Une Histoire sur http://revebebe.free.fr/
n° 21498Fiche technique18053 caractères18053
Temps de lecture estimé : 13 mn
01/02/23
Résumé:  Rodolphe découvre des objets compromettants dans la chambre conjugale. Un face-à-face tendu s’ensuit, entre mensonge et vérité.
Critères:  ff amour dispute jouet init nonéro
Auteur : Aventurine      Envoi mini-message

Concours : Mythomane
Comme on respire



Le silence est pesant et n’est brisé que par le pianotement rythmé des doigts de Rodolphe sur l’accoudoir du fauteuil. Absorbé dans la contemplation du feu de cheminée ardent à côté de lui, il parvient cependant à adoucir quelque peu son expression courroucée.


En temps normal, Rodolphe n’inspire en aucun cas la douceur, même si on le qualifie souvent de « bel homme ». Sa grande taille et les formes anguleuses de sa silhouette le placent aux antipodes du gentil surnom de « Nounours » dont l’affuble son épouse. Bien sûr, il ne faut pas se fier aux apparences, c’est l’une de ses devises. Rodolphe se dit gentil en toute modestie. De son visage fin, on remarque d’abord sa mâchoire carrée, ses pommettes saillantes et son regard pénétrant. Ses cheveux poivre et sel passent très régulièrement entre les mains d’une coiffeuse, mais semblent faire fi des lois de l’apesanteur. Ils repoussent raides et drus, avec un épi qui lui fait un pied de nez, perché au sommet de son crâne. Pourtant, il suffit d’un léger sourire pour que cette impression s’évanouisse. Une esquisse de sourire et ses traits s’adoucissent, son regard se met à pétiller, lui faisant perdre plusieurs années de surcroît. Sauf que ce soir, Rodolphe est loin d’avoir envie de sourire.


Levant les yeux vers son épouse, il pousse un long soupir et prend le ton le plus doux dont il est capable, à l’issue de cette heure de discussion surréaliste.



En prononçant la question, Rodolphe agite une main nerveuse en direction de la chambre attenante au salon.



Alison est installée sur le divan en face de lui. Elle a posé un plaid sur ses jambes gainées d’un collant noir et serre la couverture contre sa poitrine, comme pour en tirer une quelconque protection salvatrice. Ou juste pour se réchauffer. Le corps et le cœur. Car le temps s’est rafraîchi avec le gel nocturne, autant que le ton de la discussion entre eux deux.


En présence du Rodolphe inquisiteur qui se révèle régulièrement chez son tendre mari, elle se sent redevenir une petite fille que l’on aurait surprise la main dans la boîte de biscuits. Il ne lui fait pas confiance, elle en est de plus en plus convaincue. Elle trouve cela à la fois blessant et agaçant. Elle se confie toujours à lui, des petites péripéties du quotidien aux secrets les plus intimes. Elle ne lui cache jamais rien et, en retour, elle écoute d’une oreille attentive tout ce qu’il a à lui dire. Cette fois, c’est la seule. La seule fois où elle a gardé un secret pour elle.


Alison tente d’adopter un ton aussi posé que possible, malgré son estomac qui se noue et sa gorge sèche :



Rodolphe, le regard las planté dans le sien, s’affale un peu plus dans son fauteuil et serre la mâchoire. La perspective d’entendre ce récit, le même presque mot pour mot depuis une heure et pour la troisième fois, ne le ravit guère.


Alison continue, les doigts de plus en plus crispés sur son plaid :



Pendant cet interrogatoire, Alison se trouve envahie par un bonheur diffus au souvenir des sensations qu’elle vient de se remémorer. L’inconnu peut être intimidant, tel que celui d’approcher ses lèvres de celle d’une femme pour y déposer un baiser. Cependant, l’excitation qu’elle a ressentie juste avant ce moment précis a gommé toutes ses appréhensions. Plongée dans sa rêverie, Alison ne se rend pas compte qu’un sourire s’est dessiné sur son visage, bien malgré elle.


Rodolphe remarque l’expression béate imprimée sur son visage et l’interprète comme une provocation de sa part. Subitement et sans un mot, il se lève et se dirige vers la cuisine. Il va se faire un café, même s’il est sans doute suffisamment énervé à ce stade de cette folle soirée en amoureux. Et dire que c’est elle qui voulait rester à la maison pour qu’ils se retrouvent et passent du bon temps à deux. Il en aurait bien eu besoin, pourtant. Il jette un œil de part et d’autre du plan de travail. Puis, haussant la voix pour être entendu de l’autre côté de la vaste pièce à vivre :



Rodolphe marmonne quelques mots inaudibles et place une tasse bigarrée sur le socle de la machine à café. Le bruit caractéristique du moteur retentit. Rodolphe finit par revenir s’asseoir, posant avec précaution la tasse et sa soucoupe sur l’accoudoir de son siège.



Alison le dévisage et se sent rougir. Non, pas besoin de lubrifiant avec lui. Même s’il lui a vendu maintes fois les plaisirs de la sodomie comme il vante les qualités de ses vérandas à ses clients. Elle observe la tasse de café fumante posée près de lui, dans un équilibre plutôt précaire. Rodolphe surprend son regard :



Alison hoche la tête négativement.



Rodolphe lève les yeux au ciel.



À ces mots, Rodolphe masque un début d’hilarité en portant la main à sa bouche avec une toux totalement feinte.



Rodolphe ne réagit plus. Le regard perdu dans le vague, il caresse lentement sa barbe de trois jours. Alison n’ose bouger un membre et observe les volutes de vapeur d’eau s’évader de la tasse vers le plafond.



Le silence lui paraît durer une éternité. Enfin, Rodolphe se racle la gorge et se penche en avant dans son fauteuil, les avant-bras posés sur les genoux. Les veines apparentes qui sillonnent ses avant-bras semblent être au bord de l’explosion. De l’imagination d’Alison surgit alors la vision fugace de sa transformation en un énorme Hulk tout vert. Si elle le pousse plus loin dans la colère, c’est ce qui risque de se produire, pense-t-elle. Avec un air de défi, il pointe un index vers elle et lance d’un ton ferme, sans toutefois hausser la voix :



Fabienne sent les larmes lui monter aux yeux. Rodolphe reste penaud lorsqu’il s’en aperçoit. Il s’en veut soudainement d’avoir poussé le bouchon si loin, car il ne cherchait absolument pas à la faire pleurer. D’ailleurs, c’est la première fois qu’elle craque pendant l’une de ses crises. Habituellement, elle garde un sang-froid remarquable, quoi qu’il arrive, quelles que soient les réactions d’incrédulité éventuelle qu’elle suscite chez ses interlocuteurs. Elle l’a toujours impressionné pour ça. C’est peut-être un trait caractéristique de son problème. Il posera la question au thérapeute la semaine prochaine.


Lui, il ne sait pas mentir. Ou très mal. Enfin, en dehors de son travail de commercial volubile. D’ailleurs, il s’est toujours étonné de ce paradoxe. Vanter les mérites plus ou moins réels d’un article, il a toujours su faire. Mais pour se trouver une excuse bidon, un prétexte pour se tirer d’un mauvais pas, il a toujours galéré. Il s’est souvent fait la réflexion qu’il aurait facilement pu se faire prendre à plusieurs reprises suite à ses escapades adultères. Juste à son air un peu gêné ou à sa voix teintée d’hésitation. La fois où il est rentré un peu trop tard de ce soi-disant bowling entre potes, contrairement à ses habitudes de couche-tôt. Ou encore celle où il a oublié d’effacer l’historique du GPS du break familial et a dû monter un scénario de toutes pièces, assis sur le siège passager à côté d’une Alison plutôt perplexe. Il est tête en l’air et il sait pertinemment que cela le mènera à sa perte. Le comble, c’est que sa femme est dotée de ce talent, certes un peu envahissant au quotidien, et qu’elle n’en profite même pas pour aller voir ailleurs…



Rodolphe se lève à nouveau, saisit la boîte de mouchoirs posée sur la table de la salle à manger et la tend à Alison avec un sourire qui se veut rassurant.



Alison s’essuie les yeux et froisse son mouchoir, qu’elle serre nerveusement au creux de sa paume.



Rodolphe s’est entendu prononcer cette phrase et se sermonne en son for intérieur. Mon Dieu, faites que son histoire soit au moins excitante, à défaut d’être vraie !


Soudain, il entend un téléphone vibrer sur la table basse devant lui et se penche pour y lire le nom du correspondant. C’est le téléphone d’Alison.



Alison se lève et saisit le mobile que son mari lui tend. Submergée par une vague d’appréhension, elle consulte ses messages en observant Rodolphe à la dérobée.



Rodolphe s’esclaffe d’une voix rauque et hausse les sourcils. Il s’est redressé sur son fauteuil et avale une gorgée de café froid, manquant au passage de faire chavirer la tasse sur le tapis. Alison lui lance, presque dans un murmure :



Alison s’exécute sans broncher et place l’écran sous le nez de son mari. Il n’y a aucun doute. C’est bien ce qui est écrit, au mot près. Et le SMS vient bien de Fabienne. Rodolphe devient blême, laisse échapper un juron et se met à contracter la mâchoire par intermittence.



La fermeté du ton de Rodolphe la fait tressaillir. Finies la douceur feinte, la voix mielleuse. Il se lève subitement et vient se placer tout près d’elle, de manière à pouvoir lire ce qu’elle écrit. Alison sent son souffle saccadé sur sa nuque.

De ses doigts tremblants, Alison tape sa réponse pendant que Rodolphe vide sa tasse d’un trait avec une grimace.


« Je suis à la maison, tu peux venir les chercher. »


Le vibreur du téléphone retentit presque immédiatement après l’envoi du message.


« J’arrive tout de suite. Rodolphe n’est pas là ? »


Alison lève les yeux vers lui :



Inspirant profondément, Alison sent les larmes lui monter à nouveau aux yeux, mais parvient à les refouler. Il ne faut pas qu’elle pleure, c’est ce qu’il attend, qu’elle craque.

Ses doigts reprennent leur ballet agile sur le clavier :


« Rodolphe est sorti, tu peux venir. »


Jamais mensonge ne lui a paru si difficile à écrire. Les paroles s’envolent, les écrits restent. Parmi les nombreuses devises qu’affectionne Rodolphe, c’est la seule qui lui plaît. Cela le fait toujours ricaner lorsqu’elle lui en fait la remarque, si bien qu’il a pris pour habitude de la narguer en lui proposant papier et crayon à chaque fois qu’il l’accuse de mentir. Bien sûr, elle n’entre jamais dans son jeu de fourbe.

Une fois le message envoyé, Alison repose nonchalamment son téléphone sur la table basse et reprend sa place sur le sofa, en s’enveloppant de son plaid du mieux qu’elle peut.

Rodolphe est retourné dans la cuisine et se fait un autre café.



Rodolphe revient vers elle, une tasse fumante à la main, et reprend sa place à son tour.



Le silence est toujours aussi pesant et n’est brisé que par le pianotement rythmé des doigts de Rodolphe sur l’accoudoir du fauteuil et par le bruit indélicat qu’il produit en sirotant son café. Absorbé dans la contemplation du feu de cheminée, qui commence à faiblir, il ne parvient plus vraiment à adoucir son expression courroucée. N’y tenant plus, Alison jaillit de son fauteuil comme un diable à ressort et disparaît dans la chambre attenante. Elle ne tarde pas à revenir, suivie du regard inquisiteur de Rodolphe, qui se pose incidemment sur les pièces à conviction qu’elle serre entre ses doigts. La sonnette de l’entrée retentit au même moment.


Un courant d’air glacial lui parvient au moment où Alison ouvre la porte à son amie. Rodolphe ne bouge pas un membre et tend l’oreille, l’air de rien. La voix nasillarde de Fabienne résonne dans le vestibule, mais de sa place, il ne peut pas la voir. Cette voix l’a toujours énervé et cela ne risque pas de s’arranger ce soir, pense-t-il en vidant sa tasse. Au moins, le café était chaud, cette fois.



Rire nasillard.



Dans le vestibule, un silence de plusieurs secondes, sur fond de chuchotements presque inaudibles. Puis la voix de Fabienne, soudain empreinte de nervosité, retentit à nouveau :



De son fauteuil, au fond duquel il reste terré, à l’affût du moindre son, Rodolphe ne voit rien de ce qui se passe dans le vestibule. Cela l’agace au plus haut point.

Il croit distinguer des bruits de baisers, quelques soupirs étouffés. Il se lève et franchit à pas feutrés les quelques mètres qui le séparent de l’entrée.


Jamais vérité ne lui a paru si difficile à affronter. Les deux femmes sont enlacées et s’embrassent langoureusement. Cela l’agace au plus haut point. Sentant sa présence, elles interrompent leur étreinte. Il contemple Fabienne poser un dernier baiser sur les lèvres d’Alison et effleurer délicatement sa joue.



Rodolphe reste planté dans le courant d’air glacial, bras ballants. Sa femme ment comme elle respire et c’est sans doute mieux comme ça. Toute vérité n’est pas bonne à dire. C’est la citation qui lui vient à l’esprit alors qu’il retourne s’asseoir dans son fauteuil. Finalement, il va peut-être annuler le rendez-vous de la semaine prochaine.