n° 21466 | Fiche technique | 78847 caractères | 78847 12981 Temps de lecture estimé : 52 mn |
22/01/23 |
Présentation: « L’irlandaise » ou « La rouquine ». Aylin Temple est une aventurière. Une voleuse. Les aventures tumultueuses d’une femme du XVIIIème siècle. | ||||
Résumé: Aylin Temple était proche du but. Une ultime étape à franchir, et elle serait la voleuse la plus riche du continent. Ou une Irlandaise morte… | ||||
Critères: #aventure humilié(e) contrainte sm attache | ||||
Auteur : Juliette G Envoi mini-message |
Collection : Aylin Temple Numéro 01 |
Tout d’abord, la chance lui avait souri…
Très vite, elle avait découvert les premiers indices. Puis, la voleuse s’était attelée à la tâche. Une première piste, une autre, puis d’autres encore. Plus de neuf mois d’enquêtes, de pistes associées à des recherches, et enfin, intelligence, volonté et patience payaient. Enfin, la chasseresse débusquait sa première proie. Un marchand le plus souvent itinérant. Youssef Pouchah. Très vite encore, le gros homme mort de peur délivrait tout ce qu’il savait en pleurnichard affolé. Il donna même des plans, des croquis, et des notes manuscrites. Après quoi, la voleuse s’était contenté d’assommer Youssef Pouchah. Bâillon et liens en place, et le gros marchand était abandonné, ligoté et enfermé dans un cagibi de la petite échoppe qu’il tenait en ville. La rouquine savait qu’il n’y resterait pas longtemps. La femme prenait certes un gros risque, mais n’aimait pas tuer sans y être obligée. Encore que, elle serait peut-être morte avant le marchand.
Les blancs du coin appelaient ce foutoir ensablé une ville. Quelques poignées de cahutes et de baraques, comme jetées au hasard sur les sables. Un magasin de ravitaillement, et un édifice de deux étages construit de bois, servant des alcools et des putains à qui en voulait. Sans oublier l’échoppe du gros Youssef Pouchah, rarement ouverte et donc inutile. Une sacrée ville en somme. Une ville où il faisait bon vivre.
Aylin Temple était proche du but. Une ultime étape à franchir, et elle serait la voleuse la plus riche du continent. Ou une Irlandaise morte…
Aylin avait laissé sa monture sans attache. C’était une brave bête, une monture courageuse, qu’elle montait depuis ces derniers mois. Un cheval était rare en ces contrées primitives. Ce qui était rare valait son prix, et cela, même si un pauvre chameau n’était pas donné. Tout était cher dans le nord de l’Afrique. Si elle ne revenait pas de sa petite excursion, autant que la jument puisse repartir. Sa monture retrouverait certainement le dernier amas de cabanes habitées, qu’elles avaient trouvé à une quinzaine de lieues à l’Est. Ou, de fortes chances existaient pour que l’une des fréquentes caravanes de passage recueille la jument. Si Aylin réussissait dans son projet, elle volerait l’un des chevaux des voleurs.
La rouquine s’était enfoncée dans les terres. Ou plutôt dans des sables, qui la mèneraient au petit désert qui cernait le rocher. Elle serait seule en terres sauvages. Elle avait des outres d’eau pour quelques jours, quelques vivres, et ses armes. Aylin n’avait pris aucune arme à feu. Les quarante, eux, possédaient pistolets et fusils. Des atouts, certes, mais qui seraient inutiles pour une voleuse, dans ce genre d’entreprise.
L’énorme rocher avait toujours été là. Beaucoup connaissaient son existence. Ce n’était pas un secret. Ensuite, les voleurs étaient venus. Une très grande bande. Une quarantaine de malfrats de toute provenance. Des Européens, des Arabes, des blancs, et des noirs. Des voleurs très bien organisés, tout autant que puissants. Cela faisait quelques belles années qu’ils pillaient ces coins de l’Afrique. Ils s’enrichissaient vite, et regagnaient plus vite encore leur tanière. L’histoire disait qu’ils avaient creusé la roche. Le rocher devint donc cache, puis caverne, et enfin antre. Le repaire des quarante voleurs ! Plus personne ne s’approchait trop près de l’endroit. Il y avait eu des morts. Beaucoup de morts. Des gens trop curieux, d’autres voleurs, comme des aventuriers. Tous ces gens devenus introuvables, après leurs tentatives de prendre ce rocher pour eux. Alors, de puissants et riches Arabes avaient levé des milices, lassés d’être pillés et rançonnés. Certes, le rocher avait été investi plusieurs fois, mais personne n’était jamais ressorti vivant de la pierre. Depuis lors, les quarante vivaient tranquillement. Pour Aylin Temple, c’était parfait. La tranquillité, la quiétude, le confort, et surtout le bonheur, tuaient les voleurs plus sûrement qu’une lame ou qu’une balle. Cela prenait seulement plus de temps.
À une trentaine de pas, la caverne était là ! Béante et offerte. Offerte à quelqu’un qui oserait la prendre…
Youssef Pouchah ne lui avait pas menti. Il avait très peur de ses compères bien sûr, et il perdrait gros à les trahir. Mais Aylin lui avait expliqué tranquillement qu’elle était l’envoyée de la mort. Là ! Tout de suite ! Pour lui ! Il parlait. Elle écoutait. Elle pensait qu’il mentait… il était mort. Elle obtenait de lui des explications claires, des détails précis, elle les croyait. Il emportait sa fortune et quittait le continent. Vivant ! Le marchand n’avait pas menti. Ni sur la date du prochain raid prévu par les quarante ni sur rien d’autre. Sur le moment, il avait eu beaucoup plus peur de mourir de la main de la voleuse, que peur de ses comparses, même aussi dangereux qu’ils l’étaient. La voleuse savait donc que la bande du rocher était partie en maraude. Et cela pour au moins trois longs mois, ou peut-être quatre. Pour un long moment en tout cas. Youssef Pouchah en était certain. Oui, au moins trois mois. Un butin qui en valait la peine était toujours long à être constitué. Trois mois au moins. Oui, l’histoire se tenait ! Il ne resterait qu’une douzaine de voleurs sur place. Le gros marchand le lui avait affirmé en frémissant de peur sous la lame posée sous sa gorge grasse et dégoulinante de sueur.
Des hommes devenus trop tranquilles. Et puis surtout, le rocher était devenu au fil du temps, une véritable forteresse imprenable. L’on disait qu’il avait fallu deux années entières pour fabriquer la porte. Une porte de pierre, taillée dans la masse du rocher. Immense, épaisse, lourde. La roche taillée en cercle se relevait et s’abaissait sous d’ingénieux systèmes de chaînes d’acier, de cordages et de poulies. C’est ce que l’on disait… Le repaire des quarante voleurs était impénétrable ! De quoi être tranquille et rassuré, quand on était un membre des quarante…
Aylin Temple était devenue voleuse, alors qu’elle n’était encore qu’une gamine. Une orpheline recueillie par des paysans. Des gens durs et pauvres. Une orpheline battue, et exploitée, qui avait fini comme tant d’autres mômes. Livrée à elle-même, dans les rues crasseuses des pires quartiers de Dublin. À douze ans, Aylin Temple s’était rebellée. Le couple d’ordures avait décidé de prostituer leur petite larbine. Alors, Aylin avait tué l’homme, et regardé sa harpie d’épouse se carapater en hurlant. Aylin avait tué avec un vieux couteau de cuisine lourd et large. Après quoi, elle avait quitté la ferme délabrée.
Des bandes, des voyous, des arrestations. Quelques voyages hors des villes pour se faire oublier.
Puis toute une vie où la jeune femme ne volait plus uniquement pour manger. L’Irlande était pauvre, mais certains Irlandais étaient riches. Aylin détroussait les bourgeois, détournait les diligences, et pillait les marchands. Parce qu’elle l’avait décidé ainsi. C’était son travail. Sa spécialité. Et elle aimait cela.
Aylin Temple s’était ainsi fait un nom. On la surnommait « La rouquine ».
Les côtes anglaises derrière elle, Aylin Temple âgée de trente ans, entamait sa seconde vie. Le continent. La France. Voyages et bons coups vite gagnés. Sept hommes tués de ses mains. Richesses, profits et pertes. Ses frasques et petits exploits de voleuse étrangère au pays alimentaient nombre de conversations. Les autorités françaises exécraient la rouquine. Aylin Temple gagnait alors un autre nom de guerre. « L’Irlandaise ».
Une vie amoureuse peu glorieuse. Quelques hommes, inintéressants au possible. Une ou deux femmes à peine plus agréables. Et Églantine ! Dix mois passés avec cette belle Française. Paris. Églantine était veuve, riche et intelligente. Et avec cette femme, la découverte du plaisir pour la rouquine. Un abus de plaisirs. Un festival de la jouissance.
Puis l’Est. Allemagne, Autriche et Prusse. L’Italie ensuite. Et l’Espagne. Eduardo ! L’amour et la mort au bout.
Aylin Temple, femme de quarante ans, savait qu’elle n’avait plus de temps à perdre. Ses aventures deviendraient vite difficiles, puis trop dangereuses et finiraient par certainement la tuer. En ce dix-huitième siècle, les choses allaient vite. Et toutes ces choses finiraient par la bousculer. Églantine parlait du siècle des Lumières. C’était une intellectuelle. L’année 1722, la lumière d’Églantine vacillait et s’éteignait. La médecine n’étant pas, l’une des lumières vantées par les intellectuels de ce siècle.
Six pieds de haut, épaules larges, poitrine haute. Des seins lourds, mais fermes, et des hanches dures. Un ventre plat, des fesses bien tournées, musclées et portées par des jambes interminables. Crinière d’un roux flamboyant. Grands yeux gris nuancés d’éclats plus sombres, sous le coup de certaines émotions, et des cils roux épais. Un regard éclatant. Inquiétant, parfois. Une peau pâle de rousse. Des traits réguliers. Un visage teinté d’une légère touche de masculinité de par un nez un peu fort, et une mâchoire un rien trop dure. Bouche large sensuelle. Fossette au menton. Aylin Temple était une belle femme. Elle aurait pu être somptueuse. Hormis les temps parisiens passés avec Églantine, point de vêtures féminines ni aucun fard. Tenues d’hommes. Chemises et pourpoints, pantalons et bottes. Aylin Temple pouvait être chaude comme braise, ou froide comme glace. Et ce, selon ses humeurs ou les circonstances.
Personne ne savait qui était le chef des quarante. L’homme avait pourtant fait ses preuves. Intelligent, ingénieux, retors, très courageux et surtout discret. Discrétion et son point le plus fort. Aucune vantardise, jamais, et le secret autour de lui. Un maître voleur parmi les maîtres. L’homme n’avait jamais commis la moindre erreur. Jusqu’ici. Jusqu’à ce qu’Aylin Temple croise son chemin. L’impression de sûreté et de sécurité tuait l’aventurier comme le voleur. Oh oui ! Et ce chef de bande, si sûr de lui, allait le comprendre.
Au tout début, la voleuse était restée sur place, surveillant les préparatifs de départ du gros Youssef Pouchah. Elle attendit patiemment, ne quittant que rarement la petite casemate qu’elle louait à un vieil homme, paysan et petit berger de quelques brebis et moutons. Puis le gros Youssef s’était volatilisé. Le marchand disparu devait certainement être très loin de l’Afrique, trop content que la mort qu’il avait croisée tienne sa promesse. La voleuse combattait son ennui en lisant, en échafaudant des plans pour son projet, ou en étudiant des cartes. De rares cartes imprécises. Elle imaginait des situations imprévues ou périlleuses, songeait et peaufinait des échappatoires. Les nuits, Aylin, entièrement nue, finissait par se tordre sous ses doigts durs. La tension de sa longue attente et ses frustrations se libéraient dans l’obscurité, lui apportant des désirs presque sauvages. Elle jouissait chaque nuit, parfois plusieurs fois d’affilée, se soulageant pleinement en mouillant ses mains et le vieux matelas de laine. Aylin jouissait sous des plaisirs primitifs, feulant comme une lionne en chaleur et finissant par crier dans la pénombre de sa tanière.
Puis, un matin, Aylin sellait sa jument et prenait la direction de l’ouest.
Près de trois longs mois étaient passés. Aylin avait attendu. Elle avait attendu, et attendu encore… Il le fallait. La légende disait que le trésor de la caverne était inestimable. Alors Aylin patientait. Là encore l’on pouvait parler de trésor. Un trésor de calme et de patience. La rouquine prenait son mal en patience en attendant que son plan puisse voir le jour. La voleuse attendait… Les pluies ! L’eau ! L’eau douce. L’eau potable ! Et cette ressource, la seule sur plus de trente lieues à la ronde, était primordiale pour le repaire des quarante. Aylin avait donc attendu. Patiente et confiante.
Pour pleuvoir, on pouvait dire qu’il avait plu ! De quoi noyer le sable du petit désert qui protégeait le rocher. Un petit désert qui protégeait les quarante, certes, mais qui devait donner soif ! Trois vieux chariots brinquebalants et grinçants, de grands fûts de chêne. Une vingtaine par charrette. Des hommes. Huit hommes. Épées et pistolets à la taille. Des voix, des ordres et enfin, le départ. Un voyage pour la seule source d’eau potable assez proche, pour se ravitailler rapidement. Une piètre cascade à laquelle les courtes pluies avaient redonné vie. Une vie qui serait brève. Une source coulant paresseusement entre des roches grisâtres. Quelques buissons rabougris, et un palmier chétif et tordu. Un arbre qui forçait l’admiration. Aylin avait trouvé la source très rapidement grâce à ses cartes. La proximité du repaire des quarante la rendait dangereuse, mais ce point d’eau était connu. Les rares caravanes n’y passaient plus. Il y avait d’autres sources à l’Est. Mais pour ceux du rocher, cette source était capitale. Un appoint d’eau proche, facile d’accès et qui surtout, conforterait rapidement, leurs réserves venues d’ailleurs. Presque une aubaine pour ces pillards. Aylin avait parié sur le fait que les voleurs vivaient sur leurs acquis. Tranquilles, et certains d’être seuls maîtres de leur petit bout de désert. Cette source serait bien tentante ! Un plein d’eau vite fait, bien fait. Que craignaient-ils réellement ? Plus personne ne s’en prenait à eux depuis si longtemps. De plus, leurs espions les avertiraient en cas d’attaque prévue contre le repaire. Trois longues lieues dans le sable. Les voleurs avaient plusieurs fois tenté de tracer un chemin. En vain. Ici, les sables étaient rois. Au mieux, une journée et une nuit pour se ravitailler. Au mieux !
Les chariots s’éloignaient. La voleuse ne savait pas si les deux pillards restés aux abords de la caverne étaient les derniers occupants des lieux. Mais elle en doutait fortement. Ils devraient être une douzaine à rester cloîtrés dans la grotte. Une explication énoncée par Youssef Pouchah. D’autres hommes étaient certainement restés sous la roche. La rouquine serait seule, mais elle serait une ombre. Ombre parmi les ombres. Vive, silencieuse, patiente et déterminée. Aylin savait qu’elle avait toutes ses chances.
Les deux bandits restants à l’extérieur étaient rentrés. La masse taillée en un lourd cercle de pierre boucherait bientôt la seule issue possible pour accéder à son rêve. Un sourd grondement ! Elle y était ! L’ouverture de la caverne était ouverte, mais ne le resterait plus longtemps. Béante, sombre et menaçante. Une gueule noire qui allait la dévorer. La voleuse ferma les yeux et expira longuement. Sa chemise de toile noire collait à son corps, et moulait ses seins lourds. Aylin passa ses mains moites sur le cuir noir de ses pantalons. Elle transpirait sous la nervosité. Cela passerait. Elle serait vite plus calme. La rouquine vérifia que ses deux couteaux de lancer étaient bien en place, cachés dans les hautes bottes de cuir noir. Elle fixa son arbalète de poing à ses hanches et vérifia le nombre de petits carreaux. Douze ! Ses longues mains caressèrent ses dagues… Deux cents pas au plus. Deux cents foulées et elle y serait.
Courbée en avant, la voleuse avait bondi et couru, bras aux corps et dagues en mains. Elle quittait enfin l’abri de sa cachette, abandonnant le roc qui l’avait abritée durant ses journées et ses nuits de guets interminables. Une cinquantaine de pas encore. Le roulement sourd. Un instant, Aylin eut peur. Puis, soudain, l’obscurité l’engloutit d’un coup.
Elle était entrée…
Il y avait des chances pour que l’affaire tourne mal. La voleuse le savait pertinemment. On n'avait rien sans rien. Elle avait eu une vie riche et bien remplie. Elle avait connu la misère en Irlande, son pays de naissance. Elle avait été pauvre, était devenue riche, avant de tout perdre à nouveau. Et riche encore. Puis simplement capable de vivre sans excès. Une roue qui tournait. La roue de la chance. La roue de sa vie. Aylin avait connu bien des malheurs comme bien des plaisirs. Elle avait beaucoup voyagé. Angleterre, France, Germanie, Italie et Espagne. Aylin Temple avait connu bien des histoires. La belle et si intelligente Églantine. Et avec elle, les vertiges des sens. Puis Aylin vivait un grand amour. Eduardo ! Beau comme un dieu, fier et courageux comme un lion. Trois longues années de bonheur et d’aventures avec son cher amant. Et puis une pendaison en Espagne. Le malheur et la rage. La solitude du cœur. Depuis son arrivée en terres africaines, la rouquine vivait des hauts et des bas. Il était temps d’en finir ! Tout d’abord, la chance lui avait souri… Et maintenant ?
Pénombre et plus d’éclatant soleil. Des torches fixées à la pierre. Des lueurs troubles. Roulement de pierre, bruits de chaînes, grincements de cordages et de poulies. Un cri sourd. De l’arabe. D’autres cris gutturaux.
Une ombre sur elle. Sa dague acérée ouvrant un corps. Le premier ! Corps qui s’affaisse. Pas un son proféré. Une mort silencieuse.
Un bruit derrière elle ! Un souffle rauque. L’air frais bousculé. Aylin se baisse, buste droit, à genoux, son bras se courbe et se lève, plonge vers l’arrière. Un mouvement rapide et puissant. L’autre dague trouve un torse. Il fallait ça. Un torse, c’est dur à pénétrer. Aucun regard derrière elle. L’autre est hors de combat, ou mort.
Mouvement vif et debout. La voleuse se jette en avant. Son épaule roule sur la roche, entraînant son corps dans une rapide rotation. Redressement et accroupie, Aylin frappe droit devant elle. Dagues filantes vers le haut. Un noir énorme lâche un râle, sabre encore levé. Le pillard s’effondre lentement en grognant. Lui mourra aussi. Les aciers déjà ensanglantés ont percé cœur et poumon.
À l’ouest ! Course et coup de feu. Des cris encore. La petite arbalète lâche son trait avec un bruit sec. Un sifflement suivi d’un gémissement rauque. Un pistolet tombe et rebondit sur la pierraille. Carreau fiché. Un foie en bouillie. Le salaud mourra très vite.
C’est calme. Aylin est accroupie, adossée à une paroi dure. C’est calme. Coup de feu ! Un couloir d’ombre épaisse en face. La rouquine bouge et vole vers le tunnel.
Un autre pillard qui débouche de la galerie. Toujours en pleine course, l’Irlandaise se rue sur l’homme et le percute avec une force terrible. Détonation assourdissante très proche de l’oreille d’Aylin. Il l’a manquée. La rouquine à califourchon sur son adversaire trouve sa gorge. Gargouillis étranglés. Flot de sang sur sa main. Un autre mort.
Tunnel noir et au bout, il y aura une vaste caverne. Les plans de Youssef Pouchah.
Obscurité. Silence. Aylin avance lentement. Bottes frôlant le sol. Épaule épousant la paroi. Mains légèrement en avant du corps. Une dague se lance aussi. L’idée qu’elle n’a pas rechargé l’arbalète de poing. Une vague lumière au bout du couloir rocheux. Une cinquantaine de pas ? Ou un peu plus ?
Des aboiements furieux ! De la rage ! Des chiens ! Bordel ! Des ombres rapides ! Des ombres hurlantes ! Galopades et aboiements furieux. Les dagues volent dans le noir. Jappements de douleur, couinements, grondements rauques. Des torches levées éclairent le couloir derrière les chiens. L’une des bêtes geint doucement à terre. Des voix masculines. Encore de l’arabe. Un choc rude bouscule la voleuse et elle est au sol sous le monstre resté vivant. Peur ! Panique ! Des yeux flamboyants de fureur. Gueule monstrueuse écumante. Une douleur sourde broie son poignet droit.
Murmure écrasé, étouffé par les rugissements de la bête. Main gauche dans sa botte. Le couteau de lancer plonge, replonge. Hurlements aigus et le molosse lâche prise. Poids mort sur elle. Une torche au-dessus d’elle. Un lourd sabre qui s’abat…
Trente-trois jours. Emprisonnée. La cavité de la caverne qui sert de prison est fermée par une lourde grille. Aylin n’est pas enchaînée. En haut, au plafond, une trouée dans le roc. À peine la largeur d’une main et la longueur d’un bras. Aylin a compté les lunes en regardant par l’ouverture. Chaque nuit, elle a pleuré. Sa cellule naturelle, munie d’une grille, est inviolable. Cinq pieds de longueur. Presque trois de large. La voleuse avait misé sur la chance. Elle avait perdu. Des hommes, oui, elle en serait venue à bout. En tout cas, elle en aurait tué encore quelques-uns. Pas des chiens comme ceux-là ! Cette ordure de marchand ne lui avait pas parlé des molosses. De véritables fauves. Youssef Pouchah était venu plusieurs fois au repaire. Il savait forcément pour les chiens. Ordure de marchand !
L’Irlandaise avait craché par terre. Aylin détestait les marchands, et plus encore les Arabes. Comme elle détestait les Français, hormis sa chère Églantine. On ne pouvait pas se fier aux Arabes. Ils étaient partout chez eux ! Ils envahissaient lentement, mais sûrement, le continent. Ils chassaient de l’homme. Massacraient, pillaient et prenaient des hommes. Et plus encore de femmes. Des ordures d’esclavagistes ! Pire que les Français, qui eux au moins, s’en prenaient à un autre continent…
Pas si bêtes ces pillards ! Ils ne l’avaient pas tuée. Ils avaient voulu tout savoir. Et ils avaient tout su. À quoi bon se taire ? Elle avait tout dit à un Anglais. Ce qui n’avait pas empêché les voleurs de la tabasser. Des tabassages en règle. La rouquine avait hurlé et supplié en gaélique et en anglais. Une vengeance pour les tués, disaient-ils ! Régulièrement, pendant deux jours au moins, ils l’avaient frappée. Aylin n’en était pas certaine, mais deux jours lui paraissaient juste. Son poignet mordu et blessé s’était fracturé sous une lourde botte. Ils l’avaient mise nue très vite. Étrangement, ils ne l’avaient pas violée. Puis, ils l’avaient enfermée. D’abord, elle avait refusé de se nourrir. Ils l’avaient enchaînée et battue. Longtemps. Et puis elle avait mangé. Une épaisse bouillie étrangement goûteuse, servie dans une écuelle de bois. Du pain. Deux bols d’eau par jour.
Les autres voleurs étaient revenus du ravitaillement en eau, et à partir de ce moment, Aylin avait appris des choses. Il y avait des pigeons voyageurs. Elle avait affaire à des pillards très futés. Un chef prévoyant tout, ou peut-être omniscient. Un chef respecté. Très respecté. Était-ce la raison pour laquelle elle n’avait pas été violée ? Le chef de bande se réservait-il sa prise ? Il tenait à ce qu’on la traite correctement. Pourquoi ? Elle serait certainement vendue en esclave. Une Irlandaise, même âgée et en mauvais état valait un bon prix. C’était forcément l’idée de cet ignoble bâtard ! Pourquoi ne faisait-il rien ce chef si respecté ? S’il tenait à sa captive, il aurait pu réagir. Il devait savoir qu’elle vivait nue dans le froid, parmi ces porcs de pillards ? Aylin avait appris des choses et se posait des questions. Et cela en écoutant les conversations de deux bandits. Des Français. La voleuse avait été interrogée en arabe, et ne connaissait que peu de mots. Elle avait parlé en anglais. Elle n’avait jamais dit un mot de Français. Elle le parlait assez bien et le comprenait mieux encore. Les fumiers qui discutaient entre eux ne le savaient pas. Merci chère Églantine.
Une nuit, l’anglais accompagné de trois autres pillards, dont les deux Français, avait ouvert la grille. Poignets aussitôt entravés, ils avaient traîné Aylin dans une enfilade de galeries. Puis ils l’avaient collée à genoux et s’étaient éloignés. Une à une, des torches étaient allumées et l’obscurité reculait lentement sous les lueurs vives. D’abord, la voleuse ne vit rien.
Des coffrets, des coffres, des tapisseries roulées, des soieries qui brillaient sous les éclats des torches. Des objets de toutes sortes. Bibelots, statues, plats ou assiettes, des vases, des vêtements empilés en tas. L’anglais avait déposé un coffret aux genoux de l’Irlandaise. Il l’avait ouvert sous ses yeux. De l’or. Des pièces d’or. Du métal jaune qui étincelait. Les doigts du pillard dans l’or… Des tintements métalliques.
Aylin détourna les yeux et l’autre la gifla avec force, puis tira méchamment sur la tignasse rousse, sale et emmêlée.
Aylin cria quand l’anglais tira sur son téton gauche. Alors, les trois autres s’approchèrent…
Ses seins lui faisaient mal. Ils les avaient torturés. Aylin avait été insultée et doigtée. Ses deux orifices la brûlaient. Elle avait été traitée comme on ne devrait jamais traiter personne.
Aylin dégoulinait de sueur malgré la fraîcheur de la cache. Elle s’était un peu habituée au froid à force d’être nue. Elle ne comprenait pas qu’ils puissent penser qu’elle aime être violée. Mais le mal était fait. Peut-être que son corps réagissait malgré elle, ou ces crevures confondaient sueur et humidité du plaisir. Le mal était fait ! Les quatre hommes étaient persuadés qu’elle mouillait de plaisir. Alors, ils devinrent des bêtes. Bien pires que des bêtes ! La voleuse fut giflée, doigtée par devant et par-derrière, encore, et encore… Puis des queues dures s’étaient dressées sous les yeux en larmes de la malheureuse Irlandaise. La voleuse avait pleuré, prié et supplié. Des gifles, des coups, et elle pleura encore, en suçant les quatre hommes. Ils éclaboussèrent son visage et ses lèvres à tour de rôle et reprirent sa bouche. Enfin, ils l’abandonnèrent.
Des conciliabules à voix basses. Et ils revinrent à la charge. Chacun leur tour, parfois par deux, Aylin dut les reprendre dans sa bouche jusqu’à ce qu’ils redeviennent durs.
Aylin en larmes poussa alors un véritable rugissement. Puis elle mordit avec hargne dans le sexe de celui qui venait de lui hurler dessus. Une autre vague de douleur sourde et le noir total.
L’un des Français, le Jacques, était mort. La morsure infligée ne l’avait pas tué, non, la blessure s’était simplement infectée. Pourquoi ne pas l’avoir mordu au tout début ? Si Aylin regrettait son manque de courage en cette nuit horrible, elle comprenait qu’elle avait été terrorisée. Le viol, les violences l’avaient tétanisée et portée au seuil de la folie. Elle allait mieux maintenant. Bien mieux. Elle pouvait penser clairement. Le Jacques était le sixième. Elle avait tué six de ces crevures. Il en restait sept autres. Sept salopards en vie. Ils avaient été treize pour garder le repaire. Un nombre étrange ce treize. Maudit en Angleterre et en France. Porte-bonheur en Italie. Un vieux pasteur avait raconté à Aylin, qu’elle était née un vendredi treize. Ce qui était sûr, c’est que plus personne n’osait plus toucher à cette putain d’Irlandaise.
Aylin avait été écœurée par ses propres odeurs corporelles, et avait fini par ne plus les sentir. Elle savait simplement qu’elle devait puer atrocement. Un seau pour ses besoins naturels. Vidé chaque soir. C’était tout. Deux des pillards, l’Anglais et un noir, adoraient l’espionner et s’amusaient à lui tomber dessus quand elle était courbée sur son seau. Si elle pouvait crever le ventre d’une seule de ces ordures avant de mourir, Aylin avait fait son choix. L’Anglais ! Humiliée et soumise, l’Irlandaise ne regardait plus ces types en face depuis ses tortures. Certains pillards, peut-être même tous, passaient la voir chaque nuit. Torche posée sur un fût qui servait de table, ils s’approchaient à toucher la grille, baissaient leurs frocs et se masturbaient en la regardant. La première fois que l’un d’eux l’avait fait, Aylin s’était détournée vers la paroi. L’homme avait alors hurlé en arabe. Peu après, ils entraient à deux dans la cellule et Aylin était frappée à coup de cordages. Elle avait ensuite regardé l’homme jouir devant elle. Puis le jeu avait évolué. Une nouvelle horreur. Une nouvelle humiliation. Aylin s’était d’abord rebellée et, plusieurs fois, elle goûtait à la corde. Elle les regardait tous depuis. Elle obéissait chaque fois, et s’approchait de la grille comme une chienne apeurée. À quatre pattes, puis à genoux. Elle subissait l’outrage jusqu’à son échéance. Elle regardait et se laissait couvrir de foutre. Le tortionnaire choisissait sa cible d’un mot ou d’un geste. Visage ou seins, ou parfois la voleuse se retournait à quatre pattes, et l’homme éjaculait sur son dos ou sur ses fesses. Quelques jours auparavant, l’Irlandaise avait été une nouvelle fois battue. Le lendemain, visage contre la grille, bouche ouverte, elle recevait la jouissance de l’Anglais dans sa bouche et l’avalait. Le dénommé Tommy avait ri. Il avait ri longtemps. Depuis, les autres lui faisaient subir le même traitement. Si Aylin avait l’opportunité de pouvoir négocier quelque chose avec le chef pillard, elle exigerait la vie de ce Tommy. Et si possible, celles des autres.
Une petite partie de la bande arriverait le lendemain soir. Ce matin-là, Aylin apprenait que le chef des voleurs se nommait Amir. Prince en arabe. Et elle comprit que cet Amir était pressé de la voir. Pressé au point de revenir avec quelques hommes seulement, laissant le gros de sa meute derrière lui. Amir espérait que l’Irlandaise était toujours en vie. Il avait exigé qu’elle soit bien traitée. Il valait mieux qu’on lui ait obéi. Ce matin-là, la voleuse apprenait autre chose. Cet Amir n’était pas infaillible. Et Aylin connaissait maintenant l’une de ses failles.
Aylin n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Qui pourrait bien la chercher si elle disparaissait ? Personne ! Gustave et Romuald étaient ses deux derniers contacts. Ces deux-là étaient dignes d’une certaine confiance. De bons voleurs. Intelligents et sérieux. Mais ils n’étaient que de simples associés. Elle les avait quittés à Saint-Louis. Point final. Elle était seule et perdue aux yeux du monde.
Aux premières lueurs de l’aube, le noir immense nommé Aziz, ouvrait la grille. Il trimballait tout un assortiment de choses que la voleuse ne chercha pas à reconnaître.
Le lourd seau en bois dévolu aux besoins naturels de la rouquine coupa le sifflet du noir en s’écrasant sur son crâne chauve luisant de sueur. Puis, le propre coutelas du colosse tranchait la gorge d’Aziz.
Aylin avait tué les deux seuls molosses restés au repaire à son arrivée. La bande avait emmené ses autres chiens avec elle. Elle l’avait très vite compris. Et cette fois, la chance était là. Le repaire était ouvert. Pour quelle raison, elle n’en savait rien, mais la caverne était libre d’accès. Cachée dans l’ombre, elle attendit d’être sûre d’être seule dans la grande salle de pierre qui donnait sur l’extérieur.
Une course rapide et elle était dehors. Hors de cette saleté de caverne.
Murmure. Panique ! Aylin continua sa course folle, se précipitant vers les rocs où elle s’était cachée et avait épié le repaire. La chance cette fois était de son côté ! Elle était cachée. Trois pillards chargeaient des mulets. Ils étaient avec des marchands. Tous tournés le dos à la caverne. Personne ne l’avait vue !
La rouquine remerciait sa chance en murmures. Elle louait sa bonne étoile, le nombre treize, la vie. Elle remerciait en tremblant de peur. Elle remerciait en observant la scène qui se déroulait sous ses yeux. Des marchandages, des rires, le nom d’Amir prononcé. Le chef serait content. Des vivres ? Un cadeau de bienvenue ? Peu importait ! Ce marchandage était la raison de la pierre relevée !
Plein est ! Elle trouverait une caravane ou mourrait…
Avec une autre poussée de chance, le reste de la bande ne découvrirait pas sa fuite avant le milieu de la matinée. C’était la période où elle était souvent seule. Les pillards la laissaient tranquille. En général, les matins, ils cuvaient leurs nuits agitées. Agitées avec elle, et passées à jouer aux dés ou aux cartes. Les matins, ces pourritures dormaient tard. L’Aziz, lui, était certainement de garde… Ordure de nègre ! Il trahissait ses frères noirs vendus pour esclaves ! Il ne trahirait plus jamais personne…
L’Irlandaise ne se faisait pourtant aucune illusion. Ils avaient des chevaux dans le repaire. Ils la chasseraient et finiraient par la trouver. Mais elle se devait de tout tenter pour sauver sa vie. S’ils la retrouvaient, quand ils seraient sur elle… La lame du large coutelas d’Aziz plantée sur son ventre, elle leur hurlerait qu’ils étaient des ordures et qu’elle les avait bien baisés. Mais qu’eux, ils ne la baiseraient jamais ! Et puis… la lame trouverait son cœur. Un coup puissant et ce serait terminé…
Longtemps, Aylin courut dans des paysages inconnus. Arides par endroits, buissonneux à d’autres. Nue et le coutelas du nègre au poing. Deux jours et deux nuits de fuite. Brûlante et fiévreuse le jour, grelottante de froid la nuit. Seules, sa volonté et la fierté d’avoir réussi son évasion la tenaient encore debout. Pourtant, la rouquine tombait de plus en plus fréquemment. Mais Aylin se relevait toujours. Sa captivité l’avait affaiblie. Les bouillies n’étaient pas nourrissantes. Aylin avait été forte et musclée. Ses six pieds de haut tenaient parfaitement ses quelque cent soixante livres. Elle estimait avoir perdu une vingtaine de livres. Elle était devenue une liane. Mais une liane sans forces. Le coutelas était lourd dans sa main. Lèvres craquelées, elle mourait de soif. Elle crèverait sous deux jours. Peut-être avant. Aylin délirait de plus en plus souvent…
Des voix… des bruits… Aylin dégagea son visage de la terre sèche et ouvrit les yeux. Des bêtes plus loin… Des buffles ? Ou des chevaux ? Des voix ! Des caravaniers ou une nouvelle illusion ? Aylin tenta de se relever pour crier. De toutes ses forces restantes, elle se redressa. À genoux, elle voulut appeler. Impossible de décoller ses lèvres. La voleuse s’effondra une dernière fois sur la terre brûlante…
Des femmes étaient arrivées. Aylin les voyait parfois passer, toujours par deux, toujours encadrées par des voleurs. La rouquine les entendait parler les nuits. Des esclaves emprisonnées, un peu plus loin de sa prison. Dans une autre salle. Les voix portaient loin sous la roche, quand aucun autre bruit ne les couvrait. Pourritures d’esclavagistes !
Adila. En arabe, la juste, l’équitable. Adila l’avait veillée et soignée sans la quitter. Trois jours et trois nuits durant. La jeune femme parlait un anglais parfait, teinté d’un accent charmant. Adila était douce et rassurante. Adila était très proche du chef Amir.
La jolie noire avait soupiré et caressé les cheveux roux.
Sa fuite éperdue et sans espoir, avait jeté l’Irlandaise entre les griffes des derniers pillards qui rentraient chez eux. Ils avaient tout de suite compris. Une femme nue, rousse, et perdue. Elle venait du désert à voir sa peau recuite. Cela ne pouvait être que leur captive en fuite !
Sa cellule avait été nettoyée. Elle-même pouvait maintenant se laver grossièrement. Simplement de l’eau, mais un vrai bonheur. Jusqu’ici, elle n’avait eu droit qu’à un vieux tapis à même le sol. Les premiers temps, elle grelottait dans les nuits, malade de froid. Puis elle avait dormi à même la roche, se couvrant du tapis. Aujourd’hui, elle pouvait s’allonger sur une paillasse épaisse. Elle n’était plus nue. Elle portait une sorte de toge beige. Du tissu grossier, mais elle n’était plus humiliée. L’Irlandaise avait droit à deux repas par jour. De la viande, et même des légumes frais. Des mets qu’Aylin avait oubliés. De l’eau fraîche à volonté. Personne ne l’ennuyait plus. Adila et un jeune et bel Italien nommé Aldo, passaient la voir matin et soir. La trouée au plafond de sa cellule avait laissé filer dix nuits…
Il s’était assis à même le sol de pierre et la regarda un long moment en silence, Aylin restant tranquillement allongée sur sa paillasse, ses yeux gris braqués sur l’homme.
Trente-cinq ans. Non ! Quelques années de plus… Catogan et chevelure de nuit. Des yeux azur. Une peau très mate qui mettait plus encore en valeur l’éclat des yeux. Visage aux traits lourds. Le visage d’un poussah. Barbe de jais, courte et soigneusement taillée. Il devait être de sa taille, ou un peu plus grand. Difficile à dire. L’homme était massif. Certainement puissant, mais le corps ne portait pas que du muscle. Boléro de cuir sombre rehaussé de motifs argent, chemise large rouge sang et pantalons bouffants anthracite, serrés dans de hautes bottes noires impeccablement cirées.
Une voix légère douce. Une voix détonante du personnage.
La rouquine s’était redressée et assise, souriait. Un sourire froid. Aylin avait pris sa décision. Elle ne serait pas esclave. Sa vie s’achèverait sous cette roche maudite. Au moins, elle aurait satisfait une parcelle de sa grande curiosité. Une curiosité qui l’aurait tuée au bout du compte. Les quarante voleurs n’étaient pas une légende.
L’homme allait se lever quand le rire d’Aylin résonna sous la voûte rocheuse. Un rire grave et sonore. Et l’homme s’étonna aussitôt de comprendre que cet éclat de rire était vrai. Sincère !
Le rire encore. Presque joyeux.
À son tour, Amir lâcha un rire. Un rire presque silencieux. Doux.
Les yeux gris brillaient comme de l’acier froid. Ceux d’Amir semblaient amusés.
Le sourire de la voleuse éclaira son visage, et l’homme poussa un soupir d’impatience.
Les yeux d’Aylin étaient des dagues.
Aylin avait crié.
Amir n’avait pas daigné déterrer les cadavres. Il avait tout de suite compris que l’Irlandaise ne mentait pas.
Aylin s’était retenue de toutes ses forces. Elle aurait tellement aimé tuer ces hommes en les humiliant dans des combats. Elle les aurait tués à petit feu. Blessure après blessure. Un par jour. Amir l’aurait laissée juge. Mais elle était trop faible, et même de pauvres types comme eux avaient leurs chances de la tuer. L’Irlandaise s’était contentée de les égorger en les regardant crever. Un par un. Un par jour. Une demande de grâce rejetée après l’autre. Tous avaient pissé dans leurs frocs crasseux. Tous ! Ils avaient pissé de peur ! Aylin avait gardé l’Anglais pour la fin. Les mises à mort avaient lieu devant tous les voleurs. Et l’Anglais avait vu ses chers copains crever.
L’anglais avait déféqué sous lui en pleurnichant comme un môme. Une odeur écœurante.
Aylin avait bougé et la voix d’Amir l’avait arrêtée. Douce et pourtant menaçante.
Alors, l’Irlandaise frissonnait de rage dans sa toge beige et passait lentement le coutelas sous la gorge de l’Anglais. L’on aurait pu croire le geste d’Aylin empreint d’une certaine douceur.
Aylin’ après cette dernière mise à mort, avait expiré longuement. Elle ne l’aurait pas fait. Elle n’aurait pas châtré ce Tommy, mais elle en avait souvent rêvé. Elle se sentait comme vide. N’éprouvait rien. Ni joie ni soulagement. Elle était simplement vide…
Aylin était restée dans sa cellule, refusant les visites de la jeune esclave noire et du bel Italien. Elle but, mais ne mangea rien de deux jours entiers. La voleuse digérait ses meurtres de sang-froid. Elle luttait pied à pied pour se trouver des raisons valables, des excuses, pour avoir agi ainsi. Deux longs jours. Puis, Aylin s’était calmée. Elle allait un peu mieux, et ne se dégoûtait plus autant. Pourtant, elle ne se pardonnait rien. Elle avait été comme l’Anglais et les autres. Une tortionnaire. Leur bourreau.
Personne n’était venu troubler son besoin d’être seule…
Du sable. Un squelette blanchi par un dur soleil. Quelques ossements épars. Quelques longues mèches rousses encore pendues à un crâne grimaçant. Des lambeaux de vêtements masculins délavés. Une vieille sacoche de cuir recuite par les feux du désert. La voleuse imaginait qu’un jour, quelqu’un trouverait son cadavre. Ce quelqu’un ouvrirait le sac, lirait une vieille paperasserie et se demanderait qui pouvait être cette Aylin Temple. Il se demanderait pourquoi une Irlandaise seule, et vêtue de vêtements d’hommes était venue mourir dans un coin aussi perdu que ce petit désert.
Pour la rouquine, cette année 1730 ne serait certainement pas une bonne année. Elle n’avait rien demandé à Amir quant à ses projets la concernant. Par fierté. Parce qu’elle était la perdante. Elle avait joué et elle avait perdu. Parce qu’elle ne supplierait ou n’implorerait personne, mais également, parce que quelque part au fond de ses tripes, elle s’en fichait. Si Amir ne la tuait pas, s’il ne faisait pas d’elle une esclave, d’autres s’en chargeraient très vite. Elle ne pouvait pas rester au repaire. Et hors du rocher, elle était seule. Ce ne serait qu’une histoire de temps. Aylin Temple, voleuse et aventurière, était proche de connaître sa propre fin.
La jolie noire avait reposé la tenue qu’elle avait choisie pour sa protégée.
Les yeux gris fusillèrent la jeune femme.
La rouquine poussa un soupir d’agacement et le gris de son regard se fonça.
Un bref instant, le visage d’encre se figea et les lèvres sensuelles d’Adila se pincèrent. Puis les grands yeux marron s’embuèrent de larmes.
L’Irlandaise s’était avancée et colla la jeune fille contre elle d’un seul mouvement. Ses forces revenaient doucement. Et c’était surtout grâce à la jeune fille qu’elle serrait contre son corps.
« Un garçon adolescent. Oh, très beau oui ! Très beau ! Oh oui, Aylin ! Alors ses maîtres arabes le vendaient à des hommes. Pour l’argent ! Des croyants en Allah ! Oh oui ! Et un jour, le garçon part. Il s’enfuit ! Mais son maître le retrouve. C’est ainsi oui. Le maître le retrouve dans une ville. Le maître a des gardes avec lui. Oh oui ! Au moins dix ! Le garçon est Italien. Alors il crie en italien. Un homme italien lui aussi l’entend et accourt. Il veut défendre le garçon, oh oui… Mais il y a les gardes. Alors l’homme est tué ! C’est ainsi, Aylin, oui… Seulement voilà. L’homme tué avait un ami. Un grand ami. Et cet ami a su qui avait tué son grand ami. Oh oui ! Alors Amir est parti chez le méchant maître du garçon. Amir a tué les gardes, oui, Aylin. Et le maître du garçon aussi. Amir a libéré des gens. Alors, le garçon n’a pas voulu quitter Amir. C’est ainsi, Aylin ! ».
« Un vieil homme très, très brutal. Tu vois, Aylin… Un vieux fou de chercheur d’or, qui parlait avec sa vieille bourrique aussi foldingote que lui. Elle n’aimait pas la fille cette mule-là. C’est ainsi, Aylin. Oh oui ! Un vieux, blanc, et fou. Une fille noire de treize ans enlevée l’année précédente à ses parents, par un vilain Français et des nègres mauvais. Oui, Aylin ! Et la fille vendue au vieux chercheur d’or. Une fille, mais déjà faite comme femme. Une jeune négresse qui servait de bonniche et de femme au vieux fou. Alors Amir était venu. Il avait voulu racheter Adila. Mais non ! Oh non ! Le vieux avait refusé. Refusé et refusé. Oh oui ! Il ne voulait pas d’or. Il voulait la fille. C’est ainsi et voilà. Le vieux blanc chercheur d’or refusa même une petite fortune. Oh oui ! Mais le vieux était fou dans sa tête. Alors, Amir avait tué le vieux. C’est ainsi, Aylin ! Et Adila lui est toujours reconnaissante. Oui… ».
Adila était adorable certes, mais têtue. Têtue comme la bourrique du vieux chercheur d’or fou. Alors Aylin avait cédé. L’Irlandaise n’avait pas pris de bain depuis des mois. Depuis son arrivée en Afrique du Nord. Cela ne l’avait pas dérangée outre mesure. Mais se laver ! Se laver à l’eau chaude ! Très chaude ! Alors ça, oui ! Aylin en tremblait d’impatience. Seulement voilà. Adila exigeait de laver elle-même la baigneuse. Et la jeune femme ne tenait pas à ce qu’Aylin ne fasse qu’une simple trempette. Oh non ! Elle voulait la récurer de fond en comble. Comme on nettoie une marmite ! Et surtout, la jeune femme voulait couper les cheveux de la rouquine !
L’endroit était une petite caverne à lui seul. Une vaste salle de pierre circulaire, au plafond de vingt pieds de hauteur. Des torches, mais également des lampes à huile. Ces lampes, nombreuses, suspendues ou disposées à des endroits précis, dispensaient une clarté proche d’un soleil de journée. Point de meubles, mais des fûts de toutes tailles et de tous diamètres. Certains faisaient office de tables, d’autres de chaises. Des tonneaux superposés, coupés en deux, et munis d’étagères devenaient des armoires. Des coffres et des coffrets. Plusieurs paillasses, encadrées de planches, donnaient un lit immense. Des coussins et des peaux en parures. Un endroit au fond de la grotte, dédié à la cuisine. Un âtre attenant à l’une des parois et un système d’évacuation des fumées, creusé dans le roc et donnant sur une galerie extérieure. Un coin chambrette. Assez proches du lit, des madriers vernis en foncé, disposés en un cercle d’une vingtaine de pieds de diamètre, tendaient de la toile d’une agréable couleur crémeuse. Une sorte de tente sans toit. Le coin toilette de la jeune femme. Tonneaux et fûts encore. Pour une table et une assise. Fût ouvert et rayonnages garnis de linges de toilette, d’éponges. Un large et haut coffre, lui aussi ouvert et agencé en desserte pour flacons, fioles ou pots de toutes formes. Plusieurs miroirs sur des fûts et une haute glace sur pied.
Un baquet immense et profond. Aylin y tiendrait allongée. Assise, elle pouvait avoir de l’eau aux épaules, le baquet empli complètement. Au plafond, un réservoir d’eau. Un tuyau de cuivre reliait cuve et baquet.
Adila avait eu une moue moqueuse en prononçant les deux derniers mots.
Le domaine d’Adila ! Le seul endroit du repaire avec les logements d’Amir à être clos par une lourde porte de bois massif munie de serrures.
Aylin avait laissé Adila faire glisser sa toge sale sur le sol de pierre. Puis, elle était entrée dans le baquet. Si l’eau était très chaude, elle restait très supportable et pourtant, la voleuse crut s’ébouillanter le pied quand il toucha l’eau.
Adila avait eu un petit rire et donné une tape sur l’épaule de l’Irlandaise. Aylin, entièrement nue dans le baquet, de l’eau sous la poitrine, jeta un regard agacé à la jeune femme noire.
La rouquine avait failli dire esclave.
Adila avait souri en se moquant d’elle-même.
La jeune femme en terminait des mains de l’Irlandaise. Adila avait soigneusement coupé chacun de ses ongles, et les avait nettoyés avec un produit inconnu d’Aylin.
La lourde porte de l’entrée de la salle de pierre avait claqué et l’on aurait pensé à un coup de tonnerre.
Aylin avait sursauté et soupira en entendant Aldo l’appeler derrière la tenture de toile. C’était apparemment pressé !
Adila riait en grattant doucement un ongle propre comme un écu sorti de presse.
Les deux femmes riaient encore quand le bel Italien, occupé à l’on ne savait quoi jusqu’ici, daigna pointer son nez derrière la toile. L’Irlandaise faillit se moquer du pourpre qui habillait le visage aux traits fins, mais finalement, n’en fit rien.
Aldo avait de très bonnes nouvelles. À partir de ce jour, Aylin pourrait circuler librement dans le repaire. Des ordres avaient été donnés en ce sens. Le jeune homme avait également récupéré les affaires de la voleuse. Vêtements et armes. Il avait lui-même lavé les habits, et les avait apportés avec lui. Pour les dagues et l’arbalète, Amir déciderait plus tard.
Plongée dans son bain brûlant, l’Irlandaise avait souri. Ses angoisses, ses doutes quant à son avenir plus qu’incertain, s’évaporaient lentement, comme la buée dégagée par l’eau chaude dans laquelle elle baignait. Il serait bien temps d’y songer plus tard. Autant profiter de la vie, du peu de vie peut-être, qu’il lui restait. Mourir propre ! Drôle d’idée.
Adila avait simplement lâché quelques mots en lui souriant avec gentillesse.
Ensuite, Aylin s’était laissé aller sous les caresses des doigts sur elle. Elle n’avait été qu’une poupée, entre les mains de la jeune femme et de son amant. Et ce, sous les regards amusés, et les sourires complices du couple qui s’occupait de sa toilette. Adila, installée à sa droite et Aldo sur sa gauche, Aylin les avait laissés s’occuper d’elle, tandis qu’elle baignait dans l’eau chaude, ses yeux gris clos sur le bien-être qu’elle éprouvait. Ses ongles avaient été coupés, nettoyés, récurés et poncés, peu avant par Adila. Puis ses bras avaient été lavés avec soin. Tout comme ses larges épaules. Aylin restait incapable de définir qui d’Adila ou d’Aldo avaient les gestes les plus doux. Puis ils mouillèrent sa nuque.
Adila et Aldo, l’une comme l’autre, usèrent leurs éponges sur la poitrine d’Aylin. Puis s’usèrent les doigts en caressant les seins lourds aux pointes déjà dures qui s’étaient dressées plus encore, sous les sollicitations du couple. Une main sur le sein droit d’Aylin, Adila avait glissé l’autre dans l’eau, l’abandonnant sur le ventre plat de la baigneuse. L’Irlandaise, tête sur le bord du baquet, mains sous la nuque, avait alors ouvert les yeux. Des doigts noirs s’étaient fourrés dans le taillis roux de son pubis. Doigts subitement immobiles. C’est à cet instant précis que l’Irlandaise fût bousculée par un premier orgasme. Sans plus insister, sans chercher à aller plus loin, Adila avait sorti sa main de l’eau et les éponges du couple savonnèrent longuement le ventre dur avant de le rincer à grande eau.
Puis, tout comme ses mains, les pieds de la voleuse eurent droit à un traitement de faveur. Ongles soignés et chaque orteil parfaitement entretenu. Adila et son compagnon avaient relevé les longues jambes musclées d’Aylin, déposant doucement ses pieds sur les bords du bassin de chêne. Malgré les mousses des savons noirs, l’eau restait relativement claire et Aylin distinguait son intimité écartelée sous l’eau troublée. Ses mollets furent débarrassés de leurs poils avec des outils acérés. Adila et Aldo, prenant un soin extrême à officier avec la plus grande douceur. Écartée d’une manière aussi indécente devant le couple et subissant un traitement aussi intime, Aylin se sentit impudique et offerte. Elle jouit subitement, soupirant et se tordant, bousculant l’eau troublée de son corps malmené par la jouissance. Après quoi, les longues cuisses avaient été longuement choyées.
Aylin, toute gêne et toute honte bues, avait obéi à une Adila souriante et un brin moqueuse. L’Irlandaise attendait maintenant avec impatience que son bain se termine. Visage posé sur ses mains, les avant-bras en appui sur le rebord du bois, elle s’était positionnée accroupie dans le baquet. Elle entendait et sentait les doux clapotis de l’eau sur son ventre. Les deux officiants de sa toilette papotaient en murmures, comme si elle n’était pas là, lavant et frottant longuement ses épaules et son dos. Adila avait toujours pris les initiatives jusqu’ici et Aylin sentit l’éponge glisser sur sa fesse droite, aussitôt suivie par l’éponge d’Aldo. Puis les éponges tombèrent dans l’eau presque dans le même temps. Alors, l’Irlandaise découvrit d’autres moments de pure extase. Des mains, des doigts, des caresses habillèrent son corps comme une cape chaude et douce. Des vagues de douceur, de tendresse, prenaient possession d’Aylin qui ne pouvait contenir gémissements, soupirs et cris. Son sexe n’était plus à elle, mais aux doigts qui le prenaient. Un instant, elle s’était raidie, mais la voix d’Adila l’avait rassurée.
La rouquine sentit des doigts écarter les globes fermes de ses fesses tandis que d’autres pesaient sur sa chatte, massant son clitoris. Un attouchement léger fit se serrer son petit orifice alors qu’un doigt le caressait.
L’Irlandaise soupira quand Adila la sodomisa avec une lenteur délibérée, et elle s’empala d’elle-même sur le doigt, en se cabrant sous le feu soudain qui lui fouillait les entrailles. La voleuse fut ensuite confrontée à des attaques autant agréables que tenaces. Aylin avait supplié pour que tout s’arrête, que ces doux supplices cessent. En vain ! Oh, elle n’avait pas supplié, comme elle l’avait fait lors des violences qu’elle avait subies. Oh non ! Aylin avait supplié Adila et Aldo, tout en priant qu’ils continuent. Ce qu’ils avaient fait. Aylin avait longtemps mouillé des doigts, et giclé de plaisir, aspergeant des mains noires et bronzées, baignant dans l’eau chaude du bain. La voleuse s’était une nouvelle fois sentie couler dans l’eau, quand le couple diabolique avait délaissé sa fleur et son œillet, pour s’attaquer à ses seins lourds. Un long moment, ils torturèrent avec une délicatesse effarante, leurs bourgeons tendus, prêts à subir les plaisirs d’être objets de cajoleries.
Aylin avait gémi, la rouquine avait crié, et l’Irlandaise avait fini par hurler. L’aventurière, la voleuse, n’était plus qu’une femme affolée par des sensations inconnues, et des plaisirs ravageurs. Et jamais, jamais, cette femme n’avait connu une telle douceur dans ses jeux amoureux. C’était le couple qui avait relevé Aylin, effondrée dans l’eau salie et trouble du bain. Puis, Adila avait rincé Aylin à grandes eaux, avant de l’aider à sortir du baquet.
Adila avait relevé sa légère robe trempée par les ébats du bain. Elle ne portait rien dessous et exhibait, en souriant, la peau nue de son pubis et la fente de son sexe d’un étonnant rouge sang. Aylin avait souri.
Un roux toujours flamboyant. Mais Aylin s’étonna de se trouver plus agréable à regarder qu’avant l’intervention très attentive et si soutenue d’Adila. La jeune femme était persuadée qu’Aylin serait bien plus jolie quand elle aurait fait ce qu’elle avait à faire. Et c’était vrai. L’Irlandaise ne révélant rien à sa coiffeuse, sur le fait qu’en Europe, ou sous d’autres cieux dits civilisés, une femme se devait d’avoir une tignasse épaisse et longue, comme une coiffure savamment élaborée. Ce dont la voleuse se fichait comme de sa première bourse volée. Aylin se trouvait un peu rajeunie. Ses cheveux rouges restaient épais et fournis, mais Adali n’avait pas laissé la moindre chance à sa lourde tignasse. Une mèche sur le front, oreilles découvertes, Aylin passa ses doigts sur sa nuque dégagée. Une coupe d’enfant mâle. Aucune femme n’oserait se permettre une telle folie.
Aylin avait joui plusieurs fois, sans qu’elle puisse se contenir. Des pointes de plaisir acérées qui lui avaient piqué le ventre sans prévenir et sans qu’elle puisse s’en défendre. L’Irlandaise, le feu aux joues, avait dû ravaler sa honte de jouir comme une gourgandine devant Adila et Aldo. Elle avait pris ses plaisirs sans un mot, affolée de ses émois tant impudiques et n’osant même plus ouvrir ses yeux gris. Quand son premier orgasme lui avait lacéré le ventre, Aylin ne s’était pas reconnue dans ce comportement si troublant. Un simple gémissement presque contenu, mais qu’Adila et Aldo ne pouvaient pas ignorer.
Les choses avaient été dites. Le bain resterait l’unique moment de jouissance. Aldo avait paru déçu, mais n’avait rien dit, à part qu’il comprenait. Adila, elle, s’était contentée de sourire. Cette jeune femme n’était d’ailleurs que sourires et gentillesses. Elle comprenait, et n’était pas déçue. Adila aurait aimé faire l’amour avec la belle Irlandaise, et les deux femmes se seraient partagé Aldo. Aylin ne le désirait pas. C’était ainsi. Aylin, certes épuisée par cette incroyable et si agréable baignade, se serait bien laissé tenter, mais cela aurait été une grossière erreur. Un couple comme celui-là méritait toutes ses chances de réussite.
Aylin, toujours nue, regardait Adila et Aldo faire l’amour. Faire jouir et jouir encore Aylin dans ce bain les avait terriblement excités. Et c’était très beau de les regarder. C’était très bien comme ça. Ils n’auraient aucun regret. Elle, si. Elle aurait quelques regrets. Pas pour Aldo. Il était très beau. C’était tout. Aylin désirait Adila. Une première fois. L’amour avec une femme noire. Adila, elle, si elle ne le savait pas encore, était déjà un peu amoureuse d’une voleuse irlandaise. Rien de bon pour elle. Rien de bon !
C’était ainsi…
Au soir tombant, Amir était venu. Il avait escorté Aylin jusqu’à une petite salle, située au fond d’un couloir de pierre. Une petite table, deux chaises, des gobelets et une cruche. Trois torches fixées à la pierre des parois et une lampe à huile.
Ils avaient bu de l’eau en silence. Le chef brigand gardait la main proche de sa superbe dague. Dague au fourreau, dans une large ceinture de soie rouge. Aylin ne savait rien de ce qu’Amir attendait d’elle. Elle ne savait qu’une chose. Elle ne serait esclave de personne.
Aylin but une gorgée d’eau et s’éclaircit la gorge.
La rouquine avait souri.
Aylin avait lâché un petit rire et paraissait joyeuse. Les yeux du chef des voleurs devinrent deux minces fentes bleuâtres.
À cet instant précis, Aylin fut convaincue de deux choses. Amir n’aurait jamais totalement confiance en elle. Elle n’aurait jamais totalement confiance en Amir. Aylin tendit lentement la main et un long index désigna la magnifique dague glissée dans la large ceinture de soie.
Aylin hésita un instant, comme cherchant des mots.
Le chef des quarante voleurs avait écouté avec attention les propos de l’Irlandaise. Un instant, il parut hésiter sur la conduite à tenir, puis les yeux azur se fixèrent au regard gris.
« Un jeune homme travaillait aux jardins d’un homme puissant. Il y était employé, et gagnait bien sa jeune vie. Parfois, rarement, les femmes du harem avaient le droit aux jardins extérieurs. Tant de femmes si belles. Yasmine. Et un amour brutal. Un amour sans espoir. Yasmine, elle aussi, aima le jeune homme. Alors, il vola la femme du puissant personnage. Puis, Yasmine et son amant furent vite retrouvés. Yasmine fut prostituée une année entière, dans les pires endroits du nord Afrique. Puis, son maître la fit revenir. Toutes ses femmes étaient tenues au fait des malheurs de la traîtresse. Jusqu’aux noms des bordels où elle était livrée. Le jeune homme, lui, n’avait pas été tué. Pas même torturé. Le maître l’avait simplement emprisonné. Quand tout le monde fût réuni pour le retour de Yasmine, le puissant personnage s’occupa lui-même de la castration du jeune homme. Il n’enleva pas uniquement les testicules. Non ! Il préleva le tout ! Devant Yasmine et les femmes ! Le jeune homme hurla longuement, et l’on crut que sa gorge allait exploser. Il perdit pourtant très vite connaissance. Après un ultime hurlement de douleur. Yasmine, elle, s’était effondrée sur les mosaïques du sol, alors que son jeune amant hurlait encore. Il y avait eu des gémissements, des cris, quelques hurlements chez les femmes également. D’autres femmes avaient vomi. Quelques-unes s’étaient évanouies. Car si le jeune homme vivait l’horreur, elles, elles la regardaient. Contraintes et forcées. Yasmine fut ranimée aux sels. Et elle fut tuée. Une exécution. Un meurtre de sang-froid. Le seigneur des lieux officia devant toute sa maisonnée. Et devant ses soixante-trois femmes. La jeune et belle Yasmine fut étranglée lentement par des lacets de cuir. À petits coups. Des strangulations contrôlées. Jusqu’à ce que le cœur de Yasmine abandonne la lutte. Le maître promit un sort néfaste aux médecins qui étaient au chevet du jeune homme. Si le jeune homme mourait, ils le suivraient dans la mort. Le jeune amant maudit ne mourut pas. Son maître le céda. Il ne le vendit même pas. Il l’envoya aux mines. Des mines de cuivre. Les esclaves y mourraient vite, tombant comme des mouches en quelques années.
Sept longues années passèrent…
Une nuit, la maison du maître fut attaquée. Une attaque si rapide, et si efficacement menée, que seuls, deux hommes furent tués. Deux gardes. Les treize autres ayant été capturés sans mal. Un homme était venu, alors que tout le monde était réuni dans le grand jardin. Domestiques, gardes, prisonniers et les femmes du puissant seigneur. Un homme entièrement vêtu de noir. Un noir d’encre. L’homme en noir avait longtemps regardé son ancien maître s’humilier à le supplier de l’épargner, lui offrant tout ce qu’il avait, et bien plus encore. Après une petite éternité, l’homme se détourna lentement du puissant personnage et s’éloigna sans plus le regarder. L’homme en noir avait quitté le jardin. Il n’avait pas même proféré un son. Il y eut un espoir dans les yeux du maître des lieux. Un intense soulagement. Alors, dans un silence surnaturel, les femmes bougèrent. Comme guidées par une force. Elles s’avancèrent sans un mot vers leur maître… puis, dans la nuit et dans ce silence sépulcral, elles se jetèrent sur le si puissant personnage… ».
Le maître des voleurs eut un sourire triste, et Aylin prit le temps d’une gorgée d’eau.
Cette voix, ce rire léger, presque gracile, cette masse du corps, mélange de muscles et de lard… Maintenant, Aylin comprenait mieux.
Amir bougea et dégagea fourreau et dague de sa large ceinture.
Ainsi, le moment était venu ! Il ne passerait pas par le poison… Peut-être qu’il n’en avait pas, et une dague bien maniée pouvait être presque douce. Aylin savait de quoi elle parlait. Et lui, Amir ? Savait-il se servir de cette arme superbe ?
Aylin baissa un instant les yeux puis les planta dans ceux d’Amir.
Aylin lâcha un court soupir.
Amir déposa la dague sur la petite table de bois.
Le voleur versa de l’eau dans les gobelets de bois.
Les yeux clairs du chef des quarante brillaient avec une intensité que la rouquine ne connaissait pas.
Aylin avança la main vers la dague. Fourreau rehaussé d’or et d’argent. Des pierres précieuses taillées. La dague dégagée de son abri n’avait rien d’un bijou. C’était simplement une belle arme. Poignée ciselée. Encore de l’or et de l’ argent. Et une lame d’acier légèrement courbée. Acérée. Menaçante, malgré sa beauté.
La voix grave de l’Irlandaise résonna sous la pierre.
L’Irlandaise s’interrompit et trempa ses lèvres dans son gobelet d’eau.
Les yeux gris de l’Irlandaise parurent briller d’un feu nouveau.
Amir était resté silencieux assez longtemps, pour que la rouquine laisse filer un léger soupir. Elle n’avait fait que parler d’un destin qui lui conviendrait. Aylin Temple en avait oublié qu’elle jouait sa vie dans ses mots énoncés d’une voix sereine.