n° 20748 | Fiche technique | 38555 caractères | 38555Temps de lecture estimé : 28 mn | 31/01/22 |
Résumé: Un bureau, un projet... et un rêve sans doute ! | ||||
Critères: fh | ||||
Auteur : Jane Does Envoi mini-message |
Concours : C'est la première et la dernière fois |
Comment commence l’histoire ? Juste comme ça, sans vraiment chercher les complications qui viennent bien toutes seules. Il me semble que j’ai une vraie propension à me coller dans les pires galères et chaque fois, je me dis que je ne renouvellerai pas une expérience souvent malheureuse. Hélas, triple fois hélas, je replonge presque toujours tête baissée dans la nasse. Et le cercle infernal et pernicieux des ennuis revient par cycles réguliers faire de mon existence une horreur.
Pourtant, sur le plan professionnel, je suis peinarde. Un bon boulot qui m’inspire et qui me permet de vivre d’une manière sinon aisée, du moins confortable. Je passe donc des heures heureuses dans un taf que j’affectionne. Il en va tout autrement de mes amours. Est-ce que c’est la vie ? Ou plus sûrement moi qui attire toujours les mêmes losers, les perdants ? Je n’en sais fichtre rien. Mais c’est répétitif et lassant tout à la fois. Au bout de quelques nuits, je m’aperçois que j’ai encore recréé un schéma identique au précédent, et aux mêmes causes des effets similaires, bien entendu.
Bon ! Pour faire bref, mes amours ne sont pas au top et je me fourvoie à coup sûr dans des embrouillaminis, des situations inextricables desquelles j’ai toujours énormément de peine à me sortir. Les crampons, les buveurs, les dingues et parfois pire encore, les violents, me tombent dessus, comme si j’étais prédestinée à ne rencontrer que cette faune. Je sors donc depuis quelques semaines d’une histoire où les gnons ont une fois de plus prévalu sur la tendresse. Et je me jure que c’en est bel et bien terminé de ce genre de fréquentations. Mais suis-je bien en position de décider véritablement ?
— xoxoXOXoxox —
Mon client de ce matin, celui avec qui j’ai rendez-vous a quoi ? Trente, trente-cinq piges ? Je fais donc figure de vieille pour ce jeune homme avec ma quarantaine finissante. Je suis à mon bureau lorsque le type se pointe. Immédiatement, je sens sur moi son regard, celui d’un loup qui a senti l’agnelle. Bon ! J’ai tout de même un peu de bouteille et il ne va pas me la faire à l’envers. Je suis plus que méfiante. Il faut dire que ma dernière relation, toxique, celle de laquelle j’ai eu toutes les peines du monde à sortir indemne, a laissé quelques traces au fond de mon esprit. Sous couvert de jeux amoureux, mon partenaire, ex dois-je dire, jouait plutôt de la cravache.
Alors, si lors de moments câlins partagés, ceux-ci peuvent se comprendre, voire se supporter, il en va tout autrement lorsque ça devient une institution. Donc ce fameux Michel aurait aimé me faire vivre en animal domestique, ce qui forcément n’était en rien dans mes idées. Une claque sur les fesses par jeu peut se tolérer ; les punitions idiotes et sans fin, sans raison également, ne sont pas ma tasse de thé. Résultat, une nouvelle fois, mon baluchon sous le bras, j’ai quitté le nid, laissant l’aigle aux serres trop acérées se débrouiller avec sa conscience et ses amours violentes.
Mais revenons à mon client. Les tifs châtains bien taillés, rasé de frais, bien fringué, il a tout du minet plus que du type plein aux as, désireux d’acquérir des plans pour une habitation. J’ai besoin de me refaire une santé financière, mon pécule ayant largement fondu grâce à ce Michel dont je vous ai touché deux mots. Donc ce gaillard qui pose son derrière sur un fauteuil dans mon bureau m’observe d’abord en silence.
Le type vient d’ouvrir son attaché-case et il en ressort un volumineux dossier. Celui-ci contient les plans de quelque chose qui me sidère. On dirait… oui… les plans d’une île. Mes yeux s’arrondissent et je les lève vers le bonhomme. Il me fixe avec une sorte de rictus au coin des lèvres.
Il me scrute comme si sa vie, d’un coup, en dépend. Je réfléchis à toute allure. Un déjeuner ? Ça ne va me coûter que le temps d’un repas et puis, bien que je sois certaine que ce type est un doux dingue, son idée de départ reste plaisante. Faire sur une île déserte une escale libertine, pourquoi pas. Par contre, construire un village tout entier dédié au sexe, pourquoi est-ce que je juge cela utopique ? Pourtant, sur le plan que j’ai devant les yeux, des dizaines de petits rectangles quadrillent l’espace. L’emplacement où il veut implanter ses baraques ?
C’est si bien préparé que je retrouve un numéro sur toutes les parcelles indiquées. Ces chiffres me renvoient vers une liste où est inscrit à quoi ils correspondent. Et ma foi… je suis subjuguée par l’ampleur du truc. Ce gars est fou, fou à lier, mais il a une logique qui me le rend presque sympathique. J’hésite encore quelques secondes alors que lui se tait. Il semble juste attendre que je prenne une décision. Pour le repas sans doute, puisque son but est de me convaincre ou d’essayer de le faire lors de ce déjeuner.
Après tout… pourquoi pas ! Et puis qu’est-ce que je risque de manger face à ce gaillard qui ne me paraît guère dangereux ? Ses deux billes aux prunelles claires ne me lâchent plus. Je ne me sens pas vraiment mal à l’aise. Non ! Juste déboussolée par un petit frémissement dont je connais l’origine. C’est bel et bien celui qui me poursuit chaque fois que… je m’apprête à faire une nouvelle connerie. Une erreur encore ? Identique à toutes celles qui m’ont entraînée au bord de cette misère morale dont je souffre en ce moment. Et ce Daniel silencieux quémande des yeux une réponse.
Comment peut-il deviner aussi justement mes pensées les plus profondes ? C’est bien en cela que cet étrange jeune loup est dangereux. Je le trouve également présomptueux, mais reconnais volontiers qu’il en impose quelque part. Pour un peu, je le jugerais presque brillant. Puis dans sa démarche, il y a ce grain de folie qui me fait toujours basculer, qui bouscule mes principes. Oui, oui, ceux-là qui d’habitude me mènent au bord du gouffre. J’en retrouve là tous les ingrédients et cependant, je ne peux m’empêcher de faire ce pas vers une insécurité que je devine… déjà.
Lui téléphone à quelques mètres de mon bureau, dans le corridor qui mène à l’extérieur, dans la rue. Il revient enfin dans ma direction, un large sourire sur les lèvres. Mince, grand, il use et abuse de son corps trop bien foutu ? À moins que ce ne soit tout bêtement sa manière à lui de se déplacer ? Féline, c’est le qualificatif qui monte à mon cerveau pour définir la souplesse avec laquelle il se meut.
Je suis des yeux la silhouette de ce grand type qui quitte mon bureau pour remonter dans sa berline. Rien d’exceptionnel sa voiture. Elle se glisse gentiment dans le flot de circulation d’un matin habituel. Et devant moi, étalés sur le bureau, les plans ouverts de ce complexe dont il rêve. Vrai songe ou idiotie sortie tout droit d’un cerveau dérangé ? J’ai du mal à cerner le problème. D’autant qu’un autre paramètre entre désormais en ligne de compte. Ce loustic… me plaît. Oui ! Allez savoir où se niche mon attention, d’un coup. Je sens bien qu’un processus bizarre se déploie à mon corps défendant.
Un engouement pour le bonhomme que je peux toujours réfréner. Mais pour ce faire, je dois le rabrouer le plus rapidement possible. Et c’est bien là que se joue une guéguerre entre mon imaginaire et mon esprit. L’un tient à me rafraîchir la mémoire sur des déboires d’un passé tout frais et l’envie d’un avenir plus rose. Un ange qui se bat avec un diable, je ne suis plus tout à fait maîtresse de mon destin… une fois de plus. Je peux bien me raisonner, me dire que c’est un beau parleur, un parfait arnaqueur, je suis emportée par une lame de fond, un tsunami. Et si je me rends à ce déjeuner… je ne vais plus m’en sortir, c’est une certitude.
Les papiers sur mon bureau, il me suffit d’y regarder à deux fois. Sans doute que je vais découvrir quelque chose qui va me décider à les envoyer paître, lui et son projet pharaonique. Mais malgré tout, tous les morceaux mis bout à bout, je ne parviens pas à voir une faille dans ce qu’il a déposé chez moi. Le numéro onze, sur la nomenclature qui l’affiche représente un cabinet médical. Il a aussi prévu un toubib ? Un restaurant également et des tas de petites enseignes ? Ce gars a vraiment bien pensé son affaire. Et si… mince, je ne vais pas me prendre au jeu ? Ça pue le coup fourré son machin !
Drôlement bien ficelé quand même, je dois me l’avouer. Et plus je vais de l’avant dans ce qu’il projette et moins je détecte de défauts. En fouillant toute cette paperasse abandonnée en vrac sur mon burlingue, je dégotte même des comptes. Tout est partiellement chiffré ? Pour chaque bâtisse, chaque maison, il a fait un projet recensé. Ça me laisse sur le cul. Et pour me donner bonne conscience, je replie soigneusement les documents et les remets dans l’attaché-case d’où ils sortent. Revenons à nos vraies valeurs, mes projets en cours… mes clients sérieux qui comptent sur mon boulot.
— xoxoXOXoxox —
Pas un mot, pas un geste pour me prouver que ce Daniel avec qui je déjeune « Chez Cécilia », mon restaurant préféré, ait des vues sur ma petite personne. Non ! Un repas où tout coule sans que je sente une quelconque drague de sa part. Pas un zeste d’intérêt pour la femme que je m’efforce d’être, de paraître lors de ce genre de sortie professionnelle. Nous mangeons en papotant et je sens chez lui, une ferveur spéciale, dès lors qu’il aborde le sujet de « son île ». Il est habité par ce bout de terre, dont je suis incapable de définir l’existence réelle. Tout ce dont je suis sûre, c’est bien qu’il y croit dur comme fer et il me le montre.
À la fin de ce repas, je ne suis guère plus convaincue. Par contre, je me sens sous l’emprise de ce bonhomme. Je lui trouve des tas de défauts, son jeune âge par exemple et l’instant d’après, ça devient… une qualité. Versatile, mon comportement l’est pour le moins beaucoup trop. Et sans qu’il fasse un geste de rapprochement dans ma direction, je fonds littéralement pour cette bouche qui parle avec emphase de maisons, de magasins et de tout un tas de pierres à empiler les unes sur les autres, pour former son rêve. À diverses reprises, j’ai senti aussi sur notre table, le regard insistant de mon amie Cécilia, propriétaire exploitante de l’endroit où nous déjeunons.
Je ne sais pas ce qui attire ainsi son attention, parce que nous sommes Daniel et moi d’un calme souverain. À moins… étrange déduction de ma part, à moins qu’elle n’en pince pour le beau gosse qui mange face à moi ? Et cette simple idée me donne des frissons. Nous arrivons à la fin de ce repas qui ne m’a toujours donné aucune réponse. Plus exactement, j’ai tellement de questions supplémentaires que je n’arrive pas à comprendre où veut en venir le garçon. C’est donc lui qui règle la note malgré ma proposition de faire moitié-moitié. Il s’en offusque et je cède. Après tout, je perds mon temps sans nul doute !
Nous nous quittons bons amis devant la porte de mon bureau où il vient de me poser. Je lui promets de réfléchir à sa proposition en songeant que je n’en ferai sûrement rien. Mais à quoi bon lui ôter ses illusions ? Et alors qu’il tourne au coin de ma rue, mon téléphone me rappelle à l’ordre.
Le silence qui suit me fait un drôle d’effet. Ainsi donc ce type n’est pas aussi cinglé que je le prétends ? Il a bien l’intention de gaspiller son fric dans ses rêves ? Je vois la chose d’un œil nouveau alors que je tente de l’appeler au 06 que je viens de retrouver sur ses documents. À la troisième sonnerie, sa voix claire et nette me répond.
Pourquoi me reste-t-il un zeste d’hésitation ? Cécilia m’a pourtant renseigné sur ce Daniel. Alors après quelques secondes d’incertitude, je lui donne mon adresse. Il me dit l’avoir notée, et qu’il sera à dix-neuf heures cinquante devant mon domicile. J’acquiesce et de nouveau un long silence m’entoure. Qu’est-ce qui m’arrive ? Cette incroyable confiance que je fais à ce type va encore me mener où ? Je veux d’un geste faire fi de toutes mes craintes et pourtant, elles s’accrochent par un bon sens évident au fond de mon crâne. Ma petite Anne… à quarante-six piges, tu ne vas pas maintenant t’enticher d’un gosse de trente balais… ?
Le temps qui me sépare de ma fin de boulot est entaché de fréquents retours sur ce Daniel. Pourquoi a-t-il délibérément opté pour mon cabinet ? Sur la place nous devons bien être une quinzaine à fournir des services équivalents. Et les autres ont sûrement un personnel tout disposé à lui dessiner des plans plus rapidement que moi qui travaille seule. La somme de travail qui découle de ce fichu projet me laisse un drôle de goût. Suis-je en train de me prendre au jeu et est-ce que je songe déjà que… c’est réalisable ? Mon Dieu… comme d’un coup les choses se compliquent une fois de plus. Je n’arrive pas à me débarrasser de cette impression que dans tout cela, un loup se planque.
— xoxoXOXoxox —
À dix-huit heures, fidèle à mes habitudes, je quitte mon lieu de travail pour rejoindre ma maison. Il me reste un peu de temps pour faire un brin de toilette. Et c’est toujours avec une certaine délectation que je quitte mon tailleur, costume de ville pour femme d’affaires. Je me coule sous le jet tiède d’une eau domestique qui me fait un bien fou. J’adore me prélasser sous la douche, puis enroulée dans un drap de bain aux senteurs de jasmin, je colle mes fesses devant ma coiffeuse. C’est un de mes meubles préférés également. Il fait partie intégrante de ma vie et le miroir dans lequel mon image se reflète, voit pinceau et brosse s’occuper de mes premières rides.
Ça me fait sourire de penser à ces minuscules pattes d’oie qui cernent mes yeux. Un savant maquillage pour camoufler ces imperfections féminines, comme si ça avait une importance capitale. Toutes les femmes du monde réagissent-elles de la sorte ? Une grande question existentielle qui me trotte sous ma tignasse brune. Pourquoi ce ravalement de façade pour un jeunot qui ne doit rien avoir à faire d’une vieille dame sur le déclin ? Là encore je me surprends à songer à la silhouette de ce Daniel. La bouche en cul de poule, je me raconte encore des histoires devant ma glace ?
Deux traits d’un gloss brillant et un dernier coup de peigne dans une chevelure juste bien sèche. De quoi ai-je l’air ? La moue renvoyée par le reflet m’indique que le résultat est mitigé. Après tout, mon visage présente le poids des années que j’affiche au compteur. Je me traite mentalement de vieille folle, pour me rassurer en voulant faire abstraction de mon envie de briller. Oui, au fond de moi, je sais déjà que c’est bien en séductrice que je veux apparaître. Et si l’image n’est pas à la hauteur de mes espérances, je peux encore donner l’illusion d’une beauté pas trop fanée.
Au fond de mon cerveau, la lampe rouge qui clignote m’indique tout entière que je vais droit vers un abîme. Celui d’une désillusion, d’un nouvel échec aussi. Et bien que j’en sois parfaitement consciente, comme d’habitude, je continue à avancer vers un gouffre qui va me plonger plus profondément dans un total désarroi. Je le comprends, le sais, en mesure toute la bêtise, mais rien ne peut plus arrêter ma marche vers l’inconnu. Et c’est le ronron feutré d’un moteur qui s’arrête devant ma maison qui m’arrache enfin à ce silence qui m’étouffe.
La sonnette, j’ai beau m’y attendre, me fait sursauter. Je cours plus que je ne marche vers cette porte derrière laquelle le type stationne. Il est là, camouflé par un énorme bouquet de fleurs. Celui-ci se tend vers moi, et machinalement, je l’attrape. Qu’ai-je à dire de plus que ce mot unique qui me monte à la gorge ?
L’eau du robinet qui coule m’interdit d’entendre complètement les phrases qu’il me lance. Mais j’ai pourtant bien perçu celle où il me complimentait et ses mots à propos de ma beauté m’ont fait rougir. Il me faut un temps de calme pour que ma bouille retrouve une couleur plus « normale ». Nous sommes désormais face à face, et nos deux verres s’entrechoquent. Lui me suit des yeux pour trinquer et je n’ai pas l’âme de baisser les miens. La politesse l’oblige. Mais je me sens transpercée jusqu’aux tréfonds de moi. Je crois que s’il fait un geste, là, qu’il s’approche de ma petite personne, je ne saurai pas le repousser.
Il n’en fait pourtant rien et continue à me rezieuter avec une sorte de dévotion qui m’indispose presque. Sans un mot, je bois pratiquement cul sec mon apéritif. Et lui reste figé, debout à un mètre cinquante de moi sans broncher. Je réalise ce que la situation a de gênant. Mais il ne semble pas perturbé du tout par mon manque de savoir-vivre. Un peu tardivement, mon esprit me remet enfin les pieds sur terre.
Je suis sur un petit nuage. Je ne trouve rien d’autre à faire que porter un toast en levant mon deuxième verre, rempli d’un breuvage orangé. Je trempe mes lèvres dans ce liquide autant pour me donner un peu d’assurance que pour cacher mon trouble. Lui est détendu, très sûr de lui. Et lorsque nous reposons nos godets vides sur la table, sa voix chante dans mon oreille.
Il rit de sa plaisanterie. Et je me sens obligée de le suivre dans son fou rire. C’est moins franc, moins net que chez lui. Ça me détend pourtant. Pourquoi est-ce que j’ai l’impression que je viens de laisser passer une occasion ? Sa bouche… comme je l’aurais souhaitée prenant la mienne. Mais je ne peux pas lui avouer cela. Et je lui emboîte le pas alors qu’il se dirige vers la sortie. Dans la rue, le charme n’est plus tout à fait pareil. Je me sens frustrée… oui c’est bien le mot. L’envie d’être embrassée se dissipe alors que je monte côté passager, à l’avant de sa voiture. Puis la ville, ses rues et avenues, nous rejettent loin dans nos silences.
— xoxoXOXoxox —
Les paroles de mon complice de dînette coulent en moi comme un miel. Il est agréable, s’attachant à ne pas trop ramener sur le tapis ce qui lui tient à cœur. Le mien bat d’une manière désordonnée dans ma poitrine sans que je sois en mesure de le contrôler. Je me fais mille et une promesses muettes, pour conjurer un sort qui toutes ces années m’a toujours été contraire. Je me jure au fond de ma tête que c’est la première et la dernière fois que je me montre aussi chatte avec un homme. Pourquoi celui-ci ? Pas de raisons particulières, hormis celles que mon cerveau s’invente. Daniel est un convive de choix. Aucun sujet ne lui échappe et je suis scotchée par son érudition.
À quel moment de cette soirée inouïe est-ce que je prends conscience de la gravité de la situation ? Mon émoi pour ce gaillard, mes coups de chaleur à répétition, tout m’évoque une mise en condition qui, si j’en ai déjà éprouvé des similaires, ne fait qu’empirer de minute en minute. Tout mon être fond pour un type trop beau, trop jeune. Et l’idée que je vais encore souffrir si elle m’effleure l’esprit, ne fait pas pencher la balance en la défaveur d’un arrêt immédiat de mes pensées. Je sens, je sais, je suis amoureuse de ce mec sans possibilité de retour en arrière.
En prend-il conscience ? En use-t-il ? Pire ! En joue-t-il à mon insu ? Rien ne me permet de le dire. Je ne fais pas non plus de mouvements spéciaux pour précipiter les choses. En fait, je repousse le moment de succomber au maximum. Ce qui doit arriver doit se faire sans provocation de ma part. Lui non plus ne force rien. Je suis persuadée qu’il lui suffit de prendre ma patte pour qu’il comprenne, qu’il sache que je suis un fruit mûr, prêt à être cueilli. Et comble de l’ivresse, comme j’aimerais que ce soit lui qui accélère la cadence. Qu’il me serre dans ses bras, qu’il… oui, qu’il me fasse tout ce que je rêve de subir, là en cet instant de grâce.
L’ombre de la serveuse qui s’approche de notre table détourne mon attention, alors que je m’apprête à relancer une conversation interrompue par mes interrogations toutes personnelles. Nous sommes donc deux à redresser la caboche pour la tourner vers… Cécilia qui remplace la fille de salle. Elle arbore un sourire digne d’une actrice.
La vache ! Elle me lance cette petite pique suite à la réponse que je lui ai faite lors de notre échange téléphonique ? C’est vrai qu’à ce moment-là de la journée le vent ne me poussait pas dans la direction que vient de prendre notre relation. Et puis, du reste qu’est-ce qui a changé depuis le début de l’après-midi ? Rien, si j’en juge par l’attitude toujours aussi réservée du bonhomme. C’est en moi que les choses évoluent et pas d’une façon satisfaisante. À mon humble avis, je vais encore au-devant d’une désillusion monumentale. Fourrer mon nez dans une histoire sans queue ni tête. Enfin… si, il y a bien une queue, mais je ne veux pas entrevoir la lueur de la caresser.
Cécilia nous a versé deux verres d’un vieux cognac. Elle reflue vers son zinc sans rien dire d’autre. Daniel a les quinquets sur sa croupe et ils brillent en revenant sur moi. Moi ou ma poitrine à hauteur de son regard ? Ça recommence ! Je refais le monde à ma manière ? Il faut dire que mes seins malgré mon soutien-gorge tendent le tissu de mon chemisier. Chaque respiration les fait remuer un peu. Ils se trouvent presque trop à l’étroit dans leur conque de dentelle. Et puis, ailleurs, c’est aussi la marée montante ! Oui… l’alcool aidant, j’en arrive à me dire que ce qui me tenaille les tripes, ce n’est pas très sain.
Bingo ! Daniel choisit juste le départ de notre table de la patronne des lieux pour s’emparer de mes doigts qui traînent sur le pied du verre du breuvage ambré. C’est comme un coup de jus qui me colle au corps. Je tremble un peu de cette situation. Le sait-il ? Bien sûr que oui ! Il ne peut ignorer que je suis une proie, du millet pour son serin. Et je suis totalement déboussolée par cette chaleur qui m’envahit. Je dois impérativement retirer ma main de la sienne, avant qu’il ne soit trop tard. Mais n’est-ce pas déjà le cas ? Quelle journée ! Deux rencards pour le prix d’un. Et avec le même beau jeune loup.
Je brûle de ce feu qui fait des femmes des amoureuses, des âmes perdues. Mais la mienne ne l’est-elle pas depuis si longtemps ? Il est beau, ce diable qui me caresse délicatement le dos de la main. Pourquoi n’ouvre-t-il pas la bouche ? Juste un mot, juste un son, un seul pour briser le sortilège. Rien ne vient et je sens que je m’enfonce une fois encore dans un truc qui me dépasse. Une relation qui va me bouffer j’en jurerais. Mais c’est si bon de se dire que je peux encore plaire à un garçon plus jeune. Il me faut réagir et me dégager de son emprise, vite, très vite même, sous peine de ne plus m’en sortir. Si seulement il parlait ! Non ! Il se contente de faire jouer ses doigts sur la peau des miens, de remonter vers mon poignet.
Et moi, cruche de service qui sait bien comment tout cela va encore finir. Je ne suis plus en mesure de lui tenir tête ? Le visage qui se penche vient vers ma place, juste séparé par la largeur de la table. Une chance qu’elle délimite l’espace. Alors comment et pourquoi est-ce que j’avance aussi ma figure vers l’ombre qui se dessine au-devant de moi ? Folie que ce mouvement que je ne veux ni ne peux réprimer ? Quel merveilleux contact que ces deux lèvres qui accostent sur ma bouche ! Cette fois, je suis ferrée. Le baiser a un goût de reviens-y, de recommençons-le ! L’orage est là ! Il éclate partout autour de nous, en moi, rayonnant dans mon corps, lançant ses SOS dans ma poitrine qui se comprime sous un baiser de feu.
— xoxoXOXoxox —
C’est tel une somnambule que je suis allée payer nos deux repas. Cécilia a dans le regard un petit air qui en dit long sur ce qu’elle pense. Elle me rend aussi machinalement, la carte de mon chevalier servant.
Je rejoins Daniel sur le parking où nous avons à l’arrivée remisé sa berline. Il m’ouvre la porte et alors que je fais le geste pour m’asseoir sur le siège, il se colle à moi. Je n’ai pas besoin de dessin pour imaginer ce qu’il veut.
Il n’y a plus de mots à gérer. Deux bouches qui se retrouvent, se reconnaissent et s’entrouvrent, là, sur une place de bitume. Je me sens toute petite dans les bras de ce grand type. Complètement désorientée par cette pelle qui nous réunit… je ne suis plus en mesure d’analyser une situation confuse à l’extrême. Oui confuse, mais si douce également. Alors je m’abandonne contre ce torse jeune et viril qui me serre plus que nécessaire. Je me vautre dans les paroles de mon amie et elles résonnent dans mon crâne comme une suite obligée. Paumée, perdue, la petite architecte qui va au-devant de son destin. D’ennuis potentiels aussi, je m’en doute, mais l’instant n’est plus à la dissertation.
L’air un peu plus frais du soir me dégrise ? Pas vraiment, et est-ce bien ma voix qui prononce ces paroles ?
Bien sûr, la voiture se dirige vers je ne sais où. Une petite île où je suis pour le moment l’unique invitée ? Je me jure, mais un peu tard que c’est bien la première et la dernière fois que l’on me fait le coup, que je me laisse berner par un beau parleur. Mais au fond de moi… je sais déjà que tant qu’il y aura des hommes sur cette terre, je serais prisonnière de leurs beaux mots… Et puis qui sait… un projet aussi vaste que ce paradis libertin vaut bien un détour dans une chambre d’hôtel, non ?
Les illusions me bercent d’une douceur qui frôle l’inconscience… c’est pourtant si bon parfois, de laisser le destin agir.