n° 20776 | Fiche technique | 31884 caractères | 31884Temps de lecture estimé : 23 mn | 13/02/22 |
Résumé: Une tempête, l’océan... et l’imaginaire qui fait le reste | ||||
Critères: fh | ||||
Auteur : Jane Does Envoi mini-message |
Concours : C'est la première et la dernière fois |
Trois jours qu’il flotte. Un vrai déluge et ce matin, il me faut aller faire quelques courses. Du pain, de la farine, du sucre, des œufs, des produits de base. Alors, je viens de chausser mes bottes, de passer mon long ciré marin et me voici sur le pas de ma porte. Ma maison est au bout du village. Loin de toutes les autres, face à l’océan. Basse, face aux vents du large qui viennent fouetter ses façades blanchies. Seuls les volets de bois peints en bleu gardent encore un peu de couleur dans le paysage d’automne qui entoure les environs.
La pluie et le vent qui apportent les embruns marins me tombent dessus dès que je mets le museau à l’extérieur. Le temps d’insérer la clé dans la serrure, de fermer à double tour, que déjà ma tignasse brune est engluée par les éléments liquides conjugués qui me dégoulinent sur la tête. Je rabats sur mes tifs la capuche et je prends le sentier qui mène là-bas, à la route du village. Je surplombe quelques instants le bout de lande qui côtoie les rochers où les grosses vagues viennent se fracasser avec un bruit effrayant.
Je jette, chaque fois que j’emprunte cette partie du sentier, un coup d’œil vers cette nappe grise que le vent déchire en rouleaux, en creux et en montagnes écumantes. Un petit point noir se profile dans le lointain. Sans doute un bateau de pêche au patron plus courageux que les autres. Un risque-tout qui a pris la mer malgré le grain qui fait rage. Je suis quelques secondes des yeux cette masse ballottée par la mouvance d’une mer dangereuse. Je ne peux rien faire de toute façon et puis… le pêcheur n’est seulement qu’un point noir sur la surface démontée.
Je viens de retrouver la route et son long ruban de bitume qui file tout droit vers les habitations dont je ne devine pas encore la présence. Trois kilomètres pour rejoindre les premiers toits, et la moitié d’un de plus pour l’épicerie de Josiane. La seule à être encore ouverte du reste dans ce coin paumé de notre belle côte. J’ai fait ce chemin des milliers de fois depuis que je suis née. C’est chez moi, je suis venue au monde dans cette petite maison, loin de tout, et mes années d’études ont toutes eu lieu à l’école communale de ce lieu perdu.
Je connais chaque virage de cette départementale, chaque buisson dans la lande. Et Josiane, l’épicière, est aussi la femme du boulanger. Nous sommes des amies depuis nos plus jeunes années. Bientôt quarante ans que je vis loin des autres, un peu sauvage et totalement isolée aussi. Avant, il y avait ma mère, Josépha ! La sorcière, disaient les gens du bled, mais seulement, lorsque l’un ou l’autre étaient malades, ils étaient heureux de passer à la maison chercher ses remèdes. Tous faits de plantes cueillies dans la campagne. Avant… c’était bien loin.
Drôle comme je me perds dans des souvenirs douloureux. Le temps pourri y est pour beaucoup. La tête baissée, pour avoir moins de prise au vent et surtout, ne pas être trempée, j’en suis là de mes réflexions saugrenues alors que la longère vide de la veuve Marchand est droit devant. Puis les autres baraques du village défilent au gré de mes pas qui me dirigent vers le seul magasin du lieu. La porte que je pousse entraîne la sonnette, qui avertit Josiane ou Armand son mari de l’entrée d’un client. Mais ce matin, Pierre aussi, le cantonnier, est là, qui boit un jus.
Mes doigts frappent une table, celle où l’homme de service de la commune boit son café. Et je les laisse remonter sur le crâne presque chauve de Pierre. Il rit de ma plaisanterie.
La femme, légèrement enrobée, cheveux un peu roux qui lui tombent en cascade sur les épaules, me fait un clin d’œil. Armand, lui, me sert de suite un brouet noir qui sent vaguement le café. Mais ça me convient. Je sucre le breuvage et ma cuillère tournicote les quelques secondes nécessaires, censées faire fondre le cube blanc.
Les occupants de l’épicerie redeviennent silencieux. Personne n’a plus envie de parler et la cafetière fait une nouvelle tournée avant de repartir au chaud, sur le coin du fourneau. On ne sait jamais ! D’autres dingues ou un client pourraient venir se perdre dans le seul lieu vivant du village. Josiane, Armand, Pierre, des piliers de ce coin paumé… sont plutôt des taiseux d’ordinaire ! Alors…
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Je refais en sens inverse, mais cette fois à l’abri du vent et de la pluie, le trajet du village à mon sentier. Pierre roule prudemment. Puis lorsque nous longeons la côte, il ralentit, histoire de s’assurer qu’aucun bateau n’est à l’endroit où je suis certaine d’en avoir aperçu un.
Quelques mots échangés avec cette fatalité coutumière aux gens du pays. Puis de nouveau seul le ronronnement de la camionnette troue les hurlements du vent. Les essuie-glaces poussifs ont toutes les peines du monde à chasser les trombes d’eau qui s’abattent sur le pare-brise. Encore deux ou trois minutes, et le poteau qui indique « Kerbrug » apparaît en bordure de route. La voiture s’arrête, je récupère mon cabas, remercie Pierre et file sur la sente alors que lui continue vers le phare, loin au fond du paysage.
Encore un effort, toujours sous un déluge et enfin le calme de ma petite maison. Je fais du feu, l’humidité a vite fait de tout bouffer si l’on n’y prend pas garde. Et puis le vent… il siffle en glissant sur le toit. Je revois d’un coup l’image sombre de ce que j’ai réellement pris pour un navire. C’est vrai que la pointe des Cérelles, elle a souvent emmené des familles au cimetière… pour des offices devant des tombes vides. Mon quotidien me rattrape et ma journée s’écoule au rythme de ces bruits extérieurs qui perturbent le calme de mon coin de terre.
Ici, c’est souvent le cas, les grains s’estompent aussi rapidement qu’ils naissent. Et vers quinze heures, la tempête s’essouffle. Alors par acquit de conscience, j’enfile de nouveau bottes et ciré et je me dirige vers ce sentier dans la lande qui court vers l’océan. Ça descend sur quelques centaines de mètres et puis je suis sur la grève. Le vent aussi est moins rude. La marée en phase descendante, je marche le long de la bande mouillée d’où l’eau salée s’est enfin retirée. Mes pieds s’enfoncent dans le sable écumant.
Je vais sans but, ramassant ici et là un déchet drossé sur le rivage par les vagues furieuses. Et entre les rochers, à quelques dizaines de mètres de moi, bien à l’abri des regards, secoué par l’eau qui claque, un truc anormal attire mon attention. Qu’est-ce que c’est que ce machin, un gros ballot, de couleur rouge ? Précautionneusement, je me rends vers cet objet qui flotte à demi coincé sur la rocaille battue par les dernières vagues. Mon sang ne fait qu’un tour… un fantôme au milieu de l’écume… un corps !
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Quel âge peut bien avoir ce type ? Je n’ose pas m’approcher. Les morts inconnus ne sont jamais un bien joli spectacle. Mais… je dois tout de même essayer de sortir ce qui reste du canot pneumatique crevé où gît ce pauvre bougre. Je ne sais pas si j’ai bien le droit de toucher à quoi que ce soit. Puis après tout le bon sens veut que je ne laisse pas l’océan reprendre ce qu’il vient de vomir. Je vois un bout qui se balance mollement dans le ressac. Alors n’écoutant que mon instinct, je tracte la corde et les restes de la trop frêle embarcation bougent enfin.
Le sable mouillé sur lequel je traîne mon fardeau monte en pente très douce. Cette fois, le risque de voir la nappe liquide avaler une seconde fois ce corps est désormais nul. Bon ! Le type… un homme de toute évidence, plus très jeune, est là… qui repose sur son lit de caoutchouc. Je ne vois aucune blessure apparente. Alors ? Qu’est-ce qu’il lui est arrivé ? Je suis au-dessus de ce visage mangé par une barbe de plusieurs jours. Et… bon sang… ça me fait toujours le même effet, les macchabées. J’en ai presque la trouille.
Après quelques minutes à rezieuter le corps allongé, l’impression bizarre que ses yeux clignotent me fait détourner le regard. J’ai toujours eu le sentiment, lors des veillées aux morts que la respiration reprenait un cours normal dès que je laisse traîner mes yeux trop longuement sur l’autel où les morts gisent. Et là… la couche est remplie de flotte, mais ça n’empêche pas le phénomène de se reproduire. Alors pour ne pas vaciller, pour me donner aussi bonne conscience, je recule de deux ou trois pas.
Que faire ? Je crois que je dois aller au village. Prévenir les autres… qui sait, peut-être que sur la côte, d’autres corps flottent encore ? Je commence à tourner les talons pour rejoindre le sentier par lequel j’ai accédé à cet endroit. Le vent hurle de nouveau, l’accalmie est de courte durée, et des paquets de flotte me frappent le ciré. Drôle aussi comme les bruits me paraissent devenir des voix. Faibles, mais si réelles… Et comme je me rapproche de l’étroite sente, un dernier volte-face pour voir si le canot ne peut pas retourner à la baille. Et là… mince alors !
Mon mort est assis ! Oui, assis ! Je me frotte les quinquets. Ce n’est pas possible. Un bras de l’inconnu se lève à demi, retombe sur le bord rouge du canot. Je dois revenir sur mes pas, avec le cœur qui bat la breloque. Il n’est donc pas totalement trépassé, ce type ? Je rêve tout éveillée ? C’est dingue ça. Et je suis de nouveau très proche de ce gars qui a bien du mal à garder sa position. Du reste, il s’écroule dès que je suis près de lui.
Quoi ? J’ai bien entendu ces quelques mots ? Police… pourquoi ce loustic plus mort que vif me parle-t-il de la police ? J’ai un peu la trouille, du coup. Un trafiquant pris dans un naufrage, un drôle de zèbre, en tout cas, qui me fait plutôt flipper. Il tente une seconde fois de s’asseoir. Puis sa main, devant la difficulté de se mouvoir, se tend dans ma direction. Sa voix rauque jaillit encore.
Merde alors. Il n’est pas français, c’est certain. Le mot « police » est teinté d’un fort accent. Lequel ? Je n’en sais foutre rien. Mais ce qui est évident, c’est bien que je ne peux pas le laisser ici dans la tourmente qui revient en plus corsée.
Le type ne répond rien, bien trop fatigué par l’effort fourni pour me lancer sa phrase dans une langue dont je n’entrave que dalle. Qu’est-ce que je peux bien faire ? Il a la pétoche des flics ? Ça ne sent pas trop bon cette histoire. Mais je ne peux pas le laisser mourir là, au bord de l’océan sous prétexte qu’il ne veut pas que la maréchaussée se mêle de ses affaires. Et ses paupières sont de nouveau closes. Mais il respire, c’est bien la seule et unique chose dont je suis certaine. Alors… eh bien la bourrique que je suis tire la ficelle du matelas dégonflé sur lequel il est étendu.
Combien de minutes, combien de temps est-ce qu’il me faut pour amener mon équipage au bas du chemin ? Je n’en sais foutre rien. Mais ce qui est sûr, c’est que je ne vais pas être en mesure de le tracter jusque chez moi. Et ce gars-là a besoin de chaleur, d’un endroit au sec pour se remettre… si Dieu le veut. Alors je sais bien que je fais une grosse connerie. Mais je n’en suis plus à une près. Je laisse le bonhomme couché en bas du sentier, recouvert de mon ciré. Bien sûr, je file chez moi, récupérer ma carriole à deux roues.
Une remorque dont je me sers pour, parfois, ramener les courses trop lourdes du village. Et en suant toute l’eau de mon corps, je parviens à coller le gaillard dans la charrette. Ce n’est pas non plus une mince affaire que de remonter la pente en tirant comme une ânesse le poids mort qui ne bouge plus. Il me faut plus d’une heure et demie pour faire les deux ou trois cents mètres qui me séparent du chemin qui mène à ma maison. Je suis trempée, j’ai froid, mais aussi satisfaite lorsque j’entrouvre la porte de ma demeure, où un bon feu m’accueille.
Je referme derrière mon passage. Pas une seule chance que quelqu’un m’ait vue transporter cet inconnu chez moi. Dehors, la tempête redouble d’intensité. Alors qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire de ce mec qui gît dans la charrette dans la remise ? Il faut que je me décide. Je dois le ramener ici au chaud. Et bon sang qu’il est lourd, le bougre ! Pas un seul instant il n’est revenu à lui. Il ne va pas lâcher la rampe dans ma carrée, tout de même ? Voilà, l’énergumène est maintenant allongé sur le plancher, dans la pièce qui me sert de salon.
L’eau coule de ses fringues détrempées par l’eau de mer. Une idée s’impose à mon esprit. Je dois le dévêtir et le coucher dans des draps bien secs, au chaud. Après, j’aurai tout le loisir de penser à ce qui va arriver… Bon… ses chaussures, elles sont définitivement hors d’usage. Et ses chaussettes trouées ne valent pas tripette. C’est à cramer tout ça. Donc je les colle dans un sac étanche pour qu’ils attendent des jours meilleurs. Reste sa veste, sa chemise et… son pantalon. Tout est dans un état lamentable, mais c’est normal, non ? Après un naufrage. Alors je m’attelle à cette tâche du genre pas simple.
Mon inconnu est enfin nu comme un ver. Il me faut encore un sacré effort pour le soulever et le coucher sur le canapé convertible déplié en lit pour l’occasion. Mais une fois que c’est fait… j’essuie le zigoto à l’aide d’un drap de bain. Il ne bronche toujours pas. Pourtant, sa poitrine se soulève très régulièrement, au rythme de sa respiration. Ça me rassure pour la suite des événements. Je dois encore mettre ses vêtements au linge sale… bien que je me demande si… ça vaut bien la peine, vu leur état.
À l’extérieur, le vent et la pluie redoublent encore de violence. Je songe d’un coup que si d’autres sont encore dans le grand bain… ils n’ont guère de chance d’en réchapper. Celui qui gît là, chez moi, en garde une. Bien mince tout de même… mais tant qu’il y a de la vie… l’espoir demeure. Et puis, il a l’air solide mon loustic. Il est très musclé, d’après ce que je viens de voir en le désapant. Il est plus jeune que ma première analyse ne le supposait. Je me dis que je devrais peut-être aller au village pour raconter mon histoire. Mais… je ne peux pas laisser ce moribond tout seul dans ma maison. Qui le surveillerait pendant mon absence ?
Oui ! Finalement ça peut attendre. La peur des policiers manifestée par mon inconnu aussi me laisse perplexe. J’imagine mille et une monstruosités qui peuvent engendrer ce genre de réaction. Je songe aussi qu’au bas de mon sentier, juste à l’orée de la dune… la dépouille de son canot risque bien d’attirer l’attention dans les jours à venir. Je dois donc penser à la retirer de là, elle aussi. Mais pas aujourd’hui… il fait trop mauvais. C’est bien ce qui me préoccupe l’esprit en épluchant mes patates et mes carottes. Une bonne soupe si mon étranger vient à se réveiller, oui un bon potage pour le réconforter…
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Une cuillère pour maman, une cuillère pour papa. C’est exactement la chanson qui me trotte dans la caboche alors que je m’efforce de faire avaler un peu de ma soupe à ce bonhomme. Il a les yeux ouverts, effrayé sans doute de ne pas savoir où il se trouve. Enfin, ses grelottements s’estompent quelque peu, et il déglutit un peu de ma mangeaille. Il roule des billes qui croisent les miennes avec un voile de peur.
Je ne sais pas s’il a compris ce que je lui raconte. Mais cette fois ses lèvres gercées se désolidarisent et il ingurgite un peu de nourriture. L’effort semble moins difficile et il reste calme. Une fois, deux fois, dix, je répète mon mouvement pour avancer la cuillère à sa bouche. Et il avale avec appétit. Ses yeux traînent sur moi comme pour découvrir qui se cache là, devant lui. Sans un mot, il absorbe le contenu de l’assiette que j’ai préparée pour lui. Il y a dans son regard… une sorte de reconnaissance. Une fois son estomac convenablement calé, il referme les paupières. Sa respiration lente et régulière m’apprend qu’il est reparti au royaume des songes.
Je vaque donc à d’autres occupations en gardant la porte du salon entrouverte. Ainsi au moindre signe d’éveil, je serai là. La tempête faiblit, la pluie est moins drue. Pourquoi ce type m’intrigue-t-il autant ? Deux jours qu’il roupille sur mon convertible, deux jours que je lui file la becquée, tel un oiseau. Et pas un seul mot n’a franchi le seuil de sa gorge. Mais je suis certaine qu’il va beaucoup mieux. Il se remet lentement de je ne sais quel cauchemar. Son sommeil réparateur est ce qui est le mieux pour lui, à mon avis.
Il est quatre heures de l’après-midi et je range les pommes coupées en fines lamelles sur la pâte que je viens d’étendre. Je prépare une « migaine » faite d’œufs, de crème et de sucre et l’ensemble coule sur le moule où ma tarte va pouvoir cuire. Quand ai-je la sensation que je suis épiée ? Je ne sais pas trop. Mais sans hâte, je me retourne vers le seul endroit de ma maison où des quinquets puissent m’observer. Et il est là ! Debout, emmitouflé dans la couverture du lit, ses pieds nus sur le plancher.
Je n’ai pas vraiment peur, juste une pointe d’appréhension…
Je sursaute au son de cette voix rauque et du langage que je ne comprends pas. Peut-être de l’anglais… Il n’a pas l’air menaçant et son index gauche tendu me désigne mon dessert. Il sourit en me voyant dépitée.
Il secoue la tête de bas en haut avec une mine réjouie. Je suis son corps recouvert de la laine et bien sûr je tombe sur ses panards sans rien pour les garder au chaud.
J’ai du mal à tout saisir, mais je crois deviner. Ce type a osé braver les éléments déchaînés pour rejoindre les côtes anglaises. Sur un bateau où personne ne voudrait jamais faire un kilomètre ? Mon dieu, je comprends pourquoi il a si peur des flics. Mais du coup, moi, pour l’aide que je lui fournis, je tombe sous le coup de la loi ? Après tout, je m’en fiche. Je ne fais rien de mal, je veux juste aider un pauvre homme à se remettre après avoir frôlé la mort de près. Quelle misère tout de même ? Il me suit des yeux. Et je me sens bizarre. Ses pieds… ils sont toujours aussi nus.
Je farfouille dans la remise et je dégotte une paire de chaussettes et de vieux chaussons. Ceux rangés là par maman à la mort de papa. Ils font l’affaire pour dépanner ce pauvre bougre. Jamais je crois n’avoir senti un tel degré de reconnaissance sur le visage de quelqu’un lorsque je lui tends ma trouvaille. Il reste si peu de gratitude en ce bas monde. Mais ça me chavire tout entière de sentir ce type si heureux à la vue de ces vieilleries… en bon état tout de même. Pourquoi est-ce que j’ai l’impression qu’il veut m’embrasser ?
Le pas qu’il fait dans ma direction, est-il pour prendre ce que je lui offre ou pour… cette bise que j’invente ? Mince alors ! Voici que je déraille. Ce gars-là est un réfugié et il n’a rien à faire sur notre sol, à entendre la plupart de nos têtes bien-pensantes. Mais devant moi, il n’y a qu’un être humain « normal ». J’ai failli penser et dire ordinaire. Je n’en ai jamais vu moi des migrants et celui-là n’a rien de différent de ce que je suis. À part le fait qu’il soit un homme, bien entendu, et moi une femme.
Et c’est bien sur ses traits que je peux lire bien plus qu’un merci. Il s’assied, enfile presque religieusement les petites laines qui lui couvrent pieds et chevilles. Et je le vois qui bouge ses pinceaux sur lesquels les pantoufles remuent au rythme de ses mouvements. Comme si je lui avais fait le plus beau cadeau de la terre. Je réalise aussi que la couverture qu’il serre contre son ventre n’est pas si étanche qu’elle le devrait… Et ce que j’aperçois, pour au repos que ce soit, n’en reste pas moins un attribut qui nous différencie.
À l’instant où mes prunelles se posent sur l’appendice au repos à demi visible, lui relève le menton. Et nous sommes soudain deux à rougir de la situation jusqu’à la racine des cheveux. Il tire, mais un peu tard, sur les deux pans de la cote censée lui garantir une intimité absolue. Il sait que j’ai vu et je sais qu’il sait. Ma brusque façon de tourner la tête ne prouve que l’inverse de ce que je veux taire. Il n’est nullement dupe, et s’en trouve marri. Bêtement pour couper court à ce malaise qui nous étreint d’un coup, je ne sais que lui proposer… une boisson chaude.
Mon index se tend vers la bouilloire sur le bord du fourneau. Et puis je le dirige vers une tasse. Cette fois, il saisit ce que je veux lui expliquer.
Une bonne occasion pour essayer d’oublier ce qui vient de me rappeler que je suis encore une femme. Plus très jeune, pas en pleine beauté, mais suffisamment saine pour garder des envies. Depuis combien de temps un homme n’a-t-il plus franchi le seuil de ma maison ? Pour moi, je veux dire. Bien sûr le facteur passe parfois, Pierre aussi. Aucun ne vient jamais pour ces choses intimes qui se font entre un homme et une femme. Je ne parle pas d’amour, là ! Seulement de sexe. Et ce gaillard que j’ai ramené chez moi me replace totalement à ma condition de femme. La solitude a aussi un prix, celui d’une absence totale de sexualité.
Alors, bien entendu que ce que j’ai entraperçu juste une fraction de seconde vient de me remuer les sens. Mais est-ce que je ne mens pas depuis que je l’ai déshabillé pour le coucher ? C’est vrai que j’ai eu cette première occasion de… m’émouvoir de ce qui fait de lui un mâle. Pourquoi est-ce qu’à ce moment-là il ne s’est rien passé de spécial ? Peut-être tout simplement parce que les conditions n’étaient pas réunies ? Ou je n’étais pas forcément réceptive à ce genre de détail ? Là ! J’ai vu et je sais, et curieusement, j’en suis toute remuée de l’intérieur. Oh ! Je ne vais pas lui sauter dessus bien sûr.
Mais la relation que nous avons lui et moi bascule dans une autre dimension. Pas parce que je suis amoureuse, évidemment que non. Bien plus certainement parce que le désir remonte du tréfonds de moi, comme une maladie honteuse. Trop longtemps caché, ce serpent du vice refait surface, à la première tentation. Je réalise aussi que je ne connais pas seulement le prénom de ce gars que j’héberge. Et combien c’est difficile de trouver des mots, des signes pour que nous nous accordions, nous nous comprenions ! Lui poser la question abruptement ne mènerait à pas grand-chose. Il me faut trouver un moyen d’entrer en contact avec mon étranger.
Un prénom, c’est déjà être un peu plus proche de mon visiteur, du moins c’est ce qu’il me semble à cet instant. Donc… je le regarde et il fait de même. Je me touche la poitrine et, d’une voix chevrotante, je lui lance doucement :
Par deux fois, son doigt prend contact avec la place de son cœur. Ilian… bon, c’est déjà une avancée significative ou non, mais un pas en avant vers l’autre. Il boit le breuvage que je viens de lui servir. Il y a encore une nouvelle étincelle dans ses yeux. Un merci muet qui jaillit de chaque pore de sa peau… C’est idiot ! Je ressens un tel élan de tendresse pour ce bonhomme. Quelques jours plus tôt, je n’avais pas seulement conscience qu’il existait. Alors pourquoi là, soudain, il me donne un coup de chaleur ? Il me jette de fréquents coups d’œil. A-t-il compris que la promiscuité me fait divaguer ?
Je tremble sans oser bouger lorsqu’il se relève. La main qui sort de la couvrante s’approche de mon visage. Elle me frôle la joue et dessine les contours de mon nez. Je me sens… sur un nuage. Le vent ne souffle plus. Je ne vis plus là, je suis en transe. Les doigts jouent avec une mèche de mes tifs qui tombe sur mon front. C’est d’une douceur impossible à décrire. Je suis prise à mon propre piège. Plus aucune maîtrise de rien de ce moment où je sais, je sens que tout va trop vite, trop loin. Tout bascule sans que j’éprouve le moindre remord. Pas de regret non plus de laisser faire cette patte si tendre, tout droit sortie de l’enfer d’un océan.
Elle lisse ma nuque, agissant sans but, errante et capricieuse. Je suis subjuguée par ces attouchements si forts, si violemment espérés. Le gars me caresse sur le tissu de mes vêtements, pour mieux m’effeuiller quelques minutes plus tard. Quant à lui ? Il ne fait qu’un geste pour lâcher ce qui lui couvre le corps. La petite chose aperçue un peu plus tôt n’est plus aussi sibylline. Pour être franche, elle a pris un certain volume. Pas celui démesuré que l’on prête parfois aux hommes d’ailleurs. Non, des proportions raisonnables pour une femme « normale ».
C’est bel et bien de ma propre initiative que nous gagnons le canapé toujours ouvert. Et là, il me remercie d’une telle manière que je ne peux qu’implorer le ciel pour qu’elle dure le plus de temps possible. Nous revenons sur le matelas dans des postures que la décence interdit de décrire ici. Et c’est dans des positions que je ne suis pas même capable d’imaginer que cet étranger m’offre le plus doux des cadeaux. Il me donne ce que bien peu d’hommes ont su faire… une part de paradis, dans une étreinte tellement fraternelle.
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Le vent, la pluie se sont calmés. Un soleil d’automne brille de nouveau sur l’océan. Ilian est en forme. Il a fini de mettre le bois de l’hiver à l’abri. Habillé de vêtements retrouvés dans la penderie de la remise, il a repris forme humaine. Nous n’avons pas réitéré nos amours de ce jour-là. Je n’en ai pas eu besoin et lui non plus. Nous ne voulons que rester bons amis. Ce soir, à la faveur de la nuit, après une petite quinzaine de nuits passées sous mon toit, il va reprendre sa route. Oh, nous n’avons que très peu parlé. La barrière de la langue, nos deux mondes si éloignés l’un de l’autre, tout contribue à nous séparer.
Mais j’ai trouvé en lui un respect dont bien peu d’hommes sont capables. Et lui, sans mot inutile, a su me montrer sa reconnaissance. Je ne sais pas où il va se rendre, je ne sais pas vraiment d’où il arrive. Juste que pour un temps nos deux destins se sont croisés, mêlés, et que pour une seule nuit nous avons communié physiquement. Mais c’est suffisant pour que chaque matin qui va suivre, chaque journée qui va naître désormais, je sache que je suis une femme. Et ma solitude à venir n’est en fait plus qu’une longue suite d’heures à tuer. J’ai aimé et été aimée par cet Ilian, nous nous sommes donné ce que chacun a de plus précieux…
Ça suffit donc à mon bonheur. Les mots ne servent à rien puisque nos corps se sont déjà tout appris. Dans le soir qui tombe, un rideau se lève sur son départ. Un dernier regard, et la silhouette qui disparaît dans la nuit naissante… mais je garde là, au fond de mes entrailles, bien plus que ce précieux souvenir, je garde la confiance en l’âme humaine… et ça, ça n’a pas de prix. Un dernier geste de la main, et je sais… c’est bien la première, mais également la dernière fois que je vis un moment aussi fort…
Un au revoir muet, à cet homme venu de nulle part, qui laisse une trace indélébile, une griffure dans mon existence… merci, Ilian, du fond du cœur.