- — Excellent choix, chère Madame, si je puis me permettre sans vous importuner…
La voix sourde, grave et profonde, qui se ressent presque plus avec le corps qu’avec les oreilles, fait sursauter Estelle, plongée dans la quatrième de couverture de « Le printemps du désir », un bouquin traduit du russe.
- — Vous pensez vraiment, répond-elle dubitative ? C’est notre prof de philo qui l’a vivement recommandé, mais je suis arrivée trop tard à la bibliothèque et tous les exemplaires s’étaient arrachés. Et je me demandais s’il valait vraiment la peine d’amputer mes maigres ressources de vingt-cinq euros…
- — Vous êtes étudiante peut-être ?
- — Oui… enfin non, lycéenne en terminale. J’ai redoublé deux fois à cause d’une mauvaise orientation. Voilà pourquoi je me retrouve à affronter les épreuves du baccalauréat à presque vingt ans…
- — Eh bien, un vous semblez avoir un prof de philo très éclairé, et deux je vous aurais donné quelques années de plus, sans vouloir vous froisser.
- — Non, j’ai l’habitude. En communiante déjà, tout le monde disait que j’avais l’air d’une mariée. J’étais la dernière de la procession. Certains grandissent tôt, d’autres moins. Malgré les qualités que vous prêtez à ma prof, j’avoue que la philosophie me parait d’une opacité totale, qu’il me serait souhaitable de percer avant l’épreuve qui sanctionne seulement quelques mois d’études. Je suis vraiment très inquiète…
- — Ne le soyez pas. Tous vos congénères sont dans la même situation et la notation en tient compte. Mais il est assez aisé, avec quelques astuces, de remédier à l’obscurité et d’éclairer votre lanterne… Madame Lapage ! appelle le bonhomme. Auriez-vous un exemplaire du « Monde de Sophie » ?
- — Hélas non, Monsieur Kaparnadzé, plus un seul exemplaire disponible en ce moment, je suis désolée. Tous les professeurs de philosophie le conseillent à leurs élèves, alors…
- — Euh… pardonnez ma curiosité, mais… Kaparnadzé, de Grotrou ?
- — Oui Mademoiselle, « la maison du fou ». Je suis donc « le fou », pour vous servir. Vous connaissez ?
- — Bien sûr, j’habite aussi Grotrou, enfin juste à côté, la ferme des Crapiauds sur la route de Dreux.
- — Je vois très bien en effet. Et vous rentrez chez vous ce soir ?
- — Comme tous les soirs, par le dernier bus de dix-huit heures.
- — Alors, Mademoiselle, si vous n’avez pas peur d’un « fou » au volant, laissez-moi vous raccompagner à Grotrou et solutionner tous vos problèmes. Je vous prêterai « Le printemps du désir » et « Le monde de Sophie », et ce sans altérer votre budget.
- — Je… je ne voudrais pas abuser de votre sollicitude…
- — Ah ! Je comprends vos réticences. Que va-t-il vous arriver si vous suivez le « fou » jusqu’à sa tanière ? Je vous le garantis : strictement rien. Sauf de repartir avec les deux ouvrages dont vous avez besoin.
- — Allez, soyons fous et mort aux « qu’en-dira-t-on ». Je vous suis.
Elle salue la libraire qui se confond encore en excuses avec une déférence marquée pour Kaparnadzé qui lui dit courtoisement « à bientôt ». Estelle n’est pourtant pas petite avec son mètre soixante-douze et ses talons de cinq centimètres, mais le bonhomme la dépasse d’une bonne tête, couverte d’un chapeau cloche pied-de-poule marron et d’un trench-coat vert foncé. Il fait très gentleman-farmer anglais malgré son nom. Il s’excuse pour sa « guimbarde », un vieil utilitaire à l’arrière rempli des nombreuses courses de la journée. Il roule tranquillement, cependant, la suspension gémit parfois. Il se demande s’il n’est pas devenu fou pour de bon de ramener chez lui, dans son ermitage auquel il tient tant, cette jeune femme inconnue une demi-heure plus tôt. Et pourtant, cela semble naturel, comme une évidence. Certes, la silhouette l’a tout d’abord fasciné par sa féminité à l’état pur. Ensuite, l’âge l’a surpris. Comment peut-on sembler aussi… achevée, aussi « femme » tout en étant aussi jeune ? Et puis rien ne dément cette première impression : ces cuisses charnues et fuselées qui tendent la jupe du deux-pièces noir, là sur le siège juste après le levier de vitesse, et ces genoux lisses sans le moindre défaut, même debout ; cette poitrine généreuse également, que les cahots font parfois brièvement tressauter. Tout cela en plus d’un joli minois sous une coupe « au carré » asymétrique, un esprit qui semble vif et affûté, même si elle a un peu de retard pour le bac. Des accidents, ça arrive, il en sait quelque chose.
- — Vous devez être un excellent client de cette librairie, la patronne semble bien vous connaître.
- — En effet, les livres sont l’un de mes péchés mignons. Et puis… je suis un peu de la partie.
- — Ah ? Vous écrivez ?
- — Non, du moins je ne publie pas… pas encore. Officiellement, je suis traducteur. C’est ainsi que j’ai fait la traduction du « Printemps du désir » écrit à l’origine en russe, voilà pourquoi je me suis permis de vous le conseiller et que je vais pouvoir vous en offrir un exemplaire. Les auteurs et les traducteurs en reçoivent toujours quelques-uns de la part de l’éditeur. C’est bien le moins, car c’était un sacré travail.
- — Ah bon ? Je pensais qu’aujourd’hui un simple ordinateur permettait de transposer n’importe quoi d’une langue dans une autre, non ?
- — Comme les modes d’emploi incompréhensibles traduits du chinois ? Que nenni ! Imaginez un instant : le français courant utilise environ 35 000 mots, c’est ce que contient le Petit Larousse. Mais le russe compte plus de 200 000 formes lexicales, certains disent même jusqu’à 500 ou 600 000. Vous comprenez bien qu’en disposant de six fois plus de mots, une traduction automatique est obligatoirement très approximative. Ainsi, pour rendre en français la précision de la langue russe, il faut recourir très souvent à un groupe de mots, voire à toute une phrase pour générer chez le lecteur l’impression exacte que l’auteur russe a voulu décrire.
- — Je comprends. En somme, outre l’idée et la trame de fond de l’ouvrage, il vous a fallu réécrire complètement ce livre en français.
- — C’est tout à fait le cas. Et toute la difficulté a été de faire comprendre cela à l’éditeur afin d’obtenir le juste partage des droits entre l’auteur russe et moi-même. Mais après quelques tentatives infructueuses avec d’autres, qui manient moins finement soit le russe, soit le français, ils ont fini par comprendre.
- — Ainsi, vous parlez couramment le russe.
- — Eh oui, je suis géorgien par mon père comme mon nom l’indique, et suédois par ma mère à qui je ne dois pas mes cheveux bruns, mais surtout français par choix délibéré et définitif. Nous voici arrivés, je vais ouvrir le portail…
Le grand bonhomme descend de voiture pour aller ouvrir les deux battants brinquebalants d’un vieux portail de bois à claires-voies, constellé de pancartes diverses : « Attention chien méchant », « Attention vipères », « Quêteurs, Enquêteurs, Démarcheurs, passez votre chemin »… Il remonte pour avancer la guimbarde sur un étroit chemin défoncé et descend de nouveau pour refermer soigneusement chaîne et cadenas.
- — Il y a vraiment des vipères ?
- — Je n’en sais fichtre rien. Ce n’est pas impossible, mais je n’en ai jamais vu. En revanche, ça refroidit les gamins qui seraient tentés d’escalader la clôture.
Les suspensions gémissent de plus belle, ronces et branches crissent sur la carrosserie, jusqu’à un virage à angle droit découvrant un second portail, métallique celui-là. Le traducteur se saisit d’une petite télécommande dans la boîte à gants et le portail coulisse lentement. Ô surprise ! Fini le roncier, les herbes folles et les baliveaux de toutes sortes. Devant les yeux ébahis de la jeune fille, le chemin de terre laisse place à une allée gravillonnée plane et parfaitement carrossable. Une immense pelouse parfaitement taillée, parsemée d’arbres centenaires, s’étend jusqu’à une grande maison en parfait état, on pourrait même dire coquette. Il ne s’agit pas d’une maison bourgeoise classique aux murs de calcaire et toit d’ardoises comme on en voit tant, mais d’un bâtiment à double corps en « T », avec des toits en croupes de tuiles vernissées composant un décor comme on en voit en Bourgogne. Surplombs de fenêtres en arcs surbaissés de pierre sculptée, crépis de chaux blanc cassé, nombreux corbeaux et boiseries apparentes, vaste perron et marches de pierre, une vraie merveille. Qui l’eut cru, « la maison du fou » !
- — Si vous le permettez, Mademoiselle, je vais procéder par ordre d’urgence, c’est-à-dire sortir d’abord viandes et poissons pour les mettre immédiatement au réfrigérateur. Le reste attendra.
- — Mais c’est bien normal. Je vous aide, chargez-moi les bras.
Si l’extérieur est remarquable, l’intérieur est époustouflant. L’entrée surtout, gigantesque, de la taille d’un appartement parisien, au moins soixante mètres carrés carrelés d’un damier bleu clair et blanc cassé, avec un énorme escalier de chêne qui donne accès à une coursive ceinturant l’étage, le tout semblant s’élever jusqu’au toit avec un puits de lumière inondant l’ensemble des derniers rayons du soleil. Chaque porte, souvent double, est encadrée par une huisserie saillante de bois sculpté. C’est grandiose et Estelle aux mains occupées ne peut s’aider à fermer sa bouche béante, elle n’arrive même plus à parler.
- — C’est… c’est… impressionnant !
- — Oui, n’est-ce pas. C’est vraiment ce qui a séduit ma mère à la première visite. Voyez qu’en fait, le fou ce n’est pas moi ni mon père, mais celui qui a construit cette baraque. C’était un bourguignon exilé en Eure-et-Loir, soi-disant à la suite de quelques indélicatesses commises dans sa région. On parle de détournements de fonds cumulés à quelques frasques avec des épouses de dignitaires. À Grotrou, il se prenait pour le « roi du pétrole » et voulait que ça se sache.
- — Effectivement. Et comment cette maison est-elle arrivée dans votre famille ?
- — Par le plus grand des hasards, poursuit-il en remplissant le frigo. Mon père tenait une boutique d’alimentation, sorte d’épicerie fine spécialisée dans les produits russes en plein Paris, profitant entre autres d’une forte communauté exilée. Ma mère avait un cabinet de radiologie, également en pleine capitale, et les deux vivaient grand train, même s’ils travaillaient beaucoup. C’est dire que j’ai été élevé au « sirop de la rue ». J’ai fait les pires avanies que peut faire un garçon livré à lui-même, et moi aussi je n’ai obtenu mon bac qu’à l’orée de mes vingt ans. Je voulais voir du pays, je me suis aussitôt engagé dans la marine. Libérés d’un poids pesant, mes parents ont voulu s’octroyer quelques vacances en Vendée, à Pénestin, mais en passant par les chemins de traverse, les petites routes.
- — Ah ! Et donc ils sont passés par ici.
- — Exactement. Mais leur automobile parisienne, n’étant pas habituée au grand air de nos campagnes, a rendu une partie de son âme à Grotrou. Auberge locale et ennui en attendant la réparation. Leurs pas de flâneurs désœuvrés les portèrent devant cette maison qui était à vendre, car même les mythomanes prétentieux ont une fin. Ils visitèrent, ma mère fut emballée et ce que voulait ma mère, mon père le voulait également. Ils vendirent, très bien du reste, l’une son cabinet, l’autre sa boutique et l’appartement, très largement de quoi acheter cette maison « de fou » dont personne ne voulait. Ma mère se fit embaucher sans difficulté à l’hôpital de Nogent et mon père se lança dans l’Internet pour poursuivre son petit trafic de denrées slaves.
- — Génial ! Et donc ils vécurent heureux ici ?
- — Oui, mais bien peu de temps. On ne peut que soupçonner, sans certitude absolue, que le métier de ma mère a eu raison de sa santé. Une leucémie l’emporta en quelques mois.
- — Aïe ! L’exposition répétée aux rayons ?
- — On le suppose, on ne le prouvera jamais. Quoi qu’il en soit, mon père ne put se remettre de cette disparition. Peut-être aurais-je dû abandonner la marine pour m’occuper de lui, mais je ne l’ai pas fait, il ne s’était pas beaucoup soucié de moi quand j’en avais besoin. Il est tombé profondément dans l’alcoolisme et en est mort à son tour, juste avant que je ne quitte l’armée. Quand je suis arrivé ici, tout le parc était dans l’état de l’entrée, une jungle. J’ai hésité entre vendre et occuper, je suis resté et j’ai défriché deux hectares sur les trois au total, préservant la « jungle » sur le pourtour au titre le la tranquillité et de la biodiversité. Voilà, vous savez tout. Passons dans la bibliothèque…
Nouveau choc pour Estelle. Si elle trouvait déjà la cuisine immense et parfaitement équipée, la double porte s’ouvre sur une pièce gigantesque, traversante, occupant tout le rez de l’un des corps du « T ». Sur une hauteur de trois mètres et demi, que des rayonnages d’acajou remplis de livres, presque autant qu’à la librairie. Parquet massif en point de Hongrie orné de quelques tapis, immense table de travail couverte de documents, colossale cheminée ouverte, salon anglais de cuir fauve, un must.
- — Voilà où je travaille et où nous allons trouver ce que vous recherchez. Voyons, « Le printemps des désirs » est encore dans les placards, le voici, quant au « Monde de Sophie »… ah, oui, là-haut…
Il déplace une échelle sur roulettes guidée par une tringle de laiton pour accéder à l’ouvrage juché à trois mètres du sol.
- — Et voici, Mademoiselle. Comme promis, celui-ci je vous l’offre, et celui-là je vous le prête. Est-ce qu’il vous siérait de prendre un thé ?
- — Vraiment, je sens que j’abuse. Mais je suis tellement épatée par cette maison que je n’ai pas envie de la quitter trop vite. Alors, pourquoi pas…
- — Vous ne le regretterez pas, c’est un darjeeling qui vient directement d’Inde, très doux et très parfumé.
« La maison du fou », elle n’en revient pas. Tout le monde en parle à Grotrou, mais personne n’y est jamais entré. Pendant que le thé infuse, il lui fait visiter le petit salon et la salle à manger, tous deux près de la cuisine. Puis le jardin d’hiver, grande véranda en partie sous la terrasse de la chambre principale, occupant tout l’angle arrière du bâtiment. À l’étage, trois suites avec chambres, dressings et salles de bains, augmentées d’un salon et de la terrasse pour celle du maître de maison. Impressionnant.
- — Je vous fais grâce du grenier, de la cave et des dépendances, quoique, mais nous verrons tout à l’heure.
Le thé est un délice et ils se mettent enfin à parler philosophie.
- — Ce qui me gêne dans ces cours de philo, c’est qu’on ne sait même pas ce que c’est que la philosophie.
- — Avez-vous eu la curiosité d’ouvrir un dictionnaire à ce mot ?
- — Euh… non. J’avoue que je m’attendais à ce qu’on commence par m’expliquer tout ça et, comme ça n’est jamais venu, je suis un peu perdue.
- — Eh bien « philosophie » est composé de deux mots grecs, « philos » qui veut dire amour et que vous retrouvez dans de multiples mots se terminant par -phile, comme bibliophile, qui aime les livres, et de « sophie », comme dans « Le monde de Sophie » et ce n’est pas un hasard, qui veut dire à la fois savoir et sagesse. Probablement que les Grecs considéraient que les deux allaient ensemble, le savoir apportant la sagesse. Amour du savoir ou de la sagesse. Les philosophes cherchaient en somme à comprendre le monde qui les entourait, son fonctionnement, mais également les êtres. Ainsi, durant des siècles, tous les savants, découvreurs, astronomes, mathématiciens et autres, ont été considérés comme des « philosophes », des gens qui aiment et construisent le savoir. En cherchant à comprendre, à connaître, on fait de la philosophie sans le savoir, comme Monsieur Jourdain faisait de la prose.
- — D’ac-cord ! Mais pourquoi on ne nous dit pas simplement cela ? On gagnerait du temps.
- — Peut-être que votre professeur souhaite tout bêtement que vous le découvriez par vous-même et construisiez ainsi votre propre savoir, ce qui n’est pas sot en soi.
- — Donc là, je suis en train de tricher, puisque vous m’expliquez tout.
- — Eh non, c’est votre parcours initiatique personnel. Je ne suis pas en train de faire un cours à trente lycéens, ce dont je serais bien incapable, mais de discuter avec une jeune fille autour d’une tasse de thé. Et je crois n’avoir rien d’autre que quelques années et quelques lectures de plus que vous, rien de plus.
- — Je commence à être rassurée. C’est bien dommage, mais je dois rentrer chez moi, il est l’heure de l’arrivée du bus et on s’inquiéterait.
- — C’est bien normal. Mais si vous le souhaitez, nous pourrons reprendre cette conversation une autre fois.
- — Oh oui, ce serait très volontiers. Je me sens moins sotte à votre contact.
- — Alors je vais faire une chose que je n’ai jamais faite : je vous donne le numéro de mon téléphone mobile. C’est une grande marque de confiance, je ne le fais jamais. Ainsi, lorsque vous souhaiterez discuter de nouveau, vous m’enverrez un message et nous prendrons rendez-vous. Je vous ouvrirai le petit portillon, que vous allez emprunter maintenant, ainsi vous n’aurez pas « la jungle » à traverser. Venez…
Ils sortent jusqu’à une sorte de grange, l’une des dépendances de la propriété, munie de deux doubles portes, l’une donnant sur le parc, l’autre dans la rue. Mais entre les deux, repose un superbe coupé Mercedes gris métallisé.
- — Ooohhh ! Qu’elle est belle ! C’est beaucoup mieux que la vieille Kangoo.
- — Oui, mais moins pratique pour faire les courses. Voilà le petit portillon dans la double porte, qui donne sur le chemin des Carrières. Vous connaissez ?
- — Oh oui, c’est parfait. Je n’ai qu’à aller jusqu’au croisement de la croix de pierre, tourner à gauche et je retombe sur la route de Dreux, presque chez moi.
- — Exactement. Quand vous reviendrez, si vous le souhaitez, je vous ouvrirai ce portillon.
- — Bonsoir Monsieur, et encore mille mercis pour les livres et ce bon moment. Et bravo pour votre propriété, vraiment magnifique.
Elle est gentille cette petite. Enfin « petite », il la regarde s’éloigner et admire encore une fois sa silhouette, fine et puissante à la fois, véritablement digne d’une femme accomplie en pleine possession de ses moyens. Bien gâtée par la nature. Il en a un frémissement le long de l’échine. « Allons, allons, se dit-il in petto, en plus de «fou» ne sois pas stupide ! ». Il termine de débarrasser son coffre et son esprit se détache du souvenir de cette charmante apparition, sauf à de rares instants où il laisse ses pensées vagabonder, comme une récréation entre deux travaux captivants. Ce n’est guère qu’une semaine plus tard qu’il reçoit un message :
J’ai terminé la lecture du Printemps. J’aimerais bien en débattre avec vous. Samedi, ce serait possible ?
Il lui fixe rendez-vous à quatorze heures. Le temps est magnifique, une sorte « d’été indien ». Il va déverrouiller le portillon et décide de s’installer en extérieur, à l’ombre du grand cèdre du Liban. Estelle arrive à bicyclette qu’elle remise dans le garage. Elle porte une robe légère et courte, très estivale.
- — Oh ! Quelle pelouse ! C’est une vraie moquette. Elle donne envie de marcher pieds nus.
- — Ha-ha ! Mais faites, ne vous gênez pas. Je l’ai conçue et je l’entretiens comme un green de golf.
En toute ingénuité apparente, la jeune femme soulève ses genoux l’un après l’autre pour détacher les brides de ses sandales. Le regard de Nick Kaparnadzé ne manque pas de plonger jusqu’à la petite culotte, et sa glotte se contracte à la vue d’une très belle réussite de dame nature. Idem pour les deux pigeons serrés l’un contre l’autre que, dans le geste, l’échancrure du léger vêtement laisse entrevoir dans leur nid de dentelle. L’ermite tente bien de repousser toute pensée triviale, mais son bas-ventre réagit comme il ne l’avait pas fait depuis des années. Un marin sait maîtriser sa sexualité, tellement épisodique, mais une fois à terre l’homme reprend le dessus.
- — Hum, délicieux, reprend la douce voix aux pieds nus. Alors, dites-moi, quel rapport entre le désir et la philosophie ?
- — Eh bien… Cela me paraît clair. La philosophie n’est-elle pas « l’amour du savoir » et le désir n’est-il pas un élément essentiel de l’amour ?
- — Ah oui, vu ainsi cela semble être une évidence. Mais… dans le comportement de l’héroïne, Léna, certains passages sont… troublants. Vous avez décrit sur quelques pages un peu… lestes, des manifestations physiques du désir. Fort bien rendues du reste, j’en ai été toute émoustillée.
- — Ha-ha ! Je suis ravi d’avoir troublé une aussi jolie jeune femme. Mais je vois bien à quoi vous faites référence. Pour parler trivialement, le désir des jeunes gens se manifeste par l’érection chez les garçons et par des sécrétions vaginales chez les filles.
- — C’est bien cela, dit-elle ayant à son tour du mal à avaler sa salive. Mais quel rapport avec la philosophie dans ces manifestations a priori naturelles… voire animales ?
- — Connaître l’autre et se connaître soi-même. Untel me fait-il mouiller ? Unetelle me fait-elle bander ? Fais-je bander untel ? Fais-je mouiller unetelle ? C’est l’apprentissage des relations amoureuses.
- — Je comprends… Avec des avaries de jugement, cependant. Lorsque Léna reçoit Igor alors qu’elle vient juste de se masturber comme une folle en s’imaginant dans les bras de Dimitri, Igor est persuadé qu’elle déborde de désir pour lui, alors que ce n’est pas vrai…
- — Eh oui, il subsiste toujours une part de mystère, d’inconnu, et c’est bien cela qui est intéressant. Rien n’est totalement vrai et rien n’est totalement faux. C’est cela qui passionne le philosophe, la part de mystère et d’incertitude…
Leur conversation s’éternise autour du parcours amoureux initiatique de Léna, passant par Spinoza « le puceau » pour en arriver évidemment à Freud pour qui tout est sexualité. Estelle s’enflamme contre les multiples expériences sexuelles de Léna, les jugeant inutiles et avilissantes, Nick lui trouve des qualités morales étonnantes pour une fille aussi jeune et parvient à lui faire confesser qu’elle se sait désirable, mais refuse de jouer de ce pouvoir d’attraction sur les hommes. Vers dix-sept heures, toujours sous le cèdre, il lui propose un thé qu’elle refuse, lui préférant un jus de fruits. Ils rentrent dans la grande maison toute fraîche, il presse un citron pour en diluer le jus dans une carafe d’eau chargée de glaçons.
- — Ce sont les derniers de la saison, regrette-t-il.
- — Quoi ? Les glaçons ?
- — Non, les citrons de mon jardin d’hiver.
- — Vous avez des citrons ici ?
- — Eh oui, et quelques oranges aussi.
- — Merveilleux. Hum… comme c’est doux et bon ! Vous permettez que je grignote la pulpe restée sur la peau ?
Il la regarde décortiquer les zestes des demi-fruits pour en racler les fibres de ses quenottes acérées. Il lui trouve un côté spontané et gourmand de petite fille qui l’émeut. Visiblement, elle se sent plus libre, plus à l’aise et plus vraie. Et il aime ça, sans le dire évidemment.
- — L’inconvénient, c’est que ça colle, rit-elle en se rinçant les doigts.
Ils vont ensuite à la bibliothèque et, dans le prolongement de leur conversation, il lui conseille de trouver « Cinq leçons sur la psychanalyse », quelque part en haut à droite. Elle grimpe sur l’échelle, crie car ne la trouve pas très stable, il vient en maintenir le pied. La courte robe et la rotondité du postérieur lui donnent une vue directe sur la magnificence des cuisses et des fesses, toutes deux charnues et musclées, exemptes de cellulite. Le fond blanc bordé de dentelle de la culotte trahit une vive excitation par une longue tache humide. Comme quoi débattre des frasques imaginaires d’une petite Russe peut provoquer de grands émois chez une petite Française. Elle descend avec son livre, il reste là, la main verrouillée sur le montant de l’échelle.
- — Hé ! Vous avez vu la lune ? demande-t-elle, impertinente.
- — Oui… et j’y suis resté, comme le Petit Prince sur sa planète…
- — Ha-ha-ha ! fait-elle en lui claquant une bise sur la joue. Et si vous écriviez une suite au « Printemps du désir » ?
- — Ce serait « L’été du désir » ? Pourquoi pas, c’est bien la saison que je vis.
- — Ah, ça sonne bien, vous seriez Dimitri, je serais votre Léna. Allez, je rentre. Merci pour ce délicieux après-midi.
- — Merci à vous d’être ce que vous êtes.
Il la raccompagne jusqu’au portillon, elle enfourche sa bicyclette, jupe relevée. Il rêve soudain de se réincarner en selle de vélo. Diablesse de petite femme qui enflamme ses sens jusque-là si calmes et maîtrisés. Mais Estelle n’en reste pas là et revient très régulièrement à « la maison du fou ». Chaque samedi d’abord, puis de temps en temps le dimanche aussi et presque tous les jours pendant les vacances scolaires. Si bien que Kaparnadzé finit par lui confier une clé du portillon. C’est ainsi qu’elle le trouve un jour en train de tondre la pelouse avec sa drôle de machine.
- — Qu’est-ce que c’est que cet engin, s’étonne-t-elle alors qu’il s’arrête silencieusement près d’elle ?
- — Comme vous voyez, un fer à repasser.
- — C’est ça, moquez-vous de moi.
- — Je vous assure, regardez : c’est électrique et derrière c’est tout lisse. Les autres utilisent des ventilateurs avec le bord des pales affûté. C’est bruyant et ça laisse des traces. Celle-ci, c’est comme une moissonneuse : une lame de coupe fixe, bien parallèle au sol, et un tambour de lames hélicoïdales qui vient rabattre l’herbe sur la lame pour la couper. En fait, le gazon est coupé comme avec un ciseau à broder.
- — Ha-ha-ha ! C’est génial, silencieux et efficace.
- — Oui, ça fait un beau gazon comme un green de golf. L’herbe est tranchée net et pas déchiquetée. En plus, celle-ci est sur batterie, c’est plus agréable pour les oreilles.
Il l’épate comme elle l’épate et ils en semblent l’un comme l’autre ravi. Avec l’hiver, le mauvais temps et le froid, elle continue de venir le voir très régulièrement, partant un peu plus tôt pour rentrer avant la nuit. Il l’accueille avec une tasse de chocolat chaud et un feu de cheminée. Ils continuent de discuter autour de l’âtre. Elle trouve qu’à son contact sa pensée se forme et s’affirme, s’aperçoit qu’elle aime débattre. Aussi prend-elle la décision de repiquer aussi l’épreuve de français du bac. Elle n’avait eu que 11 en choisissant bêtement « le sujet bateau avec lequel on coule », comme dit son mentor. Alors que le commentaire n’est qu’une technique qui permet d’assurer une bien meilleure note, ou la dissertation d’auteur qui peut permettre de déployer de vraies connaissances. Elle n’a rien à perdre, c’est la meilleure des deux notes qui sera retenue.
- — Et vous, sur quoi travaillez-vous ? Une nouvelle traduction du russe ?
- — Non, pas en ce moment, mais c’est du russe quand même. Je prépare une thèse de doctorat dont le sujet est l’accentuation dans Pouchkine.
- — Beuh ! Je ne comprends pas tout, là. D’abord Pouchkine, il ne mettait pas les accents ?
- — Si, si, au contraire. L’accentuation en russe change la sonorité du mot, pas comme en français où seules quelques lettres sont accentuées et précisément répertoriées : celui qui transforme le « e » en « é », ou celui qui sert à différencier l’adverbe « à » du verbe avoir « a ». En russe, l’accentuation change la « mélodie » du mot et en fait une variante, un sens proche, mais plus précis encore.
- — Ah oui, je comprends pourquoi certains disent que l’étendue lexicale est de 500 à 600 000 mots.
- — Exactement. Et Pouchkine est un maître dans ce domaine. Ses écrits sont comparables à des partitions de musique, chose qu’il est impossible de reproduire en français qui ne possède pratiquement pas d’accent tonique. Même par le meilleur des traducteurs.
- — Celui-là, je le connais ! Mais alors, vous dites faire une thèse de doctorat. Mais pour cela, il faut d’abord avoir une licence, puis un master. Vous m’avez dit être rentré dans l’armée juste après le bac…
- — Oui, c’est vrai, je confirme. J’ai d’abord fait une année de formation intensive, le bagne, réservé à toutes les « têtes brûlées » dans mon genre à l’époque, et je me suis retrouvé dans un commando de plongeurs de combats à Saint-Mandrier, dans le Var. J’y suis resté deux ans, jusqu’à un accident de décompression en portant secours à l’un de mes camarades en danger. J’en ai conservé une légère surdité de l’oreille gauche. On m’a donc reclassé dans un autre domaine, assez proche cependant, les sous-mariniers. J’ai donc parcouru la planète sans rien en voir, ou très peu à quelques rares escales. Mais là, je suis passé de la franche camaraderie de gens dont la vie dépendait les uns des autres à une terrible promiscuité malodorante où ressortaient tous les travers de l’espèce humaine. C’est ainsi que je me suis isolé et renfermé dans la lecture, embarquant une caisse de bouquins à chaque mission.
- — D’ac-cord ! Dont ceux qui sont ici, je suppose ?
- — En partie, oui, ceux que j’ai pu sauver de cette période. Mais en lisant autant, je me suis dit pourquoi ne pas mettre à profit ces connaissances nouvelles en passant des examens par correspondance. Et là-dessus, l’armée ne renâcle pas à autoriser le passage d’examens, même en fac. Imaginez un militaire en tenue venant passer ses oraux à la Sorbonne, c’était assez cocasse au milieu des cheveux longs, dreadlocks et jeans troués ! De plus, à chaque fois, cela me permettait d’obtenir un grade supplémentaire. C’est comme cela que j’ai fini capitaine de corvette.
- — Eh bien… chapeau bas, Capitaine.
- — Non, on dit « Commandant ». Mais je ne vous en veux pas.
- — Et pas de regret d’avoir quitté la marine ?
- — Non, aucun. Après les sous-marins et grâce à mes nouveaux diplômes j’ai été nommé sur des navires de surface, où l’air est plus respirable, quoique, mais toujours confronté à des comportements regrettables, y compris entre officiers, de mesquinerie et de jalousie, de manœuvres sordides pour des petits embryons de pouvoir ou d’influence. Je n’avais pas fait tout cela pour rien, j’attendais d’avoir servi quinze ans pour, grâce à mon handicap, léger mais reconnu, toucher une pension d’officier par anticipation. Ma « surdité » constituant un obstacle potentiel à une reconversion à la hauteur de mes mérites. Voilà, vous savez tout ou presque, petite curieuse.
- — Je commence à comprendre pourquoi vous cherchez tant à préserver votre tranquillité et votre vie de solitaire. L’espèce humaine vous a profondément déçu. Pas si fou !
- — Fine mouche ! Ha-ha-ha !
Il reprend son travail à son immense bureau, elle poursuit sa lecture à plat ventre devant l’âtre. De temps en temps, il observe à la dérobée les pieds battant l’air, étrange grande « petite fille ». C’est vrai qu’ils sont petits, ses pieds, tout mignons. Les talons ne sont pas saillants, un peu comme si le mollet partait directement du sol, ce qui ajoute à l’érotisme de ses jambes fuselées. La stéréo diffuse en sourdine une symphonie de Mahler, tout est paisible, harmonieux, ils sont bien, tout simplement.
Quand le printemps revient, il a déjà envoyé le manuscrit de sa thèse et peut se consacrer pleinement au « coaching » d’Estelle, désormais sous pression. Il la rassure, l’entraîne, oriente ses révisions et la conseille. Elle en repart toujours plus sereine, plus confiante. Les épreuves arrivent, se succèdent, ils n’ont plus que de brèves rencontres durant lesquelles il se contente de la rassurer encore :
- — Mais si, vous êtes prête, je vous l’assure. Je ne vous dis pas d’y aller en totale décontraction, les pouces dans les bretelles du soutien-gorge, mais ayez confiance en vous, en vos possibilités et en votre savoir.
Il va seul à Paris soutenir sa thèse, sans lui en parler, inutile qu’elle perde de l’énergie et de la concentration. Il en revient avec son doctorat et les félicitations du jury pour ce travail exceptionnel « musico-linguistique ». Désormais, c’est pour elle qu’il stresse. Le temps est insolemment beau et chaud en ce début de juillet. Le portillon métallique claque bruyamment, résonnant dans la grange. Estelle surgit dans le parc comme une folle, un papier à la main.
- — Regardez, regardez, crie-t-elle du plus loin qu’elle l’aperçoit. Mention très bien !
- — Eh ! Regardez aussi, doctorat avec félicitations du jury !
Elle se jette dans ses bras et se serre contre lui, toute chaude et couverte d’une légère buée de sueur.
- — Jamais je n’ai eu de doutes quant à ton succès, ma toute belle.
- — Moi non plus, je n’ai jamais douté de toi une seconde. Bravo Commandant-Docteur ! Et merci, merci pour tout. C’est grâce à toi.
- — Mais certainement pas. C’est toi qui as passé les épreuves, toi qui as réussi.
- — Bien sûr, mais tu vois, à l’oral, le jury m’a dit être étonné par ma maturité, ma réactivité et l’étendue de mes connaissances. Parce qu’ils m’ont poussée dans mes derniers retranchements, exactement comme tu faisais. Alors c’était facile, je répondais comme si je te répondais à toi. Et voilà, seize en français, dix-huit en philo, j’ai assuré ailleurs tout au-dessus de treize. Mention très bien. Je me sens un peu moins bête.
- — Il ne nous reste plus qu’à fêter cela dignement. Je t’aurais bien gardée à déjeuner, mais chez toi…
- — Pas de souci, j’ai dit que j’allais fêter ça avec des copines et que je ne savais pas quand je rentrerai.
- — Alors, va vite retrouver tes copines, c’est bien normal.
- — Ça va pas, non ? Les copines je m’en moque, c’est avec toi que je veux être.
- — Alors champagne ?
- — Alors champagne !
Le tutoiement si longtemps évité semble définitivement entériné. Tout le temps de cet échange, ils restent collés l’un à l’autre, se murmurant à l’oreille comme des confidences. Il sent les pointes de ses seins dressées contre son poitrail, elle sent son érection contre son ventre. Le « printemps du désir » rencontre « l’été du désir » et c’est comme s’ils n’arrivaient pas à se détacher l’un de l’autre, à mettre un terme à ce délicieux solstice. Enfin, il parvient à se libérer pour aller servir le champagne.
- — J’ai chaud, dit-elle en passant un doigt au-dessus de sa lèvre supérieure. Tu permets que je me déshabille ?
- — Ah non ! répond-il vivement. « Et ne nos inducas in tentationem »…
- — Quoi ? Comment veux-tu que je comprenne le russe ou le géorgien ?
- — Ce n’est que du latin, une phrase du Notre Père : « ne nous soumets pas à la tentation ».
- — Je vois… Tant pis pour moi, j’aurais essayé. Mais dis-moi, tu ne m’as jamais parlé des femmes de ta vie ?
- — Si, de deux au moins. Ma mère et la marine.
- — Oui, mais je ne te parle pas de celles-là. Des femmes que tu as aimées. À moins que ce ne soient des hommes ?
- — Ha-ha ! J’aurais pu si j’avais voulu, c’était une pratique courante dans les sous-marins. Non, disons qu’avant comme après mon engagement, j’ai eu des… « aventures » comme on disait à l’époque.
- — Des « bails » quoi, on dit ça maintenant. Alors ?
- — Eh bien comme toujours, on n’en garde qu’une sorte de goût de poussière dans la bouche une fois que c’est terminé, rien de très agréable. Après… eh bien après, c’est la marine. Comment veux-tu qu’une femme accepte de voir son homme partir pour six mois sous les glaces du pôle ? Aucune femme ne peut supporter cela. Un jour, j’ai cru avoir trouvé la perle rare, une femme gentille, peu exigeante, qui acceptait de stocker mes caisses de livres dans sa petite maison brestoise. Quelques jours de folie amoureuse lors de mes escales et puis des mois de séparation… Jusqu’à mon dernier débarquement. J’avais été remplacé par un gentil banquier très présent, lui, et c’était bien normal. De quoi rafraîchir mon enthousiasme de lui annoncer que je restais désormais à terre. J’ai retrouvé mes bouquins dans le garage, sur une palette, prêts à partir chez un brocanteur. C’est comme ça que j’ai acheté ma guimbarde d’occasion qui est arrivée jusqu’ici en traînant le cul par terre, remplie de papier imprimé.
- — Ouf ! Encore un épisode qui n’a pas dû te réconcilier avec la nature humaine.
- — Bof, pas plus que cela. Je m’y attendais depuis fort longtemps. J’ai même été étonné que ça ne se produise pas plus tôt. Mais là, j’avoue que le cumul des événements fut un peu rude : décès de mon père, abandon de la marine sans autre projet, fin d’une relation amoureuse, c’était presque un second accident de décompression, mais sans caisson hyperbare pour m’en remettre. C’est ainsi que je me suis lancé à corps perdu dans le défrichage et les travaux de cette maison, une thérapie par la fatigue en quelque sorte.
- — Elle est très émouvante ton histoire, un vrai sujet de roman avec de nombreux chapitres sur la vie des marins à bord. Comment s’appelait cette « perle » brestoise, si ce n’est pas indiscret ?
- — Catherine, pourquoi ?
- — Comme ça, juste pour préciser l’histoire, la rendre plus véritable dans ma tête.
- — Tiens, à propos de perle et de Catherine, j’avais rapporté quelque chose à son intention d’une escale dans nos îles du Pacifique. Comme je n’avais plus de raison de les lui offrir, c’est pour toi que je les ai fait monter.
Il va chercher un carton plat recouvert de moire noire.
- — C’est pour toi, une récompense pour ton bachot si bien acquis et tes vingt ans dans quelques jours.
Elle ouvre et découvre une magnifique parure de perles grises, collier, boucles d’oreilles, tour de bras. Estelle contemple l’écrin de velours réservant tout éclat aux boules de nacre mordorées. Les deux mains sur la bouche, elle murmure :
- — Oh c’est magnifique ! Elles sont absolument superbes…
- — Oui, et vraies, je peux en témoigner. J’ai plongé en apnée avec les éleveurs. Ils font un boulot incroyable, aller chercher les huîtres au fond, les remonter, les inséminer avec des éclats de nacre, les replacer, des allers-retours à longueur de journée. Alors j’ai eu une idée. J’avais un véhicule de location, une voiture récente sans roue de secours, mais avec une bombe anti-crevaison et un petit compresseur sur batterie. On a essayé le compresseur sur la batterie du bateau, ça marchait pas mal, mais le tuyau était trop court pour descendre à quatre mètres, la puissance maximale de ces petits engins. Inutile de te dire que, la nuit suivante, le supermarché du coin a été amputé d’une dizaine de mètres de tuyau de gonflage à la station-service. C’est comme ça là-bas, on a besoin de quelque chose, on se sert. Et hop, ça a marché. Au lieu de remonter sans arrêt, ils n’avaient plus qu’à se redresser et aspirer une goulée d’air tour à tour pour rester au fond travailler plus longtemps. Ils en étaient très contents. On a fait la fête la moitié de la nuit et ils m’ont donné un sac de toile avec une quantité de perles, en vrac. Je les ai fait percer et monter chez un joaillier parisien pendant que je passais ma soutenance de doctorat. Il a fait du bon travail, et il en reste une douzaine, au cas où tu en perdes quelques-unes.
- — Non, mais Nick, là je ne peux pas accepter cela, c’est trop, c’est… je ne le mérite pas. C’est… c’est…
- — C’est à toi maintenant. Je ne triche pas, je ne te les destinais pas quand je les ai rapportées puisque je ne te connaissais même pas. Tourne-toi que je t’attache ce collier… voilà. Aucun regret, c’est sur toi qu’elles sont les plus belles.
- — Mais attends, comment veux-tu que je rentre à la maison en disant « tiens, j’ai trouvé un collier dans la rue, il est sympa, non ? ». Je ne peux même pas les porter.
- — J’y ai bien pensé. C’est pourquoi j’ai fait monter la plus grosse, douze millimètres, en pendentif avec une longue chaîne en or. Regarde. Elle va aller se nicher entre tes seins et si toutefois on te dit quelque chose, tu répondras que c’est du toc, une babiole à trente euros. Le reste, on va le garder ici pour l’instant, dans une boîte plastique avec un verre d’eau.
- — Dans quoi ? Qu’est-ce que c’est encore que cette histoire ?
- — Tu sais, on dit que les perles meurent si on ne les porte pas. En fait, elles ont besoin d’humidité pour garder tout leur éclat, et celle de la peau leur va très bien. Quand on ne les porte pas, il suffit de les maintenir dans une ambiance humide, une boîte étanche avec un verre d’eau.
- — D’accord, je les porterai juste avec toi. Merci, merci, merci… Je suis très émue. Dire que je n’ai même pas le moindre cadeau pour toi…
- — Ta présence, c’est cela mon cadeau. À chacun sa perle.
Elle se colle de nouveau à lui, des larmes plein les yeux qui finissent par mouiller leurs joues jointes.
- — Jamais personne ne m’a fait un tel cadeau. Personne ne m’a jamais aimée assez pour ça. Alors, que tu le veuilles ou non, voici ton cadeau.
Elle se recule, détache sa ceinture et ses boutons, la robe légère vole suivie par le soutien-gorge et la culotte.
- — Désolée si je ne suis pas à ton goût, mais c’est tout ce que j’ai en magasin.
Elle est… tellement somptueuse de beauté, d’harmonie et de fraîcheur que Kaparnadzé en reste bouche bée et les yeux comme des sous-tasses. Taille fine, hanches galbées, poitrine haute et ferme, magnifiques cônes aux larges embases qui les maintiennent parfaitement, ventre plat, fesses hautes et rondes, il n’a jamais rien vu de tel.
- — Habille-moi avec ces bijoux magnifiques… Voilà. Hum, je me sens presque belle. Tu vois, le pendentif, je vais le porter à la taille, que la perle m’arrive juste sur le sexe. Elle profitera de l’humidité et moi je penserais sans cesse à toi. Et puis comme ça ce sera discret. Bon alors, après ce délicieux champagne, qu’as-tu prévu ?
- — Euh… foie… gras, et puis… demi-homard… mayonnaise maison… avec brocolis du jardin…
- — Tu fais du jardinage ? C’est bien. On verra ça cet après-midi, peut-être. Foie gras, hum… j’ai une faim de louve !
Le nouveau docteur-traducteur-ex-capitaine de corvette est totalement décontenancé, bouleversé. Il en a vécu des situations difficiles et périlleuses, mais là, le bonhomme perd pied. Il lui laisse le seau de champagne et passe au whisky, dont il s’enfile deux rasades d’affilée.
- — Eh ! Doucement ! Il paraît que l’alcool est néfaste pour les performances sexuelles. Ha-ha-ha !
Il ne peut détacher son regard du joli minois encore un peu enfantin, avec de bonnes joues, un petit menton, un sourire éclatant à fossettes, la mèche à gauche, l’oreille droite bien dégagée, joli coquillage au lobe bien détaché, et puis ce cou presque gracile, ces épaules rondes et détendues, et ces deux obus aux larges bases pointant droit sur lui deux tétons épais comme de grosses framboises. Il bande, elle mange, se régalant à l’évidence.
- — Et maintenant que tu possèdes le fameux sésame, que comptes-tu faire ?
- — Eh bien en fait, je n’ai pas trop le choix. Dans la filière littéraire, à Nogent, il n’y a que le droit.
- — Pfff ! C’est cela, pour devenir gratte-papier dans une officine de notaire ou d’avocat…
- — Mais quoi d’autre ? Lettres classiques impossibles, je n’ai fait ni latin ni grec. Lettres modernes, éventuellement, mais c’est soit Dreux, soit Paris. Et mes parents ne pourront pas payer études et logement.
- — Ah parce qu’à Nogent tu coucheras sous les ponts ?
- — Non, mais il y a des cousins qui, éventuellement, pourraient m’héberger ou trouver un truc pas cher.
- — Je n’ai pas de conseil à te donner, c’est ta vie et les moyens dont ta famille dispose. Mais il me semble qu’il est grand temps de te poser la bonne question et dans le bon sens.
- — À savoir ?
- — Comment imagines-tu ta vie dans vingt ans, par exemple ? Que rêves-tu d’être, de faire ou ne pas faire ? Et non pas qu’est-ce que tu peux faire avec un bac littéraire. Tu sais, on recrute même en médecine avec ce type de diplôme.
- — Ouais, bon. Je sais que je ne veux pas reprendre la ferme des parents, je laisse ça à mon petit frère qui est en lycée agricole. Je ne voudrais pas m’ennuyer dans un bureau en regardant la pendule. Je ne voudrais pas enseigner. Je voudrais m’éclater, avoir une belle vie, faire ce qui me plaît quand ça me plaît.
- — Bref, épouser un riche héritier.
- — Non, rien à voir avec le pognon ni avec le métier de « pute de luxe » dont tu parles. Tu vois, une vie comme la tienne me plairait, tu mènes la vie que tu veux en te foutant des autres et du reste. Sauf que je ne suis pas assez bonne en langues pour devenir traductrice…
- — Non, mais avec une licence ou un master de lettres, tu pourrais être correctrice.
- — C’est quoi ça ?
- — Tout écrit avant d’être publié passe par les mains d’un correcteur qui vérifie l’orthographe, la grammaire la syntaxe et la cohérence du texte. J’en fais un peu de temps en temps, en l’absence de traduction. Après la licence, il existe même un master « métier de l’écrit et de la correction ». Et au pire, avec une licence de lettres, tu pourrais être libraire, documentaliste, conservateur, un tas de métiers liés à l’écrit.
- — Ben voilà ! Youpi ! C’est exactement ce qu’il me faut. Génial ! Reste à convaincre mes parents et vite m’inscrire à la fac de Dreux. Super ! Tu me donnes huit jours pour faire tout ça et après je suis toute à toi.
- — Comment ça ?
- — Ben oui, c’est les vacances, et je veux les passer ici avec toi. T’inquiète, j’ai tout combiné : je pars faire de la rando avec des copines. Je prépare mon paquetage, ils me conduisent à la gare de Nogent direction Paris et tu viens me chercher à la gare de Chartres avec ta belle voiture. Facile ?
- — Si tu le dis. Mais tu es sûre que je veux bien de toi en vacances chez moi ?
- — Je lis dans tes yeux que tu n’as aucune envie de refuser et qu’on ne va pas s’ennuyer. Si on prenait un petit acompte, dit-elle en venant s’asseoir sur ses genoux ?
L’intégralité de cette pulpeuse beauté posée sur lui. Plus belle encore de près que d’à peine plus loin, juste assez pour vérifier l’absence totale de défauts sur cette peau sublime. Elle l’enlace, elle l’embrasse, il lui rend son baiser. Et déjà, il perçoit l’humidité qui traverse son jean. Caresses de la nuque aux fesses, des seins au pubis. Elle frissonne malgré la chaleur et reprend ses baisers multiples en lui tenant la tête, comme si elle voulait le dévorer. Il pétrit doucement la belle poitrine, appréciant sa fermeté, roule les tétons entre ses doigts. Ils gonflent encore et il sent une nouvelle vague d’humidité sur sa cuisse.
- — Accroche-toi bien, nous allons sur un terrain plus adéquat.
Il la soulève délicatement, un bras sous les genoux, un autre sous les reins, elle enlace plus étroitement son cou, et le puissant colosse monte tranquillement les escaliers. Estelle lui chuchote à l’oreille :
- — Tu sais, je ne suis pas vierge, mais je n’ai pas de véritable expérience, il faudra tout m’apprendre. Et sois tranquille, je prends la pilule depuis cinq ans pour réguler des règles anarchiques…
- — Je n’ai rien entendu, tu es sur ma mauvaise oreille !
Il la dépose sur son grand lit comme un conservateur placerait un vase Ming dans une vitrine. Il se recule et se dévêt en la contemplant, immobile sur le flanc, telle qu’il l’a posée. Comme ça aussi, elle est somptueuse, mais elle tressaille et manifeste son émoi :
- — Bon sang quelle virilité ! Impressionnant « l’été du désir ». Ça ne rentrera jamais…
Oh si ! Mais il y a d’abord plus d’une heure de caresses, de baisers, de coups de langue, de bisous, sans oublier un centimètre carré de ce corps parfait. Il la rend folle de sensations inconnues, de pratiques ignorées par de trop jeunes amants ne pensant qu’à vider leurs gonades dans l’urgence. Jamais on ne lui avait ainsi trituré, sucé, aspiré le clitoris. Jamais on ne lui avait titillé le point G. Jamais on ne lui avait fouillé l’anus d’une langue fureteuse. Et quand on vous fait les trois à la fois, comment résister ? Épuisée, essoufflée, elle proteste :
- — C’est fou ! J’ai déjà eu trois orgasmes et tu ne m’as pas encore pénétrée…
- — Ah oui ? Saperlipopette, j’allais oublier. Excuse-moi, on va réparer ça tout de suite.
La première étreinte est lente, douce et puissante à la fois. Elle se sent totalement envahie, remplie, investie, comblée. L’amant qu’elle s’est choisi est au fond d’elle, elle est au paradis. L’ermite n’en revient pas d’une telle aubaine et profite de chaque seconde, de chaque millimètre de son pénis dans cet écrin si étroit, si beau, si chaud, si humide, si réactif. Estelle n’en revient pas de pouvoir supporter quatre-vingt-quinze kilos sur elle sans peine, mais au contraire avec délice. Il fait sa place en elle, étire ses délicates muqueuses de son pieu puissant, puis se retourne et la laisse prendre son plaisir sur lui, à son rythme. Elle est si magnifique lorsqu’elle s’empale, ses seins sont si doux à pétrir, elle est si émouvante quand elle jouit. Lui aussi veut son plaisir. Il le prend sauvagement en levrette, pilonnant ce cul de rêve… dont il n’aurait jamais osé rêver. Elle jouit encore, il jouit aussi, elle s’écroule, anéantie, il s’effondre sur elle dans les derniers spasmes, répliques de la secousse tellurique initiale. Ils sont trempés de sueur, le lit est dévasté, une douche s’impose. Mais évidemment, ces deux-là se sont souhaités depuis trop longtemps et rien ne peut empêcher leurs corps glissants de mousse de se ruer à nouveau l’un sur l’autre, puis encore de retourner au lit, à moitié secs.
Estelle gît sur le dos, bras et jambes écartés, essayant piteusement de revenir à la réalité. L’ex-marin la contemple silencieusement, assis sur un angle du lit, ébahi par le voyage qu’il vient d’accomplir. Faire le tour d’Estelle vaut tous les tours du monde. Elle émerge peu à peu, le regarde, lui sourit.
- — Mon amour, dis-moi que tu me feras cela tous les jours jusqu’à notre mort.
- — La mienne surtout. Vingt ans de plus que toi, espérance de vie plus faible pour les hommes, tu risques de faire une vieille veuve frustrée !
- — Ha-ha ! La terreur de l’EHPAD ! Maintenant au moins, je sais ce que je dois faire. Un, j’appelle ma mère pour lui dire que je ne rentre pas ce soir, on fait une boum pour fêter le bac, je dors chez Angélique. Angélique n’existe pas, pas d’embrouille. Deux, je m’inscris à la fac de Dreux où je passerai les exams, mais je prends des cours par correspondance pour rester avec toi. Je n’envisage pas d’être privée de toi pendant trois ou cinq ans juste pour un diplôme. Trois, je reprends une douche SEULE parce que je n’en peux plus et qu’ensuite je veux manger, j’ai de nouveau faim.
oo00O00oo
Nick tourne comme un lion en cage. S’il continue ainsi, il va user les tapis et peut-être même le parquet.
- — Ce co… de Poutine ! Il est en train de me ruiner ! Non, mais attaquer l’Ukraine, à quoi ça rime. La vieille histoire de Caïn et Abel. Non, mais, donner le pouvoir à un petit loubard de Saint-Pétersbourg, c’est comme filer ton portefeuille et tes clés à un Mesrine ! J’ai eu un mal de chien à relancer le site Internet de mon père, à réactiver ses filières, et voilà qu’il me fout tout par terre…
- — Calme-toi, mon amour. Ça ne sert à rien de t’énerver. Préserve ton cœur pour me faire l’amour. Tu as fait deux années mirifiques avec le confinement, et moi j’ai du travail par-dessus la tête puisque les Français se sont remis à lire. Avoue que le confinement ne nous a pas trop gênés, c’est notre mode de vie.
- — Oui, mais moi, je n’ai plus rien à traduire sauf « La vie de Poutine », « L’avis sur Poutine », « Ce qui se passe dans la tête de Poutine »… Faudrait-il qu’il y ait quelque chose dans sa tête de loubard sanguinaire. Quant au reste, boycott. Sur les idées comme sur les marchandises.
- — Eh bien, tu vas faire une page d’accueil sur ton site expliquant que l’accès aux produits habituels n’est plus possible en raison du conflit, les gens comprendront. Et puis on va rechercher des produits similaires en Pologne, en Hongrie, en Slovaquie, en Roumanie, dans les pays baltes.
- — Ah oui, mais prends un exemple, la vodka. Entre une vodka russe et une vodka polonaise, il n’y a pas photo. Et le caviar, hein ? Plus de caviar sauvage de la Caspienne, il ne nous reste plus que le caviar d’élevage italien ou d’Aquitaine. Une catastrophe ! Dix pour cent du chiffre d’affaires…
- — Excellente idée l’Aquitaine, mon amour. Oublie le mot « russe » sur ton site et mets-toi à vendre des produits de luxe français : caviar, foie gras, cognac, armagnac, Bordeaux, etc. ça peut marcher et pour un public plus large. Les gens ont pris l’habitude de se faire livrer à domicile, même les riches.
- — Tu crois ? Mais quel travail. Il va falloir recréer des contacts, des filières, signer de nouveaux contrats, et surtout goûter, on ne peut pas vendre de la cochonnerie, il faut tester.
- — Je suis sûre que ça peut marcher et je trouve que c’est une excellente occasion de faire un périple touristique et gastronomique dans le Sud-ouest. Ah ! Et puis j’ai une bonne nouvelle à t’annoncer qui devrait te ramener à plus de sérénité. Je suis enceinte…