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Temps de lecture estimé : 39 mn
31/07/22
Résumé:  « Le sac des désirs n’a pas de fond. » Proverbe japonais.
Critères:  fh prost gros(ses) grosseins complexe hotel cérébral
Auteur : Moctezuma      Envoi mini-message
Le sac à main

Avertissement : Un long texte qui nécessite l’effort d’une lecture posée et attentive. Toutes mes excuses ! Et mes remerciements aux lecteurs courageux.





Pour F.



« Eh bien, le sac d’une dame est quelque chose qui relève du sacré. Combien d’hommes connaissent parfaitement le corps de leur compagne, centimètre par centimètre, en utilisent couramment tous les orifices et n’ont jamais mis le nez dans le sac de madame ? C’est que nous sommes comme une ambassade, un territoire inexpugnable. Et d’ailleurs, en cas de violation, il y a bien souvent, dans un cas comme dans l’autre, un incident diplomatique qui peut avoir des conséquences graves. » Samuel. Les confidences d’un sac à main



Il y a dans les territoires de l’imagination, derrière les châteaux, les planètes, les voyages, après les victoires au loto et les promotions, certains chemins qui s’aventurent plus profondément vers le bord du royaume, longent la jeunesse éternelle et les amours cachés, et débouchent sur une crique reculée ou un jardin secret : c’est le pays des fantasmes. Il est facile de l’encercler de longs grillages et d’en jouir égoïstement lors de promenades solitaires. Plus rares sont les courageux qui osent entrouvrir les grilles de leur patrie intérieure, car il leur faut affronter la pudeur, le doute, la peur du ridicule et de l’incompréhension. Mais même les plus braves ont besoin d’un petit coup de pouce du destin…




Chapitre 1 : Thomas



Gare de Tournan. Dimanche 14 juillet. 5 h 22. La succession des bips annonce la fermeture des portes. 51 minutes de RER jusqu’à Paris Saint-Lazare. Dans ce que la République française a de mieux à offrir à ses voyageurs : la fameuse rame automotrice de dernière génération Z 50 000 de Bombardier. Son aménagement monospace à plancher plat intégral permet une circulation fluide grâce à des salles ouvertes d’une voiture à l’autre par une interconnexion large permanente. Thomas soupire. Cinq ans au Service transports collectifs ferrés de la région Île-de-France, ça vous ronge le cerveau. Même la nuit, il pourrait devenir un prospectus somnambule !


Mais ce dimanche, personne d’autre que lui pour profiter des conforts de la rame. Quel imbécile viendrait massacrer son week-end de la sorte ? Le cœur a ses raisons qui ignorent le sommeil…


Alors qu’il va refermer les yeux pour rattraper les minutes de repos volées à la nuit, son regard se fixe soudain sur un objet, à une quinzaine de mètres, qui trône sur le tissu en velours anti-lacération d’un des sièges. Un sac. Un sac à main. Thomas se lève pour balayer la rame du regard. Personne. Bizarre !


Il n’est pas vraiment inquiet – le RER vide de 5 h 22 n’est pas très propice à l’attentat – juste un peu déconcerté : comment ce sac a-t-il pu atterrir là ? C’est le premier voyage de la journée… Et où est donc sa propriétaire ? Il n’y a pas de toilettes dans ces modèles de train, soi-disant pour gagner de la place, en réalité réduire les coûts de nettoyage.


Ozoir-la-Ferrière. Personne ne monte. Thomas va s’asseoir en face du sac à main. Il prend le temps de l’observer en détail. C’est un sac cabas. La longueur des anses permet de le porter aussi bien à la main qu’à l’épaule. Un cuir lisse et robuste compose la base de l’objet. Le reste est formé d’un cuir de velours, rouge carmin, plus souple. Thomas passe les doigts sur la matière, un peu usée, mais de qualité. C’est vraiment un beau sac. Féminin, élégant, pratique. Il a dû coûter assez cher, mais n’est signé d’aucun logo. À quel genre de femme peut-il bien appartenir ?


Ce matin, Thomas se sent sacologue. Il sait bien que le classement des caractères humains par les sacs, quelque peu réducteur, donne prise à des jugements trop souvent sommaires, voire à des critiques expéditives. Il se souvient de son ex qui cataloguait instantanément les femmes en fonction de ce qu’elles portaient à la main. Beaucoup de pièces métalliques : vulgaire. En cuir : de bon goût. Logo très visible : besoin d’attention. Mais il sentait bien que ça ne servait qu’à la conforter dans ses jugements sociaux. Évidemment qu’elle avait un sac en cuir sans pièces métalliques ! Les classeurs sont classés par leurs classements, comme dirait l’autre.


Mais le sacologue amateur a aussi conscience qu’un sac à main est toujours un petit mystère à percer. Qu’il a tellement été manipulé, chargé, vidé, transporté, qu’il est inévitablement une extension de l’identité de celle qui le porte ! Un sac se remplit toujours : de symbolique et de toute une vie journalière. Si bien que chaque sac à main porte en lui quelque chose d’interdit, une sorte d’âme étrange, qui fait que son ouverture paraît déjà une intrusion. Derrière la banalité d’un objet ordinaire, Thomas pressent des profondeurs remplies de significations invisibles.


Alors, à la manière des profileurs des séries policières, Thomas essaye de se former une image mentale de la femme assortie à ce sac. Il n’appartient probablement ni à une jeune fille ni à une vieille dame. Sa propriétaire prend soin de l’image qu’elle renvoie, mais ne change pas de sac tous les jours. Une femme qui apprécie la polyvalence d’un cabas. Une voyageuse ? Son format assez large oppose sa discrète fonction utilitaire à l’affichage chic et féminin du cuir. Le sac opaque, bien fermé, indique une certaine pudeur. Mais cela tranche avec le rouge profond qui marque une certaine assurance, voire de la séduction. La souplesse du velours fait que ce cabas offre une promesse de maniabilité, il épouse la forme du corps et son mouvement. Au contraire, un sac rigide serait plus guindé, comme celui d’une femme d’affaires.



Emporté dans son analyse sémiologique, Thomas n’avait pas vu la rame se remplir.



Thomas rougit, interdit, et baisse les yeux pour ne pas révéler sa gêne. Un simple bouton pression ferme le cabas. Mais il n’ose pas l’ouvrir, pas devant tous ces gens !


« Haussmann-Saint-Lazare, terminus du train. Assurez-vous de n’avoir rien oublié à votre place. »


Thomas ne peut se résigner à abandonner derrière lui le mystère du sac. Alors il serre le cabas contre sa poitrine, et d’un pas faussement assuré, s’enfuit de la gare. C’est vraiment pas son genre ! Il erre dans Paris, l’esprit rongé par la culpabilité de l’indiscret, jusqu’à franchir les grilles fraîchement ouvertes du parc Monceaux. Là, il peut s’asseoir sur un banc, calmer sa respiration, et enfin défaire le bouton pression pour accéder aux trésors du sac.


Sa propriétaire est manifestement de religion bordélique. D’après la loi générale de l’accumulation domestique, selon laquelle il est toujours plus facile de mettre quelque chose dans un sac que d’en ressortir un objet précis, un joyeux petit bazar peuple ce cabas. Mais il faut de la méthode à un détective ! Alors, Thomas entreprend une exploration systématique du sac. Les objets les plus souvent utilisés sont normalement sur le dessus, alors que les autres glissent dans ses profondeurs. Si loin, parfois, qu’ils finissent par se faire oublier, formant une couche sédimentaire, sorte de royaume ténébreux des petites choses inutiles ou secrètes. Ainsi Thomas sort successivement : un crayon Faber-Castell, un bâton de rouge à lèvres à peine entamé, un roman policier, deux trombones un peu tordus, un carnet vide avec quelques pages arrachées, une pochette cartonnée, et un appareil photo Nikon sans carte mémoire. Dans la poche latérale, il trouve un paquet de chewing-gum, un tampon hygiénique, un second crayon et enfin, soigneusement pliée, une culotte vert émeraude, La Perla, en satin.


Thomas s’empresse de refermer le sac. Le mystère s’épaissit. Il n’y a là aucun indice qui permettrait d’identifier la propriétaire. Quelle femme porte un sac sans portefeuille, sans carte d’identité, sans porte-clés avec photo, sans adresse ou facture, sans téléphone ? Voilà qui complique son travail d’enquête ! Son dernier espoir réside dans la pochette cartonnée qu’il ouvre le cœur battant. Il y découvre un dépliant de deux pages, format A5, d’un grammage épais de qualité. Sur la page de couverture est indiqué :


Belle de nuit


Agence d’escortes de luxe et services exclusifs pour hommes du monde exigeants.


Thomas retient son souffle et tourne la page.




Chapitre 2 : Claire



Gare Rosa Parks. Samedi 13 juillet. 18 h 43. La succession des bips annonce la fermeture des portes. La rame n’est pas pleine : le sens Paris-banlieue n’est pas le plus prisé le samedi soir. Claire peut poser sa valise-cabine sur le siège d’à côté et son sac sur ses genoux. Une petite masse familière qui la réconforte, et lui donne un peu confiance. Comme Grace Kelly qui se protégeait des flashs des paparazzis derrière son sac Hermès. Ce cabas, elle y tient beaucoup. Cinq ans, déjà, qu’elle l’a acheté. Un vrai coup de foudre devant la boutique. Et un loyal compagnon à qui elle n’a jamais fait d’infidélité.


Ses jambes ont arrêté de flageoler, mais son cœur ne veut pas cesser de tambouriner dans sa poitrine. Que diable allait-elle faire dans ce RER ? Dans quoi s’est-elle embarquée ? À chaque arrêt, la tentation renouvelée de prendre son sac et ses jambes à son cou… et de laisser cette valise derrière elle, mais maintenant qu’elle y est, elle n’abandonne pas. En tout cas, c’est ce qu’elle essaye de se répéter en boucle.


Alors que fait-elle au juste dans ce RER, les joues pourpres et la valise pleine de lingerie ? Elle a rendez-vous pour un "shooting photo lingerie". Nocturne. À Tournan-en-Brie. Chez un photographe de mode. Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez elle ? Elle ne le sait pas trop. Comme si son bon sens l’avait abandonné pour aller se nicher entre ses cuisses. Certes, c’est le frère de sa meilleure amie. « Tu verras, il est hyper pro, il te mettra en confiance ». Mais les assassins aussi ont des sœurs !


Tout ça, c’est de la faute de sa cousine ! Le mois dernier, pour son anniversaire : « Alors maintenant que t’as trente ans, c’est quoi tes rêves ? » Et Claire n’avait pas su répondre. Elle avait juste rougi. Ses rêves, elle n’osait pas en parler. Encore moins les réaliser.


En réalité, la genèse de toute cette histoire a commencé il y a bien plus longtemps, quand Claire sortait à peine de l’adolescence. Un jour, ou plutôt, une nuit, où la jeune femme se sentait un peu trop seule dans son lit. Une nuit d’insomnie où les heures se distendent pour repousser au plus loin tout lendemain, et où les pensées vagabondent jusqu’à pousser la porte de régions inconnues.


Certains fantasmes ressemblent à des éclats de verre au soleil. Ils éblouissent pour disparaître aussitôt. D’autres vous marquent à jamais. Comme les amis, ils sont là pour la vie. Et c’est ainsi que cette nuit-là, sous la chaleur protectrice de la couette, est né dans une région profonde du subconscient de Claire, ce fantasme de l’escorte. Il était comme un jardin qui offre mille sentiers à découvrir. Et peu à peu, à force d’être exploré, une main sur la boussole, une main dans sa culotte, il est devenu sa patrie. Un jardin à l’anglaise : coloré, abondant, sauvage. Un jardin vers lequel elle revenait toujours et en toute saison pour admirer la vigueur d’une branche ou l’humidité d’un cours d’eau.


Pourquoi son esprit se focalise-t-il donc spécifiquement sur la prostitution haut de gamme, se demande-t-elle souvent.


À vrai dire, elle n’a jamais habité son corps avec la confiance qu’elle aimerait avoir. Jamais à l’aise avec l’image que ses formes et ses rondeurs renvoient. Sans parler des bourrelets et de la cellulite. Dans sa vie quotidienne, elle arrive à les accepter, ou plutôt, les mettre de côté. Et c’est déjà un combat de tous les jours. Mais dans son intimité sexuelle, les mettre en avant lui paraît ridicule ou vulgaire. « Boulotte », le mot est resté comme une cicatrice.


Si bien qu’elle déteste être à l’initiative. Claire n’est pas vraiment une séductrice. Elle a le sentiment que ses conquêtes se font toujours à son corps défendant, en dépit de son léger surpoids. Mais dans son imagination, elle peut devenir la tentatrice, la femme sûre de ses charmes et de son habileté, celle pour qui un homme est prêt à perdre la raison dans ses bras voluptueux. Alors elle doit admettre qu’imaginer qu’on la désire suffisamment pour payer, et payer cher, flatte son ego. La somme importante est un moyen rassurant d’objectiver la vigueur du désir qu’elle peut susciter. Et puis il y a une excitation trouble à être un corps qui s’offre. Un mélange de puissance séductrice et de soumission consentie aux désirs d’un homme.


Jamais elle n’a soufflé mot de ce territoire secret à ses amants. Par pudeur et par timidité, certainement, par complexe aussi. Comme si son corps ne correspondait pas à son fantasme. Sur tous les sites d’agences, aucune escorte n’avait ses mensurations. Comme si dans la division du travail sexuel, elle ne pouvait pas accéder au marché du haut de gamme : les grosses prostituées sont pour les clients pauvres. Certains soirs de découragement, elle a l’impression d’être la petite fille aveugle qui se rêve pilote de chasse. Pourtant elle sait bien que le problème vient plus de son regard sur elle-même que de son corps. Elle connaît les coups d’œil intéressés sur sa poitrine généreuse. Mais prendre confiance en son corps est l’une des choses les plus difficiles qui soient.


Et puis Claire sait que c’est le propre des fantasmes de reposer sur des fondations irréalistes. Elle n’ignore pas ce qui sépare son imagination de la réalité du travail du sexe, même de luxe. Elle ne veut pas de client qui lui déplaise, de peur de l’inconnu, de glauque ou de violence. À vrai dire, ce qu’elle appelle « escorte » dans sa tête est moins une profession qu’une expérience. Ce mot dégage en elle un parfum de luxe et de luxure. Une certaine élégance dans l’atmosphère alliée à une félinité coquine, voire une animalité assumée. Une confiance en soi à toute épreuve. Une capacité à jouer un rôle aussi. Car une escorte haut de gamme est une actrice qui peut se métamorphoser au gré des désirs de son client.


Méthodique, elle se plaît à imaginer le moindre détail : le dialogue avec le client pour connaître ses préférences, la sélection de sa tenue, sa posture, son attitude, son vocabulaire, tout. La préparation compte au moins autant que l’acte.


Mais maintenant qu’elle a trente ans, elle est fatiguée de rêver comme une adolescente et de rougir comme une gamine aux questions de sa cousine. Claire veut agir. Alors, elle a rédigé le prospectus publicitaire d’une fausse agence d’escorte, s’est ruinée en shopping, et le shooting photo de ce soir est la dernière étape de sa préparation. Et ensuite, quoi ? Elle ne sait pas très bien.


Mais chaque chose en son temps, l’idée de poser comme modèle pour un photographe inconnu la terrifie suffisamment pour la soirée. Les émotions se bousculent dans son cerveau et se réverbèrent dans son corps. Il faudra qu’elle demande si elle peut prendre une douche avant le shooting.


L’éclairage de son portable s’allume. Un message. L’adresse du photographe. Il n’y a plus de retour possible.




Chapitre 3 : Margaux



9 h 38 brille sur le radio-réveil. Margaux n’en peut plus d’essayer de faire semblant de se rendormir ou de faire semblant d’essayer de se rendormir, elle ne sait plus très bien. La patience, ça n’a jamais été son fort… Elle regarde à nouveau l’écran de son téléphone. Toujours rien !


Il ne peut pas l’ignorer, pourtant, qu’elle est du matin. Elle le répète souvent, toujours avec le même sourire espiègle. Car ça l'amuse de glisser ainsi un discret indice des secrets de son intimité. Si le petit matin est pour beaucoup une parenthèse déconnectée de la marche routinière de la vie, pour Margaux il est bien plus qu’un moment de repos, une expérience sensuelle.


Elle aime plus que tout s’abandonner à ces heures incertaines où son corps alangui émerge de l’obscurité. Les désirs enfouis dans l’épaisseur de la nuit se réveillent souvent plus vifs au matin. Elle sent alors comme la marée qui monte une douce volupté s’emparer d’elle. Les yeux mi-clos, les cheveux en bataille et l’oreiller entre les cuisses, elle adore rêvasser et profiter de ce bonheur presque animal. Elle désapprend les mots, les phrases, pour n’être plus qu’un corps en éveil, jusqu’à se laisser envahir par l’odeur de la nuit, le goût du sel sur la peau, la puissance des vagues qui l’emportent. Margaux à l’aurore aux doigts agiles.


Longtemps, elle s’est couchée de bonne heure pour mieux profiter des plaisirs du dimanche matin. Le meilleur d’entre tous, car il peut se déployer aussi longtemps qu’elle le souhaite, jusqu’à venir mordre, les grands jours, sur les débuts de l’après-midi. Mais ce matin, il faut qu’elle résiste encore un peu au frôlement du drap sur sa peau. Car Margaux attend un homme. « Son amant », comme elle aime à dire, bien qu’elle ne trompe personne avec lui. C’est ce qu’elle aime le plus, d’ailleurs, qu’il ne corresponde pas à l’image qu’on peut se faire de ce terme. Un homme fin et délicat. Toujours attentif à ce qu’on ne prenne pas ses opinions pour des jugements. La timidité est chez lui une forme de politesse. Et ce manque d’assurance la fait fondre. Elle n’aime rien tant que chahuter sa douceur et ses bonnes manières. Le bousculer, le provoquer, le conquérir.


Elle est comme ça Margaux. Une joueuse. Une audacieuse. Elle ne veut pas d’une sexualité facile, préfabriquée, prévisible. Se faire baiser en débranchant le cerveau, très peu pour elle. Elle veut des défis, des échecs, des triomphes. De la tension. Et jusque-là, ses amants ne se sont pas plaints de ses tentatives.


Pourquoi prend-il tout ce temps ? Ne s’est-il pas réveillé ? Veut-il la faire mariner ? Le message qu’elle lui avait envoyé la veille était pourtant explicite ! « Je me suis acheté une nouvelle chemise de nuit. Si tu sonnes chez moi demain pendant que je dors encore, je l’enlèverai pour toi ». Simple et efficace.


Margaux se mord la lèvre inférieure. Cette attente, ça ne lui va pas du tout ! Alors bon, s’il n’arrive pas, il ne faudrait pas que la matinée soit perdue pour tout le monde. Elle est une grande fille, le feu d’artifice, elle peut en profiter toute seule dans son lit.


Enfin, on toque. Margaux réajuste le drap à la lisière de ses seins.



Thomas pousse la porte d’entrée.



Et enfin, Thomas est dans son lit. Il l’embrasse avidement, comme on boit de l’eau fraîche après une longue journée sèche. Elle enserre son corps chaud et ferme entre ses longues jambes. Le bercement des vagues. Le clapotis des flots. Le flux et le reflux. Et elle lui pardonna.


10 h 31 scintille maintenant sur le radio-réveil. Alors que son corps se relâche, inondé d’endorphine, Margaux voit son amant se rhabiller précipitamment. Il doit partir. Le défilé sur les Champs-Élysées. Par fidélité familiale. Le père militaire se retournerait dans sa tombe. Il repassera tout à l’heure. Et comme une ombre, Thomas s’enfuit de l’appartement, laissant derrière lui son amante vexée. Il ne peut pas comprendre que si elle l’invite si tôt, c’est qu’elle a envie de passer la journée avec lui !


La magie du matin s’est envolée avec Thomas. Il ne reste plus à Margaux qu’à reprendre le cours normal de sa vie dominicale : ranger son appartement. Des tiroirs de la cuisine jusqu’au placard de l’entrée où elle découvre soudain un sac à main rouge, mal caché par un parapluie. Un cadeau ? Mais il n’est pas emballé ! Et il n’a pas l’air neuf. Elle l’attrape et le soupèse. Il est plein. Eh bien, pour une surprise, c’en est une ! Elle hésite un instant à le reposer, mais la curiosité l’emporte. Il n’avait qu’à pas l’abandonner ! Et sur la table de la cuisine de Margaux, un inventaire complet du sac est établi pour la seconde fois de la journée. Jusqu’au prospectus et à la culotte qu’elle déplie pour constater autant la finesse du tissu que sa largeur conséquente.


Margaux est sous le choc. La surprise, mais aussi, elle le découvre avec un pincement au cœur, la jalousie. Que faisait son amant avec le sac à main d’une pute aux grosses fesses ? Elle avait beau tourner la question dans tous les sens, pas l’ébauche d’une explication rationnelle. Avait-il passé la nuit avec une escorte pour la retrouver comme une fleur le matin ?! Quelle libido ! C’est pas tellement son genre quand même… Mais elle ne voyait pas d’explication alternative qui tienne la route. Surtout qu’il avait voulu lui cacher l’objet… On croit connaître les gens… Non, décidément, il faut qu’elle en ait le cœur net.




Chapitre 4 : Mehdi



19 h 28. Tournan-en-Brie. Medhi bâille en réglant l’éclairage du studio photo qu’il a aménagé dans ce qu’était son garage. Il est fatigué. Moins de ce samedi en particulier que de la vie en général. Ces derniers mois ont été difficiles. Il allait de semaines en semaines, de défilé en défilé, de soirée en soirée, comme un somnambule qui marche à reculons sur des sentiers de routine. C’est dire s’il avait l’impression de ne pas avancer !


C’est l’amour de la photo qui l’a fait entrer dans l’univers de la mode. Le salaire fixe aussi. Mais maintenant, il se sent prisonnier de ce milieu. Un monde pas si glamour fait d’ego, de flatterie, de coups bas, dont la frénésie perpétuelle commence à lui taper sérieusement sur le système. À lui vider sa joie de vivre.


On ne dirait pas comme ça, mais la photo de mode, ça vous grille la rétine et bousille la libido. À 33 ans, Mehdi se sent comme un vieil impuissant, un grand brûlé du désir. Il l’avait avoué à sa sœur :

« Tous ces corps de mannequins, ces corps de rêves, eh bien, ils ne me font plus rien, ni chaud ni froid. Pas la moindre émotion. Quand je les regarde, je ne vois plus que du boulot. Le labeur que c’est pour elles de maintenir leurs silhouettes, et la galère que c’est pour moi de masquer ou retoucher chacune de leurs imperfections. Pas de plaisir, juste de la souffrance. Au début, ça m’arrivait de ressentir quelque chose pendant un shooting. Un truc esthétique ou sexuel parfois même. Maintenant, je réfléchis juste à quelle pizza je vais manger le soir. »



Il est un peu dubitatif, mais bon pour rendre service à sa sœur…


On toque. Voilà sa modèle du soir !


Cette première fois que Mehdi voit Claire, il la trouve franchement grosse. Il sait bien qu’elle est loin d’être obèse, mais les mannequins « plus-size », c’est pas du tout sa spécialité. Et puis elle a l’air tout intimidée, mal dans sa peau. Bon, ça ne va pas être facile. Au moins, ses yeux verts clairs rendront bien à la lumière.



Et le shooting commence. Mehdi a compris qu’il en avait pour un bout de temps avant qu’elle soit suffisamment en confiance pour poser convenablement. D’abord, il la fait marcher dans la pièce à différentes allures, pour la mettre à l’aise. Puis essayer des poses, tout habillée, comme une répétition. Il lui fait travailler son regard et son maintien. Elle n’est pas une très bonne élève, et il n’a pas l’impression que ses conseils l’aident vraiment. Au bout d’une heure, Claire a trouvé une pose où elle se sent à l’aise ; au bout de deux, elle ose essayer sa lingerie et il peut enfin faire quelques clichés, mais rien qui ne vaille vraiment le coup. Mehdi se sent découragé.



Quand Mehdi revient dans le studio, ce n’est plus la même femme qu’il a sous les yeux. Claire est assise à califourchon sur une chaise d’écolière, de trois quarts par rapport à l’objectif. Penchée par-dessus le dossier, elle laisse sa poitrine abondante reposer contre la barre en bois. Sa tête relevée et ses yeux clairs intenses fixent l’appareil photo comme pour mettre au défi le spectateur de regarder ailleurs. Au loin, par-delà le tissu fin d’une culotte, la courbe voluptueuse d’une fesse se laisse à découvrir.


Mehdi est sous le choc. Le souffle coupé. Il y a une vitalité, une puissance chez Claire qu’il n’avait jamais vue. Alors il se met à photographier frénétiquement ce corps offert à son regard. Il y a une euphorie au triomphe de l’excitation sur la pudeur. Et le cercle vertueux du désir photographique se met en place. Se voyant admirée dans les yeux de Mehdi, Claire déploie complètement son corps qui ne devient que plus désirable. Et il bande. Et elle mouille. Et il fait les meilleures photos qu’il a prises depuis longtemps. Car il ne cherche pas à mettre Claire sous son meilleur jour, à masquer ses imperfections… Juste à célébrer son corps tel qu’il se dévoile, avec ses plis et ses replis, débordant de vie.


Au dernier clic de l’appareil photo, Claire a les yeux brillants, il voit qu’elle retient ses larmes. Tant d’émotions en peu de temps. Un long silence emplit la pièce. Mehdi est troublé de la fragilité inattendue de cette femme qui s’est livrée totalement.


Claire se rhabille, mais ils savent tous les deux ce qu’ils ont partagé.



Et ils passèrent la nuit à discuter. Des corps et des regards. Des inhibitions et de la photo. De la vie qui avance sans qu’on sache très bien dans quelle direction ? Ils en avaient tous les deux gros sur le cœur. Enveloppés des liens de confiance qu’ils avaient tissés pendant le shooting. Heureux de pouvoir parler avec franchise à une oreille attentive. Et au petit matin, Claire lui raconta tout. Son histoire, ses complexes. Son fantasme bizarre d’escorte dont elle ne comprenait pas pourquoi il était devenu si important dans son esprit. Ni vraiment ce qu’elle devait en faire.


Quand il la voit partir pour attraper le premier RER, Mehdi sent comme un pincement au cœur. Il hésite puis se décide et lui envoie un message.



Et au bout de l’allée, son portable à la main, sa valise dans l’autre, Mehdi voit Claire revenir.




Chapitre 5 : Thomas



Hausmann Saint-Lazare. 19 h 4. La rame s’emplit de banlieusards heureux d’une journée de festivités nationales. Dans son siège, Thomas est insensible au brouhaha ambiant. Tout son esprit est tourné vers l’objet qu’il tient sur ses genoux et qu’il a enfin récupéré après une journée de questionnements intérieurs.


Mais ce sac qu’il caresse du bout des doigts est bien plus qu’un objet, une promesse de sensualité. Comme il voudrait se glisser à l’intérieur et se laisser aller au roulis des hanches de sa propriétaire ! Chaque élément contenu dans le cabas devient comme la matière plastique de l’imagination. Chacun est une suggestion, un messager, un appel. Les pages arrachées ont certainement abrité la trace de rendez-vous interdits. Le Nikon a dû photographier des ébats si torrides que sa carte mémoire n’y a pas survécu. Et que dire de la culotte ou du prospectus ! Ainsi va la machine à fantasme. Et Thomas vagabonde d’objet en objet, vers des contrées hautement érotiques.


Une fois chez lui, il peut se jeter sur son ordinateur pour assouvir sa curiosité. « Belle de nuit » : il découvre une plante péruvienne, un rossignol de rivière, une collection d’eau de toilette, mais pas la moindre agence d’escorte portant ce nom évocateur.


Est-elle si sélecte qu’elle n’a pas de site internet ? Est-ce que le prospectus n’a pas de rapport avec la propriétaire du sac ? Mais quelle femme transporte avec elle ce genre de publicité ? Thomas est perdu. Il est maintenant trop tard pour aller aux objets trouvés : il devrait avouer sa faute et son indiscrétion. Il fouille encore et encore la moindre poche intérieure du sac. Mais il doit bientôt se rendre à l’évidence : le seul indice dont il dispose pour retrouver la propriétaire est au bas de la dernière page du prospectus où il est inscrit « Contact : 06 ** ** ** ** ». Le numéro avait été rajouté à la main. Il n’allait quand même pas contacter cette agence ! On lui rirait au nez !


La nuit est chaude et agitée. Comme si un vent du sud avait apporté la mousson par les fenêtres entrouvertes. Une nuit d’étuve où l’air surchauffé entre dans la poitrine comme une vapeur de four. Dans le sommeil de Thomas, un ballet d’escortes vient à tour de rôle embraser ses sens. Et il se réveille, les doigts refermés sur la culotte, la bouche sèche, le corps en sueur et le sexe dur. Alors, comme un adolescent, il enfouit honteusement son visage dans le tissu dérobé, s’imprègne du léger parfum lavande qu’il dégage et se laisse aller à son désir impérieux. Il lui faut jouir deux fois pour enfin apaiser son sommeil, mais pas son embarras.


Les jours passent. Et les nuits aussi. Le sac trône toujours de tout son mystère sur la commode de la chambre. La culotte se froisse un peu plus sous l’oreiller. Thomas est paralysé dans son indécision, comme prisonnier de la puissance suggestive de ce sac et de son contenu. Un peu honteux de ce trop-plein de libido dont il ne sait pas vraiment d’où il vient. Bander sur l’image fantasmée de putes de luxe, ça fait pas très mature. Alors, se branler sur une culotte volée…


Il n’osait pas appeler Margaux, cela lui semblait malhonnête d’user de son corps pour assouvir ses fantasmes inconvenants. Surtout que ces derniers temps il sentait que le courant passait bien entre eux. Pur effet mécanique de la libération d’ocytocines post-orgasmique, dirait son frère médecin. Il n’en était pas sûr.


Et puis l’incivilité de son action lui pesait de plus en plus. Une rapide recherche lui avait permis de constater que le sac avait coûté 250 euros, l’appareil photo 400 et la culotte… 160. Ses tergiversations coûtent bien cher à la propriétaire du cabas !


Alors, après une nouvelle nuit de moiteur et d’hésitations, il prend son portable : « Bonjour, excusez-moi de vous déranger. J’ai retrouvé dans le RER E un sac à main en cuir rouge. Ce numéro… »


Non, non. Il efface son message. Thomas sait, au fond de lui, que ce n’est pas ça qu’il rêve d’envoyer. Alors il ne peut s’empêcher de courir acheter une carte Sim, se créer un second compte WhatsApp et d’écrire, le souffle court :



Thomas est encore plus embarrassé. Maintenant, il ne peut plus faire semblant de s’intéresser au sac par civisme ou amour de son prochain. L’excuse de la simple curiosité ne tient plus non plus. Il doit se rendre à l’évidence, il ne veut pas rendre le sac, il veut rencontrer sa propriétaire.


Soudain un vertige le saisit : il est vraiment tenté d’accepter l’offre exceptionnelle de l’agence. Jamais il n’avait songé à aller voir une prostituée. Ça ne peut pas être raisonnable ! L'histoire du prospectus dans le sac c'est un peu louche. Et en comptant le prix de la chambre d’hôtel, c’est près d’un mois de salaire pour une nuit ! Et puis il n’en a pas besoin, il est heureux au quotidien. Et Margaux est déjà au-dessus de toutes ses espérances concernant sa vie sexuelle. Mais parfois, la conscience et la logique pèsent peu de poids face à la puissance de l’appel du fantasme et de la chair. Et il y a des actes de folie qu’il ne faut pas chercher en vain à expliquer. Et Thomas réserve une nuit dans un palace parisien. Quitte à se ruiner, autant ne pas le faire à moitié !




Chapitre 6 : Claire



Couloir devant la chambre 103 de l’hôtel Mansart. Samedi 20 juillet. 19 h 34. Cinq minutes que Claire essaye de faire taire le tocsin qui bat dans son cœur. Maintenant qu’elle voit le style old school de l’endroit, elle comprend mieux la demande du client : « Une tenue chic, sexy, un peu rétro » avait-il précisé. Et elle se retrouve plantée là, en mode pin-up, à la Rita Hayworth, les kilos en plus. Une tenue que jamais elle n’aurait osé mettre en temps normal. Une robe à mancherons. Un large décolleté. Une ceinture épaisse lui marque la taille, et une jupe évasée s’épanouit sur les hanches jusqu’à ses genoux. Des bas, des talons hauts, et des gants de soirée complètent la tenue. Elle est prête, les paupières légèrement ombrées, les lèvres rouge vif. Elle a déposé quelques gouttes de parfum sous ses aisselles, au creux de ses cuisses et jusque dans le sillon de ses fesses. Cette longue et minutieuse préparation l’a apaisée. Comme un rituel où chaque élément trouve sa place pour donner un sens à l’ensemble, où chaque geste l’aide à s’éloigner de Claire pour rentrer dans la peau d’une escorte.


Mais maintenant qu’elle est devant la porte, elle n’est plus si sûre d’elle. Elle ne peut plus échapper au fait qu’elle va être payée pour satisfaire un homme qui, pour aussi compréhensif et charmant qu’il ait été lors de leur première rencontre, ne la veut finalement que pour la baiser comme il le voudra. D’autant plus qu’au vu du prix, il en voudra certainement pour son argent. Saura-t-elle tenir son rôle ? Elle a le sentiment que tout se joue ce soir : elle n’aura pas d’autre chance.


Claire inspire profondément et toque.



La porte s’ouvre sur une grande chambre plongée dans une pénombre que seules quelques bougies éclairent. Au loin, des rideaux rouges encadrent une fenêtre entrouverte. Les meubles sont anciens et la décoration raffinée. Au milieu de la chambre, assis sur le lit, son client l’attend.



Et d’un vague signe de la main, Mehdi désigne à l’autre bout de la pièce, sur la commode, une enveloppe. Le ton assez direct, un peu froid, la tend. Elle sent que c’est un défi, la première épreuve de la soirée. Elle se concentre sur sa respiration. Son déhanchement. Un pied devant l’autre. Ses talons claquent sur le parquet de la chambre. Elle compte et recompte les billets. Pour se donner une contenance. Fascinée aussi par cette liasse qui incarne la matérialité de la transaction qui se joue ce soir.



Il désigne la bouteille de champagne qui dépasse de son seau. Elle a lu que les escortes ne boivent jamais plus d’un verre. Et seulement si elles peuvent observer le client les servir. Pas de risques inutiles.



Claire s’installe sur un haut tabouret qui est devant elle. Le cuir est rugueux sous sa peau. Elle sent le rebord gainé de métal froid au creux même de ses cuisses, car elle n’ose d’abord que s’asseoir à demi. Sa jupe s’étale autour d’elle, comme un voile protecteur des troubles de son intimité. Il lui tend une flûte, leurs doigts se frôlent à peine, et il s’écarte à nouveau, toujours à l’observer.


Pas un mot, ils boivent en silence. Elle ne sait pas très bien s’il est nerveux ou s’il profite juste de l’instant. Quelle signification cela peut-il avoir pour lui, qu’elle soit ainsi immobile et silencieuse, si bien gantée et si offerte ? Elle s’accroche à son équilibre précaire pour rester parfaitement impassible, n’osant ni croiser les jambes, ni serrer les genoux, ni ouvrir les cuisses. Elle essaye de se concentrer sur la sensation de ses lèvres sur le rebord de la flûte. Chaque petite gorgée l’apaise un peu. Elle en profite pour regarder discrètement son client. Ça la change de le voir dans son costume bien coupé. Elle aime la forme virile de ses épaules dans sa chemise. Il fait plus âgé. Plus sûr de lui aussi.



Proposition ? Sollicitation ? Injonction ? Dans le doute, elle s’exécute, concentrée sur la souplesse des mouvements qu’elle livre à son regard. Elle sent la délicatesse de la soie rouge du sofa effleurer sa peau nue, entre ses bas et sa culotte, et le tissu de la robe remonter le long de ses cuisses alors qu’elle s’installe contre le coussin. Les yeux de Mehdi ne l’ont pas lâché un instant. Tout hésitante qu’elle est, elle n’a pourtant pas de peine à voir qu’il l’admire. Qui résisterait à ses grands yeux clairs et brillants dans la pénombre, à la lisière de son décolleté qui plonge vers ses seins ronds, à ses lèvres humides de champagne ? Claire est saisie par ce qu’il y a d’impudeur dans cette immobilité et ce silence. Elle sent la chaleur s’emparer de son corps : ce regard qui la traverse, l’alcool, sa gêne. Elle a soudain peur de coller au canapé. Elle enlève ses gants qu’elle dépose méticuleusement sur l’accoudoir.



Toujours ce ton un brin cérémonieux, excessivement poli. Une voix qui ne souffre d’aucune contestation. Mais elle n’est pas là ce soir pour refuser. À cette pensée, Claire devient pourpre, et en même temps qu’elle rougit, se juge ridicule de rougir : tant de pudeur chez une prostituée. Sous les mains moites de l’escorte, les boutons glissent mal, et elle doit s’y reprendre à deux fois pour défaire sa robe qui tombe à ses pieds. Elle ne porte plus qu’un ensemble blanc qui met en valeur sa peau dorée et dont la pureté paraît en ce lieu indécente. Veut-il qu’elle aille vers lui ? Doit-elle se rasseoir sur le canapé ? Il perçoit son incertitude.



Ses escarpins résonnent à nouveau dans la pièce. La fenêtre est grande ouverte sur la ville. Si elle se penche, elle peut voir la colonne Vendôme se découper dans la nuit. Claire s’appuie à la balustrade qui, du haut de ses talons, est au niveau de ses hanches. Elle n’ose pas se retourner, mais elle sent peser sur elle son désir qui s’attarde. Mehdi allume une lampe qu’il tourne vers elle comme un projecteur. Ses seins lourds penchent sur la rue, ballottés par les vents. Heureusement, les rares passants pressés ne lèvent pas les yeux vers le spectacle qu’elle offre à quelques mètres de hauteur. Il en suffirait d’un ! Le parquet craque derrière elle, comme si Mehdi se déplaçait pour l’admirer sous tous les angles. Ses fesses pleines se tendent vers le regard de son admirateur. Elle se mord la lèvre. Elle se sent tout intimidée. Elle se sent allumeuse. Quel homme pourrait résister à la tentation de baiser une pin up si gentiment proposée ? Les secondes filent comme des minutes.


Mais soudain, on toque à la porte. Une voix d’homme :



Elle sursaute. Dans son dos, elle entend les roues d’un chariot sur le parquet, le tintement des verres, le cliquetis des couverts. Claire ne veut pas se retourner. Surtout, ne pas croiser le regard de cet étranger. Elle se sent prise entre deux feux, les passants de la rue et le groom dans la chambre. Elle est toujours cambrée dans cette position inconfortable, indécente. Son sang pulse contre sa tempe. Ses fesses sont tellement tendues qu’elles semblent vouloir s’échapper de sa culotte. Elle sent une goutte de désir s’écouler sur sa cuisse. Elle frissonne. Ses jambes se mettent à trembler. Sans la balustrade, elle a l’impression qu’elle s’écroulerait. Il faut qu’elle se reprenne. « Je vais me changer pour le dîner », et sans un regard de côté, les joues brûlantes, elle se dirige vers la salle de bain de son pas le plus assuré. Il lui faut un peu de calme pour ne pas flancher.




Chapitre 7 : Margaux



19 h 51. Devant la chambre 201 de l’hôtel Mansart – certains palaces ont le chic de faire des promos – Margaux réajuste sa tenue. Pour l’occasion, elle a choisi une robe de cocktail noire et moulante. Des bretelles fines se croisent par-dessus un dos nu. Un décolleté plongeant devant, sans soutien-gorge. Un tissu léger qui descend à peine au-dessous de ses fesses pour mettre en valeur la longueur de ses jambes. Une robe immettable. Une robe indécente. Une robe vulgaire. C’était parfait. Car l’élégance d’une escorte n’est jamais dans sa tenue, mais dans son attitude. Il y a de la grandeur à marcher la tête haute et la foulée altière dans une robe de putain. Et une puissance à mener son client à la baguette tout en feignant de n’être que sa chose. Margaux attache sa longue chevelure en une queue de cheval, elle déteste avoir des cheveux partout quand elle suce.


Elle toque.



Margaux compte attentivement chacun des billets sous le regard interloqué de son amant.



Et prestement, Margaux s’empare de la veste de Thomas et la dépose sur un fauteuil. Elle s’attaque ensuite aux boutons de sa chemise qu’elle entrouvre largement.



Enfin, elle se dirige vers la ceinture de son pantalon.



Et sans lui laisser le temps de réagir, Margaux jette ses lèvres à l’assaut du sexe de son client. Avec une énergie calculée, elle se met à sucer le gland de Thomas comme elle lécherait sa glace préférée. La douceur de ses lèvres le fait sentir gros, dur et puissant.



Tout va trop vite pour Thomas pour qu’il puisse répondre. Elle le pompe avidement et la tension de la situation a bientôt raison de son client. Il ferme les yeux. Il gémit. Il s’arque et se répand dans sa bouche. Elle l’aspire goulûment jusqu’à la dernière goutte puis s’emploie à nettoyer le gland de petits coups de langue très légers.


Margaux s’assoit confortablement dans un fauteuil de la chambre. Thomas est tout rouge devant elle, choqué et immobile. Elle est satisfaite du succès de son show. C’est toute la profondeur de jeu de l’escorte de n’être toujours que superficielle, et toute l’expertise de la prostituée que d’imposer son rythme à son client. Elle essaye de calmer sa respiration – il en faut du souffle pour une fellation. Elle sent soudain la moiteur de sa culotte. Mais il ne faut pas qu’elle laisse à Thomas le loisir de reprendre ses esprits. Elle regarde l’horloge. 20 h 02. À peine dix minutes pour une première éjaculation, elle était dans les temps.





Chapitre 8 : Mehdi



Le jeune employé de l’hôtel est tout tremblant alors qu’il dresse la table du dîner. Pas facile de se concentrer quand une Vénus de Rubens déploie ses charmes à la fenêtre. Mehdi peut voir tout le mal que le groom se donne pour ne pas jeter de regard de côté. Lui non plus ne se sent pas très à l’aise, à vrai dire. Il remet sa veste de costume pour essayer de masquer son érection. Il n’est pas mécontent de cette interruption. Il a aussi besoin d’une pause pour se remettre de ce début de soirée.


Dans les histoires de cul que Mehdi lit parfois pour tenter de raviver sa libido incertaine, tout va toujours très vite. Il faut trois paragraphes pour qu’une grande timide déclame les pires obscénités, qu’un puceau devienne un étalon de compétition, et qu’une bourgeoise coincée se mue en salope de bas étage. Mais Mehdi emmène ses incertitudes avec lui sous son costume. Il est plus intimidé qu’autre chose. Car si Claire joue l’escorte, il faut qu’il joue le client. Il voit bien qu’elle a sorti le grand jeu. Et il est soulagé de constater que ça lui fait de l’effet. Mais il a aussi un peu de mal à s’approprier son rôle.


Pour l’instant, il a l’impression de s’en être pas trop mal tiré. Jouer le voyeur, il sait faire. Après tout, il a le regard du photographe. Mais maintenant qu’il va falloir être plus actif, il n’est plus très sûr de lui. Car cela pose une question redoutable qu’il n’ose pas affronter : pour ce prix-là que veut-il vraiment au fond de lui ? Il se sent comme un petit garçon paniqué de ne devoir choisir qu’un seul parfum de glace alors qu’il les voudrait tous.


Le groom a fini son installation et s’enfuit de la chambre. Claire ressort de la salle de bain. Pour Mehdi, c’est comme une apparition. Dans son ensemble blanc, elle déployait un érotisme sophistiqué. Mais elle l’a échangé contre une simple nuisette, dont le tissu paraît si léger qu’il semble pouvoir s’envoler au moindre souffle. Chacune de ses courbes semble vouloir jaillir du vêtement. Il est presque certain que si elle se penche un peu, un sein s’échappera de la nuisette. Claire tourne sur elle-même pour se faire admirer. Elle semble satisfaite de son effet.



Et pour Mehdi, le dîner est plus un spectacle pour les yeux que pour le ventre. Car Claire mange d’un bon appétit. Et cette gourmandise le fait bander. Elle est comme une invitation aux plaisirs de la chair, un hédonisme simple fait d’un désir insatiable pour les plaisirs de la vie. Les lèvres pulpeuses de Claire se font enveloppantes autour des aliments. Et plus il la dévore des yeux, plus elle mange avec délectation le repas fin qui leur a été servi. Claire déborde d’une volupté qui le fait frémir en permanence.



Et Claire vient s’asseoir sur ses genoux. Sa poitrine abondante se balance sous son nez. Ses cheveux lui tombent sur les épaules.



Elle a senti l’hésitation sur l’adjectif.



Elle se presse contre lui pour offrir ses larges aréoles à lécher. Et il ne se fait pas prier pour les prendre à pleine bouche. Les doigts de Margaux agrippent sa nuque et le pressent fort contre sa poitrine. Elle est lourde sur lui. Il se sent comme écrasé de sa puissance sensuelle, asphyxié de désir. Elle ne lui laisse pas la moindre seconde pour reprendre son souffle. Il sent la chaleur mouillée de ses lèvres qui l’embrassent là, dans le creux sous l’oreille. Qui lui chuchote des encouragements. Et ses mots sont emplis d’obscénité. Ils la rendent moite. Ils le rendent fou… mieux que des caresses qui glissent à fleur de peau. Claire est pantelante, à sa merci. Des gouttes de sueur s’écoulent le long de son dos. Elle dégouline contre sa cuisse. Il sent qu’il n’a avec elle aucun ménagement à garder, aucune limite à la façon dont, sur son corps, il peut chercher son plaisir.


Et les mots se transforment en soupirs. Un gémissement d’abord un peu théâtral. Comme pour le stimuler, et il sent son sexe palpiter contre le ventre rond et chaud de l’escorte, mais comme pris au jeu de son propre gémissement, il sent que Claire se met à frémir, à feuler. Ses doigts s’agrippent à lui avec une soudaine violence. Elle ne fait plus que s’offrir, elle implore, elle réclame. Et le visage enfoui entre les seins de Claire, dans un cri grave, Mehdi jouit contre le doux nombril de l’escorte. Et ce sperme qui colle à leurs peaux les unit dans la même étreinte.


Du reste de la nuit, Mehdi ne se souvient que d’images qui défilent dans sa tête comme dans un folioscope. Des hanches offertes dans une grande robe retroussée. Une bouche ouverte et criant. Claire lascivement adossée contre le mur, abandonnée déjà, ouverte comme un fruit mûr. Puis à quatre pattes sur le lit, le visage dissimulé sous l’épaisse chevelure qui ondoie sur ses épaules. Le cul en l’air d’une femme en chaleur. Mehdi prisonnier entre ses cuisses, le visage trempé de ses sécrétions, et la langue au plus profond de son intimité. Et le matin les surprend dans un ultime cri de plaisirs partagés.




Chapitre 9 : Thomas



Assis sur le lit, la chemise déboutonnée, le caleçon baissé aux chevilles, Thomas se sent honteux, déconfit, excité. Il regarde Margaux qui mange avec une délectation bruyante son plateau de fruits de mer. Il n’a pas eu la présence d’esprit d’en commander deux. Il essaye désespérément de reprendre le fil de ses pensées. Et de faire sens de la scène qui se déroule sous ses yeux. Mais c’est comme si son cerveau l’avait abandonné pour la soirée. Il est paralysé. À chaque langoustine achevée, Margaux le fixe du regard et suce de façon suggestive le bout de ses doigts, comme pour ne pas en gâcher une miette. Et à chaque regard, il a un peu plus chaud. Ses yeux sentent le cul, il n’y a pas d’autre manière de le dire.


Comment était-elle au courant de son rendez-vous de ce soir ? Elle avait dû trouver le sac. Quel est le sens de ce numéro ? Quel message veut-elle lui faire passer ? Est-elle là par plaisir ? Par vengeance ? Thomas sent qu’il n’est pas au bout de ses surprises. Mais impuissant devant tant d’impudeur, il bande à nouveau.


Son assiette vide, Margaux se lève et s’approche de lui lentement. Jusqu’à ce que Thomas sente contre son torse la pointe des tétons de l’escorte à travers le tissu léger de la robe. Elle ferme les yeux. Il frémit. Margaux l’embrasse tout doucement dans le cou. Ses lèvres s’approchent de son oreille.



Les doigts de Margaux descendent son torse nu, son sexe qui se durcit, pour venir soupeser les testicules de son amant. C’est davantage une évaluation anatomique qu’une caresse.



Elle le débarrasse de ses habits, et le pousse sans ménagement sur le lit. Il est allongé, à la merci de son escorte.


Et Thomas sent la bouche de Margaux s’emparer de son corps. Pas pour le couvrir de baisers. Ce soir, elle ne l’embrasse pas. Elle le lèche, profusément, avec application. Et Margaux laisse de larges traits de bave partout sur son corps. Comme une femelle en chaleur marquerait un territoire pour se l’approprier. Sa langue se fait large et conquérante sur son torse et ses abdos, légère et souple dans les plis de ses aisselles, agile et humide dans le creux de son oreille. Et Thomas n’arrête pas de se tendre et de frissonner sous les assauts pervers de la langue de Margaux. Sans qu’il sache pourquoi, ça lui fait perdre la tête de se sentir ainsi lubrifié des phéromones qu’elle dépose sur sa peau. Ainsi enveloppé de salive et de sueur, il ne se sent plus client, il est sa proie.


Et d’ailleurs quand elle relève les yeux, il lit une intensité presque inquiétante dans le regard de Margaux. Pas loin de la fureur. Comme si elle était moins là pour le satisfaire que pour lui faire regretter ses actions. Qu’il aille voir ailleurs ! Qu’il ose payer quelqu’un pour baiser, et qu’il ne veuille pas l’avoir pour toujours.


Margaux se relève, contemplant d’un air satisfait son œuvre. Pas un seul centimètre carré de peau n'a échappé à sa langue. Thomas a les lèvres sèches de désir. Il tend le cou pour essayer de l’embrasser, mais elle le repousse violemment contre le lit. Elle s’écarte et se met debout au-dessus de lui. Margaux est toute humide. Ses doigts parcourent lentement son corps jusqu’à franchir l’élastique de sa culotte. Thomas voit à travers le tissu qu’ils s’introduisent en elle. L’escorte ferme les yeux. Elle ne résiste pas au plaisir de faire durer le moment. Mais très vite, elle reprend ses esprits.


Et de ses doigts trempés, elle humidifie les lèvres de Thomas, puis les siennes. Il sent l’odeur musquée du liquide épais lui emplir les narines. Et la bouche de Margaux redescend vers son sexe de nouveau complètement tendu. Thomas sent qu’elle y met toute son énergie. Mais il essaye de faire durer le plaisir. Il ferme les yeux pour essayer de ne pas perdre le contrôle. Au loin, il entend les gémissements fauves d’une femme qui crie son plaisir. Il perd pied. Et pour la deuxième fois de la soirée, il se répand d’un long râle entre les lèvres expertes de son escorte qui veille à nouveau à ne pas en perdre une goutte.


Le souffle court, il se cale contre l’oreiller, aspirant enfin à un peu de repos. Mais Margaux ne semble pas l’entendre de cette oreille. Il lui faut moins d’une minute pour que ses doigts retrouvent le chemin de l’entrejambe de son client.



Soudain, Margaux se love comme une chatte contre lui. De conquérante elle devient féline. Il sent son corps chaud et humide blotti contre sa peau. Il ne sait pas pourquoi, mais il n’est pas sûr que ce soit par tendresse. Elle lui glisse à l’oreille :



Les yeux de Margaux lancent soudain des éclairs. Et elle fait la moue, comme une petite fille qui boude.



Elle se retourne, dos à lui, toujours la moue capricieuse.



Elle se retourne à nouveau, sa voix redevenue suave



Et Margaux se relève et s’assoit à califourchon sur son client, dos à lui. Centimètre par centimètre, elle presse ses fesses sur son visage. Jusqu’à ce qu’il ait les lèvres collées aux plis de son anus. Et Margaux se met à onduler. Thomas ne sait plus si elle fait ça pour l’exciter ou si elle se branle sur lui. Il sent sa mouille qui coule sur son menton. Il se sent comme dans un rêve, un monde parallèle qui ne peut pas être réel. Des doigts agiles s’emparent à nouveau de son sexe qui malgré tous ses efforts n’arrive qu’à se tendre à moitié. Son gland est rougi des plaisirs de la soirée, endolori des assauts successifs de l’escorte. Il est à la limite du plaisir et de la douleur. Margaux se penche vers l’avant, lui enfouissant encore un peu plus le visage dans son cul. Il sent un doigt qui glisse entre ses cuisses et qui se pose à la base de son sexe, là où naissent les contractions libératrices. Une vibration fait palpiter son sexe. Les odeurs de crème s’estompent pour laisser place au parfum capiteux de la sueur de Margaux. Les doigts de l’escorte continuent à faire des merveilles dans son entrejambe et miracle, il sent la contraction d’une légère secousse sur la racine de son sexe. Et Thomas abdique à nouveau devant les talents de l’escorte d’un soir. Un orgasme inconfortable, presque à sec, doux-amer. Plus arraché que donné. Il jurerait qu’elle a gémi aussi, mais il n’ose pas demander.


Son entrejambe le brûle. Margaux s’allonge à nouveau contre lui, et quand il sent à nouveau les doigts de l’escorte nonchalamment se poser sur son sexe au repos, il confesse enfin :



Margaux se redresse sur le lit.





Épilogue : Mehdi




Et Mehdi lit en silence.


Chère Belle de nuit,


Il y a trois ans ce sac a été perdu dans le RER E. Il a été pour nous une source d’inspiration plus précieuse qu’on ne saurait le dire. Nous vous remercions de cet oubli qui a fait notre bonheur et vous prions d’excuser le retard coupable avec lequel nous le renvoyons. Nous y avons ajouté une bouteille en espérant qu’elle fasse un peu pardonner notre incivilité.


Margaux et Thomas


P.S. La culotte ayant participé à nombreuses de nos aventures, nous avons pris la liberté de la remplacer par une autre identique. En espérant qu’elle connaisse les mêmes bonheurs que la précédente.



Medhi lui montre le mot et déballe le sous-vêtement.