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Temps de lecture estimé : 32 mn
30/07/21
Résumé:  Une âme perdue, marginalisée, surmonte son traumatisme et retrouve le goût de vivre grâce à l’amour. Une dark romance au dénouement heureux à ne pas mettre dans toutes les mains !
Critères:  ff amour portrait -lesbos
Auteur : Maryse      Envoi mini-message
Résurrection

Une fois le dernier client de la journée parti, elle ouvrit en grand la fenêtre de la chambre pour l’aérer, changea les draps du lit avant de se rendre dans la salle de bain pour se laver. Une fois sous la douche, elle se savonna énergiquement pour tenter de faire disparaître l’espèce de saleté invisible qui lui collait à la peau. Peine perdue ! Comme à chaque fois, elle n’y parvint pas. Ni non plus à atténuer le mal profond qui la rongeait. Y arrivera-t-elle seulement un jour ? Elle cohabitait avec lui depuis si longtemps qu’il était devenu partie intégrante d’elle. Elle cohabitait avec lui…


Elle sortit de la cabine en détournant les yeux pour ne pas apercevoir son reflet dans le miroir heureusement recouvert de buée et s’enveloppa d’une serviette de bain avant de regagner sa chambre. Le besoin de s’étourdir, de se dissoudre dans un monde ouaté où plus rien n’avait d’importance l’assaillait. Elle sortit du tiroir de la commode sa précieuse trousse qu’elle ouvrit fébrilement pour y attraper le pilulier. Elle fit tomber deux comprimés dans le creux de sa paume qu’elle avala précipitamment. Elle n’avait plus qu’à attendre que l’effet se produise…


Appuyée sur la rambarde métallique de la fenêtre, elle laissait son regard dériver sans que rien ne retienne vraiment son attention. Elle aimait la nuit. La nuit qui recouvrait le monde extérieur de son obscurité… L’obscurité qui faisait disparaître tout ce qui s’était passé auparavant… Une trêve de quelques heures avant qu’un autre jour se lève et la replonge dans la réalité… Ce n’était pas se prostituer qui était le plus dur. C’était sa façon à elle d’affronter ses peurs. En se vendant, personne ne pouvait plus la prendre de force. Et puis, son corps ne ressentait rien. Que pouvait-elle faire d’autre ? Elle était en survie. Le plus difficile n’était pas de supporter les clients qui payaient pour profiter d’elle. Non, elle avait l’habitude de prendre son mal en patience et de faire semblant. Et puis les substances qu’elle ingurgitait à longueur de journée lui permettaient de tenir le coup et de donner le change… Jouer son rôle… Faire semblant d’apprécier leur compagnie. Simuler la jouissance pour flatter leur ego masculin tout en faisant en sorte que les relations sexuelles durent le moins longtemps possible. Le corps ne comptait pas. Il n’était qu’un instrument. Ce qui comptait, c’était l’âme. En revanche, l’âme était sacrée. Et on lui avait arraché la sienne, bien des années plus tôt alors qu’elle n’était qu’une enfant…


La drogue la plongeait dans une torpeur qui la protégeait des souvenirs atroces qui la hantaient. Elle savait pertinemment qu’en prendre la tuait à petit feu, mais cela ne lui faisait pas peur. Au contraire, elle en consommait sans modération en espérant la fois de trop, celle qui l’entraînera dans son ultime voyage, vers l’au-delà… Et lorsque cela se produira, personne ne la regrettera. Sa mort passera totalement inaperçue. Personne ne sera là pour pleurer sa disparition. Seul cet ultime sommeil lui permettra d’oublier. Oublier que son être avait été corrompu la nuit où son existence avait basculé. Le crime resté impuni l’avait à jamais transformée. Elle était devenue une ombre invisible qui vivait au jour le jour, sans but précis, condamnée au malheur perpétuel. Elle se laissait entraîner dans sa déchéance sans résister, s’y noyant chaque jour davantage…


Un besoin lancinant la rappela à l’ordre, le besoin d’aller rejoindre l’obscurité, de s’y fondre pour tout oublier. Elle s’habilla sommairement d’un pantalon et d’un haut noir, se brossa rapidement les cheveux et ne se maquilla pas. À quoi bon ? Elle ne rencontrerait personne et n’aurait comme seule compagnie que la solitude. Personne ne la remarquerait et c’était inutile qu’elle perde son temps avec des gestes frivoles. Elle enfila sa veste de cuir, attrapa son sac à main qu’elle portait en bandoulière tout contre elle après y avoir rangé sa trousse et sortit…


Elle se rendit dans un bar qu’elle avait l’habitude de fréquenter. Un bar lesbien où aucun homme ne risquait de l’importuner. Elle leur consacrait suffisamment de temps le jour pour s’en passer la nuit. Un moment qu’elle voulait passer seule. Faire le vide, s’enfoncer dans le noir, loin très loin, si loin qu’aucun souvenir, qu’aucun cauchemar ne pourrait plus la rattraper…


Une fois à l’intérieur, elle s’avança jusqu’au comptoir derrière lequel officiaient deux barmaids que tout opposait. La première, une blonde platinée, aux courbes plantureuses avantageusement mises en valeur par un décolleté plongeant, entièrement tatouée, lui lança un regard peu amène. La seconde, une brune, à la silhouette filiforme, coiffée à la garçonne, s’était toujours montrée amicale à son égard. Cette dernière était en train de servir deux filles amoureusement enlacées qui suivaient du regard la bouteille en train de tournoyer dans l’air. La barmaid la rattrapa avec dextérité et d’un geste fluide, remplit les quatre verres alignés sur le comptoir. Les clientes ravies applaudirent, avant de se saisir des shots d’alcool pleins jusqu’à ras bord et de retourner à leurs places en riant joyeusement.



Elle détourna le visage et fouilla dans son sac avant de déposer un billet de vingt euros sur le comptoir en acquiesçant vaguement de la tête. Elle n’était pas d’humeur à engager la conversation avec qui que ce soit. Elle but d’un trait un des verres de Tequila que Marie-Ange lui avait servis et attrapa les deux autres avant de tourner les talons et de s’éloigner sans prononcer un mot. Elle fit semblant de ne pas entendre la mise en garde que lui lança la barmaid :



Elle s’installa à sa place habituelle, dans un angle mort, loin des regards et se coula dans la pénombre. Elle était devenue invisible. Prête pour partir. Ses mains tremblaient convulsivement lorsqu’elle attrapa sa petite trousse de laquelle elle retira tout l’attirail nécessaire à son voyage ou plutôt à son évasion. Pour se détendre, elle glissa sous sa langue deux pilules qui répandirent un goût amer dans sa bouche en fondant et but coup sur coup les deux verres de Tequila. Puis elle prépara son traitement…


Elle dérivait doucement dans le noir… Elle avait perdu toute notion de temps et d’espace… Elle n’avait besoin de rien, elle se suffisait à elle-même. Tout se confondait autour d’elle. Plus rien ne pouvait l’atteindre. Elle s’abandonnait à cette sensation d’apesanteur, de dilution dans laquelle elle s’immergeait. Elle aurait voulu que cela dure indéfiniment. Pourtant quelque chose essayait de l’arracher de sa torpeur. Comme un son amorti venu de très loin.



Une voix pleine d’anxiété.



Une seconde voix excédée, si différente de la première. Pourquoi ne la laissait-on pas tranquille ? Tout ce qu’elle désirait, c’était de s’enfoncer tout au fond, là où personne ne pourra plus jamais la retrouver.



C’était bizarre de les entendre parler d’elle. Personne ne s’était jamais soucié de son sort et aujourd’hui, les deux barmaids qui ne la connaissaient qu’à peine, se disputaient à son sujet… Elle se sentit soulevée, tirée. Ses jambes refusaient de bouger. Comme si elles étaient atteintes de paralysie. Un violent spasme la secoua et la fit gémir.



La voix de Marie-Ange ! Un prénom de circonstance pour cette personne qui voulait la ramener des enfers… ironisa-t-elle avant qu’un haut-le-cœur ne la fasse hoqueter. Elle eut l’horrible sensation que tout son corps se déchirait et crut défaillir.



Malgré son état nauséeux, elle apprécia la sensation de douceur, de chaleur sur sa peau. Elle n’avait jamais fait l’objet d’une telle sollicitude. C’était tout nouveau pour elle.



La voix douce, les gestes délicats l’apaisèrent. Elle sentit son malaise refluer. Elle arriva à entrouvrir les paupières et distingua à travers ses cils, les visages des deux barmaids qui la dévisageaient avec attention. Clem la soutenait tandis que Marie-Ange continuait à lui frotter le haut des bras.



Elle voulut parler, dire quelque chose, mais sa faiblesse extrême l’en empêcha. Elle eut brusquement des sueurs froides. Elle se mit à trembloter et à claquer des dents sans pouvoir se contrôler. Elle aurait perdu l’équilibre si des bras ne l’avaient pas retenue.



Le corps contre lequel elle s’appuyait la baignait de sa chaleur. Une sensation étrangement apaisante, totalement inédite pour elle. Les corps masculins qui l’avaient si souvent recouverte pour assouvir leurs besoins sexuels l’avaient toujours laissée de marbre. Mais, là, ce qu’elle ressentait, c’était différent. Comme si une douce émotion s’était insinuée sous sa carapace et avait trouvé un lointain écho en elle. Mais son esprit obstrué l’empêchait d’avoir une vision claire de la situation. Elle se laissa entraîner. Lorsque le taxi dans lequel on l’avait installée démarra, elle tourna la tête sur le côté pour regarder à travers le parebrise-arrière. Une silhouette féminine se découpait dans la lumière de l’entrée du club…


Elle savait qu’elle dormait dans son lit et qu’elle était en train de faire un cauchemar. Mais elle n’arrivait pas à se réveiller. Elle assistait impuissante à l’apparition de la forme qui émergeait de l’espèce de brume opaque qui lui obscurcissait l’esprit. Une silhouette noire. Celle qu’elle honnissait. Elle ferma les paupières pour tenter de la faire disparaître. Lorsqu’elle rouvrit les yeux, les deux prunelles glacées et inhumaines qui la terrifiaient brillaient toujours en la fixant. Elle se sentit comme vidée de son sang. Dans un élan instinctif, elle effleura de ses doigts, la base de son cou, là où son agresseur l’avait étranglée alors qu’il la violait.



Et elle sentit une force glaciale l’immobiliser. Elle ouvrit la bouche, mais aucun son n’en sortit. Elle était terrifiée, non pas de mourir, mais que cela se reproduise. De subir à nouveau. Elle eut soudain peur. Une peur viscérale qui lui tordait le ventre…


Elle avait mal. Un mal qui la transperçait jusqu’à l’âme. Son âme qu’elle n’avait pas su protéger, qu’elle n’avait pas pu préserver. Elle se méprisait pour sa faiblesse. Sa faiblesse qui l’avait transformée en poupée sans force, condamnée à se résigner, à subir tous les outrages. Il ne lui restait plus rien. Ni humanité ni espoir. Ni courage ni envie de pleurer. Que son agresseur abusât d’elle quelques minutes ou pendant des heures ne faisait pas de différence. Rien ne pourrait lui enlever la honte et le dégoût qu’elle avait d’elle-même. Elle était redevenue une chose, sa chose. Peu lui importait maintenant la façon dont celui-ci allait la prendre. Elle s’en fichait. Elle voulait dormir, ne plus jamais se réveiller. Tout n’était que désolation. Son corps. Son esprit. Plus rien ne lui appartenait…


Quelque chose l’arracha de son inconscience. Tout lui semblait flou, cotonneux. Le vertige qui lui donnait envie de vomir s’estompait petit à petit. L’horrible bourdonnement qui lui vrillait le crâne aussi. Elle tenta d’ouvrir les yeux, mais ses paupières semblaient collées. Elle passa la langue sur ses lèvres desséchées, craquelées. Elle se sentait sans force, vidée… Se relever la fit grimacer. Elle se dirigea péniblement vers la commode. D’une main tremblotante, elle attrapa sa trousse et en sortit le pilulier. Elle avala d’un seul coup deux gélules et un petit comprimé. L’engourdissement désiré se produisit sans tarder et elle se sentit propulsée dans une sorte d’alanguissement réconfortant, dans un ailleurs où elle dérivait loin de tout, là où personne ne pourrait plus la retrouver, enfin en sécurité. Elle ne distinguait plus ce qui était réel de ce qui ne l’était pas. Et c’était justement ça qu’elle recherchait : son monde à elle… !


Ce ne fut que bien plus tard qu’elle retrouva un semblant de conscience, suffisamment pour s’arracher du coin sombre dans lequel elle s’était réfugiée. Incapable de supporter plus longtemps le vide glacial de son appartement, elle sortit dans l’obscurité de la nuit.


Dès qu’elle entra dans le club, la lumière et la musique l’agressèrent. Elle avait marché tout droit devant elle, l’esprit obstrué, avançant sans brut précis dans les rues sombres. Ses pas l’avaient conduite là, sans qu’elle l’ait vraiment décidé. La force de l’habitude sûrement. Elle se dirigea d’une démarche incertaine vers le bar. Son regard croisa celui d’une femme qui lui ressemblait. Le visage de celle-ci était émacié, la peau blafarde. Les yeux étaient enflés, les pupilles dilatées. Le corps était maigre, les os apparents. Un être sans vie. Elle réalisa brusquement que c’était son reflet qu’elle voyait dans l’immense miroir. Elle détourna le regard et s’affaissa lamentablement sur le comptoir.



Pourquoi fallait-il qu’on la harcelât ? Elle avait juste besoin de boire quelque chose de fort avant d’entreprendre un nouveau voyage à travers l’oubli.



Du coin de l’œil, elle vit Clem se précipiter à la rescousse de sa collègue.



La colère l’enflamma puis retomba aussitôt après. Elle se sentait trop faible et trop déprimée pour tenir tête à ces deux cerbères qui prenaient un malin plaisir à lui pourrir l’existence. Elle avait une bouteille d’alcool fort chez elle. Elle pourrait tout aussi bien se droguer là-bas. Alors qu’elle s’apprêtait à tourner les talons, la perspective de rentrer chez elle et de se retrouver seule lui fit horreur. Les terribles souvenirs de son passé, l’inutilité de son existence actuelle, le désir lancinant que tout s’arrêtât enfin, formaient dans sa tête une sarabande atroce qui la rendait malade. Seule une chose pouvait l’aider : s’isoler et oublier le temps d’un shoot, son insupportable réalité. Elle se sentait exténuée, au bout du rouleau. Il était temps de s’en aller. Peut-être même définitivement…


Quelque chose la tirait du noir. Elle refusait d’en sortir.



La voix était mielleuse, mais sous son timbre suave, se cachait une violence contenue.



Des doigts durs lui entourèrent la gorge avant de la presser de plus en plus fortement jusqu’à lui couper le souffle.



La panique déferla lorsqu’elle sentit le genou lui écarter de force ses jambes serrées. Elle n’arrivait plus à respirer. Un voile rouge la recouvrit tandis qu’elle suffoquait, en proie à une panique indicible. Bientôt, il serait de nouveau en elle pour la souiller. Elle ne pouvait rien faire d’autre que de pleurer. Rien ne l’empêcherait de subir la force dévastatrice qui allait s’abattre sur elle.



Un ricanement maléfique lui répondit.



Elle se réveilla en sursaut et ouvrit les yeux. Une douleur vive lui martelait le crâne. Tout était confus, embrouillé. Elle perçut une présence à côté d’elle. Un frisson de terreur la parcourut, cette fois-ci bien réel, et elle se mit à se débattre avec l’énergie du désespoir.



Une voix féminine. Celle de Marie-Ange ! … Pourquoi se trouvait-elle en sa compagnie ? Qu’est-ce qu’elle faisait dans cette chambre inconnue ? Elle se sentait mal, tout lui paraissait incompréhensible. Et puis les pénibles élancements qui lui transperçaient la tête l’empêchaient de réfléchir. Elle avait du mal à se rappeler. Ses souvenirs lui revenaient par bribes comme des pièces d’un immense puzzle qu’elle n’arrivait pas à reconstituer… Elle était venue au club et puis un rideau noir s’était abattu devant ses yeux… Elle s’y était évanouie… Les deux barmaids s’étaient précipitées. Elle revoyait leurs visages penchés au-dessus d’elle. Celui de Clem lui parlait vivement sans qu’elle puisse en comprendre le sens. Celle-ci semblait contrariée, furieuse même. Elle se remémorait Marie-Ange faisant taire cette dernière, d’une voix autoritaire qui ne lui était pas habituelle :



Elle s’était laissé faire tandis qu’on l’entraînait. Elle s’était assoupie sur la banquette arrière de la voiture qui l’emmenait, elle ne savait où. Elle se rappelait vaguement avoir protesté lorsqu’on l’avait réveillée, tirée puis fait à nouveau marcher. Trop exténuée, elle n’avait pas réagi lorsqu’on l’avait déshabillée et aidée à se mettre au lit… Une fois allongée, elle avait sombré dans le noir… Et puis, elle avait eu la sensation de s’enfoncer dans des ténèbres abyssales… Elle s’y serait perdue si quelque chose ne l’en avait pas empêchée. Comme une voix venue de très loin qui lui demandait de réagir, de lutter contre les abîmes qui l’aspiraient et dans lesquels elle voulait disparaître. Qu’elle devait revenir dans le monde vivant qui était le sien !


Et maintenant, Marie-Ange était là, essayant de la réconforter en lui caressant doucement les cheveux.



N’était-elle pas en train de rêver ? se demanda-t-elle, incrédule. Pour s’en assurer, elle posa les mains sur le visage penché au-dessus d’elle et le parcourut à la manière d’une aveugle. La chaleur et la douceur de la peau qu’elle sentait sous ses doigts la convainquirent que son interlocutrice était bien réelle.



La situation la sidérait. Jamais personne ne lui était venu en aide. Elle ne comprenait pas pourquoi la barmaid du club l’avait fait. Mais elle était trop faible, se sentait trop mal pour y réfléchir.



Elle se rallongea, se pelotonna plus confortablement sous la couette qu’elle tira sur elle jusqu’au menton en fermant les yeux. Alors qu’elle s’assoupissait, elle eut la sensation que les yeux de Marie-Ange l’enveloppaient de leur douceur. Cela la réconforta et elle sombra dans un sommeil paisible…


Elle émergea lentement de son sommeil, les paupières lourdes, la bouche pâteuse, l’esprit embrumé. Quand elle parvint à ouvrir les yeux, elle constata qu’elle était seule dans la chambre. Marie-Ange avait disparu. Elle se leva et esquissa quelques pas chancelants. Elle chercha du regard son sac et le trouva, avec ses affaires pliées, sur le pied du lit. Elle l’attrapa et l’ouvrit. Tout y était ! Soulagée, elle se rhabilla en résistant à l’envie d’avaler une pilule. Elle en avait trop pris la veille et avait frôlé l’overdose. À cause de cela, elle était maintenant contrainte d’affronter Marie-Ange pour la remercier. Que cette dernière l’ait recueillie chez elle la stupéfiait. Elle avait beau réfléchir, elle ne trouvait aucune explication. Cela la mettait mal à l’aise. Jamais elle n’avait compté sur quiconque ni ne s’était liée à qui que ce soit, ce qui l’aurait encombrée inutilement. Elle avait assez de fardeaux à supporter pour s’en ajouter d’autres ! Et puis d’ailleurs, qui pourrait bien s’intéresser à elle ? Elle se prostituait et se droguait. Elle était tout le contraire d’une personne fréquentable. Elle secoua la tête en soupirant. Elle se sentait nerveuse, écœurée, déprimée comme tous les matins. Elle devait rentrer chez elle, prendre une bonne douche, prendre sa dose pour pouvoir affronter les visites de l’après-midi et attendre la nuit où de nouveau elle replongerait dans l’obscurité…


De légers tintements la tirèrent de ses réflexions. Après s’être rhabillée, elle quitta la chambre et se dirigea vers la cuisine en serrant son sac à main contre elle. Il était temps de partir. Mais avant, elle devait prendre congé. Elle se sentait embarrassée de le faire. Elle n’était pas sûre de savoir comment s’y prendre. Ses échanges avec les autres étaient brefs et impersonnels. L’envie de s’en aller en catimini la tiraillait. Après tout, elle n’avait rien demandé et n’était redevable de personne ! En disparaissant comme un fantôme, Marie-Ange en serait sûrement contrariée et cette possibilité la dérangea. Assez de tergiversations ! Plus vite elle irait remercier son hôtesse et plus vite elle s’en irait.


Une fois sur le seuil de la cuisine, elle se figea. Le soleil qui traversait la fenêtre inondait la pièce d’une lumière éclatante. Elle en fut éblouie. Agressée même. Dans un réflexe de protection, elle recula d’un pas pour retrouver la pénombre qu’elle venait de quitter. Marie-Ange qui arrangeait des fleurs dans un vase, se retourna vers elle et lui sourit chaleureusement.



Son souffle se bloqua dans sa poitrine. Elle avait l’impression de contempler un être de lumière. Marie-Ange semblait resplendir, elle était si rayonnante dans sa petite robe aux motifs colorés qu’on aurait dit que c’était elle qui éclairait les lieux et non pas l’astre inondant la pièce de ses rayons. Elle eut brusquement peur de s’approcher, peur de souiller cet endroit de sa noirceur…



Elle déglutit péniblement. Elle se sentait partagée. La logique aurait voulu qu’elle parte, qu’elle s’éloigne le plus rapidement possible de ce lieu où elle n’était pas à sa place. Mais elle n’arrivait pas à détourner les yeux de Marie-Ange qui l’avait accueillie si gentiment. Son indécision la stupéfiait. Elle s’en sentait agacée. Qu’espérait-elle donc ? Elle savait bien qu’elle ne devait rien attendre des autres. L’espoir était fait pour les gens normaux, pour les autres. Pas pour elle. Elle n’avait qu’une chose à faire : retourner d’où elle venait…



Marie-Ange fronça les sourcils et la fixa avec des yeux contrariés.



Elle eut un haut-le-corps. Parler ? Parler de quoi ? … Elle se sentait à fleur de peau. Un léger tremblement la secouait à l’intérieur. Elle mettait tout en œuvre pour le contenir, pour qu’il ne se voie pas. Elle devait partir le plus rapidement possible. Prendre quelque chose qui la remonterait. Elle en ressentait le besoin. Un besoin urgent.



Comment cette femme avec qui ses seules conversations s’étaient limitées aux consommations qu’elle commandait, connaissait-elle son prénom ? Elle avait dû le lui dire sans s’en rendre compte, sûrement pendant un moment où elle avait perdu le contrôle d’elle-même. Mais peu lui importait. Elle devait maintenant mettre fin à ce dialogue de sourds. Il était temps pour elle de partir.



Prise de faiblesse, elle sentit ses jambes se dérober et elle dut s’appuyer contre le chambranle de la porte pour retrouver son équilibre. Quelque chose d’incompréhensible était en train de lui arriver. C’était comme si une brèche s’était ouverte et qu’un flot d’émotions se déversaient en elle. Elle avait la sensation de ne plus avoir prise sur rien. Elle sentait quelque chose d’humide lui couler sur les joues. Des larmes ! Pourquoi pleurait-elle ? Cela faisait si longtemps qu’elle ne l’avait pas fait, se demanda-t-elle, comme si elle était extérieure à la scène. Puis, elle fut submergée et elle dut s’asseoir par terre tandis que sa crise de sanglots s’intensifiait.


Marie-Ange se précipita pour la prendre dans ses bras, murmurant d’un ton apaisant :



Incapable de se contenir, elle s’accrochait à sa voisine et balbutia :



Les larmes qu’elle contenait depuis tant d’années lui inondaient le visage. Incapable de contrôler le chaos qui se déchaînait en elle, elle s’arracha des bras qui tentaient de la calmer et s’affala par terre. Le visage ruisselant, la respiration saccadée, elle se mit à frapper le sol de ses deux poings fermés, criant et sanglotant à chaque coup qu’elle portait, libérant toute sa rage, toute sa frustration, tout son chagrin.



Elle était exténuée, la respiration sifflante.



Elle s’immobilisa trop exténuée pour continuer. La colère avait failli la consumer complètement. Elle frissonna, sidérée par la puissance de la fureur et du ressentiment qui l’avait submergée. Les blessures profondes qu’on lui avait infligées pourront-elles un jour s’estomper ?



Elle tourna les yeux vers Marie-Ange qui la dévisageait avec inquiétude. Elle se sentit soudain gênée. Jamais elle ne s’était donnée en spectacle et l’avoir fait la mortifiait. Qu’allait penser cette dernière d’elle après avoir assisté à son effondrement ? Cette idée la dérouta. Elle ne s’était jamais souciée de l’image que les autres se faisaient d’elle. Elle essuya rapidement les larmes qui ruisselaient sur ses joues. Soudain, tout devint flou autour d’elle et elle se remit à pleurer à chaudes larmes, des larmes silencieuses, pleines de ressentiment.


Marie-Ange agenouillée à côté d’elle l’enlaçait et la serrait contre elle. Elle n’avait ni la force ni l’envie de résister. Elle ne se rappelait plus d’avoir été prise dans des bras ni d’avoir été consolée de la sorte. Elle continua à pleurer, le visage niché contre le cou, le mouillant de ses lames. Qu’était-il en train de lui arriver ? Elle aurait dû refuser l’attention dont elle faisait l’objet, mettre fin à cette étreinte. Pourtant elle n’y arrivait pas. Les bras de Marie-Ange étaient comme un doux refuge qu’elle n’arrivait pas à quitter. Les caresses sur ses cheveux l’apaisaient et chassaient un peu plus à chaque fois, la tension et le chagrin qui l’accablaient. Serait-ce dû à la drogue qu’elle avait ingurgitée ? Elle n’arrivait pas à s’écarter, à s’éloigner de sa voisine dont elle sentait la présence l’envelopper étrangement. Cela faisait si longtemps qu’elle vivait seule, retranchée dans son no man’s land émotionnel que l’attention dont elle faisait l’objet la déroutait. Elle était en pleine confusion et ne comprenait pas le besoin inexplicable qu’elle avait de s’accrocher à Marie-Ange. Comme si la compagnie de cette dernière lui était nécessaire. Comme si elle désirait inconsciemment que celle-ci lui vienne en aide ! Et soudainement, elle eut l’impression que le désert glacé qui l’habitait intérieurement depuis si longtemps ne demandait qu’à être chassé ! Brusquement effrayée, elle ferma ses yeux trempés, cherchant à contrôler ce débordement d’émotions qui montait inexorablement en elle.



Le corps flageolant, le ventre noué, le cœur battant précipitamment, elle restait là, immobile, incapable de la moindre réaction. Elle était profondément perturbée. Elle s’était vendue, droguée, isolée, mais n’avait jamais vécu quelque chose d’aussi perturbant. Pourquoi un tel trouble ? Cela lui paraissait incompréhensible, inconcevable. Peut-être avait-elle tout simplement envie d’oublier son enfer, de sortir de son isolement et de profiter de la chaleur réconfortante d’une compagnie ?



Elle leva les yeux. La compassion qu’elle lut dans le regard de sa voisine l’atteignit en plein cœur.



Les propos restèrent un long moment en suspens dans l’air, lourd de sens. Elle y réfléchit en se demandant quel genre de vie elle aurait souhaité mener si on ne lui avait pas volé la sienne.



Elle haussa tristement les épaules, trop lasse pour protester.



Elle sentit la main de Marie-Ange lui attraper le menton et lui remonter le visage.



La conviction dans la voix et l’intensité du regard l’émurent. Personne ne lui avait jamais parlé avec un tel élan. Elle retint son souffle. Se pourrait-il qu’elle puisse prétendre à une vie normale malgré tout ce qu’elle avait vécu ?



La paix ? Qu’est-ce que Marie-Ange connaissait de sa vie, de son drame pour lui parler de paix avec elle-même ? Elle se raidit et dévisagea avec dureté son interlocutrice. Pour qui se prenait celle-ci pour lui faire la morale ? La colère monta en elle. Elle serra les dents et s’efforça de maîtriser les tremblements de son corps. Personne ne pouvait comprendre ce qu’elle avait traversé, le mal qu’on lui avait fait. Elle n’avait pas besoin de pitié. Cette conversation n’avait que trop duré. Elle devait réagir, remettre Marie-Ange à sa place et partir. Dans ce cas, pourquoi son cœur lui faisait-il si mal ? Pourquoi se sentait-elle frigorifiée ? Pourquoi ces frissons, cette sensibilité exacerbée à la présence, au regard de cette femme ? Non, elle ne devait pas faiblir ! Dans un sursaut de volonté, elle décida de se reprendre en main, d’ignorer les émotions qui faisaient rage en elle et de s’en aller comme elle aurait déjà dû le faire au lieu de s’écrouler ridiculement. Dans un sursaut désespéré, elle s’arracha des bras de Marie-Ange et s’enfuit…


Elle vécut les jours qui suivirent dans une sorte de prostration totale. Elle ne ressentait plus rien et vivait machinalement, chaque jour se répétant à l’identique du précédent. C’était comme si elle avait été frappée d’une paralysie émotionnelle totale. Ni les remontants ni la drogue n’arrivaient à la tirer de son marasme. Entre deux clients, elle s’asseyait dans un coin sombre de sa chambre et se murait dans sa solitude en se demandant morbidement si elle ne ferait pas mieux d’en finir une bonne fois pour toutes. À quoi bon continuer à vivre ? se disait-elle. La mort serait bien plus douce que tout ce qu’elle endurait en continuant à vivre. Pourtant, elle n’arrivait pas à s’y résoudre. Comme si quelque chose l’en empêchait. La peur de mourir ? Non, la mort avait toujours été à ses côtés. Peut-être souhaitait-elle continuer à souffrir pour se punir de ne pas avoir su protéger la petite fille qu’elle avait été…


Cette nuit-là, elle se réveilla en criant. Elle transpirait et pourtant elle avait froid. Les ténèbres l’enveloppaient comme dans un cercueil. Elle ne savait plus si elle vivait ou si elle était morte. Elle tendit la main pour allumer sa lampe de chevet. La lumière lui meurtrit les yeux dont les paupières se mirent à cligner. Un bourdonnement lancinant résonna dans sa tête et lui provoqua une migraine atroce qui lui transperçait le crâne. Elle se prit les tempes entre les mains et gémit dans un sanglot vite étouffé. Des larmes lui coulaient des yeux comme ce qui s’était produit chez Marie-Ange. Tout son corps se contracta sous la violence de l’émotion qui la submergeait. Ce fut comme une éruption volcanique. Soudain et brutal. Elle cria tétanisée, en s’effondrant sur son lit. Sa souffrance lui fit haïr son corps. Elle se détestait. Tout semblait s’effondrer autour d’elle. Elle devint hystérique, pleurant et gémissant, en se tortillant sur le lit qu’elle frappait de ses poings serrés. Épuisée et à bout de souffle, elle finit par se calmer. Elle se redressa tant bien que mal en titubant dangereusement. Dans un état second, elle attrapa sa trousse. Cette nuit, elle partirait, mais pas enfermée dans sa chambre. Dans un endroit où l’on pourrait retrouver son corps. Elle sortit dans la nuit sans jeter un regard derrière elle.


Elle marcha droit devant elle comme un automate. Le bruit de ses talons sur le béton du trottoir sonnait comme le martèlement sinistre du tambour accompagnant le condamné vers l’échafaud. Elle ne voyait rien autour d’elle, ne ressentait rien, pas même l’air froid de la nuit. Et puis brusquement, le souvenir de Marie-Ange lui emplit l’esprit. Son visage doux semblait si réel, si proche qu’elle tendit la main pour le toucher.



La voix de Marie-Ange ! Elle devait rêver. Des mains se saisirent des siennes et les serrèrent. Elle voulut se débattre. La petite trousse qu’elle serrait contre elle tomba par terre tandis qu’elle restait pétrifiée, incapable de la moindre réaction. Puis quelque chose lâcha en elle et elle se remit à sangloter, submergée par une émotion incompréhensible. Aussi incroyable que cela pouvait paraître, elle brûlait de s’agripper à cette présence telle une noyée à sa bouée de sauvetage. Mais ce besoin lui paraissait inconcevable. Elle resta interdite, partagée entre l’envie de se blottir contre Marie-Ange et de reculer.



Tout à coup affolée, elle voulut rétorquer que ce n’était pas possible, qu’elle était nocive et qu’on devait l’éviter à tout prix. Mais seul un gémissement sortit de ses lèvres crispées. Et lorsque les bras l’enlacèrent délicatement, elle eut l’étrange sensation que son cœur se remettait à battre en propageant en elle, une étrange et paradoxale envie, l’envie de vivre…


Tout à coup, angoissée par la violence des émotions qui l’emportaient, elle qui en avait été si longtemps privée, ferma les paupières, son visage à un souffle de celui de sa voisine.



Cette dernière se pencha à son oreille avant d’ajouter :



Elle n’arrivait pas à croire à ce qu’elle avait entendu. La tendresse qu’irradiait son interlocutrice la laissait sans souffle. Jamais elle n’aurait cru être capable de susciter un tel sentiment. Elle aurait dû se méfier, se dire que tout allait trop vite, que ce ne pouvait pas être vrai, que les contes de fées n’existaient pas et qu’elle ne pouvait pas être sauvée.


Elle était totalement désorientée. Il lui semblait qu’elle avait changé d’univers. L’obscurité dans laquelle était plongée la rue ne l’empêchait pas de ressentir la douceur du sourire et la chaleur du regard avec lesquelles l’enveloppait Marie-Ange. C’était d’une telle intensité, si rassurant, si enivrant que le vide sidéral qui l’habitait jusque-là semblait se combler en laissant la place à une sourde espérance.



La barmaid déposa alors un baiser tendre sur ses lèvres comme pour la prier de ne pas protester, en la berçant tendrement contre elle. Ce délicat contact provoqua comme une onde de choc qui l’ébranla tout entière, la laissant pantelante. Elle n’arrivait pas à comprendre ce qui lui arrivait. C’était si inattendu, si stupéfiant qu’elle avait du mal y croire. Peut-être divaguait-elle ! Mais le corps tendre et chaud qui épousait le sien était bien de chair et de sang, empli de vie…


Lorsque Marie-Ange se pencha à nouveau vers elle pour l’embrasser une seconde fois, elle tourna brusquement la tête sur le côté, essayant d’y échapper. N’était-ce pas une illusion, une farce sinistre que lui jouait le destin qui n’avait de cesse de s’acharner sur elle ? Tout cela n’était qu’une hallucination provoquée par les substances qu’elle ingurgitait à longueur de journée et qui altéraient son jugement et ses émotions. Pourtant, elle sentait son cœur, son âme basculer vers Marie-Ange. Non ! Tout cela ne pouvait pas avoir de sens ni de réalité… Machinalement, elle continua à faire « non » de la tête.



La barmaid se tut un instant avant d’ajouter :



Le visage de Marie-Ange n’était plus qu’à quelques millimètres du sien. Elle ne bougeait pas. Son corps en était incapable. Pour partir où, d’ailleurs ? Elle tremblait de plus en plus fort.



Les mots mirent du temps à se frayer un chemin jusqu’à son esprit obstrué. Progressivement, la réalité de la situation s’imposait à elle. Elle eut brusquement la sensation que les bras qui l’entouraient la protégeaient comme un bouclier indestructible derrière lequel rien de mal ne pouvait plus lui arriver. Alors elle leva les yeux pour regarder Marie-Ange qui l’implorait du regard. Elle fut ébranlée par l’amour, l’espérance et la foi qu’elle y découvrit. Et pour la première fois de sa vie, elle eut l’impression que le passé s’estompait et que l’avenir l’accueillait. Elle comprit d’instinct qu’elle devait saisir cette chance que lui offrait Marie-Ange en s’y cramponnant de toutes ses forces…




Nue devant le miroir de la chambre, elle regardait son ventre arrondi. Elle ressentait une incroyable exaltation à cajoler cette partie de son corps qui abritait une vie. Elle avait l’impression de tenir un monde entre ses mains, un monde dans lequel une nouvelle existence était en gestation. Un nouvel enfant allait naître, grâce à l’amour de Marie-Ange…


Elle était comblée et rien ne semblait pouvoir entacher son bonheur. Sa relation avec Marie-Ange l’avait transformée. Elle ne faisait plus de cauchemars et ne se droguait plus. Elle se réveillait chaque matin avec l’heureuse perspective de passer une journée radieuse aux côtés de la femme qu’elle aimait et chaque soir, de s’endormir au creux de ses bras. La compagnie de Marie-Ange lui paraissait à la fois naturelle et vitale… Il y avait une harmonie entre elles, des conversations faciles, un sens de l’humour partagé, beaucoup de connivence et de complicité.


Sa compagne lui donnait l’impression d’être spéciale, importante. Marie-Ange la regardait vraiment quand elle lui parlait. Et quand c’était elle qui lui racontait quelque chose, cette dernière l’écoutait avec attention. Cela la changeait de tout ce qu’elle avait pu vivre jusque-là ! Elle avait passé la plus grande partie de sa vie à vivre comme une ombre. Elle n’était rien et restait anonyme aux yeux de tous, y compris de ces anciens clients qui ne voyaient en elle rien d’autre qu’une enveloppe charnelle dont ils profitaient. Avec Marie-Ange, elle existait réellement et avait découvert ce qu’était le bonheur.


Et puis il avait le sexe. Elle soupira. Leurs étreintes étaient incroyables, pleines d’improvisation et de surprise. Son corps qu’elle croyait inerte était devenu incroyablement sensible, réceptif et même insatiable. Elle se sourit à elle-même tandis qu’une vague de félicité submergeait. Elles faisaient l’amour tantôt avec douceur, tantôt avec passion, souvent plusieurs fois de suite jusqu’à atteindre cette sensation de pur éblouissement qui les faisait convulser de plaisir. Cette pensée déclencha une bouffée de chaleur qui se répandit en elle à la vitesse de l’éclair.


Et maintenant, elle portait leur bébé. Un bébé certes issu d’une insémination artificielle, mais qui était bien le leur ! Lorsque l’obstétricien leur avait confirmé la grossesse, elle n’en avait pas cru ses oreilles. Jamais elle ne s’en serait crue capable. Cette maternité donnait un tout autre sens à son existence. Bientôt, elle allait donner vie à un enfant, un enfant qu’elle allait protéger et chérir, tout comme le ferait Marie-Ange. Un être dont elle sentait le doux frémissement sous ses doigts, le doux frémissement de sa propre renaissance…


Elle ressentit la présence de Marie-Ange derrière elle. Elle n’avait pas entendu cette dernière s’approcher, mais son cœur avait tressailli. Tendrement, sa compagne se lova contre son dos et lui entoura la taille de ses deux bras, posant les paumes sur son ventre, en l’embrassant dans le cou. Comme elle l’aimait ! Jamais elle ne pourrait lui rendre tout ce que cette dernière avait fait pour elle. Elle sentit ses yeux s’embuer d’émotions. Elle posa les mains sur celles de son amie qui glissèrent lentement, plus bas vers l’endroit où toutes ses sensations semblaient se rejoindre. À ce moment précis, le bébé donna un petit coup de pied que Marie-Ange dut sentir, car celle-ci poussa un petit soupir extasié.


Elle vécut dans sa propre chair l’incroyable émotion de son amie qui irradiait une telle tendresse, un tel amour qu’elle se sentit projetée dans un bonheur extrême. Elle exultait littéralement, vivant ardemment le moment présent. Savoir qu’elle pouvait plonger Marie-Ange dans un tel état de passion l’emplissait de bonheur ! Et lorsque celle-ci tomba à genoux devant elle pour lui entourer la taille de ses deux bras et lui couvrir le ventre de milliers de baisers enflammés en murmurant des mots d’amour, elle fut prise de vertige. Elle plongea ses mains dans les cheveux de son amie comme pour s’y accrocher. De toutes ses forces…



Elle avait eu peur que sa grossesse la rende moins séduisante. Mais Marie-Ange le lui démontrait à chaque fois que c’était tout le contraire. Cette dernière semblait apprécier tous les changements de son corps. Ses seins plus lourds et plus sensibles, ses hanches pleines, son ventre rond traversé par une ligne brune le long de laquelle sa compagne adorait déposer une myriade de baisers jusqu’à atteindre sa féminité éclose. Comme celle-ci était actuellement en train de lui faire ! Et elle eut l’affolante sensation que son être tout entier réclamait Marie-Ange, que jamais elle ne pourrait se lasser de cette dernière, que sa compagne était indispensable à son bonheur et à son équilibre, tout comme le bébé qui l’emplissait.


Son amie finit par se relever. Leurs regards se lièrent et Marie-Ange, avec une infinie tendresse, lui embrassa les yeux, puis le nez et enfin la bouche. Comme chaque fois, sa compagne l’étreignait avec une telle délicatesse, un tel altruisme qu’elle en était toute retournée. Les hommes, et elle en avait connu, l’auraient dévorée dans un assaut avide, cherchant à satisfaire leur propre désir. Avec son amie, c’était tout le contraire. Chaque baiser, chaque effleurement des lèvres sur son visage lui montrait combien elle était aimée, désirée. Leurs lèvres se joignirent et elle fut bouleversée par tout l’amour que lui offrait Marie-Ange. Un amour qui se renforçait chaque jour davantage. Tremblante d’émotions, elle se lova plus étroitement contre cette dernière comme si elle cherchait à ne plus faire qu’une avec celle-ci.


Elle rejeta la tête en arrière lorsque les lèvres descendirent le long de son cou jusqu’à ses seins, laissant sa compagne les embrasser, les titiller, les lécher avant de lui mordiller délicatement les mamelons érigés l’un après l’autre. Jamais sa poitrine n’avait été aussi délicieusement sollicitée, si proche d’éclater de plaisir. Puis, la bouche glissa voluptueusement plus bas, en se faisant plus douce encore, pour embrasser la rondeur de son ventre avec une telle tendresse, une telle déférence, qu’elle en fut touchée jusqu’aux larmes. L’émotion lui nouait la gorge au point qu’elle avait peine à respirer. Si seulement, ce moment pouvait durer éternellement ! À cet instant, il n’y avait plus d’obstacles entre elles, plus de secrets, plus de tabous, elle se sentait en état de grâce…


Puis Marie-Ange releva la tête et leurs regards se soudèrent. Dans un élan plein de fougue, elles se retrouvèrent dans les bras l’une de l’autre, leurs corps rivés, leurs lèvres amoureusement arrimées. Elle gémit au contact de la main douce qui passa sous son ventre avant de s’insinuer entre ses cuisses qui s’écartèrent d’elles-mêmes. Éperdue, elle s’offrit totalement dans un long gémissement. Marie-Ange l’effleura tendrement, glissant l’extrémité d’un doigt entre ses lèvres écloses, avant de tracer de petits cercles autour de son bouton de chair pour ensuite le titiller délicatement. La caresse trouva immédiatement un écho assourdissant au creux de son ventre. Le plaisir monta en elle et répandit sa chaleur dans tout son corps. Chaque spasme l’inondait d’une vague de volupté. Attentive à la moindre de ses réactions, Marie-Ange intensifia progressivement ses attouchements. Le feu qui couvait en elle s’embrasa et elle perdit pied.



Sans la quitter du regard, sa compagne la maintenait aux portes de la jouissance dans un tourbillon de sensations tellement intenses qu’elles en devenaient presque insoutenables. Haletante, ruisselante, elle gémissait, poussait de petits cris inintelligibles, son corps s’agitant dans tous les sens cherchant à amplifier ce supplice ô combien délicieux. Inlassablement, Marie-Ange accentuait ses effleurements, augmentant son plaisir. Elle tremblait de tout son corps.


Tétanisée, des larmes de bonheur ruisselantes sur son visage enfiévré, la respiration sifflante, s’agrippant de ses deux mains au bras de son amie, elle défaillait, au bord du bonheur absolu tant les émotions qu’elle éprouvait étaient extraordinaires.



Aussitôt, Marie-Ange l’entraîna dans leur lit en s’arrachant sa chemise de nuit. Mues par une même passion, elles s’enlacèrent de toutes leurs forces tout en faisant attention à ne pas écraser son ventre qui abritait leur bébé. Leurs langues se cherchèrent, se mêlèrent dans une danse folle, tandis qu’elles s’agrippaient l’une à l’autre, que leurs mains fébriles, impatientes partaient à l’assaut de leurs corps qui ondulaient frénétiquement l’un contre l’autre. La chaleur de leurs peaux moites embrasait leurs sens et décuplait leur avidité. Leurs poitrines aux pointes durcies par le désir se frottaient l’une contre l’autre, leur arrachant de petits cris d’extase. Elles haletaient de concert sous l’effet de leur baiser qui devenait d’une intensité presque rageuse. Mais cela ne suffisait pas. Elles voulaient plus, beaucoup plus. Alors Marie-Ange se redressa et attrapa un oreiller qu’elle glissa sous ses reins pour lui relever le bassin. Puis, tout aussi fiévreusement, elle s’installa à califourchon sur sa cuisse, leurs jambes intimement emboîtées. La position lui laissait le ventre dégagé. Leurs peaux, leurs intimités bouillantes se pressèrent. Mues par un même élan, chacune se mit à onduler, impulsant à son corps un léger mouvement de torsion, leurs féminités se frottant amoureusement l’une contre l’autre.


Elle crut défaillir sous la délicieuse torture. Vibrante d’excitation, elle s’agrippa au drap du lit que ses mains serraient convulsivement, en poussant un long gémissement tandis que la tension au plus profond de son corps devenait à peine supportable. Elle avait franchi le point de non-retour. Marie-Ange aussi, à entendre ses râles plaintifs et les mots intelligibles qu’elle poussait sans discontinuité. La passion qui les unissait n’avait d’égale que la fureur de leur désir.



Elle ne quittait plus sa compagne des yeux. Celle-ci, hors d’elle, le regard halluciné, la bouche entrouverte, la respiration saccadée, le corps en nage, accélérait progressivement le rythme. Leurs sexes se frôlaient délicieusement, dans un froissement de chairs mouillées. Leurs halètements, gémissements et cris d’extase résonnaient dans toute la pièce. La friction lui irritait la peau. C’était si intense que cela en devenait presque douloureux. Elle tanguait, suffoquait, gémissait sans discontinuité. Une vague de chaleur de plus en plus intense gonflait son ventre et ses seins en menaçant de l’emporter à tout moment. D’un coup de reins instinctif, elle poussa davantage son bas-ventre en avant en essayant de retenir son orgasme autant qu’elle le pouvait.



Marie-Ange, au-dessus d’elle, semblait transfigurée. Par le plaisir, par le bonheur. Elle sentit son souffle lui manquer. Jamais elle n’aurait cru être capable de déclencher une telle émotion. Elles s’accordaient si bien ! Elles s’ouvraient mutuellement leurs âmes en s’approchant ensemble de l’extase tant désirée. L’amour les portait au-delà de toute imagination.


L’amour ? Oui. Seul l’amour était capable de leur prodiguer une telle complétude, une telle intimité, une telle fusion. Chaque cellule de son corps réclamait Marie-Ange et elle savait maintenant que cette dernière ressentait la même chose qu’elle. C’était comme si elle partageait tout, comme si elle ne faisait plus qu’une. Des spasmes de plus en plus rapides parcouraient leurs ventres. Elles ne se contrôlaient plus. D’un coup, les halètements de Marie-Ange s’accélèrent, devinrent plus saccadés. Celle-ci se mit à trembler convulsivement. Au moment où elle sentit que son amie allait partir, un nœud se défit au creux de son ventre et, poussant un long râle, elle explosa en même temps que Marie-Ange, jouissant une première puis une seconde fois puis encore et encore avec une violence et une intensité dont elle ne soupçonnait même pas l’existence. Elles hurlaient à l’unisson, leurs ventres transmettant les spasmes de leurs orgasmes à l’autre. L’extase déferlait par vagues successives, revenant sans cesse. L’orgasme les emmena au bord de la perte de conscience. Marie-Ange s’effondra à côté d’elle. À bout de force, le souffle court, elles restèrent allongées l’une contre l’autre, leurs jambes emmêlées, s’apaisant mutuellement en se tenant par la main. Elles étaient en nage, des larmes de bonheur baignaient leurs joues.


Lovée dans les bras de Marie-Ange, elle mit du temps avant de retrouver ses esprits, toujours sous le choc de ce qui venait de se passer. Elle venait de vivre un orgasme incroyable et pourtant au paroxysme du plaisir, elle avait eu l’impression que rien n’était plus important que Marie-Ange, de ne plus rien vouloir d’autre que le bonheur de cette dernière. Elle aurait voulu exprimer à haute voix tout ce qu’elle ressentait. Mais il lui était impossible de trouver les mots capables de décrire l’intensité du bonheur qui gonflait son cœur à tel point qu’il était prêt à éclater. Alors elle ferma les paupières, en se blottissant plus étroitement contre son amie, cherchant à prolonger à l’infini, le sentiment de plénitude, de félicité qui l’habitait. Elle savait qu’elle avait la vie entière pour aimer celle qui l’avait sauvée de son enfer, la chérir. Ensemble, elles bâtiront un foyer épanouissant pour leur enfant qui allait naître.


Comme si elle avait deviné ses pensées, Marie-Ange posa une main sur son ventre en le massant délicatement. Elle ne bougea pas pour ne pas prendre le risque de mettre fin à la magie du moment, à l’immense bonheur qu’elle ressentait en se laissant cajoler le ventre. Ce ventre qui abritait une vie sur laquelle elle et Marie-Ange allaient dorénavant veiller. La main de sa compagne y était à sa place…