n° 20768 | Fiche technique | 15017 caractères | 15017 2404 Temps de lecture estimé : 10 mn |
09/02/22 |
Résumé: Le trou de mémoire... l’amnésie complète ! Je ne sais même plus qui je suis... Mais des bribes me reviennent, comme si ce n’était finalement pas la première fois. | ||||
Critères: #nonérotique #sciencefiction cérébral | ||||
Auteur : Alfafa Envoi mini-message |
Concours : C'est la première et la dernière fois |
Plus rien… Le trou de mémoire… Amnésie complète… Où étais-je ? Et qu’est-ce que je faisais là ? J’essayais de me rappeler, mais… pas le moindre souvenir… rien… Qu’est-ce qui m’était arrivé ? Même mon nom… mon âge… Amnésie complète…
J’étais une femme. Une femme rousse, d’après les longues mèches qui ondulaient quand je tournais la tête. Et une femme avec de gros seins, aussi. Ça, il n’y avait qu’à baisser le regard pour en juger. Et puis, c’était… lourd… Pour le reste, il allait me falloir un miroir. À moins que… dans mes poches ? Je cherchai au jugé le long de mes hanches. Mais c’était une robe, que je portais, et sans poches. Ou bien dissimulées.
Mes hanches… un peu rondes… larges ? Non, pas tant que ça. Je fis quelques pas, alerte ; et j’en appris un peu plus. Mon âge, plutôt jeune, apparemment. Et mon poids, dur à dire, mais à part cette trop lourde poitrine, j’avais l’impression d’être prête à courir des kilomètres.
Une étrange pensée… Ce n’était pas la première fois que j’étais une femme. Qu’est-ce que ça voulait dire ? Impossible de lutter contre cette impression fugace… Je l’avais déjà été plusieurs fois. Pas la première fois non plus que je ne me rappelais pas comment j’étais arrivée là. Toutes ces pensées qui s’écrasaient l’une l’autre… Non, au contraire, même, c’était plutôt courant. Ni la première fois que je ne me souvenais plus de pourquoi j’étais là.
Et rien, pas de sac, pas d’affaires. Tout juste une montre, faite d’un bracelet argenté surmonté d’un cadran où deux aiguilles fines se faisaient face. Et une bague, un anneau doré, à l’annulaire de la main gauche. Une alliance ? Et est-ce que ç’aurait été la première fois que j’étais mariée ?
Ha ! Le regard de l’homme que je venais de croiser ! Le mouvement réflexe rapide de ses yeux, d’abord, puis la lueur soudaine, et l’intensité fugace du demi-sourire carnassier avec lequel il m’avait contemplée, et finalement ce glissement furtif vers ma poitrine. L’homme était jeune, séduisant ; il paraissait sûr de lui. Ça en disait long sur moi. Je lui avais rendu son regard, mais ne m’arrêtai pas de marcher. La vitrine, à quelques mètres. J’avais hâte de me voir, de me regarder.
J’étais dans une ville. Assez grande, semblait-il. Il y avait du monde sur les trottoirs. Deux autres personnes s’avançaient vers moi. Un couple. Plus ou moins discrètement, l’homme me dévisagea ; sa compagne ne le vit pas, ou fit semblant de ne pas le voir. Et à côté des trottoirs, des voitures, plein, presque arrêtées, bruyantes, embouteillées. Au-dessus, des panneaux publicitaires me vantaient du shampooing dans une langue inconnue.
La vitrine, enfin. Je m’immobilisai pour faire semblant de jeter un œil sur les babioles présentées. Ce devait être quelque chose comme un magasin de souvenirs. La lumière d’un soleil rasant coupait la vitre à mi-hauteur, et j’avais du mal à voir mon visage. Mais l’ombre des immeubles obscurcissait le bas de la devanture. Je me baissai quelque peu, comme pour observer de près une bricole exposée.
Mais je ne fixai que mon reflet. Incertain, hélas. Dur d’apprécier mes traits. Je n’avais même pas réalisé que je portais des lunettes. De larges lunettes rondes qui cachaient mes sourcils et encerclaient mes yeux sous mon épaisse tignasse bouclée. Je plissai le nez, retroussai les lèvres, tournai la tête à droite, à gauche. J’étais belle. Jeune, oui. Trente ans tout au plus. Je me redressai, pivotai sur moi-même. Bien foutue, aussi.
La robe aussi était jolie. Une légère robe d’été, échancrée, élégante. Mais je pris soudain conscience que j’avais froid. Le soleil était pâle, c’était celui d’une fin d’après-midi d’automne. Et les gens, cette vieille dame qui tirait son vieux chien, cet enfant qui me montrait du doigt, ces jeunes qui braillaient des mots inconnus en me regardant avec concupiscence tournoyer devant la vitrine… tous étaient plus habillés que moi.
Encore une pensée étrange… Ce n’était pas non plus la première fois que j’avais ainsi l’impression de… dénoter. Des bribes de souvenir me revinrent. L’expérience… découvrir… quelque chose à trouver… je devais…
Je ne compris pas les paroles de la femme qui sortit du magasin, mais je devinai qu’elle cherchait à savoir ce qui m’intéressait tant dans sa devanture. Je balayai une fois encore la rue d’un regard circulaire. Des immeubles, des voitures, des klaxons, un homme en costume sombre qui sortait d’un taxi en claquant la portière… Des panneaux publicitaires, du shampooing, des gens pressés qui portaient des vestes ou des manteaux… et ma petite robe légère, échancrée… J’avisai la vendeuse ; une femme d’une quarantaine d’années, distinguée, bien plus distinguée que les bibelots qu’elle exposait.
Mais qu’est-ce que je faisais là ! Bien sûr, ce n’était pas la première fois que je… mais les autres fois… enfin… des autres fois… oui, je me souvenais d’autres fois où ça me revenait… assez vite… où je comprenais pourquoi j’étais ici… Découvrir… pourquoi…
La femme insistait. Elle me parlait. Je ne la comprenais pas. Il me sembla qu’elle m’invitait à entrer dans son magasin. Dans un réflexe, je regardai l’heure. La plus longue aiguille, celle de gauche, avait avancé vers le haut ; 16 h 55 sans doute. Je suivis la femme vers l’intérieur de sa boutique. Mais que pouvais-je bien lui acheter… Je n’avais pas le moindre sou en poche.
Elle aussi me contemplait des pieds à la tête avec insistance, en continuant à me parler. La langue était dure, les mots hachés. J’allais essayer de lui répondre quelque chose, on arriverait sûrement bien à communiquer, au moins par gestes.
Mais rien ne vint lorsque j’ouvris la bouche. Pas le moindre son. Les mots ne suivirent pas les mouvements de mes lèvres. Et pourtant je sentais ma gorge vibrer. Désemparée, je mimai mon impuissance. Et je criai, prise de panique. Mais rien qu’un vague croassement. J’étais muette ! La vendeuse le comprit. Elle continua de me parler. Plus vite encore. Comme si je comprenais. Mais je ne comprenais rien… et je continuai de paniquer… je tremblais… j’avais l’impression de manquer d’air… je sentais mon cœur tambouriner…
Je l’entendais, oui. Et je reconnaissais sa voix. La voix du docteur Loussouko. C’était elle qui dirigeait tout, ici. C’était à elle et à son équipe que je devais d’avoir été quelques minutes une belle jeune femme rousse attirante, peu vêtue, sans le sou, et muette.
Je l’entendais, mais je ne la voyais pas. J’étais toujours enfermé dans un solide caisson.
Je soupirai de dépit, à mesure que quelques éléments me revenaient. Au nom de la science, j’avais accepté de participer à un projet gouvernemental. Une impressionnante expérience innovante, une exploration des capacités de l’esprit humain. Et ce matin était le grand jour. J’avais accepté de m’allonger dans ce caisson et de me laisser endormir et manipuler. Mais le réveil était trop brutal, trop tourmenté, trop désagréable. Je pris la décision d’arrêter.
Elle ne répondit rien, mais je l’entendis chuchoter quelques mots, et il me sembla que son assistant acquiesçait, et tapotait sur un clavier.
Il n’y eut aucune réponse. Cette fois, ça commençait à bien faire. Je haussai le ton pour crier d’une voix rageuse :
Après un nouveau silence, la voix plus douce de la doctoresse reprit :
Avant ? À part ce matin, lorsque j’avais accepté de m’allonger dans ce putain de caisson…
Mais si… Les étranges pensées qui m’avaient assailli…
De nouvelles pensées fugaces m’envahissaient, incontrôlables. Des successions effrayantes de déjà-vu… J’essayai de tambouriner encore en criant ! Puis, finalement, peu à peu, je me calmai, à mesure que l’évidence me revenait…
La douce voix de Janine Loussouko me répondit par l’affirmative :
Je réfléchis.
Mais j’éclatai encore :
Je ne me calmai pas et pestai de nouveau.
Je la devinai soupirer avant de reprendre d’une voix plus ferme.
Je criai encore, essayai de tambouriner, de m’agiter.
Mais la voix de la toubib résonna soudain fort tout autour de moi :
Les immeubles… les rues… les voitures… les panneaux publicitaires…
Les gens… le couple… la vieille… les jeunes…
La vitrine… mon reflet…
Les babioles, derrière… quand je me baissai… des souvenirs… un bibelot… une église rouge, avec des coupoles bariolées…
Je sanglotai presque.
Elle soupira, mais ne répondit pas. D’autres souvenirs me revenaient. Rien de cohérent.
Je l’entendis tapoter sur un clavier.
Elle soupira de nouveau avant de répondre.
Elle soupira encore.
En hurlant, je tapai, tambourinai de toutes mes forces sur les parois de mon caisson.
Je pleurnichai.
Mes pensées défilaient en boucle, insoutenables. Mélangées à des souvenirs. Des souvenirs de fausses vies passées qui s’entassaient les unes par-dessus les autres sans aucune perspective.
Je ne répondis pas.
Et je perçus soudain comme une grande onde lumineuse accompagnée d’une vive sensation douloureuse.
Puis plus rien. Le trou de mémoire. L’amnésie complète.
J’étais une femme. Une vieille femme. Et je tirais un vieux chien en observant une jeune personne peu vêtue s’accroupir devant une vitrine où se reflétait le costume sombre d’un homme qui venait de sortir d’un taxi en claquant la portière.