Depuis des heures, Max tourne et tourne encore sa cuiller dans sa tasse de café froid lorsqu’une inconnue fait irruption dans son salon.
- — Bonjour, Mademoiselle, dit-il simplement.
- — Bonjour Monsieur. Passons sur les présentations, je ne vais pas vous raconter d’histoire : je suis venue pour vous voler. Dites-moi juste où vous avez caché vos bijoux et votre argent, et je ne vous embêterai pas plus longtemps. Promis, je ne vous ferai aucun mal.
Max détaille le visage de la jeune cambrioleuse, puis ses yeux se tournent vers le ciel, par la fenêtre ouverte.
- — Mais vous ne me dérangez nullement, et cela fait longtemps que je ne crains plus aucun mal. Regardez : ce nuage ressemble au visage de Françoise. Vous savez qui était Françoise, n’est-ce pas ?
- — Non, je ne la connais pas cette femme, et d’ailleurs, elle ne m’intéresse pas. Je veux savoir où se trouve l’argent.
- — Mais à la banque, comme tout le monde, répond calmement l’homme. Croyez-vous, Mademoiselle, que parce que j’ai quatre-vingt-quatorze ans, je vis comme au Moyen Âge ?
- — Vous avez bien une carte bleue, alors ?
- — Oui, mais je ne me souviens plus du code, parce que les docteurs ont dit que j’ai la maladie d’Alzel… truc, je ne sais plus, c’est un nom barbare.
- — Alzheimer.
- — C’est ça. J’ai déjà oublié ce que j’ai fait hier, ou seulement il y a une heure. Parfois, je dispose d’un moment de lucidité, comme maintenant. Quelquefois, j’ai faim, ou sommeil, ou envie d’aller me promener, alors que ce n’est pas le moment. Il y a un temps pour toute activité, et mon horloge à moi est détraquée. Cela me fait penser à une chose… mais d’abord, puis-je vous offrir un café, si vous n’êtes pas trop pressée ? Rassurez-vous, je ne vais pas vous empoisonner. Vous pouvez même assister à la préparation.
- — Eh bien… pourquoi pas ?
Lentement, Max se dirige vers la cuisine.
- — Françoise faisait si bien le café pour nous deux et pour nos invités. Le mien n’est qu’une pâle imitation.
- — Dans mon squat, j’ai l’habitude de boire une lavasse infâme : le vôtre ne risque pas d’être pire, impossible. Mais qui est Françoise ? Votre femme ?
- — Elle était ma femme, en effet. Elle est morte la semaine dernière.
- — Oh, désolée, toutes mes condoléances !
- — Merci. Je crois qu’il y avait de la neige pour son enterrement. Je me souviens des traces de pas des fossoyeurs.
- — Mais nous sommes en plein été !
- — Alors, c’était peut-être il y a six mois. Ou trois ans, je ne sais plus. Regardez par la fenêtre, ce petit nuage tout blanc : on dirait le visage de Françoise. Elle avait de très beaux yeux qui brillaient tout le temps, surtout lorsque nous faisions l’amour.
- — Quelle est cette idée que vous aviez tout à l’heure ?
- — Cette horloge, dit Max en retournant à petits pas vers son salon, est une authentique comtoise du XVIIIe siècle. Voici une pièce unique réalisée par un horloger de haute volée. Des rois et des puissants l’ont possédée : les maîtres du temps, en leur temps, avant que les aiguilles qui sont empoisonnées à force de tourner se plantent dans leur cœur et qu’ils retournent dans les entrailles de la Terre, tout comme les derniers des derniers. Il parait qu’elle vaut une fortune d’après son estimation. C’est ce que disent mes enfants quand ils me rendent visite – trop rarement – alors qu’ils viennent de prendre leur retraite ! Ils n’ont d’yeux que pour cette chose étrange qui constitue leur promesse d’héritage à se partager. Vous la voulez ? Je vous la donne ! Son mécanisme est encore en excellent état, même si sa précision laisse un petit peu à désirer. Vous devriez avoir une place pour elle dans votre camionnette, celle avec laquelle je vous ai vue arriver.
- — Vous m’avez vue arriver et vous n’avez même pas fermé votre porte à clé !
- — Je ne m’enferme jamais. Voyez-vous, j’ai horreur de me sentir emprisonné, y compris chez moi, depuis que les nazis…, mais passons, c’est une histoire ancienne qui n’intéresse plus personne ! Alors, qu’en dites-vous ? Par contre, je ne peux pas vous aider à la transporter, à cause de mes rhumatismes, mais je ne crois pas qu’elle soit très lourde. Vous allez devoir vous débrouiller toute seule, mais vous êtes grande et robuste : je vous fais confiance. Attention, ne l’abîmez pas si vous voulez en tirer un bon prix ! Attendez, je vous signe un papier pour certifier que je vous l’ai donnée. Comme cela, vous en obtiendrez bien plus qu’avec un receleur.
- — Monsieur, vous êtes sûr ? Je ne suis pas venue pour vous dépouiller de vos souvenirs, mais juste pour voler quelques euros afin de trouver de quoi manger, c’est tout.
- — Ne m’appelez plus Monsieur, mais plutôt Max. Non, vous ne me dépouillez pas, comme vous dites. Parmi mes biens, je donne ce que je veux à mes amis, et jusqu’à preuve du contraire, quoi qu’en pensent mes enfants qui me voient déjà dans la tombe, cet objet m’appartient encore. Ils vont faire une drôle de tête quand ils s’apercevront que leur chère horloge, celle sur laquelle ils comptent pour finir de payer leur maison ou leur voiture, n’est plus là. Nous saurons bien alors si c’est vraiment pour moi qu’ils viennent le dimanche, ou si c’est pour cette horrible machine à égrener ma vie, petit à petit, à chaque « tic-tac » un battement de cœur en moins, un souffle en moins… jusqu’à mes dernières forces !
- — D’accord, c’est entendu.
- — Excellent ! J’aurais un petit service à vous demander… j’aimerais tellement que vous m’emmeniez voir la mer ! Cela fait si longtemps, lorsque Françoise et moi partions en voiture pour une escapade en amoureux ! Nous nous sommes connus pendant la guerre pour rester inséparables durant tout le restant de sa vie.
- — OK. De toute façon, j’ai tout mon temps.
- — Vous ne m’avez pas indiqué votre prénom.
- — Léa.
- — Alors, en route, Léa. Moi, c’est Max.
Une fois l’horloge calée à l’arrière, la jeune femme prend le volant. Sur la voie rapide, ils ne cessent de bavarder. Max mélange les dates et la chronologie de ses souvenirs, mais il est intarissable pour évoquer les qualités uniques de sa défunte épouse.
- — Vous êtes la petite-fille que j’ai toujours rêvée d’avoir. Vous n’imaginez pas à quel point mes petits-enfants sont gâtés et égoïstes… Vous, toute cambrioleuse que vous êtes, vous êtes charmante.
- — Merci, Mons… heu, Max. De votre côté, vous êtes le grand-père dont toujours rêvé. Hélas, les miens sont morts avant ma naissance. Je n’ai même pas connu mon père. Il ne me reste plus rien de ma famille.
- — Au moins, avec la vente de cette horloge, vous allez pouvoir prendre un nouveau départ dans votre vie. Quels sont vos projets ?
- — Je voudrais bien reprendre mes études de droit pour devenir avocate, avoir ma chambre dans une cité universitaire, comme les autres filles qui ont eu plus de chance…
Léa est obligée de freiner brusquement.
- — Un bouchon ici, c’est bizarre ! dit-elle.
Elle ouvre la vitre, détache sa ceinture et regarde au loin.
- — Putain, les keufs ! Ils contrôlent tout le monde. C’est vraiment la merde. La camionnette ne m’appartient pas. Je n’ai pas les papiers. Je l’ai… disons… « empruntée » sur un parking, son boloss de proprio avait oublié les clés sur le contact, trop facile ! Ces enculés ont bien calculé leur coup, on ne peut pas se barrer : impossible de faire demi-tour ici. C’est mort. Avec le casier que je me traîne, je vais encore me retrouver en taule. Fait chier ! Désolée pour vos oreilles chastes.
- — Ne vous inquiétez pas. Si vous voulez bien me passer le volant, au lieu de taper dessus…
- — Vous savez encore conduire ?
- — Que croyez-vous, chère Léa ? Certes, je n’ai plus de voiture, mais lorsque j’ai passé mon permis, en 1949, c’était pour conduire les camions de l’armée, pendant mon service militaire, et en même temps, vos grands-parents que vous n’avez jamais connus devaient jouer aux billes ou à la marelle. Calmez-vous et laissez-moi faire.
Son tour venu, Max parlemente avec les gendarmes qui le laissent finalement poursuivre sa route.
- — La vache, vous vous en êtes sorti, exulte Léa, alors que vous n’avez pas les papiers du véhicule ! Vous leur avez dit quoi, aux gendarmes, pour les embobiner ?
- — Je leur ai dit que j’ai oublié les papiers chez moi, et surtout, je leur ai montré ça, dit Max en désignant la rosette rouge qu’il porte au revers de sa veste. Les militaires sont toujours impressionnés par les décorations. C’est celle que j’ai reçue pour avoir caché des juifs à l’époque où j’étais encore au lycée et où l’on pouvait être fusillé pour bien moins que cela, même à seize ans. Les Allemands m’ont pris, mais je n’ai pas parlé malgré tout ce qu’ils m’ont fait subir, et les autres ont pu s’échapper. Françoise, qui a porté l’étoile jaune sur son manteau, faisait partie de ceux que j’ai contribué à sauver des camps de la mort, avec mes camarades. J’ai réussi à m’évader en sautant du train qui m’emmenait en Allemagne. Ensuite, nous nous sommes cachés ensemble, et quelque temps après la libération, nous nous sommes mariés, pour ne plus jamais être séparés, sauf par la grande faucheuse. Tenez, une aire de repos : je vous rends le volant. Vous aviez raison sur ce point : je n’y vois hélas plus assez clair pour conduire !
Une heure plus tard, Max et Léa arrivent sur la côte. Le vent de mer est fort et Max peine à rester debout. Le soleil l’éblouit. L’endroit est désert. Ils avancent de quelques pas parmi les genêts en fleurs.
- — Regardez, Léa, Françoise me fait signe à travers les nuages. Elle a mis son collier. C’est un beau temps pour des retrouvailles, vous ne trouvez pas ? Attends-moi mon amour, je te rejoins !
- — Vous la voyez partout… Vous deviez vous aimer très fort, malgré le temps. Et dire que je n’ai jamais pu rester avec un mec pendant plus d’un mois d’affilée. Mais… où allez-vous ? Max ! Faites attention au bord de la falaise, vous risquez de tomber !
La voix de Léa se perd dans la brise et le bruit du ressac contre les rochers, tout en bas. Max déploie ses bras comme le font les goélands, et prend son envol afin de rejoindre les nuées et retrouver sa Françoise.
NB : la citation du résumé est de Claude Lelouch.