n° 21337 | Fiche technique | 7034 caractères | 7034 1201 Temps de lecture estimé : 5 mn |
09/12/22 |
Résumé: Instant de vie d’une vieille femme. En toute sérénité. | ||||
Critères: fagée nonéro nostalgie -journal | ||||
Auteur : Serafin Envoi mini-message |
Les libellules s’affairent gracieusement à la surface de l’étang, saluant le soleil matinal de leurs ailes iridescentes. Certaines libellules sont vertes, d’autres rouges, d’autres bleues. Le matin est encore calme, la température douce ; une belle journée s’annonce. Je suis reine de mon royaume, assise sur ce rondin, ma canne sur les genoux, au bord de l’étang du fond du jardin. Telle Robinson Crusoé, roi d’une île vierge de tout homme.
Un têtard sort de la vase qui le cachait et fait un petit tour en agitant frénétiquement son flagelle. Il a de minuscules pattes arrière ; d’ici quelques semaines il sera devenu grenouille. Je reviendrai le saluer si l’état de mon dos le permet.
L’herbe folle à mes pieds brille de rosée ; les perles d’humidité parent de diamants les nervures de chaque brin. C’est seulement en devenant vieux que l’on retrouve les bonheurs de l’enfance. L’émerveillement devant le spectacle qui, chaque jour, se joue devant nous. Partout, tout le temps, les petits miracles de la vie. Les adultes ont oublié cet émerveillement permanent. Courir pour le travail, les amis, la famille ; pour faire du sport, se cultiver, s’amuser. Les adultes sont toujours pressés. Se doutent-ils de leur enfermement ? Du haut de mes quatre-vingt-trois ans et avec ma patte folle, je suis plus libre qu’eux.
Libre, mais peu à peu percluse de douleurs à cause de mon siège de fortune. Je me relève doucement – appuyer sur la jambe gauche, pousser sur la canne : on y est ! Un chemin de dalles inégales mène jusqu’à la porte-fenêtre de la cuisine, une dizaine de mètres plus loin. Vas-y lentement, ma vieille, m’exhorté-je. Ce serait trop bête de se casser le col du fémur. Surtout avant la visite de Johan !
Johan, mon adorable et unique petit-fils. Il va sur ses dix-neuf ans et ressemble beaucoup à son père au même âge : une silhouette haute et déliée, avec un reste de maladresse adolescente. Passionné de lettres. Au moins quelque chose qu’il tient de sa grand-mère !
Deux arbres fruitiers ombragent l’allée qui me mène, lentement, de l’étang à la maison. Un abricotier pour l’été, un pommier pour l’automne. J’aime ces deux fruits, comme j’aime ces deux saisons. La sensation de Rimbaud, à laquelle succède la mélancolie de l’automne d’Apollinaire.
Quelques pas encore ; enfin, j’atteins le seuil de la cuisine. Cela fait des années qu’il n’y a plus qu’une paire de sabots à l’entrée. Quatorze ans pour être exacte. Quatorze, l’infini, comme l’entendait l’Astérion de Borges. Mais il faut plus que la mort pour rayer de mon esprit celle qui a partagé ma vie pendant trente-quatre ans. Je lui parle toujours. Quand je me sens triste, quand je suis joyeuse : je lui parle. Je sens sa présence à mes côtés, comme une aura bienveillante, comme la douce chaleur d’un amour tendre.
Aimer Anne n’a pas été facile ; les esprits en 1973 étaient bien différents de nos jours. Mais nous avions le soutien de nos voisins. Le curé de l’époque avait tenté de nous excommunier ; mis au ban par ses ouailles, c’est lui qui a dû changer de paroisse. Dieu merci, le carcan sociétal s’est allégé à la fin du siècle dernier. Le curé actuel est un véritable homme de cœur, qui accueille toute personne cherchant Dieu ou un refuge pour la nuit. Un homme généreux, avec un péché mignon : il ne renoncerait pour rien au monde à mes meringues !
Je souffle comme une forge dans l’escalier menant de la cuisine à la chambre. Cette chambre, autrefois partagée, est devenue mon repaire dans cette maison trop vaste pour moi. Les murs sont couverts de livres, du sol au plafond. Livres qui m’ont fait rêver, voyager, apprendre ; pleurer, rire et aimer. Les mots sont ma vie.
J’ai entrepris d’enseigner le français à trois enfants d’origine syrienne. Leurs familles sont accueillies depuis plus d’un an par le curé – l’asile de l’Église prévaut sur l’administration française. Les enfants sont un bonheur de belles joues et de vivacité. Je les aide dans leur apprentissage du français, ils m’apprennent quelques mots d’arabe en retour. Nous rions de nos accents respectifs.
Le clocher sonne midi moins le quart ; Johan ne devrait plus tarder à arriver. Pour la première fois en dix-neuf ans, le petit m’amène une jeune fille. Mignonne, très vive et complètement dépourvue de tact, m’a-t-il dit dans un grand éclat de rire au téléphone. Eh bien, voilà qui éveille la curiosité de mamie Odile !
Je sors une paire propre de bas de contention et entreprends de les enfiler. Je ne peux m’empêcher de lever les yeux sur le tableau qui me fait face. Une merveille en aplats de couleurs, rouges, or, ocre, pourpres. Il s’agit du hêtre, le hêtre de Giono à l’automne ! Fourmillant de vie, de mouches et d’oiseaux, tourbillonnant et dansant dans la fête perpétuelle qu’il abrite. Anne l’avait peint pour moi.
Je m’interromps dans ma rêverie. Accélère, Odile, vieille bique, tu vas être en retard pour les jeunes gens ! Quel tablier vais-je porter pour mettre à l’aise la petite ? Celui avec des gâteaux, avec de faux seins ou avec des canards roses ? Tous des cadeaux de Marthe, naturellement ; que serais-je sans ma plus vieille amie ? Avec qui d’autre pourrais-je pouffer de rire devant l’air constipé de l’organiste tous les dimanches matins ?
Je me décide pour le tablier à motifs de gâteaux, le plus sage, et commence à me relever. Pousser sur la jambe, m’aider du meuble à côté – ouf, me revoilà debout ! Je récupère ma canne à tête de canne – un cadeau de mon fils François, à qui j’ai transmis mon amour des mauvais jeux de mots. Et je pars dans l’aventure de la descente de l’escalier vers la cuisine. Pianissimo. Une fracture du col du fémur est si vite arrivée, et vous ramène si vite au rang de figurant dans les catacombes chères à Victor Hugo.
Je fais une pause sur la marche n°8. Au rythme où je vais, j’ai le temps d’écouter les symphonies correspondantes… J’en profite pour remettre d’aplomb une des photos encadrées au mur. François, à cinq ans. Le pauvre bout avait perdu son papa deux ans plus tôt en Algérie ; et j’allais lui annoncer l’emménagement d’Anne à la maison. Je regarde son visage poupin, fixé sur le papier défraîchi. Merci, mon enfant, tu aurais pu me haïr pour cela ; et tu m’as toujours tant aimée.
Enfin, je mets pied au rez-de-chaussée. On n’est vraiment bien que sur notre bonne vieille terre, comme dirait le capitaine Haddock. Devant la fenêtre du salon, l’allée s’étire jusqu’au portillon encadré par de vénérables rosiers. Je surveille la rue du coin de l’œil, impatiente de découvrir la demoiselle qui a fait chavirer mon Johan. Je l’imagine mince, avec des lunettes à monture fine… Aime-t-elle les mots, elle aussi ?
Un couple passe, non, ce n’est pas eux. Ces deux silhouettes au loin peut-être ? Un jeune homme de haute stature… Oui, c’est mon Johan ! Accompagné d’une jeune femme menue, châtain… Je ne distingue pas davantage ses traits pour l’instant. Je me hâte – mais doucement, pas de fracture du col du fémur – vers la porte.
La sérénité se lève du canapé sur lequel elle était lovée et s’éclipse ; la joie entre à la maison.