n° 21531 | Fiche technique | 22901 caractères | 22901Temps de lecture estimé : 16 mn | 11/02/23 |
Résumé: Nous ne pouvons pas tous être des héros...! | ||||
Critères: humour | ||||
Auteur : Lottie Envoi mini-message |
Concours : Mythomane |
Jules, satisfait de lui et au volant de sa Peugeot 402, musardait sur ces routes normandes à la circulation improbable. Surtout en ce mois d’avril 1940. La drôle de guerre, disait-on. Une période interlope où personne ne se retrouvait. L’homme ne détestait pas ce moment où tout était permis à ses entreprises. Entreprises bien peu licites, évidemment.
L’homme ne s’inquiétait pas trop pour son avenir. À l’arrière, dans le coffre de son véhicule, reposait une petite mallette, enfin petite… Disons suffisante pour contenir le fruit de ses rapines.
Trivialement, nous pourrions affubler Jules du doux qualificatif d’escroc. Certes, certes, cela était un peu abrupt et risquerait de rendre notre héros bien antipathique. Pourtant, si l’on prenait son attache, il se qualifierait plutôt de « Robin des bois ».
Pour lui, la vie n’était que jouissance et, d’ailleurs, il n’accordait qu’un intérêt secondaire à l’argent. Il en fallait bien sûr pour vivre, mais il était si facile de le gagner… Enfin plutôt de le voler. Donc, léger et insouciant, il roulait sur cette départementale aux abords bien bucoliques.
Son dernier méfait le faisait encore rigoler, il était bien le seul d’ailleurs. En ce temps béni où la France n’était qu’inorganisation, il était à l’apogée de son art. Enfin art… !
Se faisant passer pour un ingénieur génial, il avait su s’imposer dans une entreprise directement liée à l’effort de guerre, via la production de pièces métalliques usinées avec la plus haute précision. Son implication personnelle n’avait pas été plus loin que de prendre un poste de direction et ensuite de faire main basse sur la caisse. Caisse au montant on ne peut plus rebondi. Du numéraire qui ne faisait que gonfler la mallette contenue dans le coffre de la Peugeot.
Cette petite route départementale lui fit connaître son premier « bouchon », chose inhabituelle, à l’époque. Un charroi s’était renversé en travers de la voie et nombre de personnes semblaient s’exciter autour de l’accident. La situation paraissait sérieuse. Jules s’arrêta donc à l’arrière de cet évènement. Enfilant sa veste et coiffant son chapeau mou, il prit l’air le plus docte possible et se dirigea vers l’accident.
Du haut de ses quarante ans, Jules prit un air grave et adopta un ton péremptoire pour dire :
Il se pencha sur l’homme, au demeurant pas dans un si mauvais état que cela. Il avait certes les jambes coincées sous la carriole, mais sa vie ne semblait pas en danger. Toutefois, Jules prit les rênes de l’opération et ordonna le sauvetage. Le véhicule fut délicatement remis sur ses roues et le conducteur dégagé de ses entraves. Quelques fractures empêchaient l’accidenté de marcher et Jules intima l’ordre de mener précautionneusement la victime à sa voiture pour qu’il puisse la véhiculer jusqu’à l’hôpital le plus proche. Sa vanité fut comblée par un :
Dans la Peugeot avaient pris place, outre le blessé, Monsieur le Maire et Mademoiselle l’institutrice qui, du haut de ses trente ans, assurait l’éducation des enfants du village et, accessoirement, toutes choses qui semblaient absconses à ces gens du terroir.
Madeleine, la fonctionnaire de l’éducation nationale en question, regardait le chauffeur avec admiration. Depuis ces années qu’elle avait passées dans ce coin perdu, elle n’avait pas vu un homme aussi…
Dynamique. Entreprenant. Sûr de lui.
Beau… !
Monsieur Le Maire regardait le chauffeur avec attention. Depuis le départ sous les drapeaux du Docteur Durant, la ville était un peu orpheline. L’édile considéra l’homme, il était :
Dynamique. Entreprenant. Sûr de lui.
L’homme de la situation, en somme.
Après avoir déposé le Charles à l’hôpital de la préfecture, l’édile revint à la charge :
L’édile prit un air contrit et commença, avec embarras, à tourner son chapeau dans ses mains. Il songea que le praticien avait raison. Il ne pouvait pas décemment, lui, un élu de la république, pousser un honnête homme à contrevenir à la loi pour sa propre convenance. Ce fut la maîtresse d’école qui de sa fluette voix vint à son secours.
Jules regardait maintenant ses passagers avec un vif intérêt. Toubib… ! Voilà une veste qu’il n’avait jamais endossée. Il s’en sentait parfaitement capable. Il se souvenait de cette pièce de théâtre qu’il était allé voir avec… comment s’appelait-elle donc… ah oui, Catherine, où le grand Louis Jouvet incarnait un médecin tout à fait crédible et parfaitement charlatan.
Ah Catherine, combien lui avait-il soutiré ? Il ne savait plus, mais il avait été si jouissif de se faire passer pour un entrepreneur ayant fait fortune aux colonies. Elle était aussi béotienne en affaire, qu’athénienne au lit. Il avait malheureusement fallu qu’il fuie ce nid, si accueillant et si voluptueux, après avoir dépouillé sa propriétaire.
L’idée d’endosser la blouse du carabin lui plaisait de plus en plus. Il était sûr que cela ne lui rapporterait pas grand-chose, mais qu’importe l’argent quand on avait l’ivresse. De toute façon, il n’avait pas encore décidé de la suite de sa vie et l’intermède qui s’offrait à lui le tentait vraiment.
Les figures des deux autres interlocuteurs s’ornèrent d’un large sourire et l’élu s’empressa de servir de guide. Jules pénétra dans l’antre de son « confrère » avec délectation. Après ouverture des volets, il put voir un bureau très cossu avec une bibliothèque largement pourvue en ouvrages scientifiques. Il se dit que leur lecture serait parfaite pour entrer dans son rôle.
Il profita de sa solitude soudaine pour se précipiter sur les livres de médecine présents. Non pour devenir médecin, chose qui prendrait trop de temps, plutôt pour connaître quelques mots scientifiques qui en imposeraient à la populace.
Jules aimait bien son nouveau statut. Sa faconde habituelle le faisait apprécier de sa patientèle, surtout qu’il ne faisait pas souvent payer ses consultations et prenait même en charge bon nombre de médicaments. La population avait gagné au change surtout que pour le moment les bons soins de Jules n’avaient tué personne… !
En ce 10 mai 1940, la France fut stupéfaite d’apprendre l’attaque de l’ennemi héréditaire. Cependant, nous avions les meilleurs stratèges, le Général Gamelin l’avait prédit : Les boches allaient attaquer en traversant la Belgique et au pire, on les arrêtera sur la Somme. Ce sera reparti comme en 14. S’il n’y avait pas eu cet imbécile de Général Gudérian qui traversa les Ardennes alors que l’état-major français disait que c’était impossible, les choses se seraient bien passées. Toutefois, elles se passèrent mal, même très mal et huit jours après cette date fatidique, on vit passer les premiers réfugiés.
Voyant cela, Jules, qui commençait à s’ennuyer dans ses nouvelles fonctions, décida de partir aussi. Ce fut la stupéfaction dans le village et la désolation à l’école. Il est sûr que la chair était faible et l’homme si beau, si flamboyant. De plus, dans sa jeune vie, Madeleine n’en avait connu aucun qui avait su autant la faire vibrer. Les adieux furent déchirants et, bien sûr, l’institutrice pleura comme une madeleine, évidemment… !
Les routes de l’exode étaient déjà bien encombrées et la Peugeot de l’ex-pseudo-médecin suivait doucement la cadence. De toute façon, il était impossible de faire autrement, tellement la route était congestionnée. Seuls quelques convois militaires arrivaient, sous la menace, à se frayer un chemin dans cette populace. Jules avait bien envie de les interpeller pour leur dire qu’ils n’étaient pas dans la bonne direction, que les combats se déroulaient plus au nord, mais s’abstint. Il se doutait que ses remarques ne seraient pas favorablement accueillies.
La colonne de ces gens complètement déboussolés s’étendait sur des kilomètres et était de temps à autre survolée par des avions ennemis. Ce ne fut que quand les réfugiés furent mêlés aux militaires que les stukas piquèrent. Ce fut un massacre. Jules eut à peine le temps de sauter de sa voiture et de se « planquer » dans le fossé adjacent. Quand il releva la tête, il appréhenda l’ampleur des dégâts. À perte de vue, ce n’était que désolation ! Il eut un rictus de dépit en voyant brûler sa voiture, moins pour elle-même que pour la petite mallette entreposée dans le coffre, dont le contenu était parti en fumée.
Loin de l’abattre, ce contretemps le détermina à endosser un nouvel habit. Parmi les victimes de cette attaque, il avait remarqué un franciscain. Prestement, il préleva la bure et les sandales, mit en sautoir la croix tau et se ceint de la corde à nœuds. L’absence de possibilités d’ablutions de ces derniers jours de nomadisme lui avait donné le cheveu hirsute et la barbe naissante. Il ne dut pas se forcer beaucoup pour prendre un air lunaire, ce qui lui donnait une allure mystique seyant à sa nouvelle apparence.
Dans cette longue colonne de misère, plus d’un lui proposa le dîner. Il accepta souvent et paya avec force bénédictions. Jules aimait bien ce nouveau rôle qui contredisait le dicton, en l’occurrence, l’habit faisait le moine. L’exode avançait à petite vitesse et ce fut plusieurs jours plus tard que la colonne arriva dans une ville moyenne. Les fonctionnaires de la sous-préfecture, enfin ceux qui n’avaient pas encore déserté leurs postes, avaient le plus grand mal à canaliser cette populace migrante. Jules s’arrêta près d’un groupe qui bivouaquait tant que faire se pouvait à proximité de l’église. Ils avaient été surpris par le dernier orage et ils étaient trempés. Malgré le beau temps revenu en ce printemps, la troupe avait piètre allure. Jules avisa une jeune femme qui donnait le sein à un enfant et qui pleurait. La scène était touchante et il s’approcha pour lier conversation. Tout à sa nouvelle identité, il l’interpella :
La mère leva la tête et le regarda longuement avant de répondre.
Elle le dévisagea encore une fois, baissa la tête et murmura :
Un habituel rictus déforma légèrement le visage du pseudo-franciscain, il n’aimait pas cette situation.
Le curé Maillard entamait avec entrain son déjeuner. Eugénie, sa gouvernante et cordon bleu reconnu, lui avait concocté son habituel repas qu’il ingurgitait régulièrement et qui justifiait sa bedaine. Loin des tumultes de la rue, il avait mis sa serviette à son col pour ne pas se tacher et attendait le bœuf mironton que lui avait préparé sa bonne. Le doux fumet qui exhalait de la cuisine le faisait plonger dans un nirvana… heu, je me trompe de religion…, dans un paradis à nul autre pareil.
C’était dans ce moment de pur bonheur espéré qu’un séisme se produisit. La guerre, tant relatée dans les journaux, l’avait-elle rejoint ? Il ne savait. Pourtant, les bruits de tambourinements à sa porte ne laissaient aucune équivoque. Quelqu’un le sollicitait et même si l’importun dérangeait sa sustentation, il était de son devoir de répondre à la demande.
Quelle ne fut pas sa surprise quand il fut confronté à cet hère. Dépenaillé, hirsute, presque hagard, il avait en face de lui l’image du moine errant. Toutes choses qui lui firent reprendre le moral. Il était en terrain connu et ce moine se calmerait bientôt.
Cette remarque s’effaça vite devant le regard flamboyant du moine qui lui fit entrevoir les affres du Pandémonium.
L’église fut prestement ouverte et le groupe de Wallons put, outre s’y abriter, y apaiser sa faim. La jeune femme précédemment rencontrée berçait maintenant son poupon repu et endormi. Elle l’interpella :
Cette réflexion laissa Jules pensif. Cette femme avait dit qu’il était un saint ! D’ailleurs, existe-t-il déjà un Saint Jules ? Peu importe, car il voyait que la situation de sauvetage qu’il avait créée était bien précaire. Comment faire perdurer la chose, il ne savait encore, mais avisant le père Maillard, il fonça sur lui.
La course ne fut pas exagérément longue, le château se trouvant dans la périphérie immédiate de la ville. Le Comte et la Comtesse de la Villandrière occupaient une vaste bâtisse, héritage d’une très longue lignée aristocratique.
Leur arrivée ne choqua personne, tellement l’époque était à la tourmente. Les maîtres de céans accueillirent les visiteurs dans le grand salon et leur prodiguèrent forces amabilités. Le comte, ancien colonel de Cavalerie avait perdu une jambe en 1917 dans une obscure bataille en Lorraine. Cela n’avait entamé sa bonne humeur que dans la mesure où il ne pouvait plus en découdre avec les Teutons.
La châtelaine était une femme affable qui assura que la cuisine du château lui était ouverte et subviendrait aux besoins des réfugiés dans l’église. Elle proposa aussi aux deux religieux de partager leur table, car ils allaient bientôt y passer.
Toutefois, la comtesse, Alice de son prénom, trouvait que les remugles émanant du visiteur offensaient fortement son odorat. Il faut avouer qu’une quinzaine sans bain n’encourageait pas une proximité olfactive. La proposition d’ablutions de l’hôtesse fut donc acceptée avec joie.
La bure étant dans un état similaire, un vêtement propre lui fut prêté. C’était donc un parfait dandy qui réapparut. Si le curé n’y fit absolument pas attention, trop occupé par son ventre qui gargouillait, le maître de maison eut un sourire amusé et son épouse un éblouissement. Il faut dire que Jules était bel homme et savait, de par ses manières, plaire aux femmes. Le majordome se présenta et dit :
Le repas, raffiné comme il se devait dans ce genre de maison cossue, se déroula agréablement. Le café fut servi au petit salon. Le prêtre ne tarda pas à s’assoupir, les fatigues de la digestion le terrassant. L’hôte proposa un cigare à l’invité et tous deux s’installèrent en vis-à-vis.
L’ex-colonel parti d’un grand rire, puis poursuivit :
Le châtelain examina à nouveau son invité et il voyait une flamme singulière danser dans ses yeux. Une certaine fièvre qui faisait s’enflammer son propos.
La maîtresse de maison accomplit avec ravissement la tâche que lui avait demandée son mari. La vie était singulièrement monotone et cette visite inopinée la ravissait. Jules l’était tout autant, ravi, surtout à côtoyer cette femme altière et gironde. Toutefois, son esprit n’était pas à la gaudriole. S’il désirait voler quelque chose au comte, ce n’était pas sa femme, mais un uniforme. Il devait bien en avoir un quelque part dans cette maison. Il avait sa petite idée sur le moyen de sauver la France. Tout était dans la motivation. Il avait trop vu ces soldats aux visages défaits, il allait les remobiliser.
C’était sans vergogne qu’il passa en revue les armoires de la maison et y trouva son bonheur. Dès potron-minet, il s’habilla de cet uniforme dont la taille n’était pas trop éloignée de la sienne. Là aussi, la tenue faisait le militaire. Il se trouvait très martial en cet équipage. Il se dirigea ensuite vers le centre de la petite ville et ramassa au passage une dizaine d’hommes. Certes, l’escouade avait piètre allure. Il ne devait pas y avoir deux représentants du même régiment et d’ailleurs ils n’étaient pas tous armés.
Jules avait tout de même confiance en son étoile. Deux heures qu’il recrute et déjà dix hommes ! Les dites recrues regardaient d’ailleurs ce colonel avec circonspection. Depuis la frontière belge, ils en avaient vu des officiers et un bon nombre fuyaient encore plus vite qu’eux. Que celui-ci veuille retourner vers le front était étonnant, surtout, vêtu comme il l’était d’un uniforme de grand apparat.
À son grand dépit, en ratissant la ville et ses faubourgs, il ne put trouver d’autres forces militaires à mobiliser. Il posta donc ses soldats à la sortie de la ville, près d’un pont traversant la rivière. Endroit hautement stratégique de son point de vue. C’est d’ailleurs à cet endroit que la menace se fit entendre avant qu’elle ne soit visible.
Les troufions avaient aussi compris ce qui arrivait sur eux et se débandèrent les uns après les autres. Jules ne remarqua pas immédiatement cette défection, tellement il était subjugué par ce bruit. La vue de ce front qui avançait ne se fit pas attendre et c’était impressionnant. Plusieurs panzers avançaient de front, la vision était apocalyptique. Après un rapide coup d’œil autour de lui, il remarqua bien qu’il était seul.
Jules repensa à la conversation qu’il avait eue avec le comte, le jour précédent. Son idée qui devait faire de lui un héros avait si lamentablement échoué que là, on pouvait pour une fois le qualifier de mythomane.
Sa réflexion l’amena à cette conclusion : un mythomane vivant est préférable à un héros mort. Il se retourna donc et prit ses jambes à son cou.