- — Monsieur Antoine, c’est Véra. Je vous apporte votre repas.
La jeune femme tambourinait à la porte de la vieille maison sans obtenir de réponse.
- — Qu’est-ce qui se passe, Véra ?
Elle sursauta, se retourna.
- — Vous m’avez fait peur ! C’est monsieur Antoine. Il ne répond pas.
- — Il doit encore dormir. Je ne sais pas ce qu’il a fait hier soir mais, d’après ma fille, mercredi quand il est parti du Mandr’Ain, il n’était pas tout seul.
- — Monsieur Antoine, saoul, ça m’étonnerait. L’alcool, c’est pas son truc. Il m’attend. Juste je sonne, il m’ouvre. Il m’appelle sa Maryline, celle qui éclaire ses journées, dit la jeune femme en rosissant. J’sais pas qui est cette Maryline mais, comme il le dit, elle doit être belle, paraît qu’il l’a rencontrée.
Marc Cassin, maire de la petite commune de Nordec, retint le sourire qui lui montait aux lèvres. Qualifier Véra Alhoé de beauté, peut-être pour qui aimait les femmes sans sein, ni fesse. Mais la comparer à Maryline Monroe… Y’avait un gouffre.
- — Tu as essayé d’entrer ?
- — Ben non ! J’ai pas l’droit. C’est interdit ! J’dois remettre le repas en main propre, qu’il a dit Mr Maxence. Encore que j’ai jamais vérifié si Monsieur Antoine se lavait les mains.
- — Lorsqu’il y a personne, comment fais-tu ?
- — Ben si y’a un mot sur la porte, j’laisse le plateau devant sinon j’l’remporte. Mr Maxence, il a bien dit : « tu entres pas avec tous les détraqués qu’il y’a aujourd’hui ».
- — Tu n’as qu’à remporter ton plateau-repas et tant pis pour ce vieux fou.
- — Mais…
- — Mais quoi ?
- — C’est jamais arrivé… I m’ouvre toujours.
Marc Cassin réfléchit quelques secondes puis tambourina à son tour contre l’huis fermé. Sans résultat. Machinalement, il abaissa le loquet. La porte s’ouvrit.
- — Ben alors. C’est pas normal. I ferme toujours sa porte à triple tour, Monsieur Antoine, s’alarma Véra. I m’dit toujours qui s’méfie des ceusses qui voudraient l’dépouiller.
- — Tu as raison. Ne bouge pas, je vais voir.
Le maire pénétra dans la maison pour en ressortir précipitamment quelques secondes plus tard. S’accrochant au chambranle, il répandit sur les pieds de la jeune femme son petit-déjeuner en état de digestion avancée.
Elle s’écarta sans avoir pu tout éviter. Elle fit mine d’entrer dans la maison. Marc Cassin, tout en continuant de se répandre, la retint par le bras.
- — N’entre pas, hoqueta-t-il entre deux renvois. L’Antoine est mort, assassiné et c’est pas beau à voir. Appelle les flics.
- — Ben j’fais comment ?
- — Avec ton portable, espèce d’idiote !
- — Ça j’avais compris ! C’est pas la peine d’m’crier dessus ! L’numéro, vous l’connaissez ?
- — Désolé, s’excusa le maire qui se reprenait. Fais le 18, les pompiers doivent savoir.
Ainsi fit-elle.
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Quand le lieutenant Godevin Decamp et son équipière Émilie Jacotey arrivèrent sur la scène de crime, Paula Simon, la médecin légiste sortait de la maison.
- — Je vous déconseille d’entrer, les salua-t-elle. C’est une vraie boucherie, pas beau à voir. Les photos des technos vous suffiront largement.
- — C’est pas ma manière de fonctionner, lui rétorqua Decamp en se dirigeant vers la porte.
- — Je t’aurais prévenu.
- — Tu me feras un topo quand je ressortirai.
- — Je crois que je vais suivre votre conseil, lâcha la lieutenante. Les films d’horreur ce n’est pas ma cup of tea. Et puis, les clichés nous révéleront tous les détails, crut-elle bon d’ajouter.
Decamp soupira. « Toi, ma chérie, t’as pas envie de vomir devant tout le monde ! ». Elle le gonflait. Il avait souvent travaillé avec des femmes sans aucun a priori, mais cette nana, issue de ce qu’on appelle un milieu favorisé, lui cassait les burnes avec ses grands airs.
Le spectacle qu’il découvrit chassa instantanément ses pensées parasites. Le cadavre, Antoine Exaspéry, selon les renseignements communiqués par téléphone, avait le dos appuyé contre un antédiluvien radiateur en fonte. Nu, les bras en croix, attachés aux extrémités du radiateur, sa tête à la bouche sanguinolente reposait sur sa poitrine constellée de vomissures. Des hématomes sur le visage, les doigts probablement cassés, le bras droit formant un angle improbable avec le torse, des estafilades sur tout le corps. Pas besoin d’avoir fait médecine, pour constater qu’il avait été torturé. La douleur avait dû être si forte que sa vessie avait lâché : pour preuve, une grande flaque entre ses jambes écartées.
Malgré la crudité de la scène, une ébauche de sourire naquit sur les lèvres du gendarme. Il aurait bien aimé voir la réaction de Nunuche. Avec la chaleur inhabituelle de ce mois de juin, les odeurs d’urine et de vomi avaient envahi la pièce, rendant l’atmosphère irrespirable. Sans oublier les mouches qui papillonnaient autour du cadavre. Une composition de Jérôme Bosch !
Abandonnant le mort, il explora la pièce du regard. Il y régnait un désordre extraordinaire. Buffet vidé, table et desserte renversées, de la vaisselle cassée gisait par terre. Les portes du meuble sous l’évier avaient été arrachées.
S’adressant aux techniciens qui s’affairaient :
- — Je suppose que c’est le même bordel dans les autres pièces ?
- — Bonne pioche, lui répondit, rieuse, une jeune technicienne rouquine, nouvelle dans la brigade, à qui il aurait bien fait quelques avances.
Mais il avait pour principe de ne pas mélanger sexe et travail. Auparavant, il n’aurait même pas eu cette pensée égrillarde, mais aujourd’hui son couple battait de l’aile et comme disait son grand-père à sa grand-mère quand il avait des besoins à satisfaire : « Madame, la nature demande ».
- — Pas la peine que je m’attarde. Vous récupérez tout ce que vous pouvez. Y’a des empreintes ?
- — Une chiée, plus un tas.
Le langage fleuri de la rouquine aurait plu à Nunuche. Elle qui devait tenir le petit doigt levé quand elle buvait son « five o’clock ».
- — Ceux qui ont fait ça n’ont pas pris de gants, ricana-t-elle.
- — Ceux ?
- — Pour l’instant, je dirais trois.
Godevin Decamp rejoignit la toubib qui en grillait une, adossée à sa caisse. « Et après, les médecins vous parlent des dangers du tabac ! ». Nunuche s’affairait dans le jardin qui jouxtait la maison.
- — Alors qu’est-ce que tu peux me dire ?
- — Rien !
- — Comment, rien ?
- — À première vue, aucune des blessures que j’ai pu examiner n’est mortelle.
- — Sa bouche pissait le sang.
- — T’as pas vu les dents ? Les technos ont dû les ramasser. On lui a arraché toutes les incisives et sûrement sans anesthésie. Un travail de boucher. Je parierai pour une pince universelle. Y’en avait une à côté du corps.
- — Donc tu ne peux pas me dire de quoi, il est mort.
Jacotey, voyant son équipier et la légiste discuter, se dirigeait vers eux.
- — Attention Nunuche en approche.
- — Bien reçu ! Alors entre nous vite fait, t’as bien une petite idée ?
- — Il était vieux. Le battant a peut-être lâché.
La lieutenante les ayant rejoints.
- — Non, pas avant de l’avoir ouvert, dit-elle d’une voix plus forte en lui faisant un clin d’œil. Je t’en dirai… (semblant s’apercevoir de la présence de la gendarmette) Sorry… Je vous en dirai plus demain.
Après un « au revoir » désinvolte de la main droite, elle s’installa dans sa mini.
Godevin se retourna vers sa coéquipière :
- — Avez-vous trouvé quoi que ce soit d’intéressant dans le jardin ?
Depuis bientôt deux ans qu’ils travaillaient ensemble, il n’était jamais parvenu à la tutoyer. Ils n’appartenaient pas au même monde. Nunuche donnait toujours l’impression de sortir d’un institut de beauté : ongles toujours impeccables, discret maquillage au top. Elle portait immuablement des tailleurs pantalons semblant sortir de chez un grand couturier. Si son but était de se masculiniser, l’effet était raté. Leur coupe soulignait sa féminité inaccessible. Même la commandante Géraldine de Horcesoir se tenait sur son quant-à-soi en face d’elle.
C’était la première affaire bien glauque qu’ils traitaient depuis son affectation à la brigade.
- — Pas vraiment. Quelques plantes ont été arrachées comme si les assaillants avaient fouillé le sol.
- — Les ?
- — Oui, j’ai trouvé des traces de pas de plusieurs personnes. Au moins trois.
Cela confirmait ce que lui avait dit la rouquine.
- — Vous avez…
- — Oui, j’ai… Nunuche, mais professionnelle ! J’ai fait attention où j’ai posé mes grands pieds.
Elle savait. Un point pour elle.
- — Et vous ? À l’intérieur.
Il lui résuma brièvement ce qu’il avait constaté.
- — Le mobile semble assez évident, conclut-il. Le vol ! Mais de quoi ?
- — Quelque chose de valeur. Le désordre, le manque de précaution… ce ne sont pas des pros, fit remarquer la jeune femme. Et la mort du vieil homme n’est peut-être qu’un dommage collatéral.
- — Possible. Mais que pouvait-on vouloir lui voler ? Si vous aviez vu son intérieur, ça ne respirait pas vraiment l’aisance.
- — Peut-être était-il un émule d’Harpagon.
- — Le maire nous attend à la mairie. C’est lui qui a découvert le corps et c’est un de ses administrés. Sans doute, pourra-t-il nous éclairer.
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Dans le hall d’entrée, ils tombèrent sur un couple. L’homme était penché sur une jeune femme qui pleurait à chaudes larmes. D’une main, il caressait ses longs cheveux blonds alors que l’autre posée sur l’épaule s’égarait outrageusement au contact d’une ébauche de sein émergeant d’un décolleté estival. L’homme déplut immédiatement à Godevin. Il profitait du désarroi de la fille pour la peloter.
Il dut tousser pour qu’ils prennent conscience de leur présence. L’homme sursauta et retira prestement la main du débardeur de la jeune femme. Il se releva et tenta de retrouver une contenance.
Dès l’entame de sa phrase, il réalisa qu’il avait affaire à la maréchaussée.
- — Je suppose que vous êtes les fl… gendarmes en charge de l’affaire. Marc Cassin, c’est moi qui ai découvert le corps en compagnie de Véra, dit-il en désignant la jeune fille.
La diversion provoquée par l’arrivée des pandores avait calmé les pleurs de celle-ci. Elle esquissa un semblant de sourire à travers ses larmes.
- — Je suis aussi le maire de la commune.
À cet instant, Godevin eut l’impression que Monsieur le Maire avait pris un coup dans la gueule. Le flic se demanda ce qui avait pu provoquer ce changement brutal d’expression. Se retournant, il intercepta la mimique de dégoût qui s’était affichée sur le visage de Jacotey. Ces deux-là se connaissaient.
Le maire, pour qui aimait les quadras en fin de règne, était séduisant : un visage de politicien habitué à charmer, des cheveux poivre et sel, une silhouette de sportif. Tout pour plaire à une pimbêche de la haute, ricana-t-il intérieurement.
Les deux gendarmes se présentèrent. Decamp demanda à ce qu’ils leur relatent la découverte du corps.
- — Allons dans mon bureau, nous serons plus tranquilles, suggéra Cassin. Véra n’a rien vu. J’ai voulu lui éviter ce traumatisme.
La fliquette, mutique, jusqu’à là, tendit les mains à Véra :
- — Viens, nous allons marcher un peu. L’air est irrespirable ici.
La tête du maire ! Decamp trouva cela jouissif. Il savait qu’il devrait rester objectif, mais ce mec, en qui il devinait le petit potentat de village, l’exaspérait. Pour la première fois, il trouva Jacotey sympathique.
- — Bonne idée ! Ainsi, nous pourrons comparer les récits, ne put-il s’empêcher de rajouter.
- — Comparer nos récits, s’emporta Cassin. Qu’insinuez-vous ?
- — Rien ! Rassurez-vous. Je voulais dire qu’en vous entendant séparément, nous aurons plus de détails.
Le Maire ouvrant la marche, ils se rendirent dans son antre. La pièce confirmait que Mossieur le Maire avait une très haute idée de lui-même : bureau luxueux, deux téléphones, un ordinateur portable, Apple évidemment, et un fauteuil de ministre dans lequel il s’installa. Pour compléter le tableau, les visiteurs disposaient de deux chaises inconfortables.
Faisant fi de l’invitation, Decamp repoussa une pile de dossiers et posa ses fesses sur le bureau.
Il posa son smartphone sur la table en mode enregistrement. Le Maire lui relata, sans émotion, leur découverte, omis de signaler qu’il avait gerbé comme une bleusaille. Lorsqu’il eut terminé, Decamp lui demanda s’il avait une idée de qui avait pu faire ça et surtout s’il savait ce que les assassins cherchaient.
Cassin, bien que plus gros propriétaire terrien du village, comme il tint à le souligner, ne s’y était réellement installé qu’après les dernières élections. De fait, il ne connaissait pas vraiment la victime. C’était un vieux garçon, retraité, sans histoire, qui ne semblait pas avoir de gros moyens. Les rares fois où il l’avait rencontré, il l’avait saoulé avec ses contes à dormir debout. Ses agresseurs ne pouvaient être que des gitans, des Arabes ou d’autres racailles de passage qui avaient tapé au hasard. Rien de concret seulement des banalités.
Pas grand-chose à attendre, à apprendre de cette outre, gonflée de vide. Ils se quittèrent sur un aurevoir hypocrite.
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Émilie Jacotey l’attendait, assise sur le rebord de la fontaine qui trônait au centre de la place. Aucune trace de Véra. Devant son air interrogatif :
- — Je l’ai renvoyée chez elle. À part avoir vu l’autre déverser son dégueulis, à et sur ses pieds, elle n’a rien vu.
- — Vous l’avez interrogée sur Exaspéry ? Elle lui livre ses repas tous les jours, elle doit le connaître.
- — Oui, elle le connaît, mais pas à cause des repas. Pour elle, c’est un job de vacances. Elle prépare un CAP d’aide à la personne. Elle est du village donc forcément, elle en a entendu parler. Surtout qu’Exaspéry est, enfin était, un sacré personnage. L’homme qui a tout vu, tout lu, tout fait. Un pilier de bar sans être un alcoolique, mais d’après Véra, il y trouvait un public.
- — Ça tombe bien, y’a qu’un seul bar-tabac restaurant à Nordec, le Mandr’Ain, et si cela vous va, on va y prendre notre déjeuner.
- — Vous semblez connaître les lieux ?
- — Il y a quelques années, nous avions enquêté sur un pyromane qui s’en prenait aux exploitations agricoles. À l’époque, le troquet était tenu par une dame qui détonnait dans ce milieu campagnard.
L’avantage dans les bleds est que les distances sont courtes. Le temps d’échanger ces quelques répliques, ils se trouvaient à la porte du resto. Galamment, Godevin Decamp tint la porte à sa jeune collègue. L’intérieur n’avait pas changé depuis sa dernière visite. Une grande salle sans originalité, habillée des tables toutes aussi communes où étaient installés quelques convives. Sur toute une longueur, s’étalait un grand bar avec son coin tabac. Derrière le comptoir, la même accorte personne, avec quelques années de plus. Toujours habillée aussi sexy, assez étonnant dans ce petit village plutôt conservateur. Par cette chaude matinée, elle portait une robe qui découvrait ses genoux mettant en valeur le galbe de ses jambes. Un décolleté pigeonnant comprimait ses seins accentuant inutilement leur volume.
Charlotte Erdbeer, une Alsacienne pur jus, que les aléas de la vie et de l’amour avaient amenée dans ce village du Bugey. Et si l’amour s’en était allé, elle y était restée. Blonde, bien en chair, avec des courbes intéressantes, la restauratrice ne pouvait renier ses origines. Decamp avait flashé sur elle et il lui avait semblé que c’était réciproque. Mais à l’époque, Christiane, la mère de ses enfants, le comblait et cela n’avait pas été plus loin que quelques œillades.
Elle le reconnut aussitôt. Un large sourire illumina son visage.
- — Il faut qu’il y ait un crime pour que vous veniez me voir.
Gêné par la présence de Nunuche, il lui répondit par une banalité. Pour y avoir mangé dans le passé, il savait qu’il existait une seconde salle, baptisé pompeusement « le salon ». Il demanda à Charlotte s’ils pouvaient s’y installer pour être tranquille.
Ils attendirent d’avoir commandé avant de parler. Sans prendre de précaution, Decamp ouvrit le feu :
- — Vous connaissez le Maire ?
- — Oui ! Un connard doublé d’un salaud, répondit-elle sans tergiverser.
- — Eh bé ! C’est pas le grand amour entre vous ! Oup’s, j’ai peut-être dit une connerie.
- — Non ! Même pas, il m’a baisée au propre comme au figuré.
Abandonnant toute retenue et descendant de son Olympe, elle déballa sans filtre. Elle l’avait rencontré lors de vacances au Liban. Il s’était présenté comme célibataire alors qu’elle ne lui avait rien demandé. Le coup d’un soir s’était transformé en liaison. Connement, elle avait commencé à avoir des sentiments qu’elle avait crus partagés. Seulement, quand, au moment du départ, elle avait envisagé une suite, il lui avait ri au nez et déclaré que des pétasses comme elle, il en avait autant qu’il voulait. Elle n’avait pas intérêt à lui chercher des noises. Il avait le bras long et toute fliquette qu’elle était…
Le vernis craquait. La colère lui donnait des couleurs, animait son visage habituellement lisse. Elle en devenait belle et plus humaine. La « cashitude » de la jeune officière l’impressionnait… positivement. Pour être à l’aise, elle avait quitté son habituelle veste. Les yeux de Godevin avaient du mal à se détacher de cette poitrine tendant l’étoffe du chemisier et se soulevant au rythme de la respiration précipitée de la jeune femme. Fallait qu’il se reprenne.
- — Voilà, vous savez. Bon ça, c’est fait. Et arrêtez de mater mes nichons, plaisanta-t-elle.
La nouvelle Émilie lui plaisait beaucoup. L’arrivée des pizzas servies par Charlotte les ramena à l’enquête.
- — As-tu quelques minutes à nous consacrer. On a besoin d’en savoir plus sur Exaspéry. C’était un pilier de ton établissement.
- — Un pilier, si tu… vous voulez dire qu’il biberonnait, c’était pas le cas. Pas avec lui que j’allais devenir millionnaire. Il tenait facilement la moitié d’une soirée avec un demi. S’il trouvait des bonnes âmes, au pire du pire, il se buvait trois bières. Jamais plus. Lui son truc, c’était de parler.
- — C’est ce qu’on nous a dit, la coupa Godevin. Parler à saouler d’après un témoin.
- — Saouler, je sais pas. Pas tout le monde en tout cas. Pas mal des habitués en redemandaient. Un peu pour se moquer, mais il s’en fichait.
- — Les gens se moquaient de lui ? Pourquoi ?
- — Des histoires à dormir debout… Plus invraisemblables les unes que les autres. Tu as, pardon vous…
- — Arrête, Charlotte. On se tutoyait alors ne joue pas les…
- — D’accord, m’sieur le gendarme. Tu as dû le rencontrer, il traînait déjà dans le bar quand vous êtes venus.
- — Ça ne m’a pas marqué. Qu’est-ce que tu peux me dire de lui ?
- — Euh ! C’est lui le mort ?
- — Tout ce que vous pourrez nous dire sur lui peut nous servir, intervint la fliquette qui avait gardé le silence jusque là.
- — Laissez-moi deux minutes. Pas la grande affluence, je vais pouvoir déléguer à Gaëlle.
Elle s’éclipsa en tortillant du postérieur. Ce qui amena un sourire sur le visage d’Émilie Jacotey.
- — Pas de commentaire, lieutenante.
- — Je ne me serais pas permise. Avant que votre dulcinée ne revienne, que pensez-vous de cette affaire ?
Et maintenant, elle s’essayait à l’humour.
- — Je ne sais pas trop. Votre « ami », Marc Cassin, pense au crime de rôdeurs de passage. Ce ne sont pas des professionnels, c’est certain mais…
- — Quand on voit l’état de la maison, on doute que des rôdeurs s’y soient intéressés, le coupa-t-elle. Il y avait nettement mieux alentours.
- — Je partage votre avis.
Charlotte fit son retour, elle tira une chaise et s’assit au bout de la table.
- — Vous voulez savoir quoi ?
- — Déballe ! On fera le tri.
- — L’Antoine, il est arrivé à Nordec quand il a pris sa retraite. Y’a 15 ans j’dirais. Il a acheté la maison du père Mottex. Célibataire, on est devenu sa famille. Très vite, il a fait le show. La plupart des gens du cru sont guère sortis du département. Les plus hardis sont allés en vacances en Espagne ou au « club » en Tunisie. Alors tu parles, un gars qui avait voyagé sur les cinq continents, qui avait navigué sur les plus grands paquebots et à qui il était arrivé des tonnes d’aventures…
- — Lui, un aventurier ?
- — C’est ce qu’il racontait. En plus, il avait rencontré des gens célèbres, genre Belmondo, Pelé ou encore Sean Connery et bien d’autres. Au début, tout le monde a marché. Y’avait des soirs où y’avait affluence dans mon bistrot. Je me plaignais pas, car si l’Antoine consommait guère, son public buvait pour lui.
- — Y’a un « mais », suggéra Jacotey.
- — Oui ma jeune dame. Elle est charmante, ta coéquipière. Faites attention, c’est un redoutable séducteur, ma jolie.
La jolie cloua le séducteur :
- — Je m’en suis aperçue. J’ai bien vu ses regards concupiscents, mais c’est gentil à vous de me prévenir.
Les retrouvailles avec Marc Cassin avaient libéré sa collègue.
- — Un peu de sérieux, mesdames. Alors ce « mais », Charlotte ?
- — À force d’à force, certains ont commencé à avoir des doutes. Le toubib, qu’est aujourd’hui à la retraite, a mené sa p’tite enquête. L’Antoine, il avait bien navigué dans les années 60 comme steward, lui disait officier, sur des bateaux de croisière en Méditerranée. Il n’avait jamais été plus loin que la Grèce. Ensuite, il avait travaillé comme barman sur la côte puis divers métiers en remontant vers chez nous. Il avait terminé comme concierge dans une école privée du côté de Lyon.
- — Un grand menteur devant l’éternel. Il n’avait pas eu de vie, alors il s’inventait des souvenirs, commenta Decamp.
- — C’est un peu ça en pire. Le docteur Polisson. Ne rigolez pas, il s’appelle vraiment comme ça. Donc c’est pas un qui fait du slalom quand il a un truc à dire, il te le dit franco de port. Il a attrapé l’Antoine en plein café et il lui a mis le nez dans son caca. On a tous cru qu’il allait avouer ou se mettre en colère. Rien du tout. Il s’est mis à pleurer en nous traitant de mauvaises gens, que c’étaient des mesquineries, des jalousies, et il est parti sans même claquer la porte. Après son départ, on s’est trouvé tout con, limite gêné. Il nous a fait peine. Certains ont même fait des reproches au docteur.
- — Et qu’a fait l’Antoine après ça, questionna Decamp, car si je t’ai bien compris, il venait toujours dans ton cani.
- — Rien, il a rien fait. Le lendemain, il était de retour. Il a recommencé comme si de rien était. Plus personne a rien osé lui dire. Au contraire, on lui réclamait. Aujourd’hui, tout le monde sait qu’il raconte des craques mais c’est sa vie.
- — Tout le monde ? Tous les habitués, vous voulez dire ? intervint Jacotey.
- — Oui, mais le soir, rare qu’il y a des étrangers.
- — Dans ses histoires, il ne parlait pas de fric, de bijoux, d’objets de valeurs, s’enquit Godevin.
- — Tu veux parler de sa cassette. Il nous en a fait des tonnes avec elle. Si bien cachée que même en démolissant la baraque personne ne la trouverait.
Les deux flics s’entre-regardèrent. Le flic sentit la caresse d’un pied contre son pantalon. Aucun doute sur son propriétaire. Perturbé, il laissa sa collègue relancer.
- — Il en parlait souvent de sa cassette ?
- — Oui, personne le prenait au sérieux. On voyait bien comme il vivait. Tout ça, c’était du vent.
- — Harpagon et sa cassette. Que vous avais-je dit ? Certains ont pu croire à sa réalité.
Decamp se sentait de plus en plus mal à l’aise. Le pied délivré de sa chaussure s’était insinué sous son pantalon. Il retira sa jambe tout en tentant de s’excuser par une mimique discrète. Il ne savait pas si Charlotte avait capté, mais sa collègue, c’était sûr : son œil malicieux le prouvait. Et cela l’ennuyait.
- — Possible, se reprit-il. Y’a-t-il des étrangers ou plutôt des clients inhabituels, ces derniers temps lors de ses shows.
- — Je vois ce que tu veux dire, mais j’crois pas.
- — Et hier soir, demanda Jacotey.
- — Hier, on était jeudi et le jeudi, c’est tarot. Ils sont 4 passionnés et ils jouent tous les jeudis, mais pas au café. Je sais pas chez qui ils jouaient. Attendez, Polisson est au bar. Je vais me renseigner.
Charlotte partie, Émilie Jacotey passa à l’attaque avec un air narquois :
- — Si vous le désirez, je peux m’esquiver. Je ne veux pas déranger et je ne crois pas que vous ayez besoin d’un chaperon.
Decamp éclata de rire.
- — Bon, j’arrête de vous appeler Nunuche et on se tutoie !
- — Ça me va. J’en avais un peu marre de jouer les snobinardes coincées.
Ils ne purent aller plus loin dans leur rapprochement. Déjà, Charlotte revenait, suivie par un homme d’un certain âge.
- — Le docteur Polisson, le présenta-t-elle.
- — Docteur à la retraite, tint-il à préciser en s’asseyant sans façon à la place qu’occupait la restauratrice. Alors vous êtes amateurs de tarot. Le vrai, pas celui des cartomanciennes.
L’homme plut immédiatement à Decamp. Tout en lui indiquait le bon vivant et pas le vieillard pleurnichant sur ses rhumatismes.
- — J’aime bien, mais ce n’est pas vraiment ce qui nous intéresse. Donc vous avez joué hier ?
- — Oui, comme tous les jeudis quand ce couillon de Luc n’est pas dans ses montagnes du Quercy. D’ailleurs, on jouait chez lui.
- — C’est l’ancien plombier du village, crut bon de préciser Charlotte qui, en l’absence de siège se tenait debout à côté, très à côté de Decamp. Par intermittence, et comme « semblant, c’est pas exprès », le haut de la cuisse de la donzelle flirtait avec son épaule.
- — Ils s’en foutent qu’il ait été plombier. Celui qui les intéresse, c’est le mort. Ne me croyez pas insensible, mais j’ai trop côtoyé la vieille à la faucheuse pour… L’Antoine nous a mis une sacrée dérouillée. Il a même frôlé le chelem. Un dernier tour de piste en forme d’apothéose. Je me doute, ça aussi, vous vous en foutez. Et vous n’avez pas que ça à faire. Nous avons joué jusqu’à minuit. Avant, on y passait parfois la nuit, mais… En fait non, on a terminé plus tôt, Luc était fatigué. Nous avons arrêté plus tôt… 11 h 30, dans ces eaux.
Devant l’air impatient des deux gendarmes…
- — Ok, j’abrège. Rien de spécial à signaler. Il était comme d’habitude. Avec nous, il évitait de faire le mariole. Le tarot, c’est sérieux. Nous sommes partis ensemble. Il m’a laissé devant chez moi et a continué. Devait être minuit. Le clocher a peut-être bien sonné, mais on a tellement l’habitude qu’on ne l’entend plus. Comme ils disent dans les bons polars, je suis probablement le dernier à l’avoir vu vivant… à part son assassin, bien sûr. À moins que vous me soupçonniez, termina-t-il dans un éclat de rire sonore.
- — Vous n’avez pas trop le profil, commença Decamp.
- — Cependant, continua Jacotey en le parodiant, comme ils disent dans les bons polars, vous restez à notre disposition.
L’ancien praticien se rembrunit. Devant le sérieux, de la fliquette, il ne savait pas trop si c’était du lard ou du cochon. Le rire sonore de Charlotte détendit l’atmosphère.
- — Vous voyez pas qu’ils vous font marcher…
Le bon docteur eut un rire crispé et les quitta, prétextant la crainte d’arriver en retard pour son déjeuner.
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Sur la scène de crime, ne restaient que deux gendarmes. Les technos avaient plié bagage. Decamp et Jacotey rentrèrent à la brigade. La première partie du trajet se passa dans le silence, plongés qu’ils étaient dans leurs pensées. À l’approche de Bourg en Bresse, Decamp s’exclama :
- — La gueule du toubib… Vous… tu gagnes à être connue.
Émilie rosit intérieurement du compliment. Malgré la féminisation de la gendarmerie, le corps restait un monde d’homme. Elle l’avait constaté, parfois à ses dépens, à l’école d’officier. Pour se protéger, dès son arrivée à la brigade, elle avait bâti une muraille de professionnalisme ne laissant passer aucune émotion. Elle avait eu tort. Decamp ne s’était jamais montré condescendant, l’avait traité en égale malgré son air fermé. Travailler avec lui état agréable. Elle n’avait jamais osé se l’avouer, mais ce quadra bourru, taiseux lui plaisait. La rencontre avec ce connard de Cassin l’avait déstabilisée, ouvrant une brèche. Elle ne le regrettait pas.
- — Merci ! Sur ce que ton amie nous a raconté, la thèse de cette ordure de Maire, bien que ça me navre de le reconnaître, n’est pas à rejeter.
Après le départ du bon docteur à la retraite, ils avaient questionné Charlotte sur les dernières prestations de l’Antoine dans son café. L’ultime remontait à l’avant-veille, soit le mercredi. Il avait déliré sur une traversée qu’il avait faite à bord du France, dans les années 70 en compagnie de Line Renoud. Il avait comme souvent parlé de sa cassette. À sa souvenance, seuls des habitués y assistaient. Elle ne se rappelait pas non plus, qu’il y ait eu du passage, ces dernières semaines.
- — Tu as raison, mais je n’y crois pas. Sa maison est trop dans le village et l’extérieur n’est pas très bien entretenu. Imagine : tu es un routard quelconque, t’arrives dans le bled en pleine nuit. C’est cette maison que tu choisirais ? Je crois pas.
- — Ou alors, tu es routard, tu aperçois l’Antoine qui rentre chez lui. Tu te dis « oh, un petit vieux inoffensif ». Tu le suis, l’agresses et…
- — Sauf que tu ne sais pas si le papy est seul ou s’il y a du monde à la maison. Ça ne marche pas. Idem pour l’hypothèse de ton copain.
- — C’est pas mon copain, pesta Émilie. Si ce sont des junkies, ils ne réfléchissent pas vraiment.
- — Soit, c’est une possibilité. Je préfère l’hypothèse suivante. Nous sommes d’accord, ce ne sont pas des villageois de souche. Ceux-là savent que l’Antoine raconte des craques. Mais des néo-villageois. L’Antoine joue aux cartes, la voie est libre. Pas de chance, il rentre plus tôt.
- — Ça colle pas avec les tortures. Leur brutalité ! Y’a de la colère…
- — Un point pour toi.
Arrivés à la brigade, ils regagnèrent leurs locaux où les attendait, la légiste, Paula Simon. Elle les vit approcher, lancée dans une discussion animée et complice. Elle sourit.
- — Qu’est-ce qu’il vous est arrivé ?
Ils se turent et la regardèrent d’un air interloqué.
- — On dirait que vous avez jeté votre gourme, lieutenante, ricana-t-elle.
- — J’ai fait une mauvaise rencontre et le lieutenant Decamp s’est montré chevaleresque.
- — Z’avez fini avec vos conneries, les filles ? Paula, je suppose que tu n’es pas là pour mes beaux yeux. Alors, cause de la mort ?
- — Je ne l’ai pas encore ouvert, mais, à priori, mort naturelle provoquée par la douleur.
- — Crise cardiaque ? proposa Émilie.
- — Plus que probable.
- — Un interrogatoire qui a dérapé, conclut Decamp.
- — Tout le monde n’a pas ton doigté. Qu’avez-vous appris sur ce pauvre homme ?
Ils résumèrent.
- — Un mytho inoffensif, conclut Émilie.
- — Mytho, c’est un terme complètement dévoyé et employé à tort et à travers de nos jours, la contra Paula. Mais possible que vous soyez tombés sur un vrai.
- — Parce qu’il y a des vrais et des faux, ironisa Decamp.
- — Ne rigole pas. La mythomanie est une maladie mentale extrêmement grave qui peut pousser au suicide. Aujourd’hui, la moindre vantardise t’élève au rang de mythomane.
- — Qu’est-ce qui vous…
- — Si t’as viré ta cape de Nunuche, tu vires aussi le vouvoiement.
- — Ok ! Qu’est-ce qui te fait dire que c’est un « vrai », mima-t-elle les guillemets.
- — Je ne me risquerai pas à un diagnostic, je ne suis pas psy, mais sa vie, la constance de ses récits, ses réactions : un, lorsqu’il a été mis face à ses affabulations. Deux, le lendemain. Ce sont des indications concordantes. Il croyait à ce qu’il racontait.
- — Donc un vrai.
- — Pas exclu. Ils sont sincères, donc d’autant plus convaincants.
- — Tu vas dans notre sens : les assassins croyaient qu’Exaspéry cachait un trésor, conclut Decamp.
- — Dans ton sens…, commença Émilie.
Elle fut interrompue par la sonnerie criarde du téléphone fixe. La plus proche, elle décrocha.
En aparté à Decamp:
Il prit le combiné.
Il mit le haut-parleur.
- — Vas-y. Je t’écoute.
- — Un truc m’est revenu. C’est sans doute une connerie, mais comme tu m’as dit… Mercredi soir, la fille du Maire, Pétra a mangé au resto avec son copain.
- — Ils étaient là pendant le spectacle ?
- — Oui, mais ils ne s’en sont pas préoccupés. Et puis c’est pas une étrangère.
- — Est-ce que tu la connais bien ?
- — Ben, elle est apparue après les élections à la remorque de son paternel. C’est pas la première fois qu’elle venait au café.
Émilie s’immisça dans la conversation :
- — Quand Exaspéry racontait ses histoires ?
- — Je pourrais pas vous dire, répondit la restauratrice après une longue hésitation.
- — T’en penses quoi de cette fille ? interrogea Decamp, reprenant la main.
- — Pas grand-chose et son copain, c’est la première fois qu’on le voyait. Mais c’était chaud. À mon avis, ce qui se passait au bar les intéressait moins que ce qui se passait dans leur culotte. Je t’ai sûrement dérangé pour rien.
- — Tu as bien fait d’appeler. C’est sans doute rien, mais on ne sait jamais.
L’œil brillant de Decamp démentait son propos lénifiant, sans compter le pouce levé qu’il signa en direction de ses deux complices. Malheureusement, la dernière réplique de Charlotte, si elle déclencha une hilarité goguenarde des deux femmes, le remplit de confusion :
- — Demain, le café n’ouvre qu’à 11 heures, mais si tu passes avant…
- — Je te remercie, mais là, je dois raccrocher.
Se tournant vers les rieuses :
- — Pas un mot ! Même pas dans vos rêves.
Elles reprirent leur sérieux assez rapidement. L’information que venait de leur balancer la restauratrice était peut-être l’ouverture qu’ils attendaient.
- — Ne nous enflammons pas, tempéra Decamp.
- — Il n’empêche…
- — Et avoue que ça ne te déplairait pas. T’en qu’à avoir un coupable, autant que ton ami Cassin en pâtisse.
- — J’ai raté un épisode, s’étonna la légiste.
- — Non, juste une private joke, botta en touche le flic.
- — Bon, alors vous m’inviterez pour le baptême de votre premier ! Plus sérieusement, qui est Cassin ?
Ils lui apprirent qu’il était le Maire de Nordec. Installé depuis peu dans le village, sa fille ou son copain pouvait bien avoir pris au sérieux les allégations d’Antoine Exaspéry.
- — Ça vaut bien une visite à Monsieur le Maire, termina Decamp.
- — … Et surtout à sa fille, compléta Émilie.
« Mesquine, je suis, se réprimanda-t-elle. Mais ce connard va perdre de sa superbe ». Elle avait hâte de se trouver en face de lui.
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72 heures plus tôt.
- — Ta traversée avec Line sur le France, lança Jean-Louis le vigneron dont la trogne rougeaude luisait sous l’éclairage artificiel du bar.
- — Encore ! J’ai l’impression de vous la raconter plusieurs fois par semaine.
Charlotte voyait bien à son air réjoui que ça le flattait, l’Antoine, qu’on lui demande « Line », mais il savait manœuvrer son auditoire.
- — Je voulais vous parler de mon aventure chez l’émir Abel. Comment j’ai retrouvé la bague que sa troisième épouse avait égaré.
- — Oui, on sait le contra Émile, l’ancien épicier. Et où il t’a offert des parts dans son pétrole que t’as mis dans ta cassette.
- — Ouais ! Et vous la retrouverez pas ma cassette.
- — Line, Line, Line, scanda Jean-Louis en frappant son verre sur le comptoir.
- — Bon d’accord, si vous insistez. C’était au début des années 70… 72… non 71. J’étais officier, et pas en second… Je vous raconterai pas des craques, vous le savez.
Son public était toute ouïe. Qu’allait-il inventer cette fois ? Il trouvait toujours une nouvelle péripétie. Il lui arrivait aussi de se contredire. Si quelqu’un le lui faisait remarquer, il mettait toujours en avant son âge et sa mémoire à trous.
- — Y’avait eu un problème en salle des machines. Le second étant de quart, le pacha m’avait délégué pour présider la table du soir. Et là, à ma droite…
- — Line, Line, Line, tapa Jean-Louis qui entre-temps avait vidé son verre.
- — Oui… Line Renoud avec son petit mari Laulau Castré. Line, sa robe de soirée…
- — Ses nibards, intervint encore Jean-Louis tendant son verre à Charlotte
- — Ta gueule et écoute, le somma Roger, fonctionnaire territorial à la retraite et cocu notoire.
Ignorant ses interruptions, imperturbable, l’Antoine poursuivait :
- — … pas le genre que tu vois maintenant qu’il faut être aveugle pour pas voir que la gonzesse, elle s’est fait raser la touffe. Non, une vraie robe de gala, qui moulait ses hanches, montrait ses seins juste ce qu’il fallait pour que tu bandes comme un cerf en imaginant… Enfin vous voyez… La classe ! Donc la Line, assise à ma droite… J’étais jeunot… Des femmes, j’en avais eu… enfin pas beaucoup, déclara-t-il dans un excès de modestie. Mais là ! Fatche de puta ! Line Renoud ! Elle allait chanter à Las Vegas avec Frank Sinistré. Et moi, le gars de l’Ain, assis à côté d’elle, son genou qui frottait le mien… Elle devait pas s’en être aperçue, occupée qu’elle était à discuter avec le comte de Machinchouette et sa femme. Elle, je me souviens, c’était une grande bringue qui ressemblait à la Claude Pompidou avec des nichons qui tombaient sur la nappe.
Charlotte rigolait intérieurement. Pétra, la fille du maire, qui mangeait et batifolait avec son copain, aurait bien pu monter sur sa table et se foutre à poil, ils s’en seraient pas aperçus. Ils étaient suspendus aux lèvres du conteur. Le Jean-Louis en oubliait même de torcher sa énième chope.
- — On était à la fin du repas, au café pour tout dire et là…
- — Elle t’invite à danser.
- — Jean-Louis, si tu veux raconter à ma place, t’as qu’à le dire, s’énerva Exaspéry.
L’intrus sous le regard accusateur des autres plongea le nez dans sa bière. Dans le silence retrouvé :
- — Bon je continue. Oui, mon Jean-Louis, elle se penche vers moi et me dit « M’accorderez-vous cette danse, mon bel officier ? ». Un paso double ; moi qui ai toujours dansé comme une casserole. Mais c’était Line. J’ai bien essayé : « Je sais pas bien danser » et elle de me répondre : « Je te guiderai, fier Andalou ! ». Andalou, je suppose que c’était un compliment. Elle m’a tendu la main, et je l’ai suivie sur la piste. Là, je vous raconte pas trop parce que madame Charlotte va encore me dire qu’elle dirige un établissement respectable et que… Enfin bref, on a dansé, elle a guidé… et son corps de déesse contre le mien, son ventre contre le mien, ses seins pressés contre ma poitrine, avec des tétons…
Charlotte lui lança un regard incendiaire.
- — … Enfin bref, quand nous sommes retournés à la table, je devais marcher bizarrement et j’étais à l’étroit dans mon pantalon d’uniforme.
Reprenant son souffle, il déglutit et passa la langue sur ses lèvres. Jean-Louis qui avait compris le message et voulait se racheter :
- — Tu prendras bien une autre bière, l’Antoine ?
- — C’est pas de refus. La journée a été chaude et, vous me faites bavasser, ça donne soif.
Charlotte remplit son verre.
L’Antoine en but lentement la moitié faisant poireauter son auditoire. Une voix anonyme :
- — Alors ?
- — Y’a pas le feu au lac. Bon d’accord. Retour à la table. Blablabla. Ça discute. Toujours le genou de Line contre le mien. Là, j’ai plus beaucoup de doute surtout que lorsqu’elle quitte la table avec son Laulau Castré, elle me glisse à l’oreille, en écarté : « À 11 h 30, dans ma suite ! ». Les suites dans le France, c’étaient des véritables appartements comme vous n’en verrez jamais !
- — Les suites, on s’en tape ! La suite s’il te plaît !
- — Vous n’êtes que des béotiens.
Ce n’était pas la première fois qu’il employait ce terme. À chaque fois, Charlotte se disait qu’il fallait qu’elle vérifie sur Google ce que ça voulait dire, mais à chaque fois, elle oubliait.
- — Line Renoud, j’en revenais pas ! Elle voulait que je… Elle avait une sacrée réputation. Pas pour enfiler des perles qu’elle voulait que je la rejoigne. Plutôt pour que je l’enf… Sorry madame Charlotte. Dès que j’ai pu, j’ai rejoint ma cabine et toilette complète jusqu’au bout du bout, si vous voyez ce que je veux dire. Madame Charlotte, bouchez vos chastes oreilles. J’ai même, pour être sûr de ne pas aller trop vite, soulagé un peu Popaul. À cette époque, il me fallait pas longtemps pour qu’il soit à nouveau opérationnel.
- — Là, tu fais durer le plaisir, soupira Émile.
- — Et toi ça va pas être une partie de plaisir si tu rentres trop tard. Bon. Je me pointe à l’heure dite devant la porte de la cabine. Je toque. Le Laulau Castré m’ouvre et sort. En partant, il me jette, l’air de se fiche de moi : « Bon courage jeune homme… Et vous allez en avoir besoin ». J’en mène pas large. Comme je vous l’ai dit et vous le savez, Line, elle avait une sacrée réputation de mangeuse d’hommes et moi le gars de l’Ain avec mes 25 ans et mon expérience limitée à des filles, comment je dirai ça… normales.
- — Bon, tu entres… Et après, s’impatienta Roger.
- — Elle était là. Elle m’attendait dans un déshabillé vaporeux. Quelle femme. Ses seins, ils avaient pas besoin de soutien-gorge et sa… une vraie blonde. Dans ce temps, là, on rasait pas tout… et c’est heureux. En moins de temps qu’il faut à un curé pour confesser une bigote, je me suis retrouvé aussi déshabillé qu’elle. Bon ben, après je suis entrée plusieurs fois dans… mais je rentre pas dans les détails, car madame Charlotte, là elle me vire. En tout cas, quand je suis reparti, 3 heures plus tard, j’en avais les jambes qui flageolaient. Sa réputation n’était pas une rumeur, mais une réalité. Line, c’était une vraie bombe, une goinfre de l’amour. Trois fois, quatre peut-être même cinq, on a remis sur le métier. Un qui l’a eu mauvaise, c’est le Laulau Castré qui attendait devant la porte : j’ai eu droit à un baiser vorace. La main sur mon calbut, elle a dit : « À demain mon bel Hidalgo » et à Laulau : « Ça, c’est un homme ! ». Enfin bref, je finis sinon Jeanine, elle va recevoir Émile avec le rouleau à pâtisserie. Il restait cinq jours avant notre arrivée à New York et ça a été quatre nuits, j’vous dis pas. Dès le deuxième jour, le Pacha m’a déchargé de mes tours de quarts pour que je puisse effectuer mon service de nuit auprès de Line. Allez la compagnie, jeta-t-il en faisant mine de quitter son tabouret.
- — T’oublies rien ? s’exclama Jean-Louis.
- — Non ! Je vois pas.
- — Et le cadeau ?
L’Antoine se rassit.
- — Quel cadeau ? Ah, la babiole qu’elle m’a donnée le dernier jour. Je n’y pensais plus. Un bracelet… Un bracelet de gonzesse. J’ai jamais pu le porter. Il est dans ma cassette avec le reste.
- — Ouais, mais c’était pas n’importe quel bracelet.
- — Pour elle, si ! Un colifichet que lui avait offert la Shahbanou Saroyan à l’époque de sa gloire. C’était juste un truc avec deux ou trois diamants dessus. Dans ma cassette, y’a des petits joyaux qui ont beaucoup plus de valeur.
- — Mais on la trouvera jamais, ta cassette, ironisa Émile.
- — Rigole… Personne ne la trouvera. J’ai même ajouté un « codisciple » à mon testament. Si quelqu’un la trouve un jour, je lui lègue tout son contenu. Mais personne ne l’aura. Le jour de mes 81 ans, je vends tout et avec le fric, je loue un bateau avec son équipage et je m’embarque pour un dernier tour du monde. Sur ce… Je quitte le navire.
Charlotte eut un léger sourire. En bon showman, l’Antoine avait quitté la scène sur une nouvelle neuve : c’était la première fois qu’il évoquait ce voyage.
- — À demain !
- — Tu n’y penses pas, Madame la Gardienne des bonnes mœurs ! Demain, c’est tarot… chez Luc. Il nous a dit qu’on lui avait offert une prunelle de derrière les fagots. La nuit va être longue.
- — Putain, tu vas te coucher au moins à 11 heures, ricana Jean-Louis.
- — Dans tes rêves, l’ancêtre ! On joue sérieux au moins jusqu’à minuit. On picole après. Le tarot supporte pas l’alcool.
Il claqua la porte derrière lui.
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La maison du Maire se tenait sur une hauteur du village, dans un quartier nommé, on ne sait pourquoi, « La Californie ». Lorsque les deux pandores se présentèrent au portail de la propriété, ils durent montrer patte blanche.
Marc Cassin les accueillit froidement sur le pas de sa porte. Il n’avait pas l’intention de les laisser entrer.
- — Je crois qu’on s’est tout dit, les agressa-t-il.
- — Nous voudrions voir votre fille… Pétra, dit Decamp sur un ton uni.
- — Et pourquoi ? Qu’est-ce que ma fille vient faire là-dedans ?
- — Pour les besoins de l’enquête, nous devons lui parler.
- — Je vous demanderai de justifier votre demande, déclara-t-il sur un ton officiel.
Émilie n’en pouvait plus de ce sale con et de ses airs supérieurs.
- — Tu vas nous dire où elle est ta fille, espèce de…
Elle ne put finir sa phrase, car une femme, belle quarantenaire, bourgeoise maigrichonne, lui coupa la parole :
- — Je vous prierai de parler autrement à mon mari ! Vous n’avez pas gardé les cochons avec lui. Le tutoyer ! Quel manque de respect !
Émilie allait péter un câble. Godevin pressa son bras.
- — Madame, je suppose que vous êtes l’épouse de monsieur Cassin. Alors entre nous, le fait que votre mari ait sauté ma jeune collègue, quelque part dans un club au Liban, l’autorise à avoir une certaine familiarité avec lui.
L’épouse ressembla soudainement et furieusement à une carpe sortie de son élément. La bouche grande ouverte, en apnée, son visage testa toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Quant à l’époux, il serra les poings, éructa :
- — Vous me le paierez, j’ai le bras long…
- — Et tu ne sais pas garder ta queue dans ton pantalon. On va en reparler, sois en sûr. Et ma chatte dégoulinante, tu n’es pas près de la défoncer avec ta bite en feu…
Sur cette ultime réplique, telle une Marie-Chantal outragée, la dame quitta la scène.
De tels mots, dans une telle bouche. Les nuits devaient être torrides chez les Cassin. Émilie tentait de garder son sérieux. Elle aurait volontiers embrassé Decamp. Ce dernier se demandait pourquoi il avait eu cette réaction épidermique. Il venait de semer la zizanie dans ce couple bcbg en prenant le risque d’un retour de bâton hiérarchique.
- — Après, cette digression désolante, où est votre fille Pétra ?
- — Je suis là.
Une jeune blonde éthérée, qui était à moins d’un kilo de l’anorexie, se tenait au bas des escaliers. Un jean tuyau de poêle et un t-shirt moulant accentuait encore sa maigreur. Émilie repéra ses pupilles dilatées : cette fille ne marchait pas à l’eau de source.
Elle se tourna vers son père :
- — Je savais déjà que tu étais un con opportuniste et fasciste, mais en plus t’es un gros porc. Pourquoi ça m’étonne pas ?
L’édile assommé ne répondit pas. Jouissif de le voir ainsi décomposé, la fliquette avait l’impression qu’il avait pris 10 ans en quelques minutes.
- — Mademoiselle, nous voudrions vous poser quelques questions à propos du meurtre d’Antoine Exaspéry.
- — En quel honneur, intervint le Maire reprenant du poil de la bête.
- — Je ne le connaissais pas ce vieux.
- — Nous interrogeons tous ceux qui étaient au Mandr’Ain mercredi soir. Vous y étiez avec votre ami.
Craignant une réaction inopportune face à son ex-amant, Émilie laissait Decamp à la manœuvre. Elle se contentait d’observer. Ce qu’elle pouvait lire dans le langage corporel de Pétra lui signifiait qu’il tenait une piste. La gamine, pour le moins, était mal à l’aise. À moins que son attitude soit due à la dope… Elle avait la quasi-certitude que s’ils fouillaient sa chambre, ils feraient des découvertes intéressantes.
- — On a rien vu, rien entendu. On avait autre chose à faire que d’écouter les délires du vieux.
- — Il faudrait que vous nous accompagniez à la gendarmerie pour faire votre déposition.
- — Il n’est pas question que ma fille vous suive. Je vais appeler mon avocat.
- — C’est une simple formalité, mais on…
Decamp s’interrompit comme si une pensée subite l’avait traversé.
- — Écoutez, je veux bien être conciliant. Ma collègue va prendre les empreintes de Pétra et on sera débarrassé. Elle pourra passer à la gendarmerie en début de semaine prochaine pour sa déposition.
- — Papa, ils ont le droit ? demanda la jeune fille d’un ton implorant.
- — Écoute, c’est juste une formalité. Tu leur donnes tes empreintes et ils débarrassent le plancher.
Un Cassin au mieux de sa forme ne serait certainement pas tombé dans le panneau, mais déstabilisé comme il l’était, il y avait foncé tête baissée. Émilie réalisa que ce n’était pas seulement pour ses beaux yeux que Decamp avait mis les pieds dans le plat. Lui, se félicitait de son coup de sang qui avait ébranlé l’élu.
- — Je suis obligée ?
- — Arrête de jouer les enfants gâtés ! Tu n’as rien à voir avec tout ça, tu les leur donnes et ces deux connards nous les lâchent.
- — Et si je ne veux pas ?
- — Nous vous emmenons à la brigade et nous attendons que le juge vous oblige. Nous sommes vendredi. Alors trouver un juge le vendredi soir…
La fliquette avait déjà sorti le boîtier de prises d’empreintes et la lui présentait.
- — Votre main droite, s’il vous plaît.
À contre-cœur, Pétra la lui tendit. La prise faite, elle lança le comparatif. Ce fut bref. Elle montra l’écran à Decamp. Celui-ci, dégrippant les menottes qu’il portait à son ceinturon, fit signe à la jeune femme d’approcher.
- — Pétra Cassin, il est 18 h 45 et, à partir de cet instant, vous êtes en garde à vue pour suspicion de meurtre ou de complicité de meurtre sur la personne d’Antoine Exaspéry.
Pour le Maire, ce fut le coup de grâce, appuyé contre son mur d’entrée, il regarda les deux flics encadrant sa fille aller à leur voiture.
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Godevin était assis à même le sol, dos appuyé au canapé. Contre son épaule, l’épaule d’Émilie. Elle l’avait invité dans son petit studio en ville pour fêter la résolution de l’affaire. Christiane chez sa « mère », il s’était empressé d’accepter. Sa collègue avait délaissé son habituel costume veste/pantalon pour une robe d’été qui exaltait sa féminité.
- — On s’en est pas mal tirée, choqua-t-elle sa canette contre la sienne.
- — Tu parles. Jamais eu une affaire de meurtre aussi vite élucidée.
L’interrogatoire qu’ils avaient mené conjointement n’avait été qu’une formalité. Pétra n’avait rien d’une criminelle endurcie. Comme le notèrent les deux enquêteurs dans leur rapport, c’était une de ces jeunes paumées, accro à la drogue et tombées entre de mauvaises mains. Son copain, Dylan Zimmermann était un zonard qui vivait d’expédients.
Il avait entendu les élucubrations d’Antoine Exaspéry. Il avait compris qu’il serait absent le lendemain soir. D’où l’idée du cambriolage. Un « vieux con » comme lui, pas difficile de trouver sa cachette. Il avait entraîné à sa suite, un de ses « amis », Dorian Gris. Pétra les accompagnait, selon ses dires, juste parce qu’elle connaissait le village. Malheureusement, ils n’avaient rien trouvé. Aussi quand leur victime était rentrée plus tôt que prévu, énervés par leur échec, ils avaient voulu le faire parler et ça avait dégénéré. Pétra prétendait que, lorsque les garçons l’avaient tabassé, elle avait essayé de les arrêter, mais « ils l’avaient envoyée chier » et elle était partie.
- — Cela ne nous concerne plus, souligna Decamp en passant son bras autour du cou d’Émilie. Laissons faire la justice.
Oublié sa règle « pas mélanger sexe et travail ». Elle tourna la tête vers lui, leurs lèvres se joignirent… Baissons chastement le rideau sur leur baiser et sur l’histoire.