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Temps de lecture estimé : 17 mn
10/09/21
Résumé:  Entre principe et réalité, quand un adepte des théories révolutionnaires se prend les pieds dans le tapis.
Critères:  fh collection jalousie confession -rencontre
Auteur : Volnay-a  (Écrire pour passer le temps)
Là où se cache le diable




Pendant une soirée entre vieux copains, nous en étions à cultiver la nostalgie d’un temps que les moins de quarante ans ne peuvent pas connaître. La conversation menaçait de virer au « c’était mieux avant » mélancolique quand l’un d’eux nous proposa que, chacun à notre tour, nous racontions notre plus croustillante aventure de jeunesse de préférence croustillante. La consommation un peu excessive d’un excellent armagnac nous fit accueillir cette idée avec enthousiasme. Tout le monde y alla donc de son histoire jusqu’à notre ami Jérôme. Son tour venu, il déclara que n’ayant jamais rien vécu d’original, il préférait se taire. Cette excuse fut balayée avec indignation, et nous insistâmes si vigoureusement qu’il finit par se décider et voici ce qu’il nous raconta :


En ce temps-là, dit-il, j’avais vingt-deux ans. Trois jours par semaine, j’étais pion dans un lycée de la grande couronne parisienne. Le reste du temps, j’habitais au dernier étage d’un immeuble de la rue Monge, dans une mansarde minuscule mais au loyer compatible avec mon modeste salaire. Les études d’histoires que je suivais avec un certain dilettantisme me laissaient le temps de hanter les cinémas d’art et d’essai du Quartier latin, d’aller dans des boîtes confidentielles écouter des chanteurs et des chanteuses qui ne l’étaient pas moins, et surtout, de palabrer au fond de divers bistrots, sur le meilleur moyen de faire enfin triompher la Révolution. Ces discussions ne s’achevaient que fort tard quand le patron, désireux de fermer enfin son établissement, nous poussait poliment mais fermement vers la sortie.


Nous étions une demi-douzaine à loger dans le secteur de la rue Monge. Nous en revenions donc ensemble en continuant la discussion entamée avant notre expulsion. C’était l’occasion pour les jeunes coqs que nous étions de tenter de briller aux yeux d’Anne et de Françoise, éléments féminins de ce petit groupe. Françoise avait, avec Sophie Marceau, une ressemblance qu’elle cultivait discrètement. Anne, de son côté, affichait un profond mépris pour les conventions bourgeoises en général, et les oukases de la mode en particulier. En conséquence, elle était toujours vêtue à la diable de jeans, de chemisiers, de pulls toujours un peu trop grands et de blousons de préférence usagés. Le tout réduisait à presque rien des formes qu’elle ne se souciait pas de mettre en valeur. Avec cela, des cheveux châtains très épais, très foncés et très bouclés, deux grands yeux noirs et brillants, une bouche charnue aux lèvres rouge vif, un nez droit, des joues et un front assez larges et un menton volontaire lui composaient un visage qui ignorait le maquillage.


Pour ma part, si je m’efforçais de tenir honorablement ma partie dans les assauts d’éloquence qui se livraient entre la place de la Sorbonne et celle de la Mutualité, c’était sans visée particulière ni sur Françoise ni sur Anne. En effet, le compagnon officiel de la première était un de mes plus proches amis et j’avais des principes auxquels il était d’autant moins question de déroger que, pour agréable qu’elle soit, Sophie Marceau n’a jamais été mon type de femme. Quant à la seconde, elle n’était qu’une connaissance parmi beaucoup d’autres. Quelqu’un avec qui échanger des considérations sur le cinéma japonais, la dégénérescence du marxisme dans sa version léniniste ou les derniers romans avant-gardistes sans que cela tire à conséquence


Un soir de novembre, en sortant du cinéma où j’avais passé la fin de l’après-midi je croisai Anne et Françoise. Paris était plongé dans un brouillard glacial. Peu pressé de retrouver ma cellule de la rue Monge, je leur proposai d’aller dîner dans un restaurant grec que nous fréquentions régulièrement en raison de l’abondance de ses assiettes et de la modération de ses tarifs. Le repas fut joyeux. Négligeant pour une fois la politique, nous l’avions commencé en parlant cinéma. Mais, à mesure que nous vidions la bouteille qui accompagnait mezzés et brochettes, la conversation prit un tour auquel je ne m’attendais pas. En effet, nous n’abordions guère ces questions sauf pendant des débats très théoriques sur la meilleure façon de libérer l’humanité des carcans dans lesquels l’auraient enfermé le judéo-christianisme et son héritière, la morale bourgeoise. Commencée à propos de Tom Jones de Tony Richardson, que je venais de revoir pour la nième fois, elle glissa assez vite sur des sujets plus scabreux. Encouragé par l’alcool, j’avouais des lectures sans rapport proche ou lointain avec l’émancipation du prolétariat mondial et, de surcroît, écrites par des ennemis de classe, mais à forte teneur érotique. Non seulement mes interlocutrices ne s’en scandalisèrent pas, mais je compris vite qu’elles connaissaient cette branche de la littérature, aussi bien et peut-être mieux que moi.


Le sujet était passionnant. Nous en parlâmes jusqu’à la fin du repas. En sortant du restaurant, Françoise nous quitta pour, dit-elle, aller rejoindre son ami. Le brouillard s’était épaissi et il faisait un froid de chien. Anne me demanda de la raccompagner. J’acceptai. Elle me prit le bras et après quelques pas elle me dit qu’elle attendait cette occasion depuis longtemps et qu’elle espérait bien que nous finirions la soirée ensemble. C’était la première fois qu’une femme me faisait une proposition aussi nette. J’en fus déstabilisé et je ne répondis pas immédiatement. Mon silence sembla inquiéter Anne :



Tout au long du chemin qui nous mena jusqu’à la rue de la Clef où elle habitait, ce baiser fut suivi par beaucoup d’autres. Outre ce que cette activité avait d’agréable, elle me permit d’éviter un entretien dans lequel j’étais à peu près certain de me montrer au mieux maladroit, ou, au pire, plus que balourd tant cette situation m’avait déconcerté. Jusque-là, mes aventures avaient toujours suivi le même antique schéma masculin qui voulait qu’après un temps plus ou moins long de séduction JE me déclare à l’objet de ma passion du moment. Dans le meilleur des cas, celle-ci cédait à mes avances. Dans les autres, comme je suis naturellement optimiste, une première rebuffade ne suffisait pas à me décourager. En plusieurs occasions, mon obstination s’était révélée efficace ce qui m’avait permis de digérer celles où elle était restée inutile. Il est bien possible que certaines de mes partenaires aient, en réalité, mené le jeu d’une séduction à laquelle je m’étais laissé prendre, mais elles avaient eu l’habileté de me persuader que le séducteur c’était moi. C’était donc la première fois où je n’étais pas celui qui menait, ou croyait mener, la danse, et j’en étais profondément troublé.


Anne habitait, au second étage d’un immeuble Haussmannien, un petit appartement loué pour elle par ses parents. Confortable sans être luxueux, l’endroit n’avait rien à voir avec ma misérable mansarde. Mon malaise en fut accentué.  Non seulement cette fille avait pris une initiative qui aurait dû me revenir, mais ce logement montrait clairement que nous n’appartenions pas au même monde social. Pour me donner une contenance, j’allais jusqu’à la fenêtre et je fis mine de regarder dans la rue où, le brouillard aidant, on ne voyait rien.



Je me retournai. Elle était nue debout près de son lit. Aussitôt, la nature vint à mon secours. Mon cerveau reptilien prit les commandes. Il ne me fallut que quelques secondes pour me débarrasser de mes vêtements et franchir les trois mètres qui me séparaient d’Anne et de sa couche où nous nous affalâmes de concert. Je trouvai sans peine le chemin d’un endroit qui ne demandait qu’à m’accueillir. Je m’y enfonçais avec toute la vigueur dont j’étais capable. Elle m’encouragea à continuer, ajoutant même que je n’avais pas à me retenir car elle prenait la pilule ! Ce stimulant était irrésistible. Je n’y résistais pas et je m’escrimais de mon mieux. Je réussis cependant à rester assez maître de moi pour ne pas songer à mon seul plaisir et je parvins, non sans mal, à me dominer jusqu’à ce que des spasmes et un gémissement plus fort que les autres m’avertissent que ma partenaire venait d’arriver au bonheur. À mon tour, je me laissai aller et nous restâmes étendus l’un contre l’autre en gardant un silence qui aurait pu devenir gênant s’il s’était prolongé, mais quelques caresses suffirent pour que nous renouvelions l’exercice dont nous venions de tirer tant de satisfaction. Notre jeunesse aidant et moyennant l’introduction de quelques variantes (pour la première fois le mot levrette cessa de désigner un de mes fantasmes), ces activités se poursuivirent jusqu’à l’aube.


Pendant cette nuit, Anne et moi nous n’avions pas échangé cinq paroles. Quand, elle s’endormit à l’aube, après une dernière étreinte, je quittai son appartement en prenant bien garde de ne pas la réveiller. Parfait symbole de la confusion dans laquelle se débattaient mes sentiments, le brouillard était encore plus épais que la veille, je me hâtais de retourner à ma chambre où je me mis au lit en me disant que quelques heures de sommeil me redonneraient des idées plus claires et que, si elles n’y suffisaient pas, j’aurais tout le temps qu’il me faudrait pendant les trois jours suivants que je devais passer au lycée.


Mais quand je revins à Paris, j’en étais toujours à me demander quelle conduite tenir avec Anne. Je fus très vite tiré d’embarras. Le premier ami que je croisai me dit que, lorsqu’il l’avait rencontrée dans la matinée, elle lui avait demandé de me prévenir qu’elle me donnait rendez-vous en début de soirée dans un de nos cafés préférés. Cette information me fut communiquée à plusieurs reprises dans la journée par diverses connaissances. J’appris de trois d’entre elles que, parlant de moi, elle avait employé à plusieurs reprises le terme « mon mec ». En cette époque lointaine, ces mots impliquaient qu’elle entendait que désormais nos amis et connaissances nous voient comme un couple. J’étais libre de tout attachement sentimental et la perspective de donner des suites à une nuit dont je conservais d’excellents souvenirs ne me déplaisait pas. Je décidai donc d’entrer dans ce jeu et je me rendis au rendez-vous en espérant qu’il se conclurait de la même façon que lors de notre précédente rencontre.


Je ne fus pas déçu. Ayant compris qu’en la matière mes connaissances étaient surtout livresques, Anne entreprit de me faire passer de la théorie à la pratique. Je ne demandais qu’à apprendre, il lui fut donc facile de m’enseigner comment user successivement ou simultanément de ma langue et de mes doigts pour faire s’épanouir la fleur de son secret. Je découvris aussi le plaisir qu’il y a à enfoncer l’index ou le majeur, ou les deux à la fois, dans un œillet accueillant, pendant que mon dard occupait un vagin ruisselant. Enfin, pour terminer, elle m’offrit ma première fellation. Bref, cette nuit fut aussi étourdissante que celle qui l’avait précédée.


D’autres la suivirent toutes aussi plaisantes. Ceci étant, notre relation restait essentiellement physique et, y compris dans les moments de plus grand abandon, nous évitions l’un et l’autre tout ce qui aurait pu ressembler à l’aveu d’un quelconque sentiment amoureux. Cette situation me convenait parfaitement, non que j’ai eu honte de ma nouvelle compagne, je lui trouvais au contraire une beauté que je me reprochais de n’avoir pas su distinguer plus tôt. Mais je n’oubliais pas que c’était elle qui avait eu l’initiative de notre liaison. Lui avouer le début d’attachement que j’éprouvais serait, pensais-je, faire preuve d’un esprit petit-bourgeois des plus déplorables. Cette tare ne pourrait que décevoir une militante mettant si bien en pratique l’idéal révolutionnaire de la liberté sexuelle. Je me disais aussi que l’occasion s’en présentant, il m’était d’autant moins interdit de tenter d’autres aventures d’autant que nous n’avions pris rien qui ressemble à un engagement. Enfin, il y avait nos histoires. Issus de lignées ayant gardé depuis toujours les pieds dans la glaise et les mains dans le cambouis, mes parents étaient les premiers de leurs familles respectives à s’être hissés du premier au second barreau de l’échelle sociale. Anne était la fille d’un couple de très hauts fonctionnaires dont les aïeux, banquiers, intellectuels de haut vol ou grands marchands, perchaient depuis longtemps tout en haut de cette même échelle. J’en retirai l’impression diffuse, mais tenace, que, malgré nos idées politiques communes, elle et moi appartenions à deux mondes différents et peu faits pour s’entendre. En conséquence et malgré tout le plaisir que je tirais de nos rencontres, je restais sur une prudente réserve. Elle ne fit rien pour que j’y renonce. Je compris bientôt pourquoi.


Un apprenti sociologue que je croisais occasionnellement commença d’éclairer ma lanterne. Je l’avais rencontré dans un de nos habituels bistrots où nous avions entamé une discussion à la fin de laquelle je n’étais certain que d’une chose : il connaissait Anne y compris au sens biblique du terme et manifestement, leur relation n’était pas terminée. En l’écoutant, je mesurais tout ce qui sépare la théorie sur l’amour libre de la réalité et qu’il est bien difficile de mettre sa vie en accord avec ses principes. J’y parvins cependant en me persuadant que la colère et la jalousie ressenties en l’écoutant étaient indignes du progressiste que je voulais être. Il n’y a rien de mieux que l’adhésion à une idéologie pour s’aveugler volontairement sur soi-même.


Deux soirs après, j’eus une autre occasion de prouver mon attachement aux grands principes. Après une réunion consacrée aux questions rituelles (analyse de la situation politique, économique et sociale, puis – les châteaux étant exclus – construction de barricades en Espagne), Anne nous avait invités chez elle. Outre le sociologue et moi, il y avait Françoise, son compagnon et quatre ou cinq autres filles et garçons parmi lesquels Pascal. Ce long jeune homme pâle avait la parole rare et le sourire plus rare encore, mais ce soir-là, il se montra particulièrement enjoué. J’en compris la raison quand un peu avant minuit, Anne vint me dire à l’oreille que cette nuit je ne pourrai pas rester chez elle. Quelques instants après, Françoise donna le signal du départ. Toute l’assistance, moi compris, se leva et se dirigea vers la porte à l’exception de Pascal qui, resté assis dans un fauteuil, nous regardait partir avec aux lèvres un sourire que je jugeai sardonique. Dans l’escalier, le sociologue se demanda à haute voix si Pascal bénéficierait de ce qu’il appela « la totale », sur quoi tout le monde éclata d’un rire auquel je joignis le mien. Il était certes un peu forcé, mais il fit illusion. En effet, pendant que, réfugiés dans une brasserie, nous buvions un dernier verre et que le sociologue glosait sur les divers attachements qu’il prêtait à Anne (et dans lesquels, heureusement, il eut la délicatesse de ne pas m’inclure), Françoise me glissa qu’elle avait craint que je réagisse mal à ce qui venait de se passer. Je haussai les épaules. Comment avait-elle pu, lui dis-je, s’imaginer que je me conduirai comme un réactionnaire petit-bourgeois ? Anne était libre. Je respectais son indépendance comme elle respectait la mienne et tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes révolutionnaires possible.


Pourtant, j’étais plus touché que je ne voulais le paraître. Même si je me répétais que la libre disposition par chacun et chacune, de son corps et de ses désirs, était un principe avec lequel on ne pouvait transiger, j’avais du mal à digérer l’épisode Pascal. Aussi, comme je ne pouvais les empêcher, je réduisis autant que je le pus mes rencontres avec Anne. Tout en gardant avec elle les apparences de la camaraderie, je bornais mes conversations à des généralités de préférence politiques et j’évitais de me trouver seul avec elle. Tout cela dura trois ou quatre semaines, à la fin desquelles je crus qu’elle m’était devenue indifférente et que j’en avais fini avec cette histoire. C’est pourquoi, un soir, au lieu de m’esquiver rapidement, comme j’en avais pris l’habitude après les réunions auxquelles elle participait, j’acceptai de l’accompagner au cinéma pour un de ces films qu’il fallait avoir vus si on ne voulait pas passer pour le plus obtus des réactionnaires.


Au début, fidèle à ma ligne de conduite, j’évitais soigneusement tout contact physique. Elle, de son côté, ne fit rien pour se rapprocher de moi. La salle étant presque pleine, nous dûmes nous rabattre sur deux fauteuils de la dernière rangée. Comme c’était encore l’usage, la séance commença par un documentaire très politiquement correct, mais heureusement assez court à la fin duquel la lumière se ralluma. Bien que les sièges soient assez étroits, Anne et moi ne nous étions pas effleurés. J’y vis la preuve qu’elle avait tiré un trait sur notre aventure et je me félicitai d’être resté sur la réserve. Le film commença. Il suait la prétention et l’ennui. Des dialogues abscons, des plans séquences interminables et une action dont le fil était plus qu’embrouillé eurent bientôt raison de ma patience. Je me penchai vers Anne et lui chuchotai qu’il fallait qu’elle m’excuse, mais que n’étant sans doute pas assez intelligent pour comprendre le génie du metteur en scène, j’allais la laisser regarder sans moi la fin de ce chef d’œuvre. Puis, sans attendre sa réponse, je me levai et je sortis.



Je tournais la tête, à son tour Anne sortait du cinéma. Je m’arrêtai. Elle me rattrapa en quelques pas.



Je lui demandais si cette épithète m’était destinée. Non, me répondit-elle, ce n’était pas à moi qu’elle pensait, mais au réalisateur et aussi à celui qui lui avait conseillé d’aller voir ce navet.



Tout en parlant, elle avait pris mon bras. Je choisis de faire comme si je trouvais ce geste naturel et, tout en prenant la direction de notre quartier, je me lançais dans un éreintage en règle du navet en question. Elle renchérit, j’en rajoutais et nous étions tellement pris par notre discussion que je pense que nous fûmes aussi surpris l’un que l’autre quand nous débouchâmes dans sa rue.


Au pied de son immeuble, tout en lui souhaitant une bonne nuit, j’entrepris de dégager mon bras, mais elle s’accrocha à moi. On n’allait pas se quitter comme ça, me dit-elle, il était encore tôt. Je pouvais bien monter deux minutes. Elle ferait du thé et on discuterait encore un peu. Je refusais, mais elle insista et je finis par céder.



Heureusement, ma tasse était vide car, en entendant ces mots, je n’avais pu retenir un sursaut de surprise. Mais déjà elle continuait :



Elle me regardait en souriant. Je jouais de mon mieux la surprise détachée. Je ne voyais pas du tout, dis-je, pourquoi je lui en aurais voulu à propos de Pascal qui, du reste, m’était indifférent et j’ajoutais que je ne comprenais pas ce qui l’avait conduit à me poser cette question. Son sourire s’accentua. Il n’y avait donc, me dit-elle, aucun problème entre nous. Alors comment se faisait-il que, depuis près d’un mois, je me sois esquivé à chaque fois que nous aurions pu nous retrouver seul à seul ? Mentant avec conviction, j’affirmai de nouveau que j’en étais le premier surpris et que j’étais désolé qu’elle ait pu avoir l’impression que j’évitais les tête-à-tête. Tout cela, dis-je, résultait de concours de circonstances, certainement fâcheux, mais sans rapport les uns avec les autres. Comme je n’en étais plus à un mensonge près, j’ajoutais que la soirée que nous venions de vivre prouvait bien que je ne cherchais nullement à fuir sa présence. D’ailleurs, dis-je, poursuivant sur ma lancée, un travail urgent m’attendait et il me fallait la quitter. Elle se leva en même temps que moi.



Je me tournais vers elle, mais au lieu de la bise sans conséquence que je comptais coller sur sa joue, je trouvais ses lèvres. Une heure plus tard, nous étions étendus dans les bras l’un de l’autre et je reprenais mon souffle et mes esprits.



Cessant de tergiverser j’admis avoir été secoué par l’épisode Pascal. Puis, les vannes étant ouvertes, je parlais du sociologue, de cette expression qu’il avait employée et des multiples détails que j’avais pu entendre sur son compte, le tout dans l’espoir qu’elle nierait ce qu’elle ne fit pas, bien au contraire. Tout était vrai, me dit-elle, elle aimait faire l’amour et elle ne voyait pas ce qu’il y avait de mal à varier les plaisirs en changeant de partenaire quand l’occasion s’en présentait. D’ailleurs n’avais-je pas dit à Françoise que je partageais ces idées ? J’admis qu’en effet j’avais tenu les propos que lui avait rapportés son amie, mais, mentis-je, je ne lui en avais pas voulu d’avoir couché avec Pascal. C’était son droit. Elle avait eu raison de l’exercer. Simplement, et je m’enfonçais encore un peu plus dans le mensonge, ce qui m’avait froissé c’était son manque de confiance : pourquoi ne m’avoir rien dit d’un désir que j’aurais parfaitement compris ?


Cette conversation se poursuivit pendant une grande demi-heure à la fin de laquelle, après nous être promis de nous conduire en femme et en homme de progrès, débarrassés des préjugés de classe et résolus à n’obéir qu’aux voix conjointes de la Nature et de la Raison, nous scellâmes cet engagement de la plus agréable façon qui soit.


Il ne me fallut pas deux jours pour reconnaître que les raisonnements spécieux et les lieux communs que j’avais alignés sans sourciller pour aboutir à cette promesse grandiloquente n’avaient qu’un but : me permettre de refaire l’amour avec Anne. En même temps, je me persuadais que le vif plaisir que j’y avais pris justifiait une hypocrisie que je me pardonnais aisément en me disant que, puisque nous trouvions tous deux notre bonheur, dans cette relation, le mieux était de profiter de l’instant sans s’embarrasser de considérations oiseuses. Je n’eus donc pas à trop me forcer pour faire bonne figure quand elle m’informa qu’elle allait passer un week-end entier avec un de nos camarades ou qu’elle consacrerait sa prochaine soirée à une autre de nos connaissances.


Mais, enhardie par mon apparente indifférence, elle commença à entrer dans des détails dont la connaissance eut pour résultat de me faire comprendre que je n’étais décidément pas fait pour le polyamour. Son habitude de s’étendre sur les diverses qualités de ses partenaires me donnait la pénible impression de n’être qu’un objet, certes utile à son plaisir, mais assez peu original puisqu’il était interchangeable. Je me méprisais d’accepter de n’être pour elle rien d’autre qu’un godemichet un peu perfectionné. À force de ressasser ces idées, j’arrivais à la conclusion qu’il fallait mettre un terme net et définitif à notre liaison. Cependant, je tergiversais. Quand j’étais seul au lycée ou dans ma chambre, je me jurai de saisir la première occasion pour lancer une tirade à base marxiste-léniniste dont la conclusion serait qu’il fallait nous séparer. Mais, aussitôt que nous nous retrouvions, les sens reprenaient leur empire, j’oubliais mes résolutions et je repoussais à une date à la fois ultérieure et très imprécise la scène de notre rupture.


Celle-ci n’eut d’ailleurs pas lieu, ou plutôt elle n’eut rien à voir avec ce que j’avais imaginé et tout avec un de ces détails sordides où l’on dit que le diable se cache. Quatre ou cinq jours après avoir passé avec elle une nuit assez ébouriffante, je me réveillai en proie à de fortes démangeaisons. Un examen rapide me fit découvrir que j’étais la victime d’une invasion de ces parasites que la médecine appelle poux du pubis, et le reste du monde : des morpions.


Enfant, il m’était arrivé d’avoir des poux. On peut me trouver ridicule, mais j’avais conservé de cette époque une horreur presque maladive de ces parasites et de tout ce qui pouvait leur ressembler. C’est pourquoi, quand je me vis envahi par leurs cousins, je me précipitai à la pharmacie la plus proche où une préparatrice me vendit une lotion dont elle eut la cruauté de m’infliger le mode d’emploi à haute et intelligible voix. Je tentais de faire bonne figure en ignorant les regards amusés ou réprobateurs des personnes présentes. Décidée à ne rien m’épargner, au moment où je la payais, elle me recommanda, toujours aussi haut pour que nul n’en ignore, d’aller chez le droguiste voisin acheter un insecticide qu’elle me nomma et de ne pas manquer de porter mes draps, vêtements et sous-vêtements au pressing pour nettoyage et désinfection.


Après avoir quitté la pharmacie aussi honteux et confus qu’on puisse l’être, je suivis à la lettre les prescriptions de la préparatrice. Je m’en trouvais bien puisque la lotion, l’insecticide et le pressing s’étant montrés efficaces en quarante-huit heures je fus débarrassé de mes hôtes indésirables et avec eux de mes hésitations sur ma relation avec Anne. Si elle avait d’autres amants, elle était alors ma seule partenaire.  Je lui devais donc ce triste présent, il me dégoûta d’elle définitivement. 


La fin de l’année scolaire approchait. Je prétextais des examens et leur préparation pour cesser de fréquenter mes amis, puis je quittais Paris pour deux mois. Quand je revins, une des premières personnes que je croisais fut Françoise. J’appris d’elle qu’Anne avait quitté la capitale pour continuer ses études de médecine à Montpellier, et qu’elle venait de lui écrire pour lui donner sa nouvelle adresse et son numéro de téléphone en lui demandant de me les communiquer aussitôt que je referai surface. Je notai ces renseignements sur mon agenda. Mais, pour être certain de n’être pas tenté de les utiliser, dès que nous nous fûmes séparés, je déchirai la feuille et la jetai dans la première poubelle. Mais la mémoire peut jouer la folle du logis avec autant de talent que l’imagination. Pendant des mois, au moment où je croyais y songer le moins, ressurgissaient les souvenirs des moments de plaisir vécus avec Anne et je me prenais à regretter mon geste. Fort heureusement très vite je me rappelais la fin de l’histoire et j’abandonnais toute idée de renouer avec elle. Puis ces moments se sont espacés et ont fini par disparaître… Si vous ne m’aviez pas obligé à fouiller dans mon passé, ils y seraient restés, elle, ses amants, ses principes et ses morpions.