- — Mon ami, vous me semblez quelque peu fébrile ce soir. Qu’est-ce qui peut bien motiver ce comportement si inhabituel de votre part ?
- — D’après vous, ma chère ?
- — J’aurais tendance à croire que vous êtes en proie à une certaine anxiété que vous avez du mal à maîtriser.
- — Vous me connaissez si bien, ma mie. Vous lisez en moi comme un agrégé de littérature parcourt les pages de Oui-Oui. Avec une aisance et une désinvolture stupéfiantes.
- — Je vais finir par croire que c’est vous qui avez abusé des stupéfiants. Après toutes ces années, je pensais que vous aviez compris que j’apprécie peu qu’on rie à mes dépens.
- — J’ai sans doute assimilé certaines parcelles de votre personnalité, mais par bien des aspects, vous restez un mystère pour moi, votre époux depuis trente ans.
- — Voilà une analyse pertinente. Je ne peux en effet que me lamenter de votre incapacité à me faire jouir lorsque, pour satisfaire une libido qui m’a toujours semblé un peu trop exubérante, vous vous entêtez à vouloir me sziter.
- — Je ne suis pas sûr que ce terme pour qualifier l’acte sexuel soit bien adapté au discours d’une honnête femme.
- — Soit ! Allons-y pour niquer ou fourrer si vous préférez. Il n’empêche que vous n’avez toujours pas localisé mon point G. et il a bien fallu que j’en prenne mon parti. Vous êtes un amant réellement désespérant, et croyez bien que si j’avais pensé que le fait que vous me troussiez à couilles rabattues ait pu faire d’une Rossinante un étalon digne de ce nom, je vous en aurais volontiers fait la demande en ces termes imagés.
- — Une opportunité que j’aurais sans doute pu saisir, si lors des préliminaires à nos rares coïts passés, vous aviez manifesté un peu plus de chaleur qu’un glaçon dérivant au pôle Nord en plein mois de janvier.
- — Henriii !
Le hurlement de Bérénice me tire de ma torpeur et interrompt brutalement mes divagations intérieures.
- — Oui chérie ?
- — Je vous ai posé une question, que j’ai répétée à plusieurs reprises. J’aimerais bien obtenir une réponse.
Je prends quelques secondes pour évacuer la cascade de pensées contradictoires qui est en train de submerger mon esprit, ce qui permet à mes souvenirs immédiats de se rappeler à ma mémoire.
- — Bien sûr. Vous vous inquiétez de mon apparente fébrilité. Et je vous en sais gré.
- — Alors ? Puis-je enfin savoir ce qui vous perturbe ainsi ?
- — Eh bien, comme j’ai pu vous l’indiquer à l’occasion, je consacre une partie de mon temps libre à l’écriture de nouvelles que certains bien-pensants pourraient qualifier un peu vite de grivoises.
- — En effet, vous m’avez déjà parlé de ce passe-temps que, sois-en dit en passant, je trouve un peu puéril chez un homme ayant dépassé la cinquantaine.
- — C’est votre droit, mais j’y trouve néanmoins quelques satisfactions. Et je vous avouerai que cet exercice m’offre parfois l’opportunité d’oublier certains côtés moins plaisants de mon existence.
- — Puisque vous le dites. Mais du coup, je comprends de moins en moins les raisons de votre trouble. À moins que vous ayez l’outrecuidance de prétendre que c’est ma présence dans la pièce qui en est à l’origine.
- — Rassurez-vous, Chérie. C’est un reproche que je ne pourrai vous adresser, car il y a bien longtemps que vous ne me procurez plus aucun émoi.
- — J’aurais vraiment été étonnée du contraire. Alors ? Mon ami, allez-vous oui ou non cracher votre bile et me révéler enfin ce qui vous rend si fébrile ?
- — Je le ferai, mais à la condition que vous me promettiez de m’épargner vos sarcasmes si mon explication vous semble infondée voire simplement désolante.
Bérénice me jette un regard méfiant avant de se prononcer.
- — Mon pauvre ami. Je me demande si vous finirez par grandir un jour. Mais soit, vous avez ma parole : je garderai mes réflexions pour moi, même s’il s’avère que la cause de votre énervement me semble particulièrement pathétique.
- — Très bien. Comme je vous le rappelais lors de notre échange impromptu, il m’arrive de temps en temps de proposer quelques récits sans prétention à un public généralement bienveillant et friand d’histoires légères.
- — Je l’ai bien compris et je ne vois toujours pas le rapport avec cette tension qui vous étreint depuis le début de la soirée.
- — Certes. Mais vous ignorez que les nouvelles proposées par les écrivains alimentant le site font…
- — Qu’êtes-vous en train de raconter ? Quel est ce site dont vous parlez ?
Je fais de mon mieux pour masquer mon agacement avant de répondre à Bérénice.
- — Je suppose que vous avez compris que les nouvelles que j’écris à mes heures perdues sont destinées à être lues par des lecteurs.
- — Ne me prenez pas pour une imbécile, Henri !
- — Loin de moi cette idée, ma chère. Vous admettrez donc aisément que ma prose doit faire l’objet d’une publication avant d’être disponible.
Bérénice s’abstenant de m’interrompre, je poursuis mon explication.
- — Or, de nos jours, il existe un média économique et simple d’accès permettant aux émules anonymes du marquis de Sade de proposer leurs récits au monde entier. Vous l’avez bien sûr compris : il s’agit d’Internet et plus particulièrement des sites spécialisés qui mettent à la disposition d’écrivaillons plus ou moins doués une tribune pour partager le fruit de leur imagination.
- — Je ne vous savais pas si calé dans les technologies numériques, mon ami.
- — Je vais vous décevoir, mais ces plateformes sont accessibles à n’importe quel abruti ayant déjà eu l’opportunité de rédiger un mail.
- — Vraiment ? Dans ce cas, poursuivez votre exposé.
Je jette un regard distrait à Bérénice avant de reprendre le fil.
- — Comme j’allais vous l’expliquer avant que vous m’interrompiez avec virulence, parmi les lecteurs assidus du site, il en est certains qui ont des velléités critiques assez prononcées. Et quelques membres de ce groupe faisant fi de la courtoisie propre aux gens bien nés ne se privent pas de massacrer sans retenue, voire dans quelques cas, avec une animosité non feinte, les écrits qui ont l’heur de leur déplaire.
Bérénice fronce légèrement les sourcils alors que je m’accorde une pause respiratoire.
- — Je ne nierai pas qu’une part non négligeable des nouvelles proposées sur le site sur lequel je me commets, pourtant plébiscité par l’élite des amateurs de gaudriole, ne mérite guère mieux qu’une indifférence polie. Mais il n’est jamais agréable de voir le fruit de plusieurs heures de réflexion et de rédaction détruit en quelques phrases assénées sans gants par un anonyme moins obligeant que la moyenne.
Bérénice esquisse un sourire pincé qu’elle s’empresse de faire disparaître de ses jolies lèvres.
- — C’est donc l’anxiété, la cause de votre tourment. La crainte que votre littérature de pacotille soit piétinée par un esprit plus clairvoyant et moins hypocrite que ces lèche-bottes ordinaires qui, je suppose, ne sont pas avares de compliments dithyrambiques pour qualifier telle ou telle pitoyable production.
La remarque de Bérénice manque d’empathie, mais je dois convenir que mon épouse a visé juste. Je me retrouve plongé dans un abîme de réflexion et j’en arrive naturellement à m’interroger sur la motivation réelle qui me pousse à me torturer l’esprit pour produire des historiettes dispensables.
Et en y réfléchissant, je pressens que je ne dois pas être le seul contributeur du site à me poser cette question. Quelles raisons peut-on logiquement évoquer pour justifier un entêtement à se fourvoyer dans de tels passe-temps ? Est-ce la frustration liée à une vie sexuelle au mieux sans saveur au pire inexistante qui pousse certains à se répandre dans une vulgarité d’un goût souvent discutable ? Est-ce au contraire la nostalgie d’un amour désormais éteint ou d’une jeunesse révolue remplie de stupre et de plaisirs luxurieux qui les motive ? Ou alors, mes confrères pourvoyeurs d’histoires salées sont-ils simplement victimes de leur fatuité naturelle ou d’un ennui par trop envahissant ?
- — Eh bien, mon ami, vous allez vraiment finir par m’inquiéter.
La voix franche de Bérénice interrompt mon introspection.
- — Quel est donc cet éditeur de contenus licencieux qui vous met dans un état pareil ?
Je renseigne mon épouse de façon évasive avant de me replonger dans la rédaction de mon œuvre « immortelle » tout en continuant à me flageller… Que de temps passé à imaginer un scénario qu’on espère génial, mais qui s’avérera in fine d’une incommensurable banalité ! Combien d’heures consacrées à pondre des phrases toujours aussi vaines, malgré de multiples relectures et corrections !
Inévitablement, mes pensées dérivent vers ces censeurs déconsidérés qui au mépris de leur équilibre mental effectuent leur tâche répétitive, ces correcteurs vaillants et désintéressés qui usent leurs yeux et parfois leurs méninges pour décrypter une littérature dont le niveau se situe par nature au-dessous de la ceinture. Jugeant leur sacerdoce titanesque, je les plains de n’avoir guère le loisir de pouvoir partager mes états d’âme…
- — Mon Dieu ! Mon ami ! vous évoquiez des bluettes. Je trouve que votre sens de la litote relève de l’euphémisme. Certains des récits que je viens de parcourir feraient rougir un régiment de légionnaires.
L’exclamation de Bérénice me pousse à abandonner ma tablette et à me diriger vers le bureau. Assise face à l’écran, mon épouse arbore un visage écarlate. Le trouble qui s’est emparé d’elle ne peut laisser aucun doute, bien que je n’ai pas souvenir de l’avoir déjà côtoyée dans un état pareil.
Je ne peux en effet que constater l’intense excitation sexuelle qui embrase le corps toujours fort comestible de ma chère Bérénice… Et cette impression est largement confirmée par les mouvements de ses mains qui viennent de quitter à contrecœur son entrejambe pour s’approcher inexorablement des boutons de ma braguette. Avant que j’aie pu manifester la moindre réaction, ma femme, d’ordinaire si prude, a extrait de sa confortable étoffe l’obscur objet de son désir soudain et elle le contemple avec gourmandise tandis qu’il durcit et enfle entre ses doigts manucurés…
Agenouillée à mes pieds, Bérénice me suce avec la motivation d’une professionnelle consciencieuse. Les yeux fermés, je goûte sans modération la délicieuse caresse prodiguée.
Je sursaute brusquement.
- — Il est tard. Vous devriez venir vous coucher.
Le charme est rompu et le fantasme qui semblait pourtant si réel s’évanouit instantanément avant que je me résolve à rejoindre ma tendre épouse qui m’attend dans le lit conjugal, vêtue de son austère chemise de nuit en pilou.
Tandis que je troque ma tenue vespérale contre un de mes coûteux pyjamas en flanelle, Bérénice me fait part de son insuccès à localiser le site recélant ma prose coquine.
- — Sachez que mes recherches pour accéder au site sur lequel vous vous fourvoyez avec impudeur n’ont pu aboutir. Il faudra que vous soyez plus précis avant que j’effectue une nouvelle tentative, car pour toute réponse à mes différentes requêtes, Monsieur Gogol ne m’a proposé que des annonces de produits pour bébés.