes habitudes et iront ailleurs. Suis-je claire ? Avez-vous compris, Sophie ?
- — Euh… oui…
- — Comment ?
- — Oui Madame.
- — Bien ! Souvenez-vous-en et oubliez le reste, je ne le répéterai pas. Et tout manquement représentera pour moi une faute grave, atteinte au devoir de confidentialité. Et vous savez ce que cela signifie ?
- — Oui, Madame, répète Sophie en commençant à sangloter.
- — Non, non, dit Julie radoucie. Pas de larmes, je vous en prie. Pardonnez-moi d’être montée en mayonnaise, mais c’est quelque chose que je ne supporte pas, une atteinte à la liberté individuelle, une régression sociale, le retour à de vieux démons insupportables, à l’homophobie. Vous restez d’une discrétion absolue et nous resterons bonnes amies. Il est presque l’heure, il n’y a plus personne, vous pouvez partir.
- — Merci, Madame, bonsoir Madame.
Ce soir-là, Jérôme trouve sa femme fermée, lointaine, sans sa bonne humeur et ses marques d’amour habituelles.
- — Qu’y a-t-il, chérie ? Quelque chose te tourmente ?
- — Non, non, tout va bien, je t’assure.
- — Je n’aurais pas dû passer à l’étude, c’est ça ? Excuse-moi, si c’est ça. Honnêtement, ça ne me disait rien de refaire soixante bornes sachant que tu avais une clé tout près…
- — Mais non mon amour, tu n’y es pour rien, ou presque. J’ai eu une prise de bec avec Sophie, c’est tout, et je m’en veux de m’être emportée, ce n’est pas professionnel.
- — Parce qu’elle parlait trop avec moi ? C’est sûr que je n’aurais pas dû l’encourager en lui répondant aimablement…
- — Oh non, de toute façon elle fait ça avec tout le monde, elle est d’ici et connaît tout le pays. Non, c’est à propos de Karine…
- — Celle-là au moins, tu ne peux pas lui reprocher de bavarder. Pas causante, la fille ! Je confirme : jolie silhouette, beau petit cul, mais fermée comme une huître. À peine bonjour.
- — Oui, justement, alors Sophie s’est fait un film sur sa sexualité et je n’ai pas supporté.
- — Sans vouloir connaître les détails, tu as bien fait. Comme on dit à la télé, Sophie, c’est « le maillon faible ».
- — C’est vrai et ça se voit, tu l’as repérée en deux minutes. Peut-être une erreur de recrutement, mais en même temps, elle a des compétences, parfois de bonnes idées comme cette quinzaine des conseils gratuits qui nous a bien lancées, et puis le fait qu’elle les connaisse met les gens en confiance, de nous trois c’est la seule du pays. Mais il faut que je veille à ce qu’elle reste à sa place…
C’est dire que ce mois de septembre est une rentrée particulière pour tous, y compris pour Sophie qui intègre un bureau fermé, laissant sa place à l’accueil à une toute jeune fille, débutante, mais pleine de bonne volonté. Une dame fraîchement divorcée et ayant un besoin urgent de travailler, avec une ancienne formation commerciale, intègre l’équipe aux transactions immobilières. Karine passe premier clerc et un second est recruté, d’abord en tant que stagiaire méritant de faire ses preuves. Enfin, une seconde secrétaire complète l’équipe et tous les bureaux sont occupés, un bonheur pour Julie qui retrouve cette atmosphère de ruche qu’elle avait connue à Creusenton.
De son côté, Jérôme est un peu désemparé de se retrouver dans un si petit collège, avec à peine deux cents élèves, huit classes jamais supérieures à vingt-cinq, quinze profs et cinq agents techniques, une secrétaire et une gestionnaire. Une structure quasi familiale, loin des « usines » qu’il avait connues. C’est à la fois confortable et délicat. Confortable, car on a le temps de connaître tous les élèves qui ne se renouvellent qu’à raison d’une cinquantaine par an, de suivre tous les travaux, de bâtir des projets, d’échanger avec le personnel.
Mais en même temps, le risque est l’endormissement, la perte de vitesse de l’établissement, avec la concurrence forte du privé dans cette région. Faire évoluer sans choquer est son nouveau challenge. Car les susceptibilités sont fortes, il s’en aperçoit vite, et plus les équipes sont restreintes, plus le poids individuel est important. Comme à son habitude, il arrive vers sept heures, ravi d’avoir gagné une demi-heure de sommeil, et va saluer les agents, échange un peu avec eux, observe et se met à l’écoute. Il s’étonne qu’on commence à cuire le déjeuner aussi tôt dans la cantine, note des lave-mains bouchés, une vitre lézardée, quelques carreaux sautés dans un couloir. Quand il parle de tout cela à la gestionnaire, elle devient rouge comme une pivoine :
- — Monsieur, excusez-moi, c’est mon travail. Souhaitez-vous que j’embauche à sept heures ? Je veux bien, mais alors je quitterai à seize heures…
- — Madame Ressac, à aucun moment je ne vous mets en cause ni ne vous fais de reproches. Je vous dis ce que j’ai remarqué afin que nous ayons la même information sur la conduite à tenir, les travaux à envisager. Loin de moi l’intention de vous priver de votre tâche ou de perturber vos relations avec les agents.
- — Désolée, mais j’estime que c’est à moi de leur dire ce qu’ils doivent faire.
- — Je suis d’accord avec vous, au reste je n’ai demandé à personne de réparer ce que j’ai remarqué, puisque je vous le dis à vous, afin que vous le commandiez en tant que chef de service. Ceci dit, je vous rappelle que je suis le chef d’établissement et que ces agents sont placés sous mon autorité et ma responsabilité, et vous aussi, d’ailleurs.
- — Je m’en souviendrai, Monsieur le Principal.
D’autres difficultés l’attendent, venant des profs, cette fois. Certains sont en poste dans ce collège depuis quinze, vingt, voire presque trente ans pour l’un d’eux. Toute une carrière au même endroit, fut-il agréable, cela ressemble à un échouage sur un banc de sable. Les mauvais plis sont tellement marqués que nul fer n’est capable de les défroisser. Quand Jérôme se réfère à la réforme des collèges, officielle, nationale, et de ses textes à appliquer, il s’entend répondre :
- — Hou !… Avant d’appliquer l’ordre, il faut attendre le contre-ordre, comme à l’armée. Moi, je ne change rien et tout le monde est content !
- — Non, pas moi. Ne pas évoluer dans un monde qui change, ce n’est même pas faire du sur-place, c’est régresser. Et ça, dans le contexte concurrentiel avec le privé, c’est suicidaire. C’est ne pas se rendre compte que les élèves iront ailleurs petit à petit et que ce collège, un jour, sera menacé de fermeture. Quid de vos emplois à proximité de vos résidences ?
- — Tout de même, il y aura de l’eau à passer sous le pont…
- — Tout va très vite, et de plus en plus vite.
- — Oui, mais de toute façon, contre le privé on ne peut pas lutter. Ils ont des moyens que nous n’avons pas. Je le sais, j’en viens, et j’étais payé plus cher qu’ici dans le public…
- — Pourquoi n’y êtes-vous pas resté ?
- — Parce qu’il y avait les déplacements et que l’un dans l’autre…
- — Pardon, j’espérais entendre votre attachement au service public, ce que j’aurais partagé. Mais nous pouvons obtenir des moyens, nous aussi, pour peu que nous ayons un projet d’établissement qui en vaille la peine. Auriez-vous des idées quant à ce projet ?
- — Voyage en Angleterre…
- — Voyage en Espagne…
- — Voyage en Allemagne…
- — Voyage en Italie et en Grèce sur les vestiges des civilisations antérieures.
- — Attendez, là ce n’est plus un collège, mais une agence de voyages, et je ne pense pas que le Conseil Départemental nous suivra sur ce terrain. En revanche, j’invite ceux qui le souhaitent à réfléchir sur une autre formule, comme par exemple les échanges avec des collèges d’autres pays, échanges qui pourraient se faire par écrit, courriers ou, plus rapides, e-mails, et à l’oral en utilisant Skype ou tout autre logiciel de visioconférence.
- — Ah ! L’informatique, encore et toujours. Quelle horreur !
- — Non, Madame, ce n’est pas l’horreur. C’est le monde d’aujourd’hui. Les jeunes sont nés avec, ils y sont totalement à l’aise alors que nous, censés les préparer au monde de demain, nous refuserions cette technologie ? Imaginez le décalage qui est en train de se créer. Voilà un thème sur lequel je vous invite à réfléchir, à vous informer et à échanger : le numérique. Mieux, un collège numérique. Et sur un projet tel que celui-là, s’il est bien pensé en termes d’objectifs, de modalités, d’équipements, de formations, un Conseil Départemental n’hésitera pas à investir massivement. Il en fera, j’en suis certain, une forte publicité, et peu importe si elle est politique et/ou électoraliste, qui nous apportera rayonnement et nouvelles inscriptions. Nous y avons intérêt, car au-dessous de cinquante inscriptions en sixième, le rectorat me demandera de ne plus faire qu’une section avec plusieurs options, et donc des postes qui sauteront. C’est actuellement notre futur proche. Soyez-en conscients.
Ça jette un froid. Les plus anciens partent en marmonnant contre ce principal aux dents longues qui voudrait tout bouleverser. Quelques jeunes, des femmes essentiellement, s’approchent pour dire leur souhait de faire leur cette proposition et demandent par où commencer.
- — Dans un premier temps, attendre en vous préparant. Attendre que l’idée fasse son chemin dans la tête des collègues et chercher sur Internet un maximum d’exemples remarquables d’expérimentations ou de pratiques qui fonctionnent bien avec le numérique. On fait le point après les vacances de Toussaint.
- — En attendant, je pourrais peut-être insister fortement sur l’utilisation du logiciel des présences, avec votre accord bien sûr, propose la CPE, conseillère principale d’éducation, fort jolie femme brune au regard bleu-vert étonnant.
- — Toutes les salles sont équipées ?
- — Oui, d’un ordinateur en réseau, en général de vieux ordinateurs qu’on recycle à cet effet. C’est en place depuis deux ou trois ans, mais… inutilisé. Je dois continuer à passer quotidiennement dans les classes…
- — C’est une première approche en effet, mais il faudrait que ce soit motivé.
- — C’est simple : quand je fais cette tournée, je ne suis pas dans mon bureau où attendent les élèves en retard pour avoir un bulletin de présence. Du coup, ils prennent encore plus de retard.
- — Pas mal… Et concernant le cahier de textes en ligne ?
- — Ouh ! Là, n’y comptez pas.
- — C’est pourtant un sacré outil pour les familles, les élèves absents ou distraits.
- — Oui, mais là… Passez me voir, je vous montrerai les cahiers de textes « papier », vous jugerez par vous-même.
- — Il faudra leur rappeler qu’il est obligatoire. Mais avant de me mettre tout le monde à dos, je vais demander à un inspecteur d’intervenir sur ce point. Merci.
« Très bien cette dame, et très agréable à regarder, ce qui ne gâte rien », pense Jérôme. Il fait le tour des salles, teste les ordinateurs mis à disposition des profs, effectivement vieux et lents, mais suffisants pour saisir les absences et le cahier de textes. En accélérant le démarrage, puisque tout se passe sur le serveur, ce serait certainement plus agréable. Il voit avec sa gestionnaire récalcitrante si l’on peut acheter une douzaine de disques durs SSD, ces disques à mémoire flash qui rajeunissent fortement les vieilles bécanes. En prenant des petits, 64 Go, ça passe sans problème.
- — Mais il y aura la main-d’œuvre pour l’installation…
- — Non Monsieur, c’est Monsieur Mudat qui le fera, notre agent qui s’est formé à l’informatique.
- — Et il n’y a pas de profs qui s’y intéressent ?
- — Pas que je sache…
- — Je vais mener mon enquête.
Une bonne occasion pour passer un moment avec la jolie CPE. Jérôme n’a pas la moindre intention de tromper sa Julie, mais il est toujours plus agréable de passer un moment avec une jolie femme plutôt qu’un laideron.
- — Non, Monsieur, pas de prof impliqué dans l’informatique, à ma connaissance.
- — Même pas le prof de maths-physique ou celui de SVT ?
- — Non, ils ont tous refusé, trop de travail…
- — Ho ho, ils n’ont pas honte, à dix-huit heures par semaine. Bon, eh bien tant pis.
- — Maintenant, si vous voulez… je ne suis pas prof, mais je suis partante. Si je peux me former… Vous savez, c’est quand même très calme, ici. J’ose avouer que mes journées ne sont pas toutes pleines.
- — Très bien, très, très bien, Madame. J’accepte volontiers votre proposition. En même temps, si vous pouviez entraîner dans votre sillage l’une des jeunes profs qui semblent prêtes à s’engager, ce serait bien qu’au moins un enseignant s’intéresse à l’affaire.
- — Je vais voir avec elles.
La semaine suivante, sur le bureau de la CPE trônent trois bouquins techniques sur l’informatique et les réseaux qu’elle consulte « à temps perdu », dit-elle.
- — On a déjà changé une dizaine de disques durs avec Monsieur Mudat. Tout de même, je voudrais bien savoir ce qu’il y a dans ces petits boîtiers tout légers.
- — Je vous apporte la réponse demain, lui dit Jérôme.
Il revient avec une mémoire flash de son appareil photo.
- — Voyez, cette petite puce qui tient sur le bout du doigt ? Je suis obligé de l’insérer dans un support plus grand, car quand j’ai acheté l’appareil il y a trois ans, la carte mémoire était cinq fois plus grande et contenait dix fois moins d’informations, 4 gigas au lieu de 40 aujourd’hui. Étonnant, non ?
- — Très. Je me demande si je ne vais pas en installer dans mon portable…
- — Vous avez raison : plus rien en mouvement, consomme moins d’électricité donc la batterie dure plus longtemps, pas de risque d’atterrissage de têtes dans les chocs ou le transport, que des avantages. Et on en trouve jusqu’à un téraoctet !
Bientôt, le bureau de la CPE se transforme progressivement en atelier informatique, avec toujours un ordinateur le ventre ouvert. Marie-Jo poursuit le travail entamé avec Mudat qui, commençant à sept heures, sort à quinze. Elle donne l’impression de se complaire dans cette activité comme un poisson dans l’eau, testant, chronométrant les performances, installant matériels comme logiciels. Le résultat est assez spectaculaire. En n’installant que les logiciels dédiés, présences et cahier de textes, et en supprimant les lecteurs de CD-ROM et prises USB, les postes démarrent en quelques secondes et s’arrêtent aussi vite. Un confort pour les profs qui ne peuvent plus critiquer la lenteur du matériel.
De son côté, Jérôme ne perd pas son temps non plus. Il noircit quelques pages de notes manuscrites afin d’ébaucher le plan de son projet qu’il rédige sur ordinateur sous forme d’une présentation projetable, laissant place aux nouvelles idées qui, espère-t-il, ne manqueront pas d’émerger des débats entre enseignants. À la rentrée de Toussaint, tout est en place pour une saisie des absences en réseau. Juste avant les vacances, le principal diffuse copie de la circulaire concernant l’obligation de la tenue du cahier de textes. Il insiste sur le fait que la période hivernale étant la plus propice aux absences pour maladies des élèves, ils pourront depuis leur domicile, en se connectant, connaître le contenu des cours et les devoirs à faire. De son côté, la CPE rédige une note d’information expliquant la façon de saisir les absences en début de cours, l’intérêt que cela apporte par l’immédiateté du signalement, le fait qu’elle pourra recevoir plus vite les retardataires et s’enquérir plus tôt des absences auprès des familles. Le jour de la rentrée, sept classes sur huit remplissent les présences et, le lendemain matin, les mêmes sept classes ont rempli le cahier de textes en ligne, certains l’ayant fait depuis chez eux, le soir, comme le système le permet. Le récalcitrant fut vite détecté, Yvon Nanchier, prof d’histoire-géo, un vieux de la vieille qui ne veut rien changer à ses habitudes. Il est reçu par le principal et la CPE.
- — Mais si, j’ai fait mon boulot. En l’absence de feuilles de présence, j’en ai pris une vieille que j’ai passée au blanco, puis je l’ai photocopiée. Et comme vous ne passez plus la récupérer, je l’ai déposée le soir dans votre bureau.
- — Monsieur Nanchier… et ça vous a pris combien de temps pour faire tout ça, demande le principal ?
- — Oh pas grand-chose, un quart d’heure, une demi-heure peut-être… Moins en tout cas que d’attendre devant un poste qu’il veuille bien démarrer.
- — Avez-vous essayé, Monsieur Nanchier, demande à son tour la CPE ?
- — Non, mais je les connais ces vieux zinzins qui n’en peuvent plus.
- — Eh bien, essayez, vous serez surpris. Il serait bien possible qu’il soit opérationnel avant vous. Voulez-vous que nous allions voir ?
- — Attendez, Madame Conde. Je voudrais d’abord qu’on parle du cahier de textes.
- — Là aussi j’ai fait mon boulot. J’ai photocopié mes fiches de préparation et je les ai collées dans le cahier de textes. On ne peut pas faire plus détaillé.
- — Monsieur Nanchier, et vous pensez qu’on va faire circuler ce cahier dans les familles, que Madame Conde ou moi allons faire le tour de la ville avec le cahier sous le bras ? Comprenez-vous la différence entre faire cela pour contenter un inspecteur et faire cela pour être utile aux élèves et aux familles ?
- — Vous imaginez, s’il faut recopier les fiches de préparation tous les soirs ? Il me faudrait une secrétaire à plein temps.
- — Justement, ce n’est pas ce que l’on vous demande. Il s’agit juste de porter les grands points, que l’élève puisse les retrouver sur son livre ou sur Internet. Ce qui permettrait d’éviter ces photocopies grisâtres du papier jauni de vos fiches datant de plusieurs années, voire décennies, avec des parties biffées et des compléments illisibles ajoutés entre deux lignes. Restons sérieux, Monsieur Nanchier, et demandez-vous comment font vos collègues qui y parviennent sans problème et sans se plaindre.
- — Mais moi je ne sais pas taper à la machine. Je suis professeur certifié d’histoire et de géographie, pas de sténodactylo. Et puis ces machines m’énervent, on ne fait plus que ça, on ne jure plus que par ça.
- — C’est un peu vrai. Mais en même temps ce n’est pas une mode, ou alors c’est une mode qui dure au point d’être devenue in-con-tour-nable. Et il faut bien reconnaître que cela rend des services.
- — Peut-être, mais que de contraintes ! On y perd son temps, le plaisir d’écrire, la relation avec les personnes… c’est vrai, votre passage, Madame, était fort apprécié, l’occasion de se saluer. Ces machines nous asservissent et je veux rester libre.
- — Alors je ne vois qu’un moyen, Monsieur. Pour rester libre, il faut dominer la machine et non pas la subir.
- — Si vous le souhaitez, je pourrai vous y aider. Venez après vos cours pour remplir ensemble le cahier de textes, par exemple. Jusqu’à ce que vous maîtrisiez la machine et vous sentiez à l’aise. Maintenant, allons dans une classe pour remplir les présences, vous allez voir comme c’est simple…
« Elle est fine cette Marie-Jo Conde. Elle a senti le petit compliment, saisi la balle au bond et mine de rien elle va l’embobiner ». Jérôme laisse faire et les regarde partir tous les deux. « En plus, elle est gaulée comme une déesse »…
Le mois de mai arrive, bientôt le brevet. Désormais, les présences en ligne et le cahier de textes sont entrés dans les mœurs, les parents trouvent cela sensationnel, de même que les notes et les bulletins scolaires en ligne. Monsieur Nanchier a acheté un ordinateur portable… Si, si ! Il l’apporte régulièrement en soignant l’objet comme un œuf de Fabergé. Il vient voir Marie-Jo parce qu’il est arrivé ceci, parce qu’il aurait voulu faire cela. Son dada, les cartes sur Internet. Il y trouve toutes les cartes qu’il souhaite, de géographie, de géopolitique, d’histoire… Il est ravi, surtout depuis que la CPE lui a montré comment les enregistrer et comment les projeter en se connectant sur un vidéoprojecteur. Les négociations avec le Conseil Départemental vont bon train, et le projet de « collège numérique » semble bien accueilli. À voir pour le budget de l’année prochaine. Pour l’heure, il est déjà prévu d’équiper deux classes de tableaux interactifs, un bon début.
Marie-Jo Conde demande un rendez-vous au principal qui frémit à l’idée qu’elle puisse lui annoncer un prochain départ. Il n’en est rien.
- — Monsieur le Principal, ce qui m’amène est une affaire très… personnelle, entame-t-elle un peu gênée. Voilà, je vais me marier…
- — Mais voilà une excellente nouvelle, chère Madame. Qui est l’heureux élu ? Quelqu’un d’ici, j’espère ?
- — Oui, tout à fait. Quelqu’un que vous connaissez, je crois…
- — Ne me dites pas qu’il s’agit de Monsieur Nanchier ?
- — Ha ha ha ! Non… Oh ça non ! Non, Monsieur, il faut que vous sachiez que… je suis lesbienne.
- — Ah ? C’est parfaitement votre droit, mais laissez-moi trouver que c’est fort regrettable pour la gent masculine…
- — Tant pis, c’est comme ça. Merci quand même pour le compliment.
- — Quelqu’un que je connais… Quelqu’un de l’établissement ?
- — Pas du tout. Quelqu’un que vous avez croisé un jour à l’étude de votre épouse. Karine Océros.
- — Ah oui ! Très belle jeune femme également. Et comme vous très sérieuse et efficace. Décidément, les hommes du coin perdent deux femmes hors du commun.
- — C’est peut-être cela aussi, être hors du commun…
- — Eh bien, toutes mes félicitations, sincères et chaleureuses. Quel beau couple vous ferez !
- — Merci encore. Mais à cette occasion, j’ai un service à vous demander. Oh, rien de très contraignant, mais… un service cependant très important pour moi. Mais surtout, ne vous sentez pas dans l’obligation d’accepter si vous ne le souhaitez pas. Cela ne changera rien dans notre excellente relation professionnelle.
- — Dites toujours ?
- — Voilà. Pour se marier, il faut des témoins. Habituellement, on demande cela à quelqu’un de la famille. Mais voilà, moi je viens de Nice, avec une ascendance italienne assez forte, et je suis contente d’en être éloignée parce que… mon « coming out », comme on dit, n’a pas fait que des heureux. Être homosexuel est autorisé, certes, mais est-ce véritablement accepté dans les mentalités, je ne crois pas, hélas ! Pas plus dans ma famille qu’ici, j’en suis certaine. Aussi, nous ne souhaitons pas jouer la provocation, nous afficher, le faire savoir, ni dans le village, ni même dans l’établissement. Vous êtes le seul à en être informé, parce que je vous crois ouvert et discret.
- — Vous pouvez compter sur moi, c’est vous qui êtes seule juge.
- — Donc, accepteriez-vous d’être mon témoin, telle était ma demande ?
- — Je ne vais pas vous demander huit jours de réflexion. C’est oui, bien sûr, et j’en suis très honoré, comme de votre confiance.
- — Sachez Monsieur que Karine est en train de faire la même demande à votre épouse, pour elle.
- — Ha ha ha ! Ce n’est pas vrai ! Donc, si j’ai bien compris, un tout petit comité à quatre ?
- — Exactement.
- — Comme nous, il y a trois ans de cela. Nous n’avions rien à cacher, mais n’étant plus de première jeunesse, moi divorcé, Julie avec un grand enfant, inutile de traverser Saint-Geôly en klaxonnant à tout va. On a fait cela avec mes beaux-parents, tous les cinq, ma belle-mère m’a servi de témoin et Julie, son père. Pascal, le fils de Julie, était le photographe de la cérémonie.
- — Je vous remercie énormément, Monsieur, je ne doutais pas vraiment, mais ça me rend très heureuse.
- — Alors, dites-moi, que souhaitez-vous que l’on vous offre pour cette occasion ?
- — Rien, surtout rien ! Il s’agit juste d’une belle journée à passer avec des gens sympathiques que nous apprécions réellement, juste sceller notre bonheur et faire en sorte que, en cas de pépin pour l’une, l’autre ne soit pas démunie, à la rue ou exclue de toute succession.
- — D’accord, mais accordez-moi cependant une chose, c’est moi qui invite pour le repas de noces, j’ai une bonne adresse.
- — Chéri, j’ai un scoop !
- — Éventé, j’ai le même, je suppose. Tu vas être témoin d’un mariage… particulier ?
- — Exact. Tu as donc vu Marie-Jo ? Elles avaient bien coordonné leur affaire.
- — Elles sont tout sauf sottes.
- — C’est vrai. Comment est-elle, cette Marie-Jo que je ne connais pas ?
- — Un canon, comme Karine, mais aussi brune que l’autre est blonde, et une collaboratrice précieuse.
- — C’est bien ça, elles sont super ! Karine m’a demandé, comme je connais bien le maire, d’arranger les modalités avec lui. Ça risque de le secouer, pépère ! Ah, au fait, je les ai invitées pour samedi soir, histoire de faire connaissance, moi avec Marie-Jo et toi avec Karine.
Les deux filles arrivent à la villa vers dix-huit heures, histoire de profiter du paysage et des derniers rayons du soleil. Marie-Jo, qui ne connaissait pas, reste bouche bée un long moment.
- — Sapristi ! Quelle merveille ! Où que le regard se porte, tout est magnifique… Ce n’est pas fatigant à la longue ?
- — Content que ça vous plaise. Non, ça va, on s’habitue bien. Vous voulez visiter ?
- — Et comment !
- — Moi aussi, ajoute Karine. Je ne connais que le rez-de-chaussée.
- — Allez-y, crie Julie du coin cuisine, je m’occupe du dîner.
Ils montent au premier et visitent les deux suites et la terrasse qui les fascine. Puis Jérôme les conduit au second, leur montrant la vue depuis la chambre de Pascal. Ils redescendent, mais les filles souhaitent admirer le coucher de soleil depuis la terrasse. De dos, ces deux silhouettes d’une exceptionnelle beauté inspirent Jérôme qui court chercher son Nikon. Il fait une série en pied, avec l’encadrement de la porte-fenêtre, puis des plans de plus en plus rapprochés. Enfin, il leur demande de se faire des baisers de profil, en silhouette sans flash puis avec flash, montrant les visages. Tout cela sur le soleil couchant, laissant un sillon rouge sur la mer avec la silhouette majestueuse de Cordouan en arrière-plan. Pendant l’apéritif, il tire quelques épreuves A4 qui emballent totalement les deux amoureuses. Leur préférence va au profil avec flash, celui qui montre tout, leurs visages, le couchant, le phare. Jérôme lance une impression sur traceur au format A1, huit fois plus grand. Et Julie fait son show :
- — Alors ? Dites-nous ? Cet entretien avec le maire ?
- — J’ai entamé prudemment : Monsieur le Maire, je vais bientôt être témoin d’un mariage dans votre mairie. Oh, c’est bien ça, il n’y en a jamais assez. De qui s’agit-il ? De deux dames qui souhaitent officialiser leur liaison homosexuelle… Et là, j’ai cru qu’il allait s’étouffer. De sa grosse voix rocailleuse avec l’accent du sud-ouest :Oh, Bon Dieu de nom de dieu ! Je le savais… Je savais qu’un jour ça allait m’arriver… Mais elles ne peuvent pas se marier ailleurs ? Vous imaginez, les gens, la presse, mes électeurs… , Mais, Monsieur le Maire, ce sont deux de vos administrées, ce mariage est permis, donc vous devez le faire. Hélas oui, je sais bien. Et je suppose que toute la communauté ellegébétée va rappliquer dans ma mairie, la guépraillede à Saint-Geôly, en somme. Pas du tout, rassurez-vous. Elles souhaitent le faire en toute discrétion, juste avec deux témoins, mon mari et moi. Ah bon, c’est déjà ça… Oui, mais les bans ? Il faut bien que j’affiche les bans !… Vous savez, personne ne lit trop les affichages. Et puis… Il pourrait y avoir un document un peu plus grand accroché au-dessus qui les masque en partie… ou complètement, par inadvertance. Ah oui, oui vous avez raison, on va faire comme ça. Alors c’est d’accord pour le samedi douze ? Nous viendrons avec mon mari et deux amies, juste pour voir la maquette du golf. Vous faites votre blabla, on signe et on s’en va. Oh oui, on fait comme ça. Vous me sauvez la mise, Madame Rézin-Berthine. Je ne sais pas comment vous remercier. Vous avez mon éternelle reconnaissance. C’est facile, Monsieur le Maire : n’oubliez pas votre promesse, l’exclusivité sur les maisons du golf et envoyez-moi tous les gens qui cherchent à acheter. Promis. Promis-juré, mais je ne crache pas devant une dame…
- — Ha ha ha ! Bien joué ! Et le maire, comme vous le faites bien, c’est tordant !
- — Oui, et merci à vous, Julie. La chose était… délicate, vous vous en êtes magnifiquement tirée.
- — Oh dites, les filles. En dehors du boulot, on pourrait se dire « tu », non ?
- — Si tu veux, oui, avec plaisir.
- — Et je peux vous tutoyer aussi, Monsieur le Principal ?
- — Tu peux, Marie-Jo. Mais comme a dit Julie, en dehors du boulot.
- — C’est évident.
Visiblement, le quatuor s’entend à merveille. Il y a entre eux à la fois respect, admiration et les complicités déjà établies entre collègues qui s’étendent aux autres. À intervalles réguliers, le phare projette son lointain faisceau qui parvient presque jusqu’à la villa, assez pour titiller la pupille des deux invitées.
- — Qu’est-ce qu’on est bien ici ! dit Karine. Pourtant c’est drôle, on est dans une pièce immense et on se croirait dans un cocon douillet…
- — Question d’éclairage, je crois, explique Jérôme. J’ai essayé de créer des îlots, cuisine, salle à manger, salon, sans mettre de cloisons, avec des puissances et des teintes différentes, et puis tout ensemble aussi, si besoin.
Il va chercher le poster, le traceur s’étant tu. C’est grandiose, un cliché vraiment réussi, avec une définition telle qu’on voit très nettement les petits plis des lèvres qui se rejoignent. Elles sont ravies et se lèvent à regret.
- — Revenez quand vous voulez, passer des week-ends si vous voulez. On se le dit la veille au boulot.
- — C’est gentil, mais on ne veut pas vous déranger.
- — Non, je vais vous dire : mes parents viennent de temps en temps passer quelques jours ici et… je pense qu’ils auraient également un peu de mal à avaler leur salive en côtoyant un couple de femmes. Question de génération, parce que Pascal ne sera pas du tout gêné. Vous ferez sa connaissance.
- — Je ne dis pas complètement non, parce que de chez nous, on voit la mer, mais… sur la pointe des pieds, par la fenêtre de la cuisine et la joue contre le mur. On n’en est pas loin, cinq minutes à pied c’est vite fait. Mais c’est tout de même pas pareil que de l’avoir ainsi sous les yeux en permanence.
- — Mais oui, venez, et puis dans ce grand terrain, il y a un endroit dégagé au milieu du bois de pins. On y joue aux boules, au ballon, et surtout on peut y faire du bronzage intégral. C’est hors de vue de tous côtés.
- — Oh là là ! J’en connais une qui va être tentée, hein Marie-Jo ? Moi je ne bronze pas, je rougis comme une écrevisse et je pèle. Les gens du nord-est… Merci mille fois, merci pour tout et au revoir, à lundi.
- — Eh ! Mais tu ne travailles pas lundi, il n’y a qu’eux. Et moi, j’avoue…
- — Si si, je viendrai terminer le dossier Larath, il était épineux avec cette succession alambiquée.
- — Hé ! Pas question de parler boulot. Vous verrez ça lundi. Bonne nuit, rentrez bien.
Le mariage se déroule selon le scénario prévu. Seul le maire est dans tous ses états, les attendant en faisant les cent pas. Peut-être s’attend-il à voir deux nanas style « garçons manqués », toujours est-il qu’il semble stupéfait en découvrant la brune Marie-Jo en tailleur blanc et la blonde Karine en tailleur noir. Elles forment un couple sublime, et Jérôme s’en donne à plein objectif. Voulant aller vite, il n’a pas prévu de discours, mais soudain séduit il veut en improviser un, durant ainsi plus longtemps qu’une cérémonie habituelle. Et il embrasse les deux mariées avant leur départ. Ils filent à La Rochelle, prennent le temps d’une promenade sur le vieux port et les remparts, puis se dirigent vers la table étoilée du côté du port de plaisance. Festival de goûts, de fraîcheur, feu d’artifice dans les papilles, surtout quand l’accompagnement est bien choisi, Dom Pérignon puis Corton Charlemagne. Le pied ! Quand le serveur apporte la note, les jeunes mariées veulent partager, ce que Jérôme refuse catégoriquement. Il sort son chéquier et, le temps de rédiger le feuillet, Karine s’empare de la facture.
- — Hein ? C’est pas possible… On n’a pas… Ben même si je voulais, je ne pourrais pas en payer la moitié… On peut tout vomir et sortir sans payer ? Regarde Marie-Jo…
- — Mon dieu… Oh, Jérôme, c’est trop, c’est vraiment… trop ! Trop !
- — Ne vous inquiétez pas les filles, j’ai épousé un homme « pété de tunes » ! Surtout qu’en ce moment je vis à ses crochets, figurez-vous ! Oui, en fait c’est lui qui a avancé la somme pour acheter l’étude et faire les travaux. Mais je tiens à le rembourser jusqu’au dernier euro. À raison de cinq mille par mois, dans six ans c’est fini !
- — Mais attends, Jérôme, pourquoi travailler et t’emmerder avec tous ces connards comme Yvon Nanchier ?
- — Parce que j’aime ça, Marie-Jo. Ça m’occupe et j’aime ça. Je suis persuadé que si je ne parviens pas à faire passer le projet de collège numérique, il ferme dans les cinq ans. Et puis c’est passionnant. Mais toi, tu as toutes les qualités requises pour devenir chef d’établissement, penses-y.
Ils rentrent à la villa déjà bien entamés, boivent une nouvelle bouteille en dansant, puis arrive l’heure de l’incontournable bain de minuit. Coup d’œil sur la plage : déserte, alors tout le monde à poil. Heureusement, la mer est encore chaude du soleil de la journée. La tiédeur du soir les sèche sur les quelques dizaines de mètres du retour, ils recommencent à danser dans le plus simple appareil en sirotant une « vieille sans âge », un armagnac de plusieurs décennies, quand soudain :
- — Mais Jérôme, tu… tu bandes !
- — Ben normal, non ? Avec trois superbes filles comme vous, je ne serais pas normal si mon désir ne se voyait pas…
- — Han ! Je n’en avais jamais vu… en vrai, je veux dire. C’est pas si laid finalement…
- — Dis donc, toi, qu’est-ce que tu me fais le jour de notre mariage ?
- — Non, c’était hier, il est plus de minuit ! Ha ha ha ha…
- — Les filles, pas question de reprendre une voiture ce soir. Vous dormirez dans la chambre d’amis.
- — Oui M’sieur, si tu y tiens.
Lendemains difficiles.
- — Bienvenue au club des yeux cernés !
- — Oh arrête ! Quelle folie ! On s’en souviendra de notre mariage…
- — Moi aussi. Vous me l’avez bien excité, mon homme. Il m’a démolie… C’était un lupanar, cette nuit. Ça gémissait de partout…
- — Ouais, mais qu’est-ce que c’était bon ! Et puis un grand lit, c’est rudement bien. Nous, on n’a pas la place, la chambre est trop petite. Il faut vraiment qu’on trouve un autre appartement. Et puis ici, il n’y a pas de moustiques, on dirait…
- — Non, pas auprès de la mer, sauf si on laisse de l’eau stagnante ; ils sont de l’autre côté, près des marais. Je ne te dis pas les maisons du golf, on aura intérêt à les vendre en hiver.
- — Mais dis donc, comment c’est chauffé ou climatisé, ici. Il fait toujours bon et on ne voit pas de radiateurs, de bouches, rien.
- — C’est dans les murs, les sols et les plafonds, je crois, une pompe à chaleur. Faudra demander ça à Jérôme, moi je n’y connais rien. Mais je suis contente, je l’ai bien épuisé aussi. Je me suis levée sans qu’il m’entende.
- — Ça, ça m’étonnerait. Regarde qui revient avec ses seaux. Je vais lui ouvrir la véranda… Alors ?
- — Salut la compagnie ! Je suis allé chercher le déjeuner, deux beaux bars, regardez.
- — Oh là là ! Magnifique ! Tu prends ça comment ? À la canne ?
- — Non, j’avais posé des lignes hier à marée basse et aujourd’hui, voilà les prises.
- — Karine, je veux une maison au bord de la mer…
- — Tu as raison Marie-Jo, approuve Julie. Au lieu de payer un loyer à perte, achetez, faites-vous plaisir. Il faut être patientes, mais il y a parfois des opportunités.
- — C’est que je n’avais pas trop envie de me fixer, précise Karine. Acheter, ça semble définitif, immuable, une chaîne à la patte… Mais c’est vrai que quand je vois ici, c’est une chaîne en or !
- — Oui, et puis tu revends pour aller ailleurs, ton argent n’est pas perdu, alors qu’en location c’est perte sèche.
- — C’est vrai après tout. Banco, on va chercher.
Deux jours plus tard, les parents de Julie arrivent, coupant court aux états d’âme de Jérôme qui a pris conscience que ce n’est pas seulement Julie qui, cette fameuse nuit du mariage, lui avait provoqué une phénoménale érection.
- — Ah ! Ici il fait chaud aussi, mais avec l’air de la mer, ça n’a rien à voir. Chez nous c’est é-touf-fant ! Et puis cette maison fraîche, oh quelle chance…
- — Mais dites, qu’est-ce qui vous retient là-bas, maintenant ? Trouvez-vous une résidence dans le secteur.
- — C’est bien beau, mais ce ne sont pas les mêmes prix !
- — Allez, en vendant votre appartement et votre ancienne maison, vous couvrirez ça haut la main.
- — Mais notre ancienne maison est à Julie, maintenant, plus à nous !
- — Laissez donc la notaire s’occuper de ça, elle va résoudre le problème très vite, n’est-ce pas chérie ?
- — Très, très bonne idée, mon amour. Je m’en occupe, même en vacances.
Ils trouvent assez difficilement tout de même, car la région est très prisée des retraités, un T2 dans une résidence senior entre Royan et Meschers, à une vingtaine de kilomètres, avec presque la vue sur mer il suffisait de sortir sur le balcon pour l’apercevoir. C’est évidemment très cher, plus du double de leur appartement actuel. Mais en vendant également la maison, c’est possible. Julie la met en vente aussitôt et elle part en moins d’une semaine. Il est vrai que l’été est une période de mutations des fonctionnaires, et un bien en centre-ville avec un peu de jardin, c’est rare. Avec les délais de paperasses diverses, on convient que le déménagement se fera aux vacances de Toussaint par Jérôme et Pascal qui loueront une camionnette pour l’occasion. Dans leur grande bonté, les grands-parents tiennent à ce que l’excédent de la vente de la maison revienne à leur petit-fils, leur fille n’en voulant pas. En voilà un qui part dans la vie avec un joli pécule de cinquante mille euros. En attendant, Jérôme lui offre le permis de conduire qu’il obtient sans difficulté et il termine joyeusement les vacances au volant de la Méhari.
La rentrée se fait toujours sous le soleil et, en retrouvant Marie-Jo, une sorte de spleen indéfinissable reprend l’esprit de Jérôme. Il se met à faire de longues promenades, sur les plages, sur la corniche et dans les ruelles désertées par les touristes. Marie-Jo lui est inaccessible, c’est évident à maints égards. D’abord elle est lesbienne, ensuite il n’est pas question pour lui de trahir, de tromper ou de faire quelque peine que ce soit à Julie, qu’il adore sans doutes ni réserves. Malgré tout, le corps fabuleux de la Franco-Italienne, ses hanches larges et ovales, sa taille fine, sa poitrine généreuse et ferme, sa chute de reins, ses fesses pommées et hautes, ses membres musclés et fuselés, son visage de madone et son étrange regard bleu-vert, reviennent sans cesse devant ses yeux. Elle le hante, et ses marches ne parviennent pas à dissiper ces images obsédantes.
C’est en rentrant par une petite rue parallèle à la leur qu’il repère un bout de carton accroché à un portail de bois délabré. Derrière, une allée en friche s’enfonce entre les jardins des maisons adjacentes. Mais nulle construction n’est visible. C’est un numéro de portable, il sort le sien. Une voix pâteuse et âgée lui répond, lui disant d’entrer et d’aller voir « le désastre ». Ce qu’il fait. Entre ronces et graines collantes d’herbes folles, son jean est vite en piteux état. Il se fraye un chemin dans un semblant de sentier, se protégeant le visage des coudes et aboutit enfin à un espace plus vaste, lui aussi en friche. Le ressac de la mer le guide vers la droite, entre deux jeunes pins il atteint le bord de la falaise. La mer est là, une trentaine de mètres au-dessous, frappant mollement des éboulements de rochers décrivant une petite crique d’à peine une centaine de mètres carrés, accessible semble-t-il uniquement en bateau. Lieu caché absolument charmant. En se retournant, soleil dans le dos, il aperçoit enfin un semblant de construction. Dalle de béton noircie par le temps, il s’agit en fait du sommet d’un ancien blockhaus allemand datant de la dernière guerre. Côté mer, il ne dépasse que d’environ soixante-dix centimètres, quarante de béton et une trentaine pour une longue ouverture permettant de surveiller la mer. À droite, une autre dalle de béton circulaire bordée de rails rouillés avait dû recevoir un canon aujourd’hui disparu. Il dévale une courte pente pour se retrouver à l’entrée de la casemate qui avait dû être aménagée pendant un temps, comme le prouvent des restes de porte-fenêtre et d’huisserie. Ensuite, l’endroit a été tagué, peut-être squatté, et a servi de repaire à des fêtards et des drogués au vu des déchets qui l’encombrent. C’est sale et ça pue, mais c’est grand, en forme de « L », avec une partie qui a dû accueillir la troupe et l’autre les munitions. Jérôme cherche à retrouver les limites du terrain qui semble grand, mais abandonne vite à cause de la densité de la végétation folle. En repartant, il arrache le petit carton et rappelle le numéro.
- — Vous en voulez combien de cette friche ?
- — Ah ! Mais belle vue sur la mer…
- — Encore faut-il la voir ! Il faudra deux ans pour tout défricher…
- — Et puis y a un sacré bâtiment !
- — Oui, j’ai admiré la propreté et les grandes baies…
- — J’y ai vécu, vous savez. C’était pas si mal que ça…
- — Alors combien ?
- — Oh, pas ben cher… deux cent mille ?
- — Alors gardez-le. Bonsoir.
- — Attendez !
- — Quoi ?
- — On peut discuter…
- — Oui, mais vite, je n’ai plus de batterie.
- — Ah !… allez, cent cinquante, mais pas moins.
- — Non, alors cent cinquante, mais tout compris. Les frais sont pour vous.
- — Bon, ben… faut voir.
- — Voyez. Je vous rappelle pendant le week-end.
Jérôme narre son aventure à Julie, lui disant qu’il y a peut-être là une opportunité pour les jeunes mariées.
- — Tu veux les enterrer dans un blockhaus ?
- — Mais non, juste qu’un emplacement comme celui-là, c’est exceptionnel. Il faudrait le démolir et reconstruire à la place.
- — Tu rêves, chéri. Si c’est grand comme tu dis, ce sont des centaines de tonnes de béton à casser et éliminer, un coût exorbitant !
- — Alors il faut s’en servir de sous-sol et construire dessus.
- — Hum… Là, il y a une histoire de loi littoral et ce n’est pas gagné. Il faudrait consulter le PLU.
- — Bon, qu’est-ce qu’on fait alors ?
- — Nous, rien, il faut demander aux filles. On n’a qu’à les inviter dimanche.
Ce qui est dit est fait. Jérôme en profite pour y faire un tour le samedi, armé d’un rotofil et d’un taille-haie, d’une hachette et d’une serpe. Son but n’est pas de débroussailler tout le terrain, mais de tracer des sentiers praticables autour du blockhaus, au bord de la falaise et vers les limites du terrain. Ainsi, le lendemain, Karine et Marie-Jo peuvent un peu mieux se rendre compte de l’étendue de la propriété. Ce qui reste en dehors de l’allée n’est pas immense, environ deux mille mètres carrés, quarante par quarante un peu en trapèze plus l’allée, mais très suffisant pour implanter une maison. Cependant, il y a cette « verrue » près de la mer, cette horrible casemate de béton armé. Mais en découvrant le paysage du haut de la falaise, la petite crique en bas, des sourires étirent leurs douces lèvres.
- — Oh c’est beau !
- — Magnifique, un vrai rêve… Sauf qu’il ne faut pas faire demi-tour.
- — Attendez, on peut descendre, je crois. Ça me rappelle les calanques. Jérôme, tu veux bien me tenir la main ?
Marie-Jo intrépide commence la descente. Jérôme l’assure, descendant après elle et la retenant une fois ses appuis confortés. À un moment, une pierre se détache et Marie-Jo glisse sur un mètre.
- — Fais attention, arrête chérie, c’est de la folie…
Pour la première fois, Julie trouve Karine un peu gourde avec cette attitude irraisonnée. Est-ce qu’elle s’inquiète, elle, pour son Jérôme ? Non, elle a confiance en lui. Marie-Jo arrive enfin sur le sable et à sa suite Jérôme dévale les derniers mètres se rattrapant aux épaules de la jeune femme.
- — Bon sang, ce que c’est mignon ! Totalement caché au milieu des rochers. Ce n’est pas très grand, mais idéal pour passer des journées entièrement nues, comme Robinson sur son île. J’adore !
- — Ne me fais pas rêver, je suis capable de me transformer en goéland juste pour t’admirer…
- — Ha ha ! Serais-tu voyeur ? Oh tiens, le phare de Cordouan ! Explique-moi pourquoi il est à droite alors que chez vous il est plutôt à gauche ?
- — Question d’orientation, cette crique est plus tournée sud-ouest et nous plein ouest. Les Allemands avaient dû choisir le coin pour empêcher des bateaux de remonter la Gironde.
- — Ah d’accord. Et là-bas on aperçoit une côte, on dirait. C’est une île ?
- — Non, c’est la pointe du Verdon, l’autre rive de la Gironde.
- — OK. Oh regarde : mais on est bête ! Ils avaient fait un passage, les Teutons. Il y a même des marches.
C’est vrai. Complètement à gauche, et bien que plus ou moins recouvertes par des pierres éboulées, il y a comme un escalier, des marches aménagées dans le rocher et quelques-unes en béton. Elle fait de grands signes aux deux copines restées en haut pour les faire venir de ce côté et trouver l’escalier. Il reste même quelques bouts de ferraille rouillés scellés dans la roche, prouvant qu’ils avaient installé une main courante. Elles descendent prudemment.
- — Oh la vache, s’exclame Julie ! Plage privée ! La classe…
Là, oui, Karine est enfin emballée. Marie-Jo demande à Jérôme de lui apprendre à poser des lignes. Les deux filles s’y voient déjà. Sauf que la réalité les rattrape vite. Que faire de ce tas de béton ? Le faire enlever ? Très cher, et puis la loi littoral oblige à construire à plus de cent mètres, c’est-à-dire chez le voisin. Pareil si on faisait combler le trou. Marie-Jo dit que, comme ça existe, autant en profiter et l’utiliser, comme garage, cabane de jardin, atelier. Mais pour habiter où ? On pense à un mobile home, certains étant très grands et confortables, sauf pour Karine. Elle veut une maison, une vraie maison.
- — Alors on laisse tomber, soupire Marie-Jo. Mais cet emplacement-là et la plage privée au fond de la crique, on va les regretter toute notre vie.
- — Bah, pas sûr. Tu sais combien ils en demandent, questionne Karine ?
- — Il est parti sur deux cent mille, et a fini par baisser à cent cinquante en une minute.
- — Ah, il y a de l’espoir.
- — Oui, confirme Julie, surtout quand on connaît le prix des terrains ici. Ce n’est même pas cher du tout. Rentrons chercher des infos sur la loi littoral.
Les trois filles, les yeux rivés sur leurs écrans, essayent de décortiquer la loi littoral, puis le PLU, puis les photos satellite du lieu. Elles finissent par s’accorder à dire que le maire détient une importance capitale dans cette histoire, parce que le tracé de son PLU, plan local d’urbanisation, tenant compte des villas voisines, passe juste sur le premier tiers du blockhaus.
- — Super, dit Karine, il suffit de construire dessus.
- — Attention, il faudra quand même vérifier si techniquement c’est possible. Regardez les affûts de canons de la grande côte, ils sont tous en train de basculer dans la mer. Beaucoup de béton, certes, mais sans fondations. C’est de la construction militaire à la va-vite et en plus vieille de quatre-vingts ans.
- — Exact. Qui est-ce qui pourrait nous dire ça ?
- — Un homme de l’art, je pense aux petits jeunes, tailleurs de pierre, qui ont refait la véranda.
- — Oh bonne idée, appelle-les.
- — Maintenant ?
- — Ben bien sûr, c’est maintenant qu’on a besoin de savoir.
Il appelle, il explique, le mec accepte de venir n’ayant rien de pressé à faire ce dimanche. Il arrive avec un piqueur à moteur thermique qu’il utilise sur les chantiers sans électricité, les monuments, les églises. Et il se met à essayer de faire des trous un peu partout. Au bout d’une heure, couvert de sueur et de poussière, il donne son bilan :
- — C’est quasiment indestructible, ce truc. Cinquante centimètres de béton armé coulé directement sur la roche. Il y a même une séparation de un mètre entre les deux parties…
- — Oui, c’est ce que je pensais, d’un côté la troupe, de l’autre les munitions, la cloison d’un mètre au cas où un bombardement touche les munitions. Et il vieillit comment ce béton octogénaire ?
- — Ben… impossible de le traverser. J’arrive à y faire des petits trous, mais il peut toujours résister à un bombardement, comme vous dites.
- — Vous croyez qu’il peut porter une maison ?
- — Bof, ouais, mais pas plus de douze étages, plaisante-t-il. Oui bien sûr, sans souci. Ça fera un beau sous-sol, mais il faudra faire des portes sur mesure, on ne pourra pas jouer sur les murs. Le mieux, ce serait de ne pas trop charger et de se tourner vers une ossature bois. J’ai des copains qui font ça dans les Landes.
Les filles sont ravies, l’invitent à boire un verre, le complimentent sur sa véranda, il est tout content et ne se fait pas payer. En le raccompagnant, il dit à Jérôme :
- — Vous êtes un sacré veinard, avec trois nanas absolument superbes !
- — Ne rêvez pas, deux sont lesbiennes et mariées et la troisième c’est ma femme.
- — Oups, désolé… Mais tout de même belles à voir.
- — Je vous le concède. Merci et à plus tard.
Le lendemain, Karine revient à la pause méridienne prendre des photos qu’elle envoie par courrier électronique à un de ses anciens collègues de Lorraine, maintenant architecte, pour qu’il lui fasse quelques esquisses de projets. Elle et Julie prennent rendez-vous avec le maire. L’édile paraît bien embarrassé.
- — Ah ! Ces vieux trucs qui nous pourrissent la côte ! Si on pouvait tous les faire sauter, on serait bien débarrassé. Mais je vois bien, c’est chez le père Antonin.
- — Oui, c’est ça. Monsieur Antonin Dejardin.
- — Vieux filou ! Les voisins lui ont demandé cinquante fois de racheter sa parcelle, il n’a jamais voulu, pensant que ça prendrait de la valeur. Mais lui non plus n’avait pas prévu la loi littoral. Résultat, ça ne vaut plus grand-chose. Ne vous laissez pas avoir, c’est un vrai filou. Il a habité ce taudis pendant des années, le terrain était à son grand-père et lui n’a jamais rien fichu sinon courir les jupons et les bouteilles. Mais tout ce qu’on peut faire, c’est construire à l’intérieur du tracé du PLU qui suit l’alignement des villas autour, et surtout ne pas changer l’emprise au sol de l’existant, loi littoral.
- — Ça veut dire quoi ?
- — Eh bé, construire dessus sans dépasser ne serait-ce que d’un poteau.
- — Mais si on coule une dalle qui dépasse sans mettre de poteau ?
- — Là, euh… Je dirai que je n’ai rien vu. Ils nous emmerdent. La mer est toute proche, mais le risque de submersion est nul. Il faudrait qu’elle monte de dix mètres, c’est pas pour demain.
- — Non, surtout que la côte n’a pas bougé à cet endroit, on a retrouvé des marches de quatre-vingts ans dans le rocher.
- — Ben ça je m’en souviendrai et je le ressortirai en temps utile.
Karine envoie ces informations à son copain architecte et quelques jours plus tard elle reçoit un projet de villa ultra-moderne, des cubes en partie suspendus, avec deux niveaux et deux terrasses, un maximum d’ouvertures donnant sur la mer. Pas mal ! Mais Marie-Jo n’est pas franchement emballée. Elle trouve que ça heurte le regard et s’intègre mal dans le lieu. Elle en tire plusieurs copies et se met à crayonner par-dessus. Son dernier croquis a vraiment « de la gueule », à maints égards. De profil, elle a ajouté deux tirants obliques, comme les renforts d’un pont suspendu, partant du bord dans le vide de la terrasse et dépassant le haut du dernier cube, faisant comme un toit. Les gardes au corps des terrasses ont la même pente et, comme le toit final, sont faits de capteurs solaires. Les murs sont bardés de bois brut qui va griser avec le temps. Ces simples biais casseraient l’impression de cubes empilés, et les gardes au corps auraient aussi pour rôle de détourner vers les hauts vents et embruns. Enfin, toujours pour supprimer cette impression « cubique » excessive, elle remplace certaines fenêtres, des toilettes et des salles de bains, par des hublots ronds de tailles différentes. Karine renvoie le projet corrigé à l’architecte qui répond :
- — « Chapeau à ta copine, c’est superbe, mais ça va vous coûter bonbon ! »
- — Ne paniquons pas, s’exclame Julie, et analysons le projet lucidement : il ne s’agit que de construire une maison de cent mètres carrés, soixante en rez pour une seule grande pièce à vivre et quarante à l’étage pour deux chambres et salle de bain ? Sur le marché actuel, c’est cent mille euros, point. En ajoutant les conditions particulières, distance pour amener les fluides, chauffage géothermique, capteurs, éléments de décoration, aménagement paysager, il faut ajouter cinquante mille de plus.
- — Terrain cent cinquante, maison cent cinquante, ça fait quand même trois cents, proteste Karine. Un sacré emprunt pour une cabane en bois !
- — Pour le terrain, je pense réduire fortement le prix, j’ai ma technique, et vous n’aurez pas de frais de notaire. Et puis, par le biais des notaires, vous pouvez obtenir un prêt très intéressant. Les taux sont au plus bas.
- — À savoir, demande Marie-Jo ?
- — Attends, je calcule… sur quinze ans… environ mille cinq cents par mois, tout compris.
- — Ouais… faisable… Il ne restera pas grand-chose pour les sorties et les plaisirs, ni même pour la meubler, mais ça vaut le coup.
- — Et puis j’ai nommé Karine premier clerc, avec augmentation à la clé !
- — Ouais, sympa !
- — Et toi, Marie-Jo, tu devrais présenter le concours de chef d’établissement, ajoute Jérôme.
- — Bon, allez, on fonce !
Le projet est déposé bien ficelé, le prêt obtenu rapidement par les canaux notariaux. C’est là qu’intervient Julie, faisant retirer cent mille euros en billets de cinquante, une pleine mallette. Elles vont voir Antonin Dejardin dans sa maison de retraite et la négociation commence. Et il lui fallait des appareils dentaires mal remboursés, et il lui fallait des prothèses auditives mal remboursées, et il lui fallait de nouvelles lunettes mal remboursées…
- — J’entends bien, Monsieur Dejardin. Vous avez besoin d’argent, et je le comprends. Mais de combien exactement ?
- — Ben… moi je voulais deux cent mille, mais… on s’était mis d’accord sur cent cinquante…
- — C’est beaucoup, surtout avec cet énorme blockhaus inutilisable, pas d’eau, pas d’électricité, pas d’égout, pas de téléphone. Vous vous rendez compte ? Il faut tout amener par cette longue allée…
- — Oui, mais, deux mille mètres sur la mer ! C’est pas rien.
- — Taratata ! Mille cinq cents, Monsieur Dejardin. Il y en a déjà cinq cents perdus dans l’allée. Il est paumé votre terrain.
- — Y a quand même la vue sur mer…
- — C’est un peu court. Ici, la vue sur mer elle est partout, même sur la place. Et la vue sur ça, qu’est-ce que ça vous dit, dit-elle en ouvrant l’attaché-case ?
- — Oh putain ! Feu de diou ! Et rien que des gros billets…
- — Ça vous tente ? C’est à vous. Je vous les laisse si vous signez l’acte.
- — Y a combien ?
- — Plus que vous ne pourrez en dépenser. Regardez ces liasses comme elles sont épaisses… Deux mille billets de cinquante. De quoi voir venir !
- — Donnez-moi ce fichu papier, que je le signe…
L’affaire est conclue très avantageusement. Les jeunes tailleurs de pierres appellent leurs copains charpentiers qui se frottent les mains devant le challenge. Le chantier commence rapidement.
Aux vacances de Toussaint, Jérôme et Pascal déménagent les grands-parents et, ne se quittant plus, continuent ensemble à défricher le terrain des filles. Elles plaisent beaucoup à Pascal qui regrette fortement qu’elles ne soient pas hétéros. Les hormones semblent le travailler fortement, et la Méhari sort tous les soirs. Énergie de la jeunesse, il fait tout de même sa part de travail, et bientôt le terrain est totalement dégagé. Cela montre que les voisins s’étaient bien protégés de l’innommable jungle par de hauts murs sur deux côtés et une épaisse haie pour le troisième. Mais une fois nettoyé, le terrain est plutôt très agréable, bien que bosselé. Normal, les constructeurs du bunker avaient simplement fait des tas de la terre retirée pour la construction, réalisant sans le savoir des volumes intéressants à partir d’un terrain presque plat. Les deux hommes observent avec attention la technique utilisée par les artisans qui entament les travaux. Ils fixent des poutres métalliques directement sur le dessus de la casemate et enfilent dans ces profils en « H » des éléments de bois lamellé-collé, réalisant ainsi une première plate-forme qu’ils couvrent d’une structure en poutres de quarante centimètres, remplie de ouate de cellulose. Le support de l’habitation est réalisé, sans même avoir besoin de piliers, de poteaux ou d’une quelconque emprise nouvelle sur le sol. Au final, le blockhaus se trouve au fond d’une cour couverte, grand espace abrité qui peut servir aussi bien à garer des voitures qu’à aménager pour l’été, à l’ombre et au frais. Ensuite, tout va assez vite, les murs étant faits de panneaux préparés en atelier. À la fin de l’année, on peut déjà monter à l’étage pour contempler le paysage marin avec une vue incroyable. Les propriétaires sont ravies, impatientes aussi de voir les finitions réalisées. Karine a pris du galon, mais fournit un travail à la hauteur, et Maris-Jo bosse régulièrement avec Jérôme à sa préparation de concours. Côte à côte sur un même écran ou un même document, cette proximité le trouble toujours autant. De son côté, Marie-Jo ne fait rien pour diminuer son trouble, prenant visiblement plaisir à stimuler le désir de son chef d’établissement. Décolletés avantageux, vêtements moulants, jupes courtes, attitudes très libres avec de nombreux contacts, Jérôme va péter une durite.
- — Tu te souviens du soir de notre mariage, lui demande-t-elle un mercredi où ils sont seuls ?
- — Oui, bien sûr. Pourquoi ?
- — Parce que c’était la première fois que je voyais de près l’horreur absolue, à savoir le sexe d’un homme en érection.
- — Ah ? Et alors ?
- — Eh bien, ça ne m’a pas du tout fait l’effet attendu. Ça ne m’a pas dégoûtée, au contraire, ça m’a rendue curieuse. Explique-moi comment ça marche. C’est toi qui le commandes ?
- — Pas du tout, et c’est bien là qu’est l’os, hélas, comme dit l’autre. C’est une activité réflexe, dans laquelle on suppose qu’intervient la plus ancienne partie du cerveau, la mémoire enfouie de l’espèce humaine. L’œil analyserait, même à mon insu, les qualités du bipède qu’il regarde, et s’il y trouve les critères d’aptitude à la reproduction alors la mécanique se déclenche. En bref, « voilà une femelle apte à se reproduire, il faut la féconder ». On suppose que c’est comme ça que l’espèce a survécu jusqu’à nos jours, alors que ce n’était pas gagné d’avance. Entre gros prédateurs et prédateurs microscopiques, virus et bactéries, l’homo sapiens n’avait que son cerveau pour survivre.
- — Ah ouais… Pas mal comme théorie. En plus, je suppose qu’elle doit s’appliquer aux femmes, alors ?
- — C’est possible, mais je n’en sais trop rien… J’imagine que lorsqu’une femme voit un homme qui présente des qualités apparentes de bon reproducteur, elle peut avoir des réactions… humides.
- — Ah oui… Et c’est quoi ces critères dont vous parliez ?
- — Un être sain, en apparente bonne santé, belle, attirante, une belle touffe affirmant la maturité sexuelle, des hanches larges pour porter des enfants, des mamelles généreuses pour les allaiter. Tout à fait vous.
- — Ha ha ! Merci. Et Karine par exemple, elle est différente, non ?
- — Ah oui, c’est l’archétype de la fille moderne qu’on voit dans les magazines. Longue, mince, des jambes interminables, un petit cul pommé très haut, des petits seins qui mitraillent le plafond, mais des hanches étroites et peu ou pas de taille, un vrai adolescent. Donc a priori pas la femelle idéale pour la reproduction. En revanche, une belle touffe blonde. Et là, entre en jeu l’ethnie. Moi je suis d’une ethnie de bruns, et on veut toujours que sa propre ethnie soit dominante. Alors une femelle d’une autre ethnie, il faut la couvrir pour que cette domination s’exprime dans la descendance. Manque de chance, c’est une fois sur deux, pas à tous les coups.
- — Y a de ça, dans votre théorie. C’est sûrement ce côté jeune garçon qui m’attire chez elle, et puis cette beauté de figure de mode. Et les hommes pour les femmes ?
- — Pareil, sain, costaud, genre mâle dominant. On imagine que les chefs de tribus ont dû reproduire à tout va. D’ailleurs ça se perpétue encore aujourd’hui : regardez Strauss-Khan, Chirac qu’on appelait « dix minutes tout compris », Hollande traversant Paris en scooter pour sauter sa Julie…
- — Vouais, vouais, vouais… Il est donc normal d’être attirée par son chef ! Ça me rassure… un peu.
- — Oui, bon. Donc il vaut mieux être chef, ou « cheffeu », et c’est pour ça qu’on est là, reprenons.
Ce n’est pas le genre d’échange qui pouvait rasséréner Jérôme, toujours en conflit avec son attirance irraisonnée pour sa CPE. Il redouble de longs joggings, de pêche à la ligne et de pêche à pied au moment des grandes marées, alternant avec la surveillance des travaux chez les filles.
- — J’ai trop de temps libre dans ce petit collège, pensait-il. Julie travaille beaucoup plus que moi et me voilà en proie aux mirages, exactement comme mon ex-femme. Il faut que j’arrête ça tout de suite.
Il est vrai que Julie travaille beaucoup, trop peut-être, il la trouve fatiguée. Et puis les week-ends avec les parents, avec Pascal, ou avec les deux… elle donne beaucoup aux autres, ne pense jamais à elle. Habiter à l’année dans un lieu de vacances, c’est aussi ne jamais partir en vacances, or elle en a besoin ! Il lui offre un week-end en thalasso, histoire de se détendre, et l’occasion pour eux de se retrouver. Ils font l’amour passionnément, mais quand il s’empare de ses fesses pour les fouiller de sa langue avant de l’embrocher, il se prend à imaginer que ce pourrait être celles de Marie-Jo, ce qui le perturbe profondément, surtout quand Julie lui déclare qu’il ne l’avait jamais encore prise aussi fougueusement.
De retour, il essaye d’espacer ses rencontres avec sa CPE pour la préparation du concours, arguant qu’il la juge prête et qu’elle n’a plus qu’un travail personnel à faire, bien connaître les textes officiels et les situer dans les grandes étapes des réformes. C’est sans compter avec le sixième sens féminin.
- — Monsieur le Principal, auriez-vous quelque chose à me reprocher ? Aurais-je commis une maladresse ?
- — Non, pas du tout, pourquoi me demandez-vous ça ?
- — Je ne sais pas, je vous sens distant, pas comme d’habitude…
- — Un peu de fatigue, certainement. Et puis ce temps gris avec ces coups de vent incessants, je dors mal.
- — Heureusement que la maison est hors d’eau. Les portes-fenêtres sont bien rincées ? J’ai hâte de savoir si les gardes au corps avec panneaux solaires nous protégeront un peu. En ce moment, les électriciens et les plombiers sont à l’œuvre. Mais quand je vois le maigre mobilier de notre petit appartement, je me dis que ça fera ridicule dans ces grands espaces.
- — Attendez, je pense que j’ai une solution, dit-il en cherchant un trousseau de clés dans son tiroir. Venez voir, mon logement de fonction me sert de garde-meubles puisque je n’y habite pas. Il y a peut-être des choses que vous pourriez utiliser.
Ils montent au dernier étage, il ouvre les volets et dégage les housses qui couvrent les meubles empilés.
- — Oh ! Ça alors ! Mais ce sont les mêmes que ceux de la villa ?
- — Que certains, oui. À une époque, quand je trouvais un meuble à mon goût, j’en achetais deux, un pour mon logement de fonction et un pour la villa. J’ai donc beaucoup de choses en double : canapé, TV grand écran et son surround, table basse, électroménager, etc… Même le lit king size. Si ça vous intéresse, vous prendrez ce que vous voudrez. Ça m’évitera des problèmes quand je prendrai ma retraite.
- — C’est trop sympa. En plus, c’est neuf !
- — Non, pas vraiment. Mais comme je vivais seul, je n’ai pas beaucoup usé.
- — Pour moi c’est clair, je prends tout, si tu permets que je partage les goûts de mon chef.
- — Je permets et je t’en remercie, mais tu n’es pas seule. Pense à Karine.
- — Écoute, Karine, question goûts, à mon avis ce n’est pas une référence. Si je l’avais laissée faire, la maison serait peut-être déjà finie, on s’est alpagué là-dessus, mais on serait dans des cubes très, très moches.
- — C’est vrai que ton projet est superbe, on commence vraiment à voir comment ce sera et c’est très réussi.
- — Oui, et tu verras avec le bardage bois qui prendra rapidement la couleur des troncs, je crois que ce sera très chouette et bien intégré.
- — Il aura plusieurs orientations, si je me souviens bien.
- — C’est ça, vertical ou oblique, un peu comme les pins, ceux au vent et ceux protégés. Ah, et puis l’affût du canon, j’ai demandé à le recouvrir de bois aussi, pour faire une terrasse ronde, avec une table ronde et un grand parasol rond.
- — Bonne idée. Ce sera superbe et idéal pour un barbecue.
- — Ouiiii ! Tu m’apprendras à poser des lignes ? Et tu m’emmèneras à la pêche à pied ?
- — Promis, si tu réussis ton concours. Comme ça, nous irons entre collègues.
- — Waouh ! T’es un amour.
- — Arrête !
- — Je dis ce que je pense, et je le pense vraiment. Au point de me demander si au fond je ne suis pas bi.
- — Je te fais ça à la Baladur : « je vous demande de vous arrêter » !
- — Pourquoi ? Je vois bien que tu bandes, tu ne peux pas le cacher. Et comme nous sommes seuls, ce n’est pas pour quelqu’un d’autre. Eh bien, regarde, dit-elle en retroussant la jupe de son tailleur et en baissant sa culotte bleue. Tu vois comme elle est trempée ? Et ce n’est pas pour la gestionnaire !
Tout le fond du petit vêtement brésilien, charmant au demeurant, est en effet presque noir sous l’effet d’une mouille abondante. Mais comme quand on parle du loup on lui voit la queue, on frappe à la porte. La culotte remonte prestement et la jupe redescend en place. Jérôme se dirige vers la porte qui s’ouvre.
- — Ah, Monsieur le Principal. Excusez-moi, j’avais vu les volets ouverts et je me suis dit que ce n’était pas normal. Comme vous m’aviez dit avoir entreposé des meubles…
- — Oui, justement nous venions les voir, j’ai peut-être trouvé un acheteur.
- — Ah bonjour Madame Conde, enfin rebonjour. Bon, alors tout va bien, je me sauve, bonne soirée…
- — Celle-là, je ne peux pas la voir, chuchote Marie-Jo quand l’intruse est partie.
- — Moi non plus, et je crois que c’est réciproque.
- — Bien, alors, reprend-elle en agrippant les revers du veston de son chef. Je ne suis pas si sotte qu’il y paraît et je te jure qu’avant la fin de l’année j’aurai trouvé le moyen d’arriver à mes fins qui sont aussi les tiennes, et que tout le monde sera content. Sur ce, je prends tout ton joli fourbi dès que les travaux le permettent et je te dis bonsoir, bel ami !
« Les femmes ont des façons de s’exprimer mystérieuses et opaques, de telle façon qu’on croit comprendre qu’on n’a rien compris », c’est ce que pense Jérôme en fermant les volets et en regardant l’élégante silhouette traverser la cour, dandinant de façon à peine exagérée son superbe cul à la chatte détrempée. Ce coup-là, il n’en revient pas, on ne lui avait jamais fait, et il fallait que ce soit une lesbienne. Hallucinant ! Plusieurs mois s’écoulent avant qu’il puisse comprendre…
Ces mois, Jérôme ne les vit guère passer. Son égérie est reçue sans problème au concours de chef d’établissement et, rapprochement de conjoint étant pris en compte, le Rectorat lointain de Bordeaux, dans sa grande mansuétude et confronté à une pénurie de postes trop demandés, nomme Marie-Jo principale adjointe sur place… en supprimant le poste de CPE, bien évidemment. Elle est contente, Jérôme un peu moins. Ils se retrouvent de plus en plus fréquemment à la surveillance des travaux qui en sont aux finitions. Ce que Marie-Jo avait imaginé a fière allure, entre proue de bateau et pont suspendu, l’allure du bâtiment est très marine et bien intégrée au paysage. Seul le côté de l’entrée, dévoilant l’ancienne casemate, est assez imposant en hauteur. Entre peinture et parement, on opte pour garnir le béton de briquettes claires et flammées, ce qui fait définitivement oublier la construction d’origine. Une porte de garage à l’ancien dépôt de munitions et des baies vitrées sous la terrasse, abritant buanderie, atelier, cuisine d’été, le tout prend un charme véritable et il y fait incroyablement frais. On restaure les marches pour descendre à la crique en scellant une nouvelle main courante en inox, il ne reste plus qu’à égayer le jardin de plantes aimant l’ombre, le sable et l’acidité : cyclamens, mélisse, palmiers nains, rhododendrons et azalées. Un peu de gazon bleu d’Espagne augure d’une future pelouse entre maison et mer.
On fait le déménagement avec l’aide de Gilbert Mudat, bien rétribué pour cela, Pascal étant en pleins examens de fin d’année. Les épreuves du brevet les occupent pas mal, alors que les travaux du golf mobilisent Karine et Julie. Toute cette folle période se calme durant l’été. Les filles peuvent emménager et profiter pleinement de leur nouveau logis, clair, très agréable et avec une vue splendide. Même l’exigeante Karine ne tarit pas d’éloges. Les quarante-huit panneaux solaires, même chinois, produisent assez d’électricité pour alimenter la maison et faire une substantielle revente à EDF. Les vacances arrivent et sont les bienvenues. Jérôme consacre tout son temps et toute son énergie à son épouse, ses parents et son fils. Pascal ne fait guère que passer à la villa, parfois accompagné d’une certaine Ondine, jolie jeune fille qui porte bien son nom et passe le plus clair de son temps dans la mer et à bronzer sur la plage, peu encombrante donc. Quant aux parents, la proximité fait qu’ils viennent passer une journée de temps en temps, mais ne restent pas dormir. Julie reprend des forces, des couleurs et de l’envie, offrant à son époux de mémorables et fougueuses étreintes.
C’est l’automne venu, trois mois après la traditionnelle pendaison de crémaillère, que les filles invitent le couple à dîner. Dans les derniers rayons du couchant, Karine prend la parole. Comme à son habitude, c’est elle qui est à la manœuvre dans les grandes occasions.
- — Maintenant que nous avons un nid douillet et confortable, en grande partie grâce à vous, nous avons développé d’autres envies. Le souhait très féminin de maternité.
- — Oh ! Bien, s’exclame Julie ! Je vous imagine bien avec un bambin…
- — Oui, mais voilà, pour nous la chose semble a priori impossible. Il nous faut recourir à la PMA, procréation médicalement assistée. Renseignements pris, c’est une galère. D’abord, on vous bourre de chimie pour provoquer des pontes ovulaires importantes, ce qui est généralement très douloureux. Ensuite, on va vous prélever des ovules, mais pas par les voies naturelles, l’incision dans le nombril étant la moindre des invasions. Enfin on féconde l’ovule in vitro avec un sperme congelé inconnu provenant d’une banque, avant de remettre ça en place en croisant les doigts, une chance sur cinq de réussite sinon on repart à zéro.
- — En somme, complète Marie-Jo, nous ne sommes pas vraiment emballées par ce programme.
- — Et puis vous imaginez ? Le sperme d’un donneur, porter l’enfant d’un inconnu qui pensait peut-être se faire tripoter par une petite infirmière.
- — Je crois qu’en fait ils n’ont droit qu’à des revues pornos, peut-être à des films maintenant.
- — Beurk, s’exclame Karine en montant dans les tours ! Je ne comprendrai jamais comment les mecs peuvent être excités par des photos. Est-ce que nous ; les nanas, on se doigte devant une photo de Brad Pitt ou de Leonardo di Caprio ? Que des malades ! C’est donc faire un enfant de malade.
- — Oui, enfin… un inconnu dont on ne sait pas s’il est beau, bon, gentil, intelligent, tout quoi…
- — Voilà. Donc, comme nous sommes malgré tout des femmes normalement constituées, il nous semble préférable, malgré nos préférences sexuelles, d’utiliser la méthode naturelle pour avoir un enfant et… c’est là que vous intervenez.
- — Comment cela, demande Julie ?
- — Eh bien, l’homme grand, beau, intelligent, bon, doux et gentil, nous l’avons sous les yeux…
- — Vous parlez de moi, là ?
- — Exactement. Mais attention, il ne s’agit pas de parties de jambes en l’air, mais d’insémination naturelle.
- — C’est une excellente idée, approuve Julie. Mon chéri, je me demande comment tu pourrais refuser. Dans tous les cas, moi je ne peux qu’approuver, même si je n’y serai pour rien.
- — Bien sûr que si, tu pourrais être jalouse, exclusive, refuser que ton mari donne ses graines.
- — Hé mesdames ! Que vous soyez d’accord entre vous, complices et tout, très bien. Mais c’est quand même moi qui suis concerné au premier chef. Et ce n’est pas une décision qui se prend à la légère entre la poire et le fromage…
- — Tu as raison, Jérôme, approuve Marie-Jo soudain… très complice. Nous ne te mettons pas de couteau sous la gorge, ce n’est qu’une demande, mieux, une prière pleine d’espoir.
- — Dans un premier temps, je vous dirais que je suis très touché de m’avoir choisi comme éventuel géniteur. Maintenant, n’ayant jamais eu d’enfant, je ne sais même pas si je suis en capacité de procréer. Enfin, en admettant que tout fonctionne normalement, devenir père n’est pas anodin, surtout avec une telle proximité… Imaginez le bouleversement que cela peut créer dans ma tête…
- — C’est vrai Jérôme, reprend alors Karine. Tout cela, nous y avons réfléchi longuement. Sur le plan matériel, nous nous engagerons par un acte, et Julie et moi sommes bien placées pour, à prendre en totalité la charge des enfants et de ne jamais rien demander à leur père biologique. Mais nous avons conscience également qu’il s’agit d’un énorme service que nous te demandons. Par ailleurs, la proximité nous paraît malgré tout positive : tu verras tes enfants grandir, et ils sauront qui est leur père biologique, ce qui nous semble favorable à leur équilibre psychologique, ne crois-tu pas ?
- — Attends, quand tu parles « des enfants », ça veut dire quoi ? Plusieurs ?
- — Bien sûr, confirme Marie-Jo, nous en voulons un chacune !
- — Chéri, que ce soit un ou deux, le problème est le même, non ?
- — Non… oui… non… je ne sais pas. Le ciel vient juste de me tomber sur la tête…
À ce moment précis, le pied déchaussé de Marie-Jo assise en face de Jérôme s’insinue entre ses jambes et vient caresser son sexe par-dessus le pantalon. Il sursaute et se prend la tête entre les mains, coudes sur la table. Elle a tenu promesse, cette coquine, faire en sorte de se faire sauter « officiellement » avec l’accord de tous. Il relève la tête et croise son étrange regard bleu-vert qui étincelle d’une victoire triomphante. « La garce, la rusée, la maline, elle a réussi son coup magistralement. Qu’est-ce que je peux faire, alors que j’aurais envie de la prendre là, tout de suite, sur la table… », rumine le pauvre bougre.
- — Vous me laissez un peu de temps pour réfléchir, dit-il en se levant et il sort.
Il descend le petit escalier vers la calanque, bientôt suivi par Marie-Jo. Elle s’arrête sur la dernière marche et, cramponnée à la rampe, retire un à un ses escarpins à talons. Pour ce faire, elle soulève ses genoux latéralement. Sa petite robe de soie chamarrée bleue s’écarte, montrant ostensiblement sa touffe d’astrakan libre de toute culotte.
- — Tu es la pire salope que j’ai jamais connue…
- — Je n’ai pas de soutif non plus ! Et je prends ça pour un compliment.
- — Comment as-tu fait pour obtenir ça ?
- — Facile ! J’instille l’idée par des voies détournées, car, tu connais Karine, il faut que l’idée vienne d’elle. Et je laisse mijoter à feu doux. Alors tu vois ? Tu vas nous sauter ?
- — Que veux-tu que je fasse d’autre, j’ai tellement envie de toi…
- — Hum… moi aussi. Ça coule entre mes cuisses, j’en ai jusqu’aux genoux.
Avec Karine, les choses doivent être organisées et carrées. D’abord, où ? « Pas dans le lit conjugal » a dit Julie et on la comprend. Donc chez les filles. Quand ? « Les treizième, quatorzième et quinzième jours après les règles pour un maximum de chances. Comment ? Dans un premier temps, les deux filles ensemble et Julie qu’on ne peut laisser de côté. Puis celle-ci décide de ne pas venir, ne souhaitant pas « tenir la chandelle ». Dans quel ordre ? « Moi d’abord », dit Karine. C’est ainsi qu’elle se retrouve dans le grand lit king size, entourée de Marie-Jo et Jérôme qui commencent à la caresser. Mais quand Jérôme veut lui sucer un sein, elle le repousse :
- — Ah non, je ne supporte pas qu’un homme, quel qu’il soit, prenne du plaisir avec mon corps. Désolée, je ne supporte pas.
Il faut toute la persuasion tendre de Marie-Jo.
- — Écoute chérie, c’est nous qui avons demandé, on ne va pas se dégonfler maintenant…
- — Je sais, mais j’y arrive pas… c’est pas de ma faute…
- — Il faut bien que Jérôme ait un peu envie pour faire ce qu’il a à faire. Fais un effort.
- — Non, je ne peux pas, je ne veux pas. C’est plus fort que moi, ça me dégoûte. Excite-le toi, si tu peux.
- — Attends, viens au-dessus de moi, oui, comme ça. Fais-moi « minette » et je m’occupe de tout. Pense simplement que je vais utiliser un gode pour te donner du plaisir… Comme ça tu ne verras rien… Voilà… Allez Jérôme, donne-moi ton « gode ».
Marie-Jo sur le dos, la tête entre les jambes de Karine, s’empare du sexe de son chef avec un sourire de contentement. Elle le manipule avec fougue et délicatesse, un petit sourire satisfait au coin des lèvres. Elle branle, suce et réussit à le mettre dans tous ses états, tout en léchant la chatte de sa compagne. Le cul de Karine est superbe, étroit, mais très pommé, et l’ensemble du spectacle de ces deux femmes en train de se donner du plaisir est très excitant. Jérôme monte en pression assez vite, ce que Marie-Jo perçoit aisément, et elle annonce à sa compagne :
- — Voilà, chérie, je vais te mettre un gode tout doux et tout chaud dans ta petite chatte.
Oh oui, la chatte de Karine est très étroite pour le gland rendu turgescent par la poigne de Marie-Jo qui ne le lâche pas, le guide et en règle la cadence. Karine gémit, fait des « Oh… oh… » et Jérôme se laisse faire sans la toucher jusqu’à ce que Marie-Jo lâche son sexe pour s’emparer de ses testicules en criant :
- — Allez vas-y, lâche-toi, mets-lui bien au fond.
L’homme surexcité s’agrippe un instant aux hanches étroites, le temps de trois ou quatre coups de boutoir, et balance ses jets de semence au fond de la jeune femme. Il se retire, elle se relève, écarlate, en maugréant :
- — J’espère que cette fois sera la bonne, parce que je ne recommencerai pas.
- — Mais chérie, ne t’en vas pas comme ça. Tu devrais rester allongée pour bien tout garder. Et moi, c’est mon tour. Tu m’abandonnes ?
- — Je ne veux pas voir ton joli corps donner du plaisir à un homme.
Elle enfile un peignoir et dévale l’escalier en claquant la porte.
- — Enfin seuls, commente Marie-Jo. Viens là que je nettoie ton bel engin.
- — Eh bien, je ne m’attendais pas à ce genre de réaction…
- — Ne t’offusque pas, je crois qu’elle traîne un gros problème d’enfance ou d’adolescence, mais elle refuse d’en parler, même à moi.
Elle lui lèche le sexe, le suce, se délecte des sucs mélangés de sa compagne et de son futur amant, puis ils se retrouvent côte à côte pour s’embrasser fougueusement. Jérôme atteint le nirvana du désir, palpant à pleines mains cette taille fine, ces hanches pleines, ces seins généreux, ces fesses charnues, plonge ses doigts dans cette chatte humide et sa langue dans cette bouche accueillante. Leur étreinte commence dans l’absolue nécessité de partager un maximum de surface de leurs peaux, roulant en tous sens pour augmenter le contact. L’érection n’est pas diminuée, mais la première éjaculation laisse espérer un long moment de récupération que Jérôme met à profit pour tenter de satisfaire tous les désirs que cette femme a fait naître en lui. Par devant, par derrière, sur le côté, debout, assise, couchée, à quatre pattes, sur lui, dans un sens puis dans l’autre, ils tombent dans une frénésie érotique que rien ne semble pouvoir apaiser. Finalement revenu entre les cuisses de son amante serrées autour de sa taille, elle l’implore sourdement :
- — Vas-y, mon amour, remplis mon ventre de ta chaude semence, fais-moi mère…
Il la pilonne encore quelques instants puis explose en elle avec un râle de bonheur. Échevelés, fourbus, ruisselants de sueur, les deux amants échangent encore un long baiser.
- — J’en suis sûre maintenant, je suis bisexuelle.
Ils doivent réagir vite, ils viennent de passer plus d’une heure et demie de folie érotique. Ils prennent une douche, l’un après l’autre, Marie-Jo descend en peignoir alors que Jérôme se rhabille.
- — Pas trop tôt, vous en avez mis un temps, râle Karine.
- — Excuse-moi, mais je ne suis pas une mitraillette. Il faut un certain temps au vilain mâle pour recouvrer ses capacités.
- — Oui, bien sûr, je savais ça. Jérôme, excuse-moi aussi d’avoir aussi mal réagi. Ce n’est vraiment pas contre toi, je sais que ce n’est pas facile pour toi et je te remercie vraiment d’avoir accepté de le faire. Mais voilà, je suis lesbienne, une lesbienne invétérée.
- — Tu es toute pardonnée et sache que je te comprends. Le but du jeu n’était pas de faire de toi une hétéro. Simplement, sois sûre qu’il n’y a rien de sale dans ce que nous avons fait, sinon tes parents, les miens, tous ceux qui nous ont précédés et l’humanité tout entière seraient des porcs odieux.
- — Oui, tu as raison, mais… enfin, s’il le faut, je serai prête à recommencer… mais un peu plus tard. On va attendre de voir ce que ça donne, OK ?
Jérôme rentre à la villa en faisant un détour par le centre-ville. Il achète un paquet de cigarettes et une boîte d’allumettes, et lui qui n’avait plus fumé depuis l’époque de son divorce aspire de longues bouffées en marchant jusque sur la plage. Tous ses démons ne sont pas encore exorcisés, avoir fait l’amour avec Marie-Jo ne lui donne qu’une envie, celle de recommencer. Suivant le plan établi par Karine, ils recommencent donc le lendemain, et le jour d’après. Marie-Jo se montre d’un appétit sexuel absolument féroce, osant tout et se livrant sans limites. Après l’avoir ensemencée à trois reprises successives, Jérôme se dit qu’elle ne peut pas manquer de tomber enceinte et que les choses vont se calmer de fait. Mais le mercredi suivant, elle entre dans son bureau :
- — Tu as quelque chose de prévu pour cet après-midi ?
- — Rien de spécial, un tour à la pêche puisque la marée est favorable.
- — Non, pas de pêche. Tu me fais l’amour, j’en meurs d’envie.
- — Mais… les dates sont passées, comment peux-tu justifier…
- — M’en fous ! Je ne sais qu’une chose, j’ai envie de toi. Quinze heures à la maison.
Comment refuser quand les corps se reconnaissent et parlent à votre place ? Car il suffit que Marie-Jo entre dans le champ de vision de Jérôme pour que son sexe palpite ; qu’elle s’approche de lui et il bande comme un étalon. Pourtant… pourtant, chuchote sa raison, il n’y a pas plus semblables que Julie et Marie-Jo, toutes deux brunes avec de jolies formes, le même genre de femmes. Mais en même temps, elles sont très différentes. Marie-Jo est plus grande d’une douzaine de centimètres, et donc plus large, plus épaisse, plus charnue… Et puis il y a ces yeux incroyables qu’il sait faire virer du vert clair de la joie au bleu foncé du plaisir. Ce sexe aussi, paradoxalement plus étroit et plus court, un fourreau chaud et humide qui se referme sur le sien comme un étau délicieux, l’obligeant à buter contre l’anneau plus ferme du col de l’utérus et lui procurant des sensations inconnues. Ils restent souvent ainsi l’un dans l’autre, en apparence immobiles, seules les contractions de l’un répondent aux palpitations de l’autre, amenant à d’hallucinants orgasmes muets. Il la rejoint, ils s’aiment à perdre haleine.
Un violent coup de tabac frappe la côte, mais la maison des « deux petites cochonnes », en référence à Disney, a parfaitement résisté. En revanche, bon nombre de carrelets, ces curieuses cabanes de pêche sur pilotis, ont beaucoup souffert. Comme à chaque fois ou presque, les propriétaires souvent très vieux de ces constructions traditionnelles n’ont pas les moyens de les réparer et cherchent à les vendre. Jérôme fait l’acquisition de l’une d’elles en piteux état, et fait appel aux charpentiers landais qui ont construit la villa « La Calanque » pour la rénover. Ils font encore un boulot magnifique, démontant tout, conservant ce qui pouvait l’être, et reconstruisant cabane et ponton comme neufs. Il y passe beaucoup de temps, seul au milieu de l’eau, d’autant que les pêches sont parfois très bonnes, les prises très variées. Même quand il pleut, il y reste des heures, à l’abri, fumant autant qu’à l’envie, ce qu’il espère l’aider à réfléchir. Il en revient généralement pétri de bonnes résolutions qui s’écroulent aussitôt sous le regard innocent et énamouré de sa maîtresse. Car c’est bien ce qu’est devenue Marie-Jo.
Pour le conforter dans l’échec de sa volonté, le Conseil Départemental agrée son projet de collège numérique, domaine où son adjointe excelle techniquement. C’est donc elle qui mène la danse, négocie le calendrier et met en place les premières mesures. Cela passe d’abord par la démonstration de l’intérêt du numérique pour tous. On change les logiciels, on en installe d’autres, on change toutes les serrures, on installe un distributeur de plateaux à la cantine et on distribue des cartes à tout le monde. Avec la même carte, on peut avoir accès aux lieux autorisés, emprunter des ouvrages au CDI, accéder à la cantine, déverrouiller son accès Internet et plein d’autres choses encore. Et tout est automatique, les présences, les emprunts, la facturation de cantine, pour les élèves comme pour les adultes. Il faut s’y faire, surpasser les premiers tâtonnements, Marie-Jo est là, omniprésente et, semble-t-il, omnipotente. Puis les profs d’abord sont dotés de tablettes, une antenne wi-fi est installée distribuant les connexions au réseau sur tout l’établissement. L’écran tactile avec des logiciels adaptés rendent les anciens systèmes préhistoriques. Même ce cher Yvan Nanchier est conquis :
- — Voyez, au moment d’acquérir mon ordinateur portable, le vendeur m’avait déjà proposé une tablette. J’ai bien fait de ne pas accepter puisque j’en ai une gratuitement aujourd’hui !
Désormais chaque mercredi après-midi, Marie-Jo assure un atelier d’initiation pour les profs volontaires, autant dire presque tous. Cela libère un peu l’esprit de Jérôme. Mais pour préparer la suite, notamment la rentrée qui verra tous les élèves de sixième équipés, il faut suivre de nombreuses réunions, au siège du Conseil Départemental à La Rochelle, au rectorat de Bordeaux et dans un centre de documentation pédagogique en pointe sur le numérique à Poitiers. Autant de sites où l’adjointe accompagne son principal, autant d’occasions pour elle de rattraper les mercredis manqués. S’ils partent pour la journée, il faut s’arrêter dans des coins tranquilles, à l’aller comme au retour. Et s’il n’y a pas de coins tranquilles, les hôtels de type « Formule 1 » constituent une solution idéale : une carte bancaire suffit pour débloquer une chambre sans rencontrer le moindre témoin. Quant aux séminaires de plusieurs jours, l’obligation est de coucher sur place et de passer des nuits de totale débauche. Au bout de quatre mois de ce régime intense, Jérôme commence à se poser des questions, d’autant que le ventre de Karine commence à s’arrondir fortement, la première fois avait été la bonne. Il questionne Marie-Jo :
- — Ne t’inquiète pas, c’est normal. La gynéco m’a dit que pour certains couples c’était très long, six mois, un an, deux parfois.
- — Mais… tu es sûre que tu peux avoir des enfants ? Moi, j’en suis sûr maintenant grâce à Karine, mais avec la quantité de nos relations, c’est un peu étonnant…
- — L’avenir nous le dira. En attendant, profitons de ces instants de plaisir.
Les frasques des deux amants durent plus de six mois. Mais tout bascule un beau jour, et de façon inattendue. D’abord, Karine a un passage difficile de sa grossesse et doit s’arrêter plusieurs semaines. Marie-Jo lui consacre du temps et des attentions, en même temps il n’est plus possible d’utiliser leur villa pour des rencontres lubriques. Ensuite, un incident sérieux survient au collège, ou plutôt devant le collège. D’anciens élèves devenus petits loubards viennent chercher des noises à leurs jeunes successeurs, il y a bagarre et un élève est légèrement blessé. La famille porte plainte. La police estime que le fond de l’affaire est probablement un petit trafic de cannabis et qu’il est urgent d’installer des caméras de vidéo-surveillance. Ce que le préfet approuve fortement, contre l’avis du principal qui juge cela inutile dans un collège tranquille la majorité du temps. Le Conseil Départemental, inquiet également, décide de l’installation de caméras, mais, en cours de budget, il faut bien prendre l’argent quelque part. Ce sera sur le projet numérique, et seuls les élèves de sixième seront dotés de tablettes qu’ils conserveront jusqu’à la troisième, et ainsi chaque année pendant quatre ans. Si d’un côté les dépenses étalées apparaissent comme une décision responsable, du côté du collège c’est tout le projet pédagogique qui s’en trouve bouleversé. Pour couronner le tout, la famille ayant porté plainte remue ciel et terre pour désigner un responsable aux blessures de son fils, écorchures au bras et au front. Pour elle, le collège est pleinement responsable et la cause en est l’absence de CPE. L’administration n’aime pas les vagues. Jérôme a beau réfuter l’argument, démontrer que l’incident s’est déroulé en dehors du collège qui n’a par conséquent aucune responsabilité, un nouveau CPE est nommé pour la rentrée. Mais en budget contraint, Madame Conde est mutée manu militari dans un autre établissement. Un petit incident de pas grand-chose peut ainsi bouleverser des vies.
La perspective de la fin programmée de leur relation conduit les amants à tous les excès. Il n’y a pas de jours ou l’adjointe ne se campe pas derrière le bureau de son principal, soi-disant pour consulter tel ou tel document, laissant la main de son chef fouiller sous sa jupette un entrecuisse sans culotte jusqu’à lui tirer les frissons d’un orgasme furtif. À la moindre occasion, réelle ou inventée, ils se réfugient tous deux dans une chambre d’hôtellerie rapide pour se jeter furieusement l’un sur l’autre et faire l’amour jusqu’à l’épuisement. C’est ainsi que, dévastée et repue, Marie-Jo se dévoile un jour de juillet, juste avant les vacances :
- — Cette fois, je pense que je suis enceinte.
- — Ah enfin ! Tu y as mis le temps !
- — Le temps dont je voulais profiter. La gynéco m’avait donné la pilule pour six mois, et ces six mois je ne les regrette pas…
- — Quoi ? Tu veux dire que… tu as triché pendant six mois ?
- — Tout de suite les grands mots ! Plains-toi, tu en as bien profité aussi !
Le coup est rude. Jérôme redécouvre, même chez Marie-Jo, cette rouerie féminine qui l’avait tant fait souffrir quelques années plus tôt. Il se sent à nouveau trahi, dégoûté, avec un goût de cendre dans la bouche. Il arrête de fumer en même temps qu’il se jure de ne plus jamais la revoir, autrement que dans le cadre d’une relation amicale entre couples ou professionnelle.
En pleine commercialisation des villas du golf et en l’absence de Karine, Julie décale ses vacances, laissant son époux seul pour la fin de juillet. L’afflux des touristes rend les promenades presque désagréables et la pêche impossible. La seule échappatoire est la cabane à carrelet, loin de tout et de tous, bien que certains promeneurs osent s’engager sur le ponton. Il doit poser sur le portillon une pancarte « Propriété privée » et une clochette dénonçant les intrus. Dans cette mer brassée par les baigneurs et assaisonnée à l’huile solaire, il ne prend pas grand-chose. Il en profite pour finir de l’aménager, construisant un grand coffre pour ranger le matériel et installant une table et deux bancs repliables le long de la paroi, où ils sont fixés par de grosses charnières. On peut ainsi pique-niquer à quatre, voire cinq en ajoutant un siège en bout. Satisfait de sa réalisation, Jérôme apporte là ses documents de travail et même son ordinateur portable. Vêtu d’un simple short, à l’ombre et aux courants d’air marin, il s’occupe utilement avant de rentrer préparer un bon repas pour sa Julie.
Un jour, le grelot du portillon tinte. Croyant à des intrus, il se lève d’un bond, furieux. Mais ô surprise, c’était Karine poussant son gros ventre avec précautions en se tenant aux cordages servant de mains courantes. Elle ose braver sa peur du vide et son vertige habituels.
- — Karine ? Comment fais-tu ? Tu veux de l’aide ?
- — Non, ça va. Puisque la montagne ne vient plus à nous, je viens à la montagne.
- — Navré de t’imposer ce supplice…
- — Pas du tout. Je ne sais pas quel petit monstre tu as posé dans mon ventre, mais je fais maintenant des choses que je n’avais jamais faites.
- — C’est un garçon intrépide ?
- — Non, une fille. Mais certainement intrépide.
Elle s’assoit face à lui, trouve ses aménagements géniaux. Il tire une bouteille de jus de fruits de la glacière et lui offre un rafraîchissement.
- — Jérôme, je ne suis pas venue jusqu’ici pour rien. Je voulais te parler.
- — À propos de Marie-Jo, je suppose…
- — Pas du tout, de moi, c’est déjà pas mal. Le temps et ce petit être qui s’agite en moi me poussent à être claire et franche avec toi. Tu as dû me prendre pour une folle ou une garce, avec la réaction que j’ai eue. Et je te demande bien humblement pardon.
- — Mais non, c’est de l’histoire ancienne. Je t’ai prise pour une lesbienne à 100 %, c’est tout.
- — C’est vrai, mais j’aurais pu, ne serait-ce que par courtoisie, accepter tes caresses et participer à cette conception sans renier pour autant ma sexualité. J’étais la demandeuse après tout.
- — Je te dis, c’est oublié.
- — Je ne le souhaite pas et je veux mettre les choses au clair. Voilà : adolescente, j’étais très précoce, physiquement je veux dire. Déjà très grande à douze ans, je dominais les autres d’une tête, ma puberté quasiment aboutie et une poitrine bien présente, j’étais moins mince qu’aujourd’hui. Mes parents vivaient dans un bassin industriel de Lorraine, où non seulement il faisait mauvais et froid les trois quarts du temps, mais le ciel restait couvert à cause des fumées d’usines. Ils avaient hâte de s’échapper au mois d’août vers des cieux plus cléments. Mais en juillet, ils pensèrent bien faire en m’envoyant dans le Perche, chez un oncle agriculteur. La première année, tout s’est à peu près bien passé. J’ai découvert la ferme, les animaux et tout plein de choses qui m’étaient étrangères. L’oncle était un gros bonhomme rustre et un peu poivrot, mais pas tant que sa femme, une sorcière édentée style « Bodin’s ». L’année suivante, ça a commencé à se gâter. Il me prenait sur ses genoux, me tripotait les cuisses, les fesses, les seins, en riant grassement pendant que sa sorcière ricanait et criait : « laisse donc cette gamine et remets-moi un coup de jaja ». Je ne voulais plus y retourner, mais mes parents ont insisté, « pour ma santé », croyant bien faire. C’est lors de la troisième année qu’il m’a violée, dès le lendemain de mon arrivée. J’en ai encore son odeur de crasse et de sueur dans le nez, son crâne chauve entre mes cuisses et ses grosses pattes sales sur mes seins. L’horreur absolue. Je me suis sentie salie, dévastée, utilisée comme l’objet de plaisir d’un porc. Plus je le frappais, le griffais, plus je criais et plus il disait « ah, tu aimes ça, petite salope ! » Je n’ai jamais voulu y retourner, évidemment, et comme on voulait me forcer, je suis devenue anorexique. J’ai failli y passer, je ne pesais plus que trente-deux kilos. Mes parents ont renoncé, mais trop tard, tout ça m’a marquée à vie. J’ai coupé mes cheveux très courts, mis des bandes bien serrées sur ma poitrine, tout ça pour ressembler à un garçon. Il ne fallait plus qu’un homme m’approche, jamais. J’ai quand même pu terminer mes études malgré plusieurs séjours à l’hôpital, et puis j’ai eu une copine un peu folle qui m’a initiée au plaisir. J’ai trouvé ça bien, propre, rien ne me dégoûtait. C’est elle qui m’a fait connaître les architectes, elle était secrétaire chez eux, un couple d’hommes homos, très sympas. On s’est bien amusé tous les quatre, mais je n’éprouvais aucun sentiment pour elle. C’est au cours d’un voyage organisé en Italie, Rome, Pompéi, que j’ai rencontré Marie-Jo, à la recherche de ses origines. Elle fut ma première émotion érotique. Je trouvais son corps si beau, si parfait, si terriblement féminin. J’ai eu tout de suite envie de la toucher, de la caresser, de la voir nue, de l’embrasser… Mais je ne pouvais pas supposer qu’elle était lesbienne. Elle m’a fait une remarque sur la longueur de mes jambes, me disant combien j’avais de la chance d’être faite ainsi, je lui ai répondu que j’étais jalouse de toute sa silhouette, et nous avons passé la dernière nuit du voyage ensemble… C’était trop beau. Moi je voulais fuir la Lorraine et le Perche, elle voulait fuir Nice, elle a obtenu un poste ici et je suis venue la rejoindre. La suite tu la connais.
- — Triste et belle histoire… Je comprends tout maintenant et vraiment, tu es tout excusée pour ta réaction. Merci de m’avoir éclairé.
- — Jérôme, TU es la première et la seule personne à qui je raconte cela. Je n’en ai jamais parlé, ni à la psy qu’on m’a imposée, ni même à Marie-Jo… Je peux te dire une chose… ça me fait un bien immense… c’est comme un mur qui s’effondre autour de moi…
Elle se lève et vient vers lui, pose son front sur son épaule et éclate en sanglots. Il pose les mains sur ses épaules, son menton sur son crâne et ils restent un long moment comme ça jusqu’à ce qu’elle se recule. Alors, d’un geste lent et sans cesser de fixer l’homme dans les yeux, elle quitte sa robe ample de grossesse puis sa culotte en s’appuyant sur le bord de la table.
- — Je ne sais pas si notre fille sera une petite coquine, si c’est elle qui m’impose ces gestes, qu’importe. Je dois cela au père de mon enfant. Je lui dois le plaisir qu’il n’a pas eu en la concevant. C’est pour moi une dette que je dois réparer et de vieux souvenirs que je dois balayer. Si tu ne me trouves pas trop moche avec mon gros ventre, alors regarde-moi, caresse-moi, prends ton plaisir avec mon corps. J’en ai envie, je le veux, j’en ai besoin…
Il caresse son ventre, sent tressauter le fœtus, remonte à ses seins déjà bien gonflés, palpe ses hanches, ses fesses.
- — Tu as grossi et ça te va bien.
- — J’ai pris douze kilos. Je sais, c’est trop, ce n’est pas que le bébé et ce qui le protège, mais…
- — Mais quoi ? La silhouette d’adolescent, c’est fini. Tu es une femme, maintenant. Une très belle femme qui va enfanter. Tu es superbe…
- — Vrai ? Tu as envie de moi ?
- — Regarde, dit-il en baissant son short.
Elle avance timidement sa main vers le pénis en érection, il plonge ses doigts dans sa broussaille blonde. Il lui fait un long baiser tout en la caressant, tout en se laissant caresser. Elle tombe à genoux et suce goulûment la queue qu’elle n’a pas lâchée, il la relève, l’embrasse de nouveau et la fait délicatement étendre sur la table, se délectant bientôt de cette vulve dorée. Elle gémit doucement. Quand elle est complètement trempée, il présente son gland à l’orée de sa grotte et la prend doucement, tendrement, en pelotant ses seins dilatés par leur prochaine lactation. Le vagin qu’il pénètre n’est plus crispé comme la première fois, mais dilaté et onctueux de substances nouvelles propres à la grossesse. Il y prend un plaisir infini et éjacule en criant « Karine… ». Elle tressaute et il voit soudain de petites bosses déformer sporadiquement la peau de ce gros ventre.
- — Elle est contente, c’est bien, moi aussi. Merci Jérôme.
Elle reprend pied, l’entoure de ses longs bras et l’embrasse à pleine bouche.
- — Je suis heureuse… enfin… tellement heureuse…
Elle ouvre la porte, un souffle d’air qui leur paraît frais traverse la cabane et elle sort sur le praticable périphérique.
- — Hé ! Tu es toute nue, y a plein de touristes, les gens vont te voir…
- — Je m’en fous, je suis heureuse, je vis !
Elle fait le tour jusqu’à l’avant, se penche même par-dessus la rambarde. Jérôme enfile son short et vient la rejoindre, elle est magnifique de blancheur et de blondeur dans le soleil, un sourire éclatant aux lèvres. Puis elle se retourne, s’accoude à la rambarde et lui jette :
- — Tu sais, j’ai bien cru que j’allais la perdre.
- — Qui ? Ta fille ?
- — Non, Marie-Jo. Tu l’as rendue folle et elle rentrait dans des états lamentables.
- — Je ne veux plus la voir, elle m’a trahi, elle nous a tous trahis. Elle prenait la pilule pour ne pas être enceinte et prolonger le jeu…
- — Je sais, c’est moi qui ai trouvé la boîte dans un tiroir. Et hop, poubelle, et du coup elle est enceinte. En fait, Marie-Jo est devenue lesbienne un peu par hasard, à cause d’une copine. Elle ne connaissait rien de l’amour avec un homme, et ça lui a plu, beaucoup. Elle n’était pas loin de tout larguer pour toi. Mais si ça avait été le cas, je me serai vengée sur ta femme. Elle est adorable, ta Julie. Prends-en bien soin.
Puis elle va se rhabiller et part tranquillement. Par acquit de conscience, Jérôme relève le carrelet. Il n’en croit pas ses yeux, c’est presque une pêche miraculeuse : deux belles soles, quelques mulets, une poignée d’éperlans et une plie. Tout ça en un seul coup de filet ! À croire que faire l’amour attire le poisson. Ce sera une technique à réitérer.
Fin août, Karine accouche d’une petite fille qui a les yeux bleus, mais comme tous les nouveau-nés, et un duvet blond sur la tête. Tout le monde s’extasie sur ce bel enfant, Jérôme s’extasie sur sa maman, résolument plus belle, plus souriante et agréable que jamais.
- — Garde tes kilos et ton sourire et je lui fais un petit frère quand tu veux…
- — Oui, ben… pas tout de suite. C’est certainement une épreuve à vivre, mais ça reste une épreuve. Une fois suffira. Merci.
Marie-Jo n’a pas du tout envie d’occuper son nouveau poste et se fait faire un certificat d’inaptitude au transport automobile, augurant qu’en enchaînant le congé de maternité et un congé pour allaitement, elle attendrait la rentrée suivante. La seule à bosser comme une folle sans se plaindre, c’est Julie. Car tout cela est bien beau, mais elle porte son étude à bout de bras, et en pleine période d’activité maximale. Sur les vingt-quatre villas du golf, seize ont trouvé preneurs, dont cinq sur plan. Elle aurait bien aimé vendre les huit dernières avant la fin de l’année et repasse une annonce dans une revue de luxe. Pour elle, c’est le pactole. Non pas les émoluments sur l’acte de vente, qui restent modestes malgré les cinq cent mille euros déboursés par l’acheteur, mais les frais d’agence immobilière qui lui reviennent du fait de l’exclusivité. Elle est restée modeste sur ce coup avec une commission de six pour cent, mais cela lui permet d’asseoir définitivement son cabinet dans l’activité et de constituer un matelas intéressant pour parer aux coups durs. Cette année sera un cru exceptionnel, il faut que ça dure.
Jérôme a une rentrée difficile. Il se heurte d’abord à la grogne des profs, qui se sont consciencieusement préparés à l’arrivée de tablettes pour tous et seuls les sixièmes en sont dotés, pareil pour les parents d’élèves.
- — Tout ça pour des caméras qui vont nous fliquer en permanence !
La nouvelle CPE a dépassé la date limite de consommation et est aimable comme la porte d’entrée d’une prison centrale. Enfin, le conflit larvé qu’il entretenait avec Simone Hédesainge, sa gestionnaire, passe au conflit ouvert quand elle découvre au hasard d’une conversation que l’agent technique Gilbert Mudat avait participé au déménagement des meubles du principal.
- — Le minimum eût été de m’en avertir.
- — Mais, Madame Hédesainge, il s’agissait juste d’un petit coup de main donné en dehors de ses heures de travail, et je l’ai rémunéré de ma poche.
- — Ce n’est pas normal, vous avez abusé de votre autorité, il ne pouvait pas refuser. Les agents sont sous ma responsabilité, je suis leur chef de service. Ce ne sont pas vos employés et nous ne sommes pas dans une entreprise paternaliste à l’ancienne.
- — Je vous rappelle pour la énième fois que je suis le chef de cet établissement et que les gens qui y travaillent, vous y compris, sont sous mes ordres et ma responsabilité. Point, l’affaire est close.
Sauf que lorsqu’il s’est agi de mettre en place, à la demande des parents, des repas bios une fois par semaine, des repas sans viande une fois par semaine et du poisson deux fois par semaine, ce qui semble logique au bord de la mer, ça tourne à la révolution. Elle refuse tout net de mettre en œuvre un projet « aussi aberrant sur le plan diététique que financier ». Jérôme doit se tourner vers le Conseil Départemental, le réel employeur des agents techniques et financeurs de l’établissement, pour lui soumettre le projet. On fait appel à une diététicienne qui le valide sans réticence, et Jérôme doit écumer la campagne pour trouver les fournisseurs locaux capables d’alimenter la cantine en tenant des prix qui entrent dans le budget restauration. Ce n’est pas facile, mais pas impossible. La réelle difficulté est de remettre au travail des agents qui ont pris l’habitude d’ouvrir des boîtes et des sacs de denrées toutes prêtes, juste à réchauffer. Il faut désormais éplucher, laver, vider, écailler, découper, mijoter, griller, en somme cuisiner. Pour remotiver ses troupes, le principal sollicite un chef cuisinier d’un bon restaurant de Royan. Il est assez content de venir plusieurs lundis de suite, quand son restaurant est fermé, pour guider et encourager les agents. L’art de ce Meilleur Ouvrier de France, c’est de concevoir en un coup d’œil sur les réserves le menu qu’il peut en faire. Le chef de cuisine du collège, un peu piqué au vif qu’on veuille lui donner des leçons à son âge, se prend vite au jeu, surtout quand tout le réfectoire se lève en fin de repas pour applaudir à ce qu’ils venaient de déguster. Jérôme en profite pour lancer auprès des élèves une opération « zéro déchets », chacun ne prenant que ce qu’il est capable de manger quitte à demander du « rab » en fin de service. Les poubelles diminuent des deux tiers et les volumes achetés se stabilisent à un niveau inférieur de quinze pour cent à précédemment. Les économies sur la quantité permettent plus de qualité, au point que le repas de Noël est grandiose. La gestionnaire est en congé de maladie pour dépression, suite au rejet par le rectorat de sa plainte pour harcèlement, pas sexuel, on s’en doute, de la part de son principal. Alors Jérôme négocie avec son cuisinier et ses fournisseurs : trois huîtres gratinées, aiguillette de canard aux poires, fromage de chèvre du Poitou et charlotte au chocolat et clémentines. Le tout accompagné de quelques crottes de vrai chocolat sans crème et d’un verre de pétillant de pommes. Le cuisinier a droit à une nouvelle salve d’applaudissements, et tous les agents doivent sortir des cuisines pour être remerciés. Pour eux aussi, c’est Noël.
Pascal passe Noël chez les Auzore, les parents d’Ondine, alors Jérôme fait faire quelques bagages à Julie et ils partent à l’aventure. Le hasard les mène d’abord en Dordogne, puis dans le Cantal et enfin en Auvergne où ils font un peu de luge. Julie n’a jamais fait de ski et n’en a pas envie, elle se repose pendant que Jérôme fait quelques circuits de ski de fond. Ils sont ensemble, ils sont bien, coupés de tout souci. Ils reviennent pour organiser le réveillon du Nouvel An, avec Pascal, Ondine et les deux filles. Mais Karine allaite, Marie-Jo est enceinte, elles ne boivent pas sauf à tremper les lèvres dans le champagne pour se souhaiter la bonne année à minuit et rentrer bien vite pour bébé. Du coup, Pascal et sa copine sortent en boîte et le couple se retrouve seul.
- — Tu sais mon amour, quand je vois ce joli bébé et le gros ventre de Marie-Jo, que je pense que tout cela sort de ta belle queue, je suis un peu jalouse, un peu frustrée. Je sais bien que je suis vieille maintenant, mais j’en ai parlé à ma gynéco et elle m’a dit que, comme je n’étais pas primipare, à quarante ans c’était envisageable avec un bon suivi.
- — Que tu n’étais pas quoi ? Néanderthalienne, c’est ça ?
- — Naaannn ! T’es bête… Primipare, j’ai déjà eu un enfant, ce ne serait pas mon premier.
- — Dommage, je me voyais déjà sortant de la grotte en te tirant par les cheveux, un gourdin à la main.
- — Ha ha ha ! Non, mais sérieusement, qu’est-ce que tu en dis ? J’aimerais tellement avoir un enfant de toi, l’homme de ma vie…
- — Ce que femme veut… Je vais finir par obtenir un certificat d’étalon, reproducteur patenté du haras de Saint-Geôly !