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n° 20316Fiche technique44522 caractères44522
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Temps de lecture estimé : 29 mn
12/06/21
Résumé:  L’assistante d’un romancier s’identifie à l’héroïne du roman en cours d’écriture au point de ne plus faire la différence entre la réalité et la fiction.
Critères:  #conte f hplusag prost amour fsoumise cérébral revede
Auteur : Maryse  (Je m’évade en écrivant en secret. Un monde bien à moi !)      Envoi mini-message
Une romancière en herbe





L’apparence de la maison l’étonna. Elle n’avait rien à voir avec la villa luxueuse et tape-à-l’œil d’un homme riche et célèbre à laquelle elle s’attendait. Pourtant Régis Verdier, chez qui elle se rendait, était un auteur en vogue qui publiait chaque année un roman à succès. La plupart d’entre eux avaient été ensuite adaptés au cinéma ou à la télévision. En fait, elle ne connaissait pas grand-chose de l’écrivain. Elle ne savait que ce que lui avait dit l’éditeur qui lui avait fait passer le premier entretien d’embauche et les informations qu’elle avait glanées sur internet. Régis Verdier s’était spécialisé dans la production de romances historiques parfaitement documentées aux intrigues amoureuses sulfureuses. Un auteur controversé que les critiques littéraires portaient soit aux nues soit descendaient en flamme !


Ce qu’elle avait trouvé à son sujet sur le Web révélait un homme sûr de lui, presque arrogant. Le genre d’homme qui avait l’habitude d’obtenir tout ce qu’il voulait et dont il valait mieux se tenir éloigné, surtout lorsqu’on était une jeune femme. Les photos qu’elle avait consultées le présentaient souvent en compagnie de jolies femmes, jamais les mêmes. Pourtant, cela ne l’avait pas rebutée. Elle voulait ce travail. Assister à la conception d’un livre l’intéressait vraiment ! Elle avait postulé à l’offre d’emploi sans trop y croire, car elle n’avait pas les qualifications requises. Elle avait été surprise d’avoir été sélectionnée. L’éditeur lui avait annoncé que Régis Verdier recherchait une assistante efficace qui effectuerait les recherches documentaires dont l’auteur aurait besoin, disponible et surtout discrète. Elle ne devrait en aucun cas divulguer à quiconque la moindre information de ce qu’elle aurait vu, lu ou entendu sous peine de poursuite judiciaire.


Elle s’engagea dans la petite allée de jardin gravillonnée en se préparant à l’entretien qui allait suivre. Une fois arrivée en bas du perron, elle eut une dernière hésitation. Ne ferait-elle pas mieux de renoncer plutôt que de subir un refus ? Elle inspira profondément pour dissiper son inquiétude, gravit les quelques marches qui conduisaient à la porte d’entrée et s’obligea à sonner.


Elle se raidit en voyant le battant s’ouvrir.



La voix était grave, agréable. Elle releva le visage en affichant un sourire de circonstance. Lorsque ses yeux croisèrent ceux acérés qui la scrutaient, son cœur manqua un battement et son souffle se suspendit. Régis Verdier était encore plus impressionnant en réel qu’en photo. Elle se maudit intérieurement de perdre si facilement sa contenance au point de ne plus être capable d’articuler le moindre mot. Qu’allait-il penser d’elle ? s’admonesta-t-elle vigoureusement en s’efforçant de retrouver tous ses moyens.



Déstabilisée, elle répondit trop vite :



Elle avait conscience de parler à tort et à travers, mais elle ne pouvait pas s’en empêcher. Le romancier s’effaça pour la laisser entrer et elle le suivit à l’intérieur, jusqu’au salon.



Elle s’assit, le dos raide, à l’extrême bord du fauteuil le plus proche d’elle. Régis Verdier s’installa confortablement dans un petit canapé avant de croiser négligemment les jambes et d’ajuster soigneusement le pli de son pantalon. Le silence qui s’était installé l’oppressait et le regard qui l’examinait la mettait sur des charbons ardents. Elle s’en voulait de ne pas pouvoir afficher une attitude plus assurée, de ne pas paraître plus à l’aise.



L’écrivain ne répondit pas tout de suite. Il se contenta de hocher de la tête tout en la dévisageant comme s’il cherchait à lire en elle. Elle sentit une goutte de sueur lui couler dans le dos. Elle se savait émotive, mais à ce point-là, cela en devenait grotesque ! se sermonna-t-elle intérieurement.



Ce dernier laissa sa phrase en suspens.



Elle se reprocha, son empressement qui pouvait être interprété comme un signe de nervosité, de manque de sang-froid. Mais l’homme qui l’interrogeait l’impressionnait vraiment.



Jour et nuit… Pendant un instant, elle crut avoir mal compris. Stupéfaite, elle se figea sans savoir si elle devait être scandalisée… ou secrètement flattée. Bien évidemment, elle n’était pas ce genre de fille capable de tout accepter pour obtenir un emploi ou le garder. D’un autre côté, les avances qu’on lui faisait ne provenaient pas de n’importe qui, mais de Régis Verdier, un homme avec qui toute femme rêverait de passer un moment. Mais pas plus. À moins d’être folle !



Elle comprit qu’il n’y avait rien de malhonnête dans les propos de son interlocuteur et qu’elle s’était fait tout un cinéma ! Décidément, elle n’était vraiment pas à la hauteur !



Elle n’en revenait pas, Régis Verdier lui proposait le poste. Elle en aurait crié de joie.



Elle acquiesça vivement et ils se mirent à discuter des conditions de leur accord. Elle commencerait dès le lendemain. Ce ne fut qu’une fois dehors, loin de tout regard, qu’elle laissa exploser son allégresse. Enfin, elle avait un travail, un travail qui l’intéressait vraiment : participer à la naissance d’un roman et pas avec n’importe qui, avec Régis Verdier, un auteur à succès ! Et puis, le fait d’être hébergée lui éviterait de payer un loyer, ce qui augmenterait d’autant son salaire. Oui, elle avait hâte de commencer et de montrer à son employeur de quoi elle était capable !


Lorsqu’elle arriva le lendemain matin, légèrement essoufflée d’avoir tiré sa lourde valise à roulettes derrière elle, Régis l’accueillit, vêtu d’un peignoir. Ce dernier semblait harassé.



Une fois installés dans la cuisine, Régis se mit à lui parler de son projet : un roman qui se déroulerait pendant la Révolution française. Le livre mettrait en scène Maximilien, un érudit quinquagénaire passionné d’histoire qui suivrait avec minutie l’insurrection dont il était le témoin et qui rédigerait en même temps un ouvrage décrivant par le menu détail le soulèvement de Paris. Celui-ci serait secondé par Margot, sa jeune servante, de trente ans sa cadette, tout juste arrivée de sa province natale. La relation entre les deux personnages évoluerait vers une relation amoureuse où la jeune fille après avoir tenté de résister, finirait par succomber aux avances de l’écrivain. Une passion tumultueuse, totale, presque destructrice entre deux êtres que tout opposait et qui, par passion, briseraient toutes les conventions à l’image des terribles évènements qui se déroulaient autour d’eux ! conclut Régis, les yeux flamboyants fixés aux siens. Incapable de soutenir le regard de son hôte, elle détourna le visage, tout à coup gênée. Puis le romancier se leva lourdement, en se massant la nuque d’une main.



Une fois seule, elle s’attela à la tâche et ne sentit pas le temps passer. Régis apparut dans l’après-midi, habillé et rasé de frais. Quand ce dernier passa derrière elle, elle sentit l’odeur de son eau de toilette masculine l’envelopper. Elle frissonna lorsque son employeur se pencha pour consulter par-dessus son épaule, l’écran de l’ordinateur.



Ce ne fut que bien plus tard que Régis lui demanda d’arrêter. Ils dînèrent ensemble dans la cuisine après qu’un traiteur leur ait apporté leurs repas. Ils mangèrent en bavardant. Régis s’efforça de répondre à toutes les questions qu’elle posait. Elle voulait tout savoir sur la conception d’un roman, de l’idée initiale à l’édition. Régis le lui expliqua avec brio. Il en profita pour lui détailler le plan de son livre et le déroulement de l’intrigue. Ils en vinrent à d’autres sujets. Ce ne fut que bien plus tard que Régis l’accompagna au studio dans lequel elle s’installa. Trop fatiguée pour faire quoi que ce soit d’autre, elle fit un brin de toilette, se prépara pour la nuit. Une fois couchée, elle s’endormit instantanément.


Le lendemain matin, Régis l’attendait. Il semblait reposé et avait préparé le café. Ils discutèrent du programme de la journée et établirent la liste des informations complémentaires à rechercher. La collaboration se passait bien : le romancier lui demandait régulièrement son avis et elle le donnait avec plaisir, éprouvant une certaine excitation à participer de façon active à la conception du livre. Les jours suivants passèrent à la vitesse de l’éclair. En confiance, elle se donnait à fond, anticipant les demandes de son employeur qui l’incitait à utiliser ses capacités intellectuelles comme elle ne l’avait pas fait depuis des années. Elle avait l’impression qu’un monde nouveau s’ouvrait à elle et elle en ressentait une espèce de vertige.


Souvent, Régis lui demandait de se mettre dans la peau de la jeune héroïne afin d’imaginer ce qu’une jeune fille aussi innocente que Margot pouvait bien éprouver, plongée dans l’agitation insurrectionnelle de la capitale. Régis, quant à lui, jouait le rôle de Maximilien et lui donnait la réplique. Leur relation évolua imperceptiblement au fil du temps, sans qu’elle ne s’en rendît vraiment compte. Le romancier était devenu plus qu’un employeur, presque un mentor avec lequel elle aimait discuter. Elle se nourrissait de tout ce que Régis Verdier lui enseignait. Elle appréciait l’intelligence de l’écrivain, la finesse de ses réflexions, son sens de la répartie et ses commentaires humoristiques qui la faisaient souvent éclater de rire. Elle avait fini par oublier que tout – leur âge, leur éducation et leur milieu social – les séparait, sans remarquer que l’évolution de leur rapport anticipait celle qui se nouait entre Margot et Maximilien.


Assise sur le canapé, elle regardait Régis aller et venir d’un pas fébrile devant la fenêtre. Cela faisait plusieurs minutes que ce dernier semblait en proie à une profonde réflexion. Elle savait que lorsque l’écrivain était dans un tel état, il valait mieux ne pas le déranger. Elle attendait donc patiemment le bon moment pour pouvoir prendre congé et aller se coucher.



La voix enflammée de Régis l’alerta. Elle tourna la tête dans la direction du romancier qui la fixait intensément. Elle comprit que celui-ci attendait qu’elle lui donnât son avis.



Régis hocha la tête puis se passa la main dans les cheveux.



La question, même si elle paraissait légitime, la dérangeait. Elle se contenta de hausser légèrement les épaules en signe d’ignorance. Elle se sentait soudainement gênée, sur la défensive. Que lui arrivait-il ? Son blocage venait sans doute du fait qu’elle était fatiguée et qu’elle aurait aimé aller se coucher. Mais Régis semblait en avoir décidé autrement. Celui-ci semblait suspendu à ses lèvres. Elle détourna le visage, essayant de masquer son embarras.



Régis ne répondit rien. Il continuait à la fixer en se mordillant la lèvre inférieure. Incapable de soutenir plus longtemps, le regard interrogateur rivé à son visage, elle détourna la tête, en s’excusant d’une voix lasse :



Régis s’avança et s’assit sur le canapé à côté d’elle. Ce dernier lui attrapa les deux mains qu’il serra entre les siennes tandis que la lueur au fond de ses yeux s’intensifiait.



La description ne la surprit qu’à moitié. Pourquoi, elle n’aurait su le dire ! Mais ce qui la tracassait le plus, c’était qu’elle se sentait troublée par le personnage de Maximien, sans qu’elle ne puisse se l’expliquer. Et puis la chaleur des paumes qui recouvraient les siennes l’empêchait de réfléchir lucidement.



Reléguer Margot à un rôle de jeune fille crédule qui allait tomber dans les griffes d’un séducteur l’indigna. Le fantasme typiquement masculin de la femme soumise ne devait plus exister à l’heure où l’on revendiquait l’égalité entre les sexes ! Elle réagit vivement.



Elle chercha désespérément le qualitatif approprié, mais aucun ne lui vint à l’esprit et elle fut obligée de laisser sa phrase en suspens. Remarquant le regard perplexe de son interlocuteur, elle finit par baisser le visage, les joues écarlates.



Elle retint son souffle. Le récit était d’un tel réalisme, d’une telle force qu’elle en était impressionnée. Comme si c’était elle qui était au beau milieu de la rue, coincée entre les belligérants. Le regard flamboyant de Régis accroché au sien ajoutait à sa confusion.



Elle vivait ardemment la scène. Le bruit des sabots retentissait dans sa tête, tel un grondement de tonnerre ininterrompu. Elle imaginait les poitrails harnachés des chevaux qui se rapprochaient inexorablement d’elle. Régis reprit de sa voix douce, obsédante :



Comme si elle était devenue Margot, un intense soulagement éclata en elle et elle put enfin retrouver son souffle. Elle inspira une grande goulée d’air.



Elle était bouleversée, son cœur battait à tout rompre. Elle s’était glissée dans le rôle de Margot et tout comme cette dernière, avait vécu de façon extrême l’évènement qui aurait pu tourner au drame. Elle en tremblait encore. Elle tenta de se raisonner en se disant que ce qu’elle éprouvait n’était pas réel, que tout cela n’était qu’une affabulation et qu’elle ne faisait qu’imaginer ce que Margot ressentait après avoir été secourue in extremis par l’historien. Elle se sentait en pleine confusion. Elle avait une conscience aiguë des mains qui recouvraient les siennes, de la cuisse qui pressait légèrement la sienne, de la présence de Régis, ou de Maximilien, elle ne savait plus vraiment… Elle lutta un instant pour s’arracher de l’imbroglio dans lequel elle se débattait et recouvrer un minimum de lucidité. L’expérience qu’elle venait de vivre était ahurissante. Jamais elle n’aurait cru être capable de se glisser à ce point dans la peau d’un personnage. Toute cette histoire la dépassait, mais là, elle était trop fatiguée pour y réfléchir. Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était d’aller dormir. Elle y verrait plus clair après une bonne nuit de sommeil !



Régis ne répondit rien tout en la dévisageant pensivement. Puis, il soupira légèrement et leva la main. Elle ne sut dire s’il la saluait, l’invitait à partir ou… ou quoi d’autre ? songea-t-elle en s’en allant.


Une fois à l’intérieur du studio, elle referma précipitamment la porte derrière elle et s’y adossa comme pour empêcher quiconque d’y entrer. Elle resta là quelques secondes. Le calme et la pénombre de la pièce finirent par la détendre. Elle se rendit compte qu’une fois de plus, elle avait réagi de façon démesurée. Prise par l’histoire, elle était devenue Margot et pendant un instant, s’était vue être dévorée par le regard de Maximilien. Un regard d’homme à la fois possessif et plein de désir. Un regard qui aurait effrayé la jeune servante. Mais ce n’était pas Margot qui était partie précipitamment, mais bien elle. Et il n’y avait personne d’autre que Régis dans la pièce ! Ce qu’il s’était passé, si jamais il s’était vraiment passé quelque chose, les concernait tous les deux, réalisa-t-elle, tandis qu’une étrange chaleur se diffusait dans ses veines. Elle était en pleine élucubration ! tenta-t-elle de se convaincre en se dirigeant vers la petite salle de bain pour se préparer pour la nuit. Lorsqu’elle aperçut son reflet dans le miroir, elle fut atterrée. Elle avait l’impression de voir un visage inconnu. Elle avait les traits tirés, le teint empourpré, les yeux rétrécis, les lèvres pincées. Elle chercha à comprendre ce qui lui arrivait. De guerre lasse, elle finit par ouvrir le robinet et commença sa toilette. L’eau froide lui fit du bien. Une fois prête, elle regagna sa chambre et se coucha.


Malgré sa fatigue, elle se sentait incapable de s’endormir. Ce qui lui était arrivé ne cessait de tourner en boucle dans son esprit. Pour éviter de ressasser, elle s’obligea à penser au roman, à son intrigue, à Margot et à son idylle programmée avec Maximilien. Comment la jeune héroïne allait-elle réagir ? Comment vivait-elle sa promiscuité avec le quinquagénaire ? Elle les imagina tous les deux chez eux. La nuit était tombée. Le calme était revenu dans les rues. Maximilien, penché sur la table, consignait minutieusement dans son registre les évènements de la journée en faisant crisser sa plume d’oie sur le papier, à la lueur d’une bougie à la flamme vacillante. Margot, quant à elle, virevoltait silencieusement, rangeant et nettoyant la pièce commune avant d’accrocher un drap entre les deux lits et de se coucher. Maximilien, tout à son travail, l’aurait-il seulement remarqué ? Sûrement, décréta-t-elle. Tout historien consciencieux qu’il était, ce dernier n’en était pas moins homme. Et comme tout homme, il n’aurait pas pu s’empêcher d’épier discrètement la jeune femme qui se préparait pour la nuit. L’ombre de celle-ci, sur le drap tendu, tandis qu’elle se déshabillait, le bruissement de la chemise de nuit qu’elle enfilait, le craquement du lit sur lequel Margot s’allongeait, le léger soupir de bien-être qu’elle aurait poussé en se pelotonnant sous sa couverture rassurée par la présence de l’historien en train de travailler. Une scène tranquille de la vie quotidienne dont aucun détail n’aurait échappé au quinquagénaire. Une situation somme toute banale, mais qui n’allait pas tarder à s’embraser !


Elle, Maryse, contrairement à la candide Margot, ne voyait pas en Maximilien qu’un érudit passionné d’histoire, mais aussi un homme avec tous ses désirs masculins ! Et comme tout homme, celui-ci ne pourrait pas résister bien longtemps à la jeunesse et à la fraîcheur de la naïve servante. La tentation finirait par devenir trop forte ! D’autant plus que Margot constituait une proie tentante et facile. Oui, c’était cousu de fil blanc : le quinquagénaire finirait par succomber à l’envie de posséder ce jeune corps, d’être le premier à l’entendre haleter, râler, gémir tandis qu’il l’initierait aux plaisirs infinis de l’amour et du sexe…


Et que ressentirait Margot, si dévouée et si prévenante, pour cet homme aux connaissances immenses et à la clairvoyance aiguë ? Pour cet homme qui lui expliquerait en direct les évènements à la fois exceptionnels et dangereux qui se déroulaient dans la capitale en plein chaos en lui donnant toutes les clés pour comprendre. Margot qui se transformerait au contact de cet homme qui lui ouvrait l’esprit, qui lui faisait entrevoir de nouveaux horizons, un avenir bien différent de celui pour lequel ses parents l’avaient préparée. Margot ne pouvait pas rester insensible aux attentions dont l’entourait Maximilien et qui flattaient ce qu’elle avait de plus féminin en elle. Les deux allaient succomber l’un à l’autre. C’était inéluctable, dans l’ordre des choses. Leur promiscuité se transformerait en une profonde affection, leur affection en désir, leur désir en passion dévorante. Leur destin était scellé. Un concours de circonstances imprévu mettrait le feu aux poudres. Le désir les embraserait. Margot se donnerait à Maximilien. Les deux – incapables de contenir leur attirance l’un pour l’autre – lâcheraient la bride à leurs pulsions. La candide ingénue se transformerait en une amoureuse insatiable, entièrement dévouée à son initiateur et maître, le suivant dans les méandres troubles du plaisir.


Exaltée, tremblant de la tête au pied, perdue dans ses pensées où réalité et imaginaire se confondaient, Maryse laissa ses mains s’égarer sur son corps fiévreux. Ses doigts investiguèrent son corps et elle lâcha un petit gémissement. Si elle avait été Margot, elle se serait immobilisée, effrayée à l’idée d’avoir pu réveiller Maximilien qui dormait de l’autre côté du drap. Aussi innocente qu’elle fût, la jeune servante n’en était pas moins femme, songea-t-elle, en proie à une vive excitation. Et comme toutes les femmes, Margot ressentait ce trouble charnel qui prenait naissance aux creux du ventre, qui se propageait en ondes brûlantes en attisant l’irrésistible besoin de se donner du plaisir.


Elle se représenta mentalement la naïve servante, figée dans son lit, la main entre les cuisses, le cœur tambourinant dans sa poitrine, les joues brûlantes, n’osant pas bouger par peur que Maximilien ne l’entende et ne devine son émoi. Jamais la présence de son voisin ne l’aurait autant obsédée. La jeune héroïne chamboulée en aurait recherché la raison. Et puis la vérité aurait fini par s’imposer d’elle-même : parce qu’elle désirait charnellement son compagnon de vie ! Elle imagina Margot se raidir sous sa couverture tandis que la révélation lui tombait dessus, en lui coupant le souffle. Bien sûr, celle-ci aurait essayé d’écarter cette idée en la qualifiant d’ineptie qu’il valait mieux oublier, de se convaincre qu’elle se trompait, que c’était impossible, que cela ne pouvait pas arriver. Probablement, aurait-elle tenté de se convaincre que son corps trop longtemps privé de caresses lui jouait un mauvais tour ? Qu’une fois qu’elle se serait soulagée, l’étrange attraction qu’elle ressentait pour son maître disparaîtrait et tout redeviendrait dans l’ordre ! Elle ne devait pas se bercer d’illusions, se leurrer, elle n’était qu’une servante, pas une épouse. Elle devait rester à sa place et se contenter de sa main ! se serait alors dit la jeune femme.


Maryse se réveilla à l’aube, fatiguée et agitée. Régis ne sembla pas remarquer les cernes profonds qui lui creusaient les yeux et ne lui demanda aucune explication sur son départ précipité de la veille. Après un café rapidement avalé, ils se remirent à la tâche. Ils travaillèrent d’arrache-pied sans sentir le temps passer. Régis rédigeait ; elle recherchait les informations dont l’écrivain avait besoin. Le rythme qu’ils s’imposaient les maintenait dans un état de surexcitation. Ils confrontaient leur point de vue. Leurs imaginations enflammées surenchérissaient à tour de rôle. C’était à celui qui trouverait la meilleure idée. Ils ne quittaient leur poste de travail que pour mettre en scène ce qu’ils imaginaient, Régis jouant le rôle de Maximilien, elle, celui de Margot. Ils ne s’autorisaient des pauses que lorsque la fatigue leur brouillait l’esprit.


Le roman avait pris une telle importance dans son existence que plus rien d’autre n’existait. Cela en frôlait même l’obsession. Elle avait de plus en plus de mal à s’extraire de l’histoire, cherchant sans cesse à se mettre à la place de Margot pour mieux cerner la personnalité, les ressentis et les émotions de la jeune héroïne. Les jours passèrent, les chapitres se succédaient, la rédaction du livre avançait rapidement.


Ce matin-là, Maryse rejoignit Régis qui tournait en rond comme un lion en cage. Quelque chose dans son attitude l’alerta. Le romancier semblait anormalement agité, nerveux. Elle s’immobilisa en lui lançant un regard interrogatif.



Elle assimila l’information sans manifester la moindre réaction attendant que Régis poursuive.



Plus transgressive, répéta-t-elle sans vraiment comprendre où le romancier voulait en venir. Ce soudain revirement de situation la rendait perplexe. Après tout, songea-t-elle, une belle histoire d’amour, fût-elle classique, émouvait toujours le lecteur en le tenant en haleine. Surtout, si la romance était agrémentée de quelques passages érotiques.



Elle se mordilla pensivement la lèvre essayant de prendre la mesure de ce que lui annonçait Régis. Le regard fiévreux, la voix saccadée de ce dernier, l’espèce d’effervescence qui semblait animer celui-ci révélait son impatience à trouver l’idée qui donnerait à son livre une toute nouvelle envergure. Et d’expérience, elle savait que celui-ci ne sortirait de son agitation qu’une fois le but atteint.


Quelque chose qui irait à contresens des idées reçues, qui prendrait à contre-pied le lecteur, résuma-t-elle, pour elle-même. Quelle situation, quelle émotion pourrait susciter un tel effet ? se demanda-t-elle, l’esprit soudain en pleine ébullition. Qu’est-ce qui pourrait bien renverser l’ordre établi, faire exploser tous les codes, repousser les limites du roman sentimental ? Elle lâcha la bride à son imagination. Maximilien, songea-t-elle, était un homme d’expérience, au savoir étendu, libertin dans l’âme. Margot, une jeune femme élevée à la campagne, brusquement plongée en pleine révolution française au côté d’un homme plus âgé et plus averti qu’elle. Un homme qui la fascinait et qu’elle admirait… « Le sacrifice ! » Le mot jaillit soudainement dans son esprit survolté.



La question et la mine effarée de Régis lui firent comprendre qu’elle avait réfléchi à haute voix.



L’écrivain, bouche bée, secoua la tête tout en continuant de la dévisager avec un mélange de stupeur et d’incompréhension. Visiblement, ce dernier n’arrivait pas à la suivre dans son raisonnement. Une intense jubilation l’assaillit.



Les rouages de son cerveau fonctionnaient à plein régime. Elle entrevoyait déjà une intrigue possible. Son imagination enflammée était déjà en train d’esquisser le scénario. Incapable de rester en place, elle se mit à marcher de long en large, en parlant d’une voix haletante :



Régis se figea, releva le visage et la regarda fixement. Les yeux de ce dernier brillaient intensément, comme si un feu dévorant s’y était allumé. Elle avait réussi à capter l’attention de ce dernier. Mieux encore, à emporter l’adhésion du romancier. Galvanisée, elle continua sur sa lancée.



L’idée lui était venue comme ça, spontanément sans qu’elle y ait vraiment réfléchi. La jeune servante se prostituerait pour gagner l’argent nécessaire aux soins et au bon rétablissement de Maximilien. Elle le ferait pour sauver l’homme qu’elle aimait inconsciemment, mais aussi pour se racheter du crime qu’elle avait commis et ainsi sauver son âme…


Mais pas que… Margot était une jeune femme et comme toutes les femmes, elle était constituée de chair et d’émotions. Elle pouvait succomber, tout aussi facilement qu’un homme, à l’appel du sexe. À ce besoin immémorial venu de la nuit des temps qui poussait les femmes et les hommes à s’accoupler ! Un besoin primitif auquel personne ne pouvait résister. Oui, Margot, en se prostituant avec des inconnus, céderait au plaisir… et cela la culpabiliserait d’autant plus. Elle serait alors prise dans un engrenage infernal : poussée par son impérieux besoin de sauver Maximilien, d’obtenir la rédemption de son âme, elle se sacrifierait… Mais en le faisant, elle en tirerait un plaisir coupable. La culpabilité la pousserait à des actes de plus en plus dépravés pour se punir de sa propre faiblesse. Son avilissement exacerberait son besoin d’expiation… Tout cela sous le regard complaisant de Maximilien paralysé qui souhaiterait que Margot continue de vivre, qu’elle découvre le plaisir dans des bras d’inconnus puisque lui ne serait plus capable d’apporter à Margot ce dont toute jeune femme était en droit d’obtenir. Elle en fit part à Régis qui l’observait avec une admiration non dissimulée.



Oui, se dit-elle les yeux étincelants, la culpabilité de Margot en serait d’autant plus grande ! Ils se contemplèrent longuement d’un air entendu, partageant la même exaltation.



Maryse réfléchit à toute allure, passant fébrilement en revue chaque possibilité. La nécessité… le besoin lancinant qu’éprouverait la jeune femme d’expier son crime… le hasard…



Maryse n’écoutait plus Régis. Elle lâcha la bride à son imagination : Margot se tenait devant la grande porte en bois. La jeune femme avait honte, avait peur. Le cœur de celle-ci battait à tout rompre. Elle étreignait nerveusement son réticule contre sa poitrine. Un réticule vide qui expliquait pourquoi elle était là, à cet endroit où elle n’aurait jamais dû se trouver. Mais elle n’avait pas d’autre choix. Elle devait le faire pour Maximilien. Pour se racheter. Alors, elle chassa tous ses scrupules. Après avoir lissé du plat de la main sa robe élimée, elle s’obligea à empoigner le lourd heurtoir en bronze avant de se mettre à frapper… La vie de Margot prenait un nouveau tournant !



La journée, comme les précédentes, fut intense. Elle fut étonnée de trouver d’abondantes informations et de nombreux documents sur les pratiques sexuelles durant l’ancien régime. Elle apprit qu’à cette époque, existait un clivage net entre le devoir conjugal et le plaisir sexuel, clivage qui avait favorisé le libertinage très en vogue à cette période. Dans le mariage, la modération était considérée comme une condition à la procréation d’une descendance saine. En contrepartie, les relations extraconjugales étaient tolérées pour ne pas dire autorisées pour les hommes qui trouvaient le plaisir dans des bras qui n’était pas ceux de leurs épouses. Les femmes, quant à elle, se devaient de se consacrer à leur foyer. Les amitiés féminines leur permettaient de pallier leurs frustrations sexuelles. Les tripots et maisons closes prospéraient. Les hommes les fréquentaient assidûment, venant réaliser leurs fantasmes et trouver des plaisirs qui leur étaient interdits chez eux. Les filles de joie se livraient à tous types de pratiques en utilisant des accessoires sexuels qui n’avaient rien à envier à ceux actuels. Tous les excès étaient possibles pour ceux qui avaient les moyens de se les offrir.


Au fil des pages, Margot devint une reine de la nuit, réclamée et courtisée par tous les hommes fréquentant l’établissement, n’en sortant qu’au petit matin pour s’occuper de Maximilien. Elle menait une double vie : exemplaire et dévouée le jour, licencieuse et dépravée la nuit. Le vœu qu’elle s’était fait d’expier son crime et de se racheter en se consacrant à l’homme qui avait été paralysé par sa faute, le consentement tacite de Maximilien, son souhait de se constituer un petit pécule pour mettre le quinquagénaire à l’abri du besoin la conduisait à tout accepter la nuit. Dans sa quête de repentance, Margot se pliait aux pratiques les plus perverses, cherchant la rédemption dans la façon dont elle se donnait. Celle-ci tirait de sa propre dépravation, de ce mélange de plaisir, de souffrance et d’avilissement, le sentiment de s’approcher de son propre salut.


Maryse, quant à elle, vivait intensément cette descente aux enfers qui enflammait son imagination et la consumait en même temps. Elle avait de plus en plus de mal à faire la différence entre ce qui se passait dans le roman et la réalité. Elle était devenue Margot. Elle avait perdu toute prise sur ses émotions. Elle se disait régulièrement qu’elle devrait démissionner avant de perdre définitivement la tête. Mais au fond d’elle, elle savait qu’elle n’en ferait rien. Une force mystérieuse avait pris le contrôle de son être et la poussait à continuer, à découvrir ce qui allait ensuite se passer, à tendre vers cet absolu que sa raison semblait tant craindre. Oui, l’existence de Margot à la maison close l’obsédait, la hantait. Chaque fois qu’elle songeait à l’héroïne du roman, elle n’avait plus de limites ni d’interdits. Elle s’identifiait à Margot, devenait cette prêtresse du sexe qui se laissait prendre, posséder, punir pour obtenir la rédemption et le salut.


Son reflet dans le miroir de sa petite salle de bain l’effraya. Il était tard. Elle était exténuée. Son visage avait perdu son éclat, ses joues s’étaient émaciées et de profonds cernes sombres creusaient ses yeux. Elle se sentait comme vidée de toute force. Il fallait dire que la journée avait été intense. L’une des prolifiques. Le roman touchait à sa fin et elle craignait le moment où Régis y mettrait le point final. Qu’allait-il se passer après ? se demanda-t-elle avec angoisse.



Une vive bouffée de désir l’embrasa. Une vague de chaleur intense la parcourut. Comme mues par une force propre, ses mains se posèrent sur ses épaules et firent glisser les épaulettes de sa chemise de nuit. Elle baissa les bras et d’un mouvement de hanches, acheva de se débarrasser de son vêtement qui tomba fluidement à ses pieds.


Elle se vit nue dans le miroir, les jambes écartées, les reins creusés, le ventre effacé, les seins aux pointes érigées projetées en avant. Les coudes levés, les mains jointes sur la nuque, elle se regardait complaisamment dans la glace, mais ce n’était pas elle qu’elle contemplait, mais Margot. Elle ne faisait plus qu’une seule et même personne avec cette femme qu’elle admirait pour son courage, son audace et sa liberté. L’incarnation personnifiée de la Femme.


Soudain, le miroir sembla se mettre à onduler et ce qui s’y reflétait laissa la place à ce salon qu’elle et Régis avaient décrit dans le roman, ce salon cossu rempli d’hommes venant s’offrir les faveurs de jeunes femmes aux mœurs dissolues. Et c’était au milieu de cette pièce qu’elle se trouvait maintenant. C’était pour eux qu’elle était nue, qu’elle dévoilait ses charmes féminins, qu’elle se mettait à onduler sensuellement, à se caresser voluptueusement, mimant par sa danse ce que convoitait tout son corps. Alors elle se déchaîna comme Margot l’aurait fait. Elle attrapa vivement ses seins à pleines mains pour les pétrir, les presser l’un contre l’autre. Mais ce n’était pas assez, elle en voulait plus. Elle n’était plus qu’envie, envie d’être prise, d’être investie par tous ces sexes inconnus qui se succéderaient en elle sans lui laisser le moindre répit. Cette perspective la plongea dans un état indescriptible. Oui, elle voulait s’immoler dans le feu dévastateur de l’Extase comme Margot le faisait chaque nuit !


Sa main heurta par inadvertance le gobelet posé sur le bord du lavabo. Le bruit qu’il fit en s’écrasant sur le sol l’arracha brutalement de son rêve éveillé. Elle fut sidérée en se voyant dans la glace, le visage défait, les joues rougies d’excitation, les yeux étincelants de désir. Était-ce à cela qu’elle aspirait ? Succomber à cette furieuse envie de démesure, à ce désir éperdu de jouissance paroxystique ? Les remords l’assaillirent et, incapable d’en supporter davantage, elle s’enfuit comme si elle était poursuivie par une horde de démons.


Lorsqu’elle se jeta sur son lit, la culpabilité laissa la place à la fureur. Tu es tentée par le vice, eh bien, tu vas t’en repentir, se dit-elle pleine de rage, sentant monter en elle une pulsion cruelle pour son corps qui ne demandait qu’à souffrir pour expier. Ses doigts se libérèrent, comme s’ils ne lui appartenaient plus, comme s’ils étaient animés d’une volonté propre. Elle s’infligea de cruels pinçons sur tout le corps, insistant plus violemment encore sur les pointes durcies de ses seins. Sa respiration devint plus saccadée et s’entrecoupait de petits râles plaintifs. Elle se sentait submergée par une espèce de frénésie incontrôlable qui la poussait à aller toujours plus loin. Elle se mit à tirer ses lèvres intimes, distendant les chairs tendres. La douleur qu’elle s’infligeait exacerbait son propre désir, la propulsait dans une volupté indescriptible. Elle voulait souffrir pour se punir et aussi pour accéder à la jouissance purificatrice.


La montée de son plaisir devenait inexorablement liée à la douleur. Celle-ci attisait son excitation, rendait son corps plus réceptif, plus sensible… Le stimulait. Souffrance et plaisir se confondaient. Les limites se brouillaient. Son sexe trempé de cyprine la brûlait, emplissant la pièce d’une odeur forte et capiteuse. Sa chambre était devenue le temple de la divinité du plaisir et du sexe dont les traits étaient ceux de Margot. Ses caresses s’intensifièrent en un tourment exquis. Convulsivement, sa tête allait de gauche à droite comme pour nier le ravissement inconcevable qu’elle ressentait sous l’effet de la délicieuse torture qu’elle s’infligeait. Son corps entier, pris de frénésie, en réclamait toujours plus. Ses mains vinrent presser, pincer en tournant, les mamelons tendus de ses seins gonflés. Elle se mit à haleter, à râler, à gronder sans discontinuité. Elle gardait les yeux fermés pour se concentrer sur les sensations toutes nouvelles qu’elle était en train de découvrir. La douleur qui irradiait sa poitrine se propageait à la vitesse de l’éclair le long de son ventre et avivait le brasier qui la consumait. Son sexe pulsait en contractions de plus en plus violentes. Un flot mouillé s’y échappait et s’écoulait le long de ses cuisses. À plusieurs reprises, elle crut défaillir de plaisir. Soudain, au moment où elle n’y croyait plus, tout son corps se tendit. Elle laissa échapper un long cri strident, ses reins se creusèrent, le corps tétanisé. Venue du fond de son bas-ventre, une vague la soulevait. Enfin, sur une ultime caresse, elle exulta dans la violence d’un orgasme qui la fit retomber sur le lit, hors d’haleine, à peine consciente…