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12/09/22
Résumé:  La montagne à la croisée des chemins.
Critères:  fh ff hplusag jeunes campagne voyage amour revede -diffage
Auteur : Calpurnia            Envoi mini-message
Les petites lumières blanches

Mickey Mouse a toujours représenté ce que Camille déteste : une société frivole, sucrée jusqu’à l’écœurement, des rêves formatés, préfabriqués, industrialisés, en toc. Le spin du personnage au centre du manège, lui-même au milieu de la place du village, face à l’église dont le clocher sonne les douze coups de l’apéritif dominical, donne le tournis à la jeune femme assise à la terrasse du café. Sa tête lui tourne, car elle consomme de l’alcool pour la première fois. Dans une chanson au verbe inepte et au rythme entêtant, basses suramplifiées, dans les couleurs vives de la souris de Disney, la soucoupe volante poursuit l’hélicoptère et toute la meute se mélange en un orage chatoyant. Aussi longtemps que Camille se souvienne, ce manège a toujours occupé cet emplacement de choix. Enfant, elle n’a jamais voulu y monter, à l’opposé de Quentin, son frère aîné. Aujourd’hui, celui-ci navigue sur le Charles-de-Gaulle ; il est marin quelque part où la France ressent le besoin d’exhiber sa puissance nucléaire. Il regarde le ballet de vrais aéronefs sur le pont d’envol pour décoller, faire quelques tours vrombissants à la queue leu leu sur l’océan et revenir se poser lorsque la musique s’arrête.



Les fidèles sortent de l’église derrière laquelle se dessinent les familières montagnes pyrénéennes qui ont fini par émerger de la brume d’été. Cette image rassure Camille, et en même temps, son cœur se serre à l’idée qu’elle pourrait ne plus la voir. Ces crêtes parsemées de névés font partie d’elle. Tout dépend de sa décision.


Elle se souvient qu’à l’âge de douze ans, elle a fui au crépuscule la maison familiale en se glissant par une fenêtre de sa chambre, avec la complicité de son frère. L’adolescente voulait se connecter à la voûte céleste. Elle a pris un sentier qu’elle croyait bien connaître afin d’accéder à un petit sommet dégagé, avec une bonne vue sur le ciel. Émerveillée par le spectacle, elle est restée allongée sur le dos durant plusieurs heures, bercée par le vent nocturne, les bras en croix, les yeux écarquillés, sa chevelure brune étalée en soleil. Alors le temps du monde d’en bas a semblé s’arrêter. Elle a contemplé la danse des étoiles mystérieuses autour de celle que l’on nomme polaire. Elle s’est désaltérée de grandes gorgées de Voie lactée. Mais au retour, elle s’est égarée dans une obscurité sans lune, manquant à chaque pas de tomber dans le ravin. Elle a été obligée de s’asseoir, d’attendre l’aurore pour repartir, puis elle a rejoint ses parents et son frère éperdus d’inquiétude. Sur le chemin du retour, elle entendait crier son prénom entre les sapins. Ses yeux habitués au noir ont vu de loin briller une lumière à la fenêtre de la maison familiale isolée. Elle a couru jusque dans les bras de sa mère, et promis de ne plus recommencer.



Le regard de Camille se détache de la montagne pour se tourner vers René. Effectivement, elle vient d’avoir son bac, mention très bien. L’enseignement supérieur lui ouvre toutes les portes qu’elle veut. En l’occurrence, elle a choisi le portail scientifique de l’Université Paul Sabatier de Toulouse.


Elle n’est jamais allée plus loin que Lannemezan, où se trouve son lycée. La routine du car scolaire, matin et soir, sauf les jours où trop de neige empêche de passer. Toulouse ! La métropole du Languedoc et ses bars animés jusqu’à trois heures du matin, voire toute la nuit pour les étudiants fêtards dont les chansons paillardes résonnent chaque jeudi soir sur la surface illuminée de la Garonne. Ses copines plus âgées, qui ont déjà leur chambre en cité universitaire, lui ont raconté cette ville avec des étoiles dans les yeux. On y construit des avions, des fusées, des satellites, on peut se former dans tous ces domaines et pour bien d’autres projets encore, à portée de main pour qui a faim d’apprendre. On y trouve aussi le plus grand hypermarché d’Europe, si vaste que chaque samedi à l’approche de Noël, des enfants s’y égarent et sont recueillis par le personnel. Se perdre dans un magasin paraît à Camille totalement incongru. Dans la majesté de la montagne et du ciel constellé, oui. Dans ses cauchemars, elle a vu ce lieu comme un cercle dantesque grouillant d’insectes en forme de caddies, au centre duquel régnait un immense Mickey au rictus menaçant, sur des musiques funèbres. Le goût des citadins pour les loisirs futiles l’a toujours étonnée. Dans le centre-ville, toute l’année, on y voit la nuit un ciel tout orangé, et presque pas d’étoiles, à cause de la pollution lumineuse. Mais dans un monde gouverné par un Mickey – ou plutôt un Donald nouvellement élu – assoiffé de profits qui tourne sur lui-même et tout un peuple qui gravite autour de lui, qui regarde encore vers les nuées célestes ?


Pourtant, elle rêve de devenir astronome, passer son doctorat pour accéder aux grands télescopes et percer les mystères de l’Univers, résoudre les énigmes de la matière et de l’énergie sombre, savoir s’il existe d’autres formes de vie au sein de notre galaxie, dévoiler les premiers instants du Big-Bang et les entrailles des trous noirs. Avec son excellent niveau dans toutes les matières, ses professeurs de lycée l’ont encouragée dans ce projet. Camille a toujours été une bosseuse, avec en plus une vraie intuition mathématique. Un talent à ne pas gaspiller. Mais pour le développer, il faut quitter sa montagne chérie pour un univers de publicités stupides, de béton et de briques roses, tout un peuple « embagnolé » au souffle court et à la peau livide.


Elle n’aura pas besoin de prendre une chambre d’étudiante. De toute façon, ses parents n’en auraient pas les moyens. Leur ferme va mal. Ils élèvent des moutons. Les prix de la viande et de la laine sont trop bas, le troupeau trop réduit pour qu’en vive une famille. Ils ont l’habitude de se restreindre sur tout. Camille n’a jamais eu d’argent de poche, ne se maquille pas, n’achète pas de vêtements à la mode, ne va pas au cinéma avec ses copines, ni au café ni nulle part où l’on dépense. Ces privations ne lui pèsent pas, mais quand elle entend sa mère mentir en disant qu’elle n’a pas faim, cela lui fait mal.


Face à ces difficultés, son père a trouvé du travail à Toulouse : manutentionnaire dans une usine qui fabrique… elle ne sait plus quoi, au juste. Peut-être des mickeys en plastique. Un emploi très physique pour un homme robuste à la peau tannée par le soleil et la froidure hivernale, payé au SMIC pour trente-cinq heures hebdomadaires, une fortune pour lui. Sa mère cherchera aussi. La bergère de cinquante ans deviendra sans doute caissière dans un supermarché. Ou un hypermarché si grand que les enfants se perdent au milieu de la foule. Avec sa douceur habituelle, elle les recueillera pour appeler les parents au micro et sécher leurs larmes. Ils vont louer un petit appartement dans les faubourgs. Camille prendra le bus pour aller à la fac. Elle pourra sortir aussi, s’amuser et, pourquoi pas, se trouver un copain, elle qui a toujours été une fille solitaire. Quant à la ferme délabrée, elle sera vendue pour la transformer en résidence secondaire avec piscine, climatisation, panneaux solaires et tout le confort imaginable, et même inimaginable pour l’innocente Camille. Le client est déjà trouvé, c’est l’affaire de quelques semaines.


Camille sait que ce déracinement sera une épreuve pour ses parents. Ceux-ci ont toujours vécu à la montagne. Du côté de son père, ses ancêtres qui parlaient bigourdan sont tous enterrés au pays, aussi loin que remontent les arbres généalogiques. Les arrière-grands-parents maternels sont venus là pour fuir la guerre d’Espagne, en 1936. Le village les a accueillis. Ils s’y sont fixés. Marie, la mère de Camille, est née dans la ferme. Au cours d’un bal du 14 juillet, elle a rencontré Daniel, un jeune berger taiseux pour qui une parole donnée engage pour toute la vie. Ensemble, ils ont élevé deux enfants qui ont appris à marcher sur les pentes abruptes. Des disputes, il y en a eu beaucoup, la pauvreté n’aidant pas. Mais leur couple a toujours traversé les tempêtes.


Camille sait que sans elle, ses parents n’auraient pas pris la décision de quitter la montagne, malgré les difficultés économiques. Elle voudrait gagner de quoi les aider, et enrage de ne pas savoir comment y parvenir. Elle a même envisagé de vendre ses organes, vitaux ou non. Elle a pensé au suicide, avant de s’aviser que cela rendrait ceux qu’elle aime encore plus malheureux que le déracinement. Et la prostitution ?


Quelquefois, au village, des hommes lui ont proposé de fortes sommes en échange d’une relation sexuelle, que ce soit son pucelage ou de simples attouchements, et cela avant même sa majorité. La souplesse de ses mouvements, son regard étrange, comme délavé aux eaux d’un orage d’été, sa manière d’être toujours à l’écart des groupes, ont toujours attiré la fascination. Parfois, les offres venaient de couples libertins souhaitant ajouter du piment sous leur couette, ou de papas de ses anciens camarades d’école, par ailleurs charmants, qu’elle a dû gifler afin de les dissuader de poursuivre leur petit jeu vicieux. Cette perspective d’être transformée en poupée du désir masculin, d’exposer sa chair ouverte comme une viande fraîche sur l’étal du boucher, prête pour la dévoration, lui a toujours donné la nausée.


Elle aurait pu vendre son corps pour sauver la ferme familiale, mais pas là où elle est née, peut-être dans l’anonymat d’une métropole, pourquoi pas au centre monstrueux de l’hypermarché où l’on vend de tout, alors pourquoi pas son corps juvénile encore parfait, de préférence sur les modèles de lit en exposition, en bas noirs et porte-jarretelles, à quatre pattes, suave, docile et bien cambrée, pénétrée en levrette, exhibée aux autres clients. Elle a imaginé le Mickey du manège devenu un faune enragé, éructant des obscénités à ses esclaves sexuelles. Bandé à mort, phallus éjaculant dans son ventre des flots noirs de pétrole puisque cette substance poisseuse est devenue le sperme de la civilisation marchande, il la forçait à écarter les cuisses et ainsi fécondée, accoucher des petits mickeys en ribambelle, vagissant leur amour des billets verts et de toutes les couleurs.


Loin de ces fantasmes, elle se contente de petits boulots. Depuis ses seize ans, l’été, elle guide des randonneurs à travers les chemins escarpés qu’elle connaît parfaitement ; cela paye quelques factures. Elle a hésité à entreprendre ces longues études scientifiques dont elle a toujours rêvé. Son père a tranché : c’est décidé, ils partiront, que cela lui plaise ou non, et Camille s’inscrira dans la formation qu’elle voudra.


Elle se souvient de ces longues excursions estivales, accompagnées de clients bien équipés, mais qu’il fallait ménager physiquement. L’été d’avant, elle a emmené vers un sommet Ingrid, une infatigable Allemande d’une quarantaine d’années, mère de deux enfants restés chez eux avec leur père. Elles n’étaient que toutes les deux sur les sentiers isolés, bien au-dessus de l’estive, à l’altitude où courent les isards, où volent les gypaètes et les milans, loin des voies balisées pour les touristes. La jeune femme et la maman, qui parlait un français parfait, ont sympathisé pas après pas, étape après étape. Pas après pas, les odeurs de sueur féminine se mêlaient à celle des asphodèles et de la menthe sauvage.


Lors d’une pause déjeuner, elles se sont rapprochées et leurs lèvres se sont lentement ajustées, comme un papillon se pose sur une fleur : naturellement. Les vêtements mutuellement retirés et les chaussures de marche se sont envolés aux alentours. Les culottes imbibées de transpiration et d’envie de tendresse ont reposé ensemble sur un rocher en contrebas. Elles se sont aimées nues en plein soleil, sur l’herbe piquante d’altitude, chacune éblouie par la beauté de l’autre, la robuste et brune jouvencelle et la frêle maman blonde. Les doigts se sont égarés en territoire intime, bientôt rejoints par les langues sous les pubis herbus. Seules les abeilles ont été témoin des enlacements et des gémissements de cette longue étreinte saphique qui a duré jusqu’à la tombée de la nuit.


Camille a découvert des voluptés intenses qu’elle a tenté de reproduire, seule dans son lit, durant l’année suivante, l’esprit empli d’un souvenir de joie.

D’Allemagne, Ingrid lui a envoyé des lettres de désir, des feuillets enflammés avec les mots osés qui participent au Trésor de la langue française, dans la tradition des poétesses érotiques lesbiennes. Elle voulait tout quitter, prendre l’avion et s’envoler pour rejoindre son aimée dans les Pyrénées afin de la couvrir de baisers délicieux et de faire l’amour dans la neige des sommets. Camille, en lisant ces phrases dans l’intimité de sa chambre, ne pouvait s’empêcher de glisser un doigt sous sa culotte. Mais elle lui répondait invariablement : patience, je ne suis pas encore prête, n’abandonne pas ceux qui ont encore besoin de toi. L’année de terminale s’est ainsi écoulée au rythme des courriers d’Ingrid.


Sur la place centrale du village, Mickey tourne en musique, encore et encore, et Camille, assaillie de souvenirs, a l’impression de tourner en rond, sans être capable de prendre une décision. Car il y a René et son étonnante proposition, formulée le jour même où elle a appris qu’elle devenait bachelière.

René a soixante-quinze ans. Patron d’une entreprise prospère de transport routier, il a vendu son affaire en prenant sa retraite, une petite fortune qui fait de lui l’homme le plus riche du village, et le propriétaire d’une villa cossue. Mais il est malade. Il est veuf depuis cinq ans, et depuis, il a un peu trop forcé sur la bouteille, de sorte que sa cirrhose s’est transformée en cancer du foie, un mal avancé qui à ce stade ne pardonne pas. Les médecins lui donnent un an à vivre, peut-être deux ou même trois à condition d’accepter une chimiothérapie agressive. René ne veut pas de tous ces soins qui lui font peur. Il veut rester chez lui et non aller à l’hôpital. Fataliste, il se dit qu’il a peut-être assez vécu, après tout.


Mais il craint la mort. Aucun homme n’est assez fort pour fanfaronner devant le squelette glacé qui, en dansant chaque nuit devant ses yeux écarquillés, l’invite à le rejoindre. Tous ses amis sont déjà entrés dans la tombe. Son épouse Jeanne et lui n’ont jamais eu d’enfant. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, mais en vain. Il ne veut pas être seul pour ouvrir la porte de la nuit. Il a besoin que quelqu’un lui tienne la main.


Alors, après avoir longuement réfléchi, il a proposé à Camille de l’épouser. Drôle de mariage, tant est grande la différence d’âge. Il a précisément détouré les contours de leur union. Sa jeune épouse ne se sera pas obligée de consommer, si elle ne le désire pas. Il suffira qu’elle lui tienne la main jusqu’au seuil du tombeau. L’écouter, lui prodiguer de la douceur et les soins palliatifs dont il a besoin pour moins souffrir. Une sorte d’infirmière, d’aide à domicile et de confesseuse à temps complet. En échange, elle héritera de tous ses biens, et surtout, ses parents bénéficieront immédiatement de quoi rester au pays sans se soucier d’argent, sans même attendre qu’il meure.


Elle en a parlé à ses parents. Son père est totalement opposé à cette proposition. Entre la soupe et le plat de nouilles, il a dit :



Depuis de nombreuses années, Daniel et René s’évitent et ne se parlent pas. Personne au village ne sait pourquoi cette animosité. René a tenté une explication auprès de Camille :


Cela doit remonter à douze ans ou treize ans. Tu étais une très jolie petite fille, légère et souriante. Je t’ai vue à la fête de l’école, dans ta belle robe bleue. Un véritable petit ange descendu du ciel pour nous enchanter. Mais ton père n’a pas aimé le regard que je t’ai porté. Il m’a pris pour un pédophile, un prédateur sexuel à la recherche de proies. C’est faux : jamais je n’ai eu de tels projets, ni avec toi ni avec d’autres enfants. Mais il y a le passé encore plus lointain, si douloureux, et lui est l’un des rares à le connaître, car avant, nous étions amis et je m’étais confié à lui. Je te raconterai cela plus tard. Sache seulement qu’à défaut d’être encore capable de te rendre heureuse, je ne te ferai jamais souffrir, du moins délibérément.



Ce soir-là, Marie est restée silencieuse. Son regard signifiait qu’elle comprenait sa fille, qu’elle lui était reconnaissante de sauver leur ferme, au prix du sacrifice de ses études. Mais comment tenir la main d’un vieillard plutôt que de vivre sa vie de jeune femme en pleine santé et d’apprendre un métier qui la passionne ?



Le lendemain, Camille va voir le curé du village pour lui demander conseil. Pourtant, malgré son baptême, elle n’a jamais été croyante, contrairement à sa mère. Le prêtre la reçoit immédiatement dans son bureau du presbytère. Il sait déjà : les commères chuchotent sur le parvis, la rumeur a couru. Lui aussi tente de la dissuader d’accepter cette proposition de mariage. S’il veut une garde-malade, René n’a qu’à en embaucher une, avec tout son argent, ou bien épouser une femme de son âge. Quant à l’exil toulousain, après tout, ce n’est pas si loin pour qu’on ne puisse revenir pour des vacances, et puis c’est le lot de tant de gens d’ici.




***




Malgré tous ces conseils, le mariage a lieu un mardi après-midi de fin août, avec un minimum d’invités, au grand dam des garçons qui tournaient autour de la belle Camille et qui sont stupéfaits de la voir leur préférer un vieillard mourant. Quentin n’a pas pu obtenir de permission. Le père de la mariée, fidèle à son ressentiment, refuse obstinément sa présence. Il y a quand même une courte cérémonie religieuse : Marie y tenait ; elle se tient au premier rang, triste et digne. Quelques bigotes âgées, toutes vêtues de noir, sont là par curiosité, assises au fond de l’église. L’organiste est venu ; il joue par habitude les morceaux qu’il connaît et l’air classique de Mendelssohn prend une tournure funèbre. Camille est vêtue de blanc, mais sans traîne ni ostentation. Son « oui » tinte d’une voix claire et assurée. René est engoncé dans son costume des grands jours. Sa main tremble au moment de signer le registre, pas celle de Camille, fraîche et souriante, maquillée pour la première fois par la coiffeuse du village. Après la cérémonie, on n’organise même pas un vin d’honneur, encore moins un repas festif. René remet discrètement à Marie le plus gros chèque qu’elle ait jamais vu. Le soir venu, les époux se retirent dans la maison de René, où le couple a élu domicile en commun. Ils dînent frugalement, puis ils vont se coucher.


Certes, Camille ne s’est pas engagée à consommer l’hymen, mais elle ne le refuse pas non plus, par compassion pour René qui n’a jamais vu de femme nue depuis tant d’années. Le désir que l’on croyait définitivement éteint se réveille soudain. Il dit en se déshabillant :



Lui couché sur le dos, elle s’enfourche à califourchon, dans la position d’Andromaque. Le vieil homme a une érection quasi miraculeuse, la première depuis longtemps, et parvient à la maintenir. Pendant qu’il s’agrippe aux petits seins pointus comme un naufragé à une bouée de sauvetage, elle se déflore elle-même d’un mouvement de reins. Quelques mouvements du bassin de Camille plus tard, René déverse sa semence, puis se détend, épuisé. Elle éteint la lampe de chevet et se couche près de lui, une main posée sur celle de son mari.



Il s’endort paisiblement sur le dos, et commence à ronfler. À son tour, elle s’assoupit sans lâcher la main, satisfaite d’avoir réalisé ce que son cœur lui dictait de faire. Ses rêves l’entraînent par-delà les sommets et la Méditerranée, dans un désert de pierres où règne un Mickey grotesque et criminel au visage maculé du sang d’un hymen fraîchement déchiré.


Le lendemain matin, le corps de René est froid, et il ne respire plus. Camille appelle le médecin qui constate le décès. Elle se rend compte que le pilulier contient encore les médicaments que René aurait dû prendre la veille, notamment ceux destinés à protéger son cœur fragile. Par contre, elle découvre une boîte entamée de petites pilules bleues surdosées, sans doute achetées illégalement sur Internet.




***




À la rentrée, Camille part à Toulouse afin d’occuper seule l’appartement loué par ses parents. Ceux-ci, désormais à l’abri des soucis financiers, se sont installés dans la maison qui appartenait à René et dont leur fille a hérité. Mais ils ont renoncé à vendre leur ferme.


Une fois qu’elle est installée, les images du récit de René hantent la jeune étudiante. Pour tenter de les effacer, elle se jette à corps perdu dans ses études, ignorant les invitations de la joyeuse vie estudiantine de la ville rose. Elle s’achète un vélo, navigue dans le flot indifférent des voitures, sur les boulevards.

Lorsqu’elle rentre au village, au moment des vacances de la Toussaint, elle consulte le médecin, car elle s’étonne de n’avoir pas eu ses règles depuis le mois d’août. Le déracinement produit parfois cet effet, mais à tout hasard, le docteur lui prescrit un test de grossesse. Lequel est positif. L’unique nuit avec René, celle des étranges noces, aura été féconde. Bouleversée, Camille envisage d’interrompre sa grossesse, car elle ne conçoit pas de mener de front ses études et de s’occuper seule d’un enfant. Le rendez-vous est pris dans une clinique de Tarbes, trois jours avant la rentrée de novembre.


La veille de se présenter à cette consultation, alors que le soir brumeux d’automne vient de recouvrir la montagne, on frappe à la porte. C’est Ingrid. Venant d’apprendre par mail tout ce qu’il s’était passé, elle a finalement sauté le pas et quitté sa famille, le divorce en tête. Elle veut élever l’enfant avec Camille. À nouveau, toute une nuit pour réfléchir.


C’est oui. Les deux femmes s’installeront ensemble dans l’appartement toulousain, et Ingrid s’occupera de l’enfant pendant que Camille sera à l’université. L’enfant naît en plein cœur du printemps, un garçon prénommé Tiago.




***




Trois ans s’écoulent. Un vendredi après-midi, Camille rentre de la fac une heure plus tôt que prévu. Elle surprend Ingrid sur le sofa du salon, nue, dans les bras d’une ravissante étudiante à l’accent russe, pendant que Tiago joue tranquillement à empiler des cubes dans sa chambre. Grosse colère de Camille, qui découvre que sa compagne est une véritable nymphomane accumulant les conquêtes féminines d’un jour ou d’un mois, pendant la journée. Elle veut chasser Ingrid de chez elle, tant pis si elle doit prendre une nounou pour Tiago. L’amante s’est enfuie tandis qu’Ingrid, toujours dévêtue, bécote les pieds de Camille en pleurant et en lui suppliant de la pardonner.


Leur couple tient encore un peu plus d’un an, tant bien que mal. Pendant ce temps, Tiago fait sa rentrée en petite section, le cartable bourré de coups de poing comme Nougaro. Il est un bagarreur comme l’était son père, toujours prompt à défendre dans la cour le faible contre le fort, et aussi intelligent, créatif, obstiné et rebelle comme sa mère. Il est fier d’avoir deux mamans et n’accepte pas que les autres se moquent de cette différence. Ingrid lui parle souvent en allemand, de sorte qu’il devient vite bilingue.


La fièvre sexuelle qui unissait les deux femmes s’est tarie. Camille se rend compte que le désir charnel seul ne suffit pas à entretenir la flamme à travers la grisaille des années, tandis qu’Ingrid multiplie les incartades sans même les dissimuler à sa compagne. Un dimanche pluvieux de janvier, elles se séparent dans un hall de l’aéroport de Blagnac. Fin de l’aventure française : Ingrid rentre en Allemagne retrouver ses enfants. Elle embrasse une dernière fois le petit Tiago qui pleure, parce qu’il adore sa seconde maman. Camille décide de finir son master de physique théorique, puis de s’offrir une année de césure avant d’entreprendre son doctorat d’astrophysique en lien avec le pic du Midi.


Elle pose sa valise dans la vieille ferme qu’habitaient ses parents. Elle ferme les yeux et se laisse habiter par les odeurs de son enfance, se jette sur le lit et s’abandonne à la rêverie. Ses poupées, ses peluches sont toujours là, rien n’y a changé, même pas les fuites entre les ardoises, les jours de pluie. Son père a pris sa retraite d’agriculteur, vendu ses moutons. Le vieux curé est toujours en fonction et reçoit la jeune veuve avec le même sourire qu’avant, même si elle n’est toujours pas croyante. À la rentrée, Camille inscrit son fils de quatre ans à l’école du village, dans l’unique classe de maternelle.


Elle entreprend de réparer la bâtisse, avec l’aide de son père. Ils se donnent un an pour y parvenir. Elle passe son permis de conduire afin de pouvoir conduire des camionnettes de location, pour transporter des matériaux. Le soir, elle lit des publications scientifiques pour continuer à se tenir informée des progrès scientifiques. Le jour de Noël, le James Web Space Telescope est lancé depuis Kourou, produisant quelques semaines plus tard des images magnifiques et stimulantes. La jeune femme pense aussi à Ingrid, qui lui écrit encore de temps en temps, de moins en moins souvent. Camille prend son stylo-plume et répond avec célérité pour lui conter ses projets et sa vie montagnarde.


En dehors de ses travaux, elle s’offre du temps pour de longues randonnées. Au fil de ses pas, elle retrouve le lieu où elle a connu Ingrid. Elle s’assoit au soleil et relit les lettres brûlantes de son ancienne compagne, puis, pour s’en libérer, les jette feuille après feuille dans la fine brise du printemps qui les disperse au loin.

Pendant ce temps – un mercredi après-midi – Mickey trône toujours au centre de la place centrale du village. Tiago, que Camille a confié à sa grand-mère, réclame un tour dans la soucoupe volante aux lumières clignotantes afin de traverser le ciel et marcher sur le soleil « comme Thomas Presqué » dont il a entendu le nom à la radio.



Au début, le petit astronaute est ravi : grisé par la musique, il tire à fond la manette de son engin spatial afin de quitter la Terre. Mais il est déçu de constater qu’il ne peut pas aller bien haut, alors, frustré par ce voyage dont il rêvait depuis une semaine, il finit son tour au raz du sol, boudeur.

Le soir, la famille se réunit pour un repas chez les grands-parents. Marie raconte ce moment d’astronautique circulaire. Alors Camille a une idée : elle se souvient du petit télescope que René conservait dans son grenier. L’objet s’y trouve toujours, recouvert de poussière, mais en bon état. Le ciel est bien dégagé : c’est le moment ou jamais.


À la tombée de la nuit, elle emmène Tiago sur un sentier, éclairée d’une lampe frontale, en tenant le télescope d’une main et son fils de l’autre. Ensemble, ils parcourent le chemin qu’elle a suivi lorsqu’elle avait fugué à l’âge de douze ans, jusqu’au mamelon assez plat et à la vue bien dégagée où Camille déploie son instrument. Elle montre au petit garçon les merveilles du ciel : les bandes nuageuses de Jupiter, les anneaux de Saturne, le disque rougeâtre de Mars, et lorsque le W de Cassiopée émerge enfin, la lointaine galaxie d’Andromède, un halo blanc, allongé, situé à deux millions et demie d’années-lumière, une distance fantastique, si grande que lorsque la lumière qui nous en parvient a été émise, les hommes actuels n’existaient pas encore. Et pourtant cette galaxie est l’une des plus proches de la nôtre, car d’autres se situent des milliers de fois plus loin !

Dans cette obscurité, Tiago s’émerveille, même s’il ne comprend pas tout. Il pose mille questions et veut toujours en savoir plus. Camille répond avec patience, jamais déstabilisée par l’innocence du jeune esprit.



La mère et le fils sursautent et se retournent brusquement vers celui qui a prononcé ces paroles. René est là, souriant, vêtu d’une robe blanche à la teinte si vive que la faible lueur ambiante suffit à révéler sa présence. La voix rocailleuse de l’homme les rassure. Son visage semble transcendé. Camille s’aperçoit qu’il est accompagné d’une jeune femme à la peau mate.



Un peu plus loin se tient une autre femme, sans doute Jeanne qui a peu croisé Camille de son vivant. Et derrière, toute une foule de gens inconnus.



Il pose un genou à terre afin de se mettre à la hauteur de l’enfant qui s’approche après avoir lâché la main de sa mère, car la curiosité est plus forte que la peur.



René et tous les personnages vêtus de blanc disparaissent soudain. Camille et Tiago redescendent en silence, tandis que l’aurore éclaire leur chemin, puis ils vont se coucher dans la ferme.