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Temps de lecture estimé : 7 mn
06/02/22
Résumé:  Nina s’enfuit, terrorisée.
Critères:  accusation ascendant contrainte nonéro -articles
Auteur : Loaou            Envoi mini-message
Quand la vie s'arrête





Nina claque violemment la porte de la maison de ses parents et s’éloigne. Elle ne pleure plus, tant la rage la submerge. Elle pleurera plus tard, quand la colère retombera, quand elle pourra se le permettre.


Son père, ivre une fois de plus, a tenté de la peloter. Sa conscience la rattrape, l’oblige à penser : « Non ! Tu ne dois pas te le cacher, tu ne dois pas l’oublier : il t’a pelotée. Et il le refera. »


En un instant, elle revoit tout. Son père, prétextant jouer, qui la ceinture en riant pour l’empêcher de s’échapper. Il essaye de capturer les bras qui tentent de le repousser et ses grandes mains la retiennent, posées au hasard tantôt sur son ventre ou son bassin, parfois jusqu’entre ses jambes, parfois sur un sein qu’elles pressent de façon trop insistante pour n’être qu’un jeu.


Sa mère, abrutie de tranquillisants, les regarde sans broncher. Nina l’appelle d’une demande anodine : « Maman ! Viens m’aider, quoi, il est plus fort que moi ! » mais dont le ton traduit sa peur. Maman qui titube jusqu’à eux en s’appuyant sur la table usée, le verre de vodka bon marché à la main, et qui, au lieu de l’aider, ricane d’une voix empâtée :



Et Georges qui, sans la lâcher, soulève jusque sous son menton son polo et son soutien-gorge trop grand, qui dénude ses seins et se penche pour les regarder. Maman en soupèse un, comme elle le ferait d’un petit fruit au supermarché, et l’abandonne avec un rictus méprisant. Il saisit l’autre et l’écrase pour en faire jaillir le téton, sa mère appuie dessus de l’index et l’enfonce trop fort en gargouillant un « tuuut » inintelligible qui les fait rire.


Ils lui font affreusement mal et s’en amusent. Elle est terrorisée, anéantie, telle une poupée de chiffon malmenée par les ivrognes. Elle n’a plus aucune force, aucune volonté, et n’essaye même pas de résister. Elle s’écroulerait au sol, si le bras qui la retient ne l’écrasait pas si fort contre lui. Elle pleure de douleur, de honte et de peur.



Sa révolte ne prend forme que bien trop lentement, quand la main lâche son sein douloureux et glisse sur son ventre, quand elle déboutonne son jean trop grand pour se glisser directement sous l’élastique de sa culotte, alors qu’un genou écarte les siens. Le contact sur son intimité lui donne la nausée, suivie d’un haut-le-cœur quand les doigts inquisiteurs palpent ses replis pour se glisser entre eux. Lorsqu’une phalange se pose sur l’orée de son vagin et prétend en forcer l’entrée, elle hurle enfin.


Surpris, il a une hésitation pendant laquelle elle saisit le bras qui passe sous son menton et le mord avec rage. La main se ferme et lui écrase la vulve, laboure son sexe. Les doigts se plantent dans ses tendres chairs, les froissent sauvagement. La douleur la fait défaillir et elle manque lâcher prise, mais elle serre les dents de toute sa force, elles percent la peau. Alors il la rejette violemment devant lui, contre sa mère qui tombe avec elle, bras et jambes mêlés. Le goût âcre du sang remplit sa bouche ; l’odeur piquante de l’alcool renversé agresse ses narines.



Ce n’est pas la première fois qu’il la chahute, mais il s’était toujours arrêté à des caresses et des contacts qui pouvaient passer pour affectueux, quoique terriblement ambigus, avec une audace croissante sur sa poitrine ou son entrejambe. Mais il n’avait jamais franchi la ligne rouge à ce point et sa mère ne s’en était jamais mêlée. C’était la première fois. Et ce sera la dernière, parce qu’elle sait déjà ce qui arrivera s’il la touche de nouveau. Qui a bu boira…



Elle se relève rapidement, remonte le pantalon tombé sur ses cuisses et, la vue brouillée de larmes, se précipite dans sa chambre sans aucune attention à leurs cris. Au passage, elle crache et se rince la bouche dans le lavabo de la salle de bain puis sort de la pièce avec une serviette de bain, sa brosse à dents et le tube de dentifrice familial. Elle les fourre pêle-mêle avec ses maigres affaires dans la plus grande valise : des fringues héritées de sa sœur, dont peu sont vraiment à sa taille, son ours râpé, une poupée, quelques livres et souvenirs, tous ses petits trésors.


Un rapide regard autour d’elle, elle y ajoute son pyjama, le petit réveil mécanique qu’elle n’utilisait plus. Il reste de la place… Elle y fourre son oreiller et ferme les loquets difficilement, avec précipitation. Elle jette sur son épaule le sac à dos avec ses affaires scolaires et va directement à la porte d’entrée en tirant son baluchon à roulettes, sans un regard dans la salle à manger où ses parents ivres s’insultent mutuellement. Elle récupère sa veste dans le placard et, idée fugitive en voyant celle de son père, elle déleste en tremblant son portefeuille des billets qu’il contient.


Puis elle sort et claque la porte si violemment que des brisures de ciment tombent de son cadre. Elle s’arrête une seconde, le temps de remettre en place son soutien-gorge sous son polo et d’extirper sa bretelle d’en dessous de celle du sac à dos. Dans la foulée, elle passe l’autre bras dans la sangle libre du sac et en équilibre le poids sur ses épaules. Elle part vers la gare, tirant la valise qui roule avec un ronronnement rassurant.


Elle a déjà tourné au coin de la rue quand des cris et des appels indistincts se font entendre. Elle les ignore. De toute façon, personne ne bougera : les voisins se sont lassés des débordements des ivrognes et ont cessé de les signaler. Elle s’en va d’un bon pas, moins assuré qu’elle le voudrait.


Elle ne pleure pas, elle commence à réfléchir à comment survivre seule à quatorze ans, avec pour seuls bagages une grosse valise et un sac à dos. La douleur encore présente dans son sein et son entrejambe ravive sa peur de devoir revenir ou d’être ramenée, sa peur du viol qui surviendra immanquablement. L’inconnu lui semble préférable. Elle prend la décision de ne jamais donner son identité, quoi qu’il arrive. Il lui en faut une autre, qu’elle invente tout en marchant vers la gare.




* * *



Fleur sort de la gare de Valence après deux heures et demie de train. Elle marche sur les trottoirs vers le quartier de son amie, mais plus elle en approche, plus elle hésite. Ses doutes balayent les arguments qu’elle avait soigneusement préparés tout au long du voyage, ses peurs ressurgissent : les parents de son amie vont poser des questions… Vont-ils la croire ? Vont-ils la cacher sans rien dire ? C’est peu probable.


Elle a trop peur d’être renvoyée chez ses… ses parents qu’elle refuse de nommer plus longtemps ainsi. Chez ses agresseurs. Mais où aller ?


Elle a des amies à Valence parce qu’elle y habitait, il y a deux ans. Sa grand-mère aussi : ils vivaient avec elle ; ses parents ne buvaient pas, ils étaient heureux, tous ensemble. Fleur n’a pu retenir des larmes à ces souvenirs. Mais elle a éliminé l’idée de rejoindre sa grand-mère : elle risque trop de cafarder à sa mère. Ils vont venir la chercher.


Dans le train, elle a compté discrètement sa fortune, cent deux euros, après le règlement des vingt-huit du billet de train. Pas de quoi tenir longtemps ! Pas de quoi loger à l’hôtel ! De toute façon, quel hôtel accepterait une adolescente de quatorze ans seule ? Il lui faut être plus âgée. Elle décide de se donner seize ans, un âge avec lequel elle pourrait travailler. Elle prétendra avoir perdu ses papiers. Voilà : elle s’est fait voler, dans le train.


Devant l’immeuble de son amie, elle n’arrive pas à se résoudre à sonner. Le bouton est là, sous ses yeux, devant son doigt levé. Le nom flotte, se brouille dans ses larmes.

Une pensée insidieuse noie sa résolution : est-ce que le père qui était si affectueux ne serait pas, lui aussi, un prédateur ? Personne ne saura qu’elle est là, il pourrait lui faire tout ce qu’il veut. Non. Elle ne peut pas. Elle ne les connaît pas, elle ne peut pas leur faire confiance.


Elle ira chez sa grand-mère.


Alors qu’elle quitte le quartier en tirant sa valise, un homme s’avance vers elle. Il est grand et costaud, il la regarde bizarrement. Elle sent la peur germer dans son ventre. Son cœur s’emballe. Est-ce qu’il veut la capturer, lui aussi ? Elle s’apprête à hurler, mais il n’y a personne alentour. Fuir ? Où ? Elle ne peut pas courir avec sa valise ni l’abandonner : c’est tout ce qu’elle a.

Il la frôle, poursuit son chemin sur le trottoir dans son dos. Elle continue, les jambes tremblantes, sans oser se retourner pour s’assurer qu’il ne va pas l’attraper par-derrière, comme le faisait son père. Mais, seul, le bruit des roues de la valise la suit.


Sa terreur se dissout lentement. Jusqu’au prochain inconnu qui posera son regard sur elle. Jusqu’au prochain contact sur son bras, sur son épaule, sur son corps ; elle sait qu’elle ne pourra pas en supporter avant longtemps : la simple idée la fait frissonner d’horreur.



Elle se hâte vers chez sa grand-mère, au plus court.


Et s’ils viennent la chercher, alors elle sautera. Huit étages, c’est assez haut. Et pas assez pour avoir le temps de regretter. Huit étages, la tête en avant comme à la piscine, en fermant les yeux.





Note de l’auteure :


Je voulais écrire une nouvelle « brutale » pour :

– exposer que ces abus arrivent trop souvent très insidieusement, par petits gestes insignifiants jusqu’à un déclencheur qui fait basculer dans le cauchemar ;

– souligner la destruction que provoquent ces abus, la terreur durable qu’ils génèrent ;

– participer à briser le tabou qui les entoure malheureusement.


Le cadre incestueux du récit en augmente l’horreur, mais ce n’est hélas qu’une fraction de ce qui existe, les autres situations étant tout aussi insupportables, comme les agressions en milieu religieux ou scolaire, ou le harcèlement (parfois sexuel) appliqué par des enfants mineurs assez forts sur de plus faibles qu’eux.