- — Maman, maman ! Qui suis-je aujourd’hui ?
- — Aujourd’hui, et comme tous les jours, tu es mon Gaston chéri.
- — Mais aujourd’hui, juste aujourd’hui ?
- — Aujourd’hui, tu es un chevalier, mon garçon. Tu as vaincu un dragon très très méchant, mais un autre est arrivé et menace les villageois de la vallée…
- — Ouiiii ! Je vais lui couper la tête au dragon !
Un petit garçon brandit une épée imaginaire, puis se retourne vers sa maman.
- — Et toi, maman, tu es quoi aujourd’hui ?
- — Aujourd’hui, je suis une ogresse des montagnes. Et j’aime manger les chevaliers !
Un petit garçon part en courant, poursuivi par sa maman hilare.
*****
- — Salut Ahmed ! Toujours en train d’essuyer les verres ? Tu vas finir par les polir !
Le barista sourit derrière son comptoir.
- — Bonjour Gaston. Le café bien serré pour être en forme quand ta femme rentre ? dit-il avec un clin d’œil complice.
Je m’installe sur un tabouret au comptoir ; toujours la même place, toujours à dix-neuf heures, et toujours le même café.
- — Vrai ! Et aussi pour me remettre de mes journées. Je commence une nouvelle enquête. Imagine-toi qu’une pièce de monnaie a été volée dans un musée sur l’Île. Et pas n’importe quelle pièce de monnaie : cinquante-trois centimètres de diamètre, cent kilos d’or massif, frappée à l’effigie de feu la reine Elizabeth II. Elle est estimée à plus de quatre millions. Disparue !
- — C’est fou ça, dit Ahmed en essuyant consciencieusement son verre.
- — Excellent résumé de la situation. Le musée fait la largeur de l’île, trois façades sur quatre donnent directement sur le fleuve. Les fenêtres qui donnent sur l’esplanade ont des barreaux, la grande porte d’entrée était évidemment verrouillée et gardée. Un gardien patrouille toute la nuit dans le musée. Et malgré tout ça, envolés les cent kilos d’or !
- — Il y a bien des caméras dans le musée ?
- — Exact. Mais on n’a pas encore les images, la société de surveillance devrait nous les transmettre dans les prochaines heures.
Je reprends une gorgée de café ; la chaleur se propage dans ma gorge en une vague de réconfort.
- — Et cette pièce, elle n’était pas dans une vitrine de protection ? s’étonne Ahmed.
- — Non, pourquoi ?
- — Imagine, la femme de ménage a fait la poussière dessus et elle s’est mise à rouler, rigole-t-il.
Je n’aurais pas pensé à ça…
- — Ce ne serait pas une enquête de police, mais un sketch burlesque. Le service d’à côté, dis-je en riant à mon tour. Allez, Sarah va bientôt rentrer. À demain, Ahmed !
Je parcours les quelque cinquante mètres qui séparent le café de notre appartement. Deuxième étage, troisième porte à gauche.
- — Bonjour mon cœur. Tu es déjà rentrée ?
Sarah, ma belle, ma femme. Ses yeux marron si chaleureux, ses mèches folles qui dépassent de son chignon. Elle vient se lover contre moi ; je respire son odeur à pleins poumons.
- — On a fini une version intermédiaire du nouvel algorithme de recherche aujourd’hui. Quand les devs ont confirmé que le pipeline de validation a passé sur le cluster, on a décidé de s’arrêter pour aujourd’hui.
- — Tu sais que je ne comprendrai jamais ton travail chez Gogole. Je ne suis qu’un humble commissaire de police travaillant encore avec un crayon et un calepin !
Sarah rit. Elle défait son chignon et enfile une paire de douillettes pantoufles.
- — Tu es sur une nouvelle enquête ?
- — Imagine-toi qu’une pièce de monnaie a été volée dans un musée sur l’Île. Et pas n’importe quelle pièce : une pièce de monnaie de cinquante-trois centimètres de diamètre, en or massif, frappée à l’effigie de la reine Elizabeth II. Elle pèse cent kilos — d’or ! — et vaut plus de quatre millions.
- — Donnez-moi les éléments de l’enquête, commissaire !
- — Le musée fait la largeur de l’île, trois façades sur quatre donnent directement sur le fleuve. Les fenêtres qui donnent sur l’esplanade ont des barreaux, la grande porte d’entrée était évidemment verrouillée et gardée. Un gardien patrouille toute la nuit dans le musée. Et malgré tout ça, envolés les cent kilos d’or ! La société de surveillance devrait nous transmettre les images dans les prochaines heures.
- — Ça me semble très intriguant, tout ça !
- — Le plus drôle, c’est que cette pièce était dans une vitrine sous alarme. Impossible de la sortir, ou même de toucher la vitrine, sans déclencher l’alarme. Affaire à suivre, mon cœur…
*****
- — Maman, maman ! Qui suis-je aujourd’hui ?
- — Aujourd’hui, et comme tous les jours, tu es mon Gaston chéri.
- — Mais aujourd’hui, juste aujourd’hui ?
- — Aujourd’hui, tu es un guérisseur, mon garçon. Tu sais soigner les enfants, les vieillards et les malades rien qu’avec des plantes. Mais une nouvelle maladie est apparue dans la vallée, les villageois ont des pustules partout ! Tu saurais trouver un remède ?
Un petit garçon réfléchit intensément, la tête penchée sur le côté.
- — Je vais faire une potion ! Avec des branches qui piquent, comme ça la maladie pourra plus venir ! Et toi, maman, tu es quoi aujourd’hui ?
- — Aujourd’hui, je suis une villageoise, et je fais les meilleures tourtes de la région. Tu as juste le temps de guérir les malades de leurs pustules, avant que ma tourte soit cuite !
*****
- — Salut Ahmed. J’ai du nouveau !
Je m’installe à mon tabouret usuel pendant que le patron prépare mon café usuel.
- — Le ou les voleurs ont fait rouler la pièce au sol. On a pu relever sur le parquet les traces de la dentelure de la tranche de la pièce : elle est tellement lourde qu’elle a marqué le bois ! Les traces vont jusqu’à une fenêtre, qui donne sur le fleuve. La pièce a probablement été jetée dans l’eau puis récupérée !
- — C’est peut-être bien la femme de ménage qui l’a faite rouler en faisant la poussière, rigole le barista.
- — Je ne pense pas que la femme de ménage puisse passer son plumeau à travers une vitrine sous alarme, je souris en sirotant le café.
Ahmed hausse un sourcil.
- — Vitrine sous alarme ?
- — Nouveaux développements, dis-je laconiquement. On favorise la piste de plusieurs voleurs : une personne seule n’aurait jamais pu déplacer la pièce hors de son socle dans la vitrine. Ni la soulever pour la faire passer à travers la fenêtre, qui est à bien quatre-vingts centimètres du sol.
- — Mais pourquoi la jeter dans l’eau ? Peut-être qu’un bateau attendait ?
- — Les riverains n’ont pas entendu de bateau à moteur durant la nuit. Quant à une barque… La fenêtre du musée est bien sept mètres au-dessus de l’eau. Imagine le trou qu’une pièce de cent kilos ferait dans une barque !
- — Alors la pièce est peut-être toujours au fond ?
- — On a envoyé les plongeurs : ils n’ont trouvé que des cadavres de bières et de vélos en libre-service.
Ahmed me lance un regard compatissant tout en essuyant son sempiternel verre.
- — Autre nouveauté : on a eu les images de la vidéosurveillance. La caméra enregistre une image par minute. On voit donc la pièce dans sa vitrine à une heure vingt-sept, puis la vitrine vide à une heure vingt-huit. Le gardien qui patrouille était à l’autre bout du musée à ce moment-là, la vidéo confirme son témoignage.
- — Ahah ! Il y a des images de la fameuse fenêtre par laquelle la pièce a été jetée ?
- — Non, elle n’était pas sous surveillance vidéo.
- — Dommage. Ça devait quand même prendre une bonne minute, de venir à plusieurs gus en roulant la pièce, ouvrir la fenêtre, soulever la pièce, la jeter à l’eau et tous sortir ! Le barista s’interrompt, puis reprend en riant : Imagine, la fenêtre aurait été surveillée et rien qui a bougé. Tu serais encore plus dans le brouillard !
- — Merci pour ton oreille attentive, Ahmed. Allez, je file, à demain !
Deuxième étage, troisième porte à gauche. Sarah n’est pas encore là ; je range ma vaisselle de déjeuner avant de m’installer sur le canapé pour réfléchir. Elle arrive quelques minutes plus tard, silhouette emmitouflée pour résister au frimas.
- — Bonjour toi, dit-elle en plantant un bisou sur le sommet de mon crâne. Je suis vannée, j’ai passé la journée à négocier du temps pour que les devs puissent renforcer les tests sur le tag d’hier — mais Gogole et la rentabilité, c’est un poème !
Je l’attire sur le canapé à côté de moi, savourant son contact. Je dégage sa nuque et entame un petit massage des épaules pour la détendre ; elle se met à ronronner sous mes doigts.
- — Change-moi les idées, Gaston. Tu progresses dans ton enquête ?
Je me lance dans mon récit.
- — Le ou les voleurs ont fait rouler la pièce au sol. On a pu relever les traces de la dentelure : la pièce est tellement lourde qu’elle a marqué le parquet ! Les traces vont jusqu’à une fenêtre qui donne sur le fleuve. À l’heure actuelle, mon hypothèse est que la pièce a été jetée dans l’eau puis récupérée ! On favorise la piste de plusieurs voleurs : une personne seule n’aurait jamais pu déplacer la pièce hors de son socle dans la vitrine. Ni la soulever pour la faire passer à travers la fenêtre, qui est à bien quatre-vingts centimètres du sol.
- — Fascinant… Tu penses que les voleurs sont entrés et sortis par cette fenêtre ?
- — La fenêtre du musée est bien sept mètres au-dessus de l’eau. Il aurait fallu mettre une échelle sur une barque ; compliqué, mais pas impossible.
- — Les voleurs auraient pu descendre la pièce dans la barque avec eux ?
Son visage est plein d’une curiosité enfantine qui me réchauffe le cœur.
- — Porter une médaille aussi lourde en descendant une échelle posée sur une barque… Le voleur mériterait la médaille en question rien que pour l’exploit !
- — J’admets, sourit Sarah.
- — Autre nouveauté : on a eu les images de la vidéosurveillance. La caméra enregistre une image par minute. On voit donc la pièce dans sa vitrine à une heure vingt-sept, puis la vitrine vide à une heure vingt-huit. Le gardien qui patrouille est à l’autre bout du musée à ce moment-là, la vidéo confirme son témoignage.
- — Un suspect innocenté, donc !
- — Oui. Et le meilleur pour la fin : on a des images de la fenêtre par laquelle la pièce a dû être sortie. Rien, elle est fermée au moment de la disparition de la pièce et durant toute l’heure qui suit, pas la moindre différence d’images ! Et pourtant, venir à plusieurs en roulant la pièce, ouvrir la fenêtre, soulever la pièce, la jeter à l’eau et, probablement, tous sortir… Cela prend plus d’une minute !
- — Peut-être que les voleurs savaient à quelle fréquence et à quels instants exacts la caméra enregistre, et sont sortis du champ de la caméra aux instants critiques ?
- — J’y pensais, justement. Tes mains sont encore froides, mon cœur. Envie d’une petite douche avec moi pour te les réchauffer ?
*****
- — Maman, maman ! Qui suis-je aujourd’hui ?
- — Aujourd’hui, et comme tous les jours, tu es mon Gaston chéri.
- — Mais aujourd’hui, juste aujourd’hui ?
- — Aujourd’hui, tu es un barde, mon garçon. Tu as une voix magnifique, et tu as chanté pour les plus grands rois et reines du pays ! Tu peux profiter qu’on soit dehors pour chanter !
- — Et toi, maman, tu es quoi aujourd’hui ?
- — Aujourd’hui, je suis une montreuse d’ours. Et je montrerai à la cour du roi ce que j’ai appris à Noiraud.
- — Mais Noiraud, c’est un chien, maman !
- — Noiraud est grand, très poilu et grogne quand il baille. Je suis sûre que la cour n’y verra que du feu !
Un petit garçon et sa maman échangent un sourire complice.
*****
- — Haut les mains, Ahmed ! Vous êtes en état d’arrestation !
Le patron du café manque de lâcher le verre qu’il tenait.
- — Gaston ? Mais…
- — Je t’ai eu ! Tu aurais vu ta tête !
Son air vexé me fait réaliser que ma blague était peut-être un peu exagérée.
- — Excuse-moi, j’ai les nerfs qui lâchent, je n’ai pas bougé de mon bureau aujourd’hui.
- — Avant de te connaître, je pensais que les commissaires étaient toujours dehors pour leurs enquêtes et faisaient des heures sup’ à l’infini. Mais toi, tu es toujours à ton bureau et ponctuel chez moi.
- — Ce sont les enquêteurs qui vont sur le lieu du crime, font les interrogatoires, etc. Mon travail est d’essayer de donner du sens à tous les éléments qu’ils collectent et je réfléchis mieux au chaud à mon bureau. Commissaire 4.0, dis-je avec un sourire complice.
Ahmed me tend une tasse de café sans parler. J’ai visiblement encore à me faire pardonner.
- — J’ai regardé les images de surveillance de la semaine dernière en espérant voir un comportement suspect de visiteurs. Je suis tombé sur une pépite : un touriste se fait bousculer par un gamin et lâche son thermos de café qui se répand au sol. On voit nettement le café qui remplit de petites marques régulières dans le parquet : les marques laissées par la pièce lorsqu’on l’a roulée au sol vers la fenêtre. La pièce était déjà volée il y a une semaine, c’est un faux qui était exposé !
Sous l’effet de la nouvelle, le barista rompt son silence digne. Ouf, que ferais-je sans lui !
- — Un faux ? Une pièce en carton-pâte ? C’est absurde !
- — On fait de très belles imitations en impression 3D. Commissaire 4.0 face aux voleurs 4.0 !
- — Donc la pièce peut avoir été volée il y a des années ?
- — Les traces du parquet sont assez récentes, elles n’ont pas été abîmées par des années de visiteurs les piétinant.
Je fais une pause avant d’annoncer mon atout maître.
- — J’ai une pépite supplémentaire : la société de surveillance nous a envoyé un résumé des images des deux dernières semaines. Le gardien fume chaque nuit au début de sa ronde, et laisse la fenêtre ouverte pendant plusieurs minutes pour aérer !
- — Incroyable !
- — On va le cuisiner un peu. Il pourrait avoir parlé à des gens de cette fenêtre qu’il ouvre chaque nuit à heure régulière. Ou pire, il pourrait être de mèche avec les voleurs.
- — J’y crois pas, Gaston. En parler avec des amis : il faudrait qu’ils aient repéré la fenêtre, l’heure, la configuration des lieux… Et ils n’auraient aucun moyen de savoir quand la surveillance prend une image ! Quant à être l’un des voleurs, c’est idiot, il sait qu’il est le suspect numéro un. Il finira en taule en moins de deux s’il commence à mener la grande vie.
Effectivement…
Ma femme rentre dans le café et salue le patron avec un grand sourire ; nous venons toujours bruncher chez Ahmed le dimanche, et tous deux s’apprécient beaucoup. J’ai un peu tardé à rentrer, et me fais tirer l’oreille en conséquent.
Nous prenons le chemin vers l’appartement et je répète à Sarah ce que j’ai raconté au barista.
- — Mon suspect principal n’est pas le gardien, ce serait trop évident, trop culotté de sa part. Mon suspect est une suspecte : l’ex-compagne du gardien !
Sarah me lance un regard interloqué.
- — Un gars de la société de surveillance nous a appelés, tout penaud. Il y a deux mois, le gardien a apparemment emmené sa compagne pour une virée en amoureux dans le musée. Ils ont fait la ronde ensemble, admiré la pièce maintenant disparue, et pris un long moment pour fumer ensemble à la fenêtre !
- — Fascinant, ce qu’un homme peut faire comme bêtises !
Je la foudroie du regard, mais ne résiste pas longtemps à son air malicieux. Sarah reprend :
- — Mais cette ex-compagne ne saurait pas les instants auxquels enregistre la caméra ? D’ailleurs, le gardien lui-même n’a aucune raison de le savoir !
- — C’est là le point crucial ! Figure-toi que l’homme de la surveillance a immédiatement contacté le gardien pour l’avertir qu’ils n’étaient pas discrets ! Très sympa, n’est-ce pas ? Il lui a envoyé pour preuve les images d’eux à la fenêtre, avec date et heures. Tous deux savent donc exactement quand la caméra enregistre !
- — As-tu déjà trouvé cette femme ?
- — Elle a quitté son travail il y a deux semaines et disparu sans laisser d’adresse. C’est d’ailleurs pour cela que le gardien parle d’elle comme son ex-compagne : elle a disparu de sa vie sans même un mot d’adieu.
- — Maman, maman ! Qui suis-je aujourd’hui ?
- — Aujourd’hui, et comme tous les jours, tu es mon Gaston chéri.
- — Mais aujourd’hui, juste aujourd’hui ?
- — Aujourd’hui, tu es un prince, mon garçon. Tu es un jeune homme grand et digne, et tu succéderas bientôt au roi qui est bien malade.
- — Et toi, maman, tu es quoi aujourd’hui ?
- — Aujourd’hui, je suis Fée Tiguée.
- — Ah non, je l’aime pas Tiguée ! Elle est pas marrante. Choisis un autre !
- — D’accord… Aujourd’hui, je suis une princesse endormie. Il lui faut cent bisous d’un prince pour se réveiller !
Un petit garçon ardent d’accomplir sa mission se rue dans les bras de sa maman fatiguée.
*****
- — Salut Ahmed ! Promis je ne t’arrête pas aujourd’hui. C’est l’ex-compagne du gardien qu’on recherche !
- — J’ai raté des épisodes, Gaston… répond le barista en faisant couler le café d’un geste automatique.
- — Les images de surveillance montrent, il y a vingt jours, à vingt-deux heures : la fenêtre laissée ouverte par le gardien pour aérer, puis une main de femme sur le rebord. Quelques minutes plus tard, la fenêtre est fermée par le gardien qui repasse, puis est mystérieusement rouverte et reste ouverte jusqu’à environ cinq heures. Le gardien repasse devant en achevant sa ronde et la ferme, pensant que c’est lui qui l’avait oubliée ouverte.
- — Attends, la fenêtre était filmée en fait ? Tu me disais que non avant-hier !
- — Faut arrêter de finir les verres de tes clients, Ahmed, dis-je en rigolant. J’enchaîne sans lui laisser le temps de répondre : on a montré l’image de la main sur le rebord au gardien. Il a formellement reconnu sur l’annulaire la bague de fiançailles qu’il avait offerte à son ex-compagne — bague qu’elle ne lui a pas rendue lorsqu’elle est partie sans laisser d’adresse.
- — Les femmes, soupire le barista en secouant la tête.
- — Aussi, un bateau a été remarqué par les habitants du quartier la nuit d’après. Un bruit métallique assez marqué, comme s’il raclait le fond du fleuve ! Je pense que nous tenons l’explication. Il ne reste plus qu’à trouver la coupable et ses complices !
- — Ça se fête ! Je préfère les verres pleins aux fonds de verres des clients, grimace Ahmed en nous servant deux virgin mojitos.
- — Mais j’ai pas tout compris, Gaston, reprend-il. Si les voleurs ont remplacé la pièce par un faux, quel intérêt auraient-ils eu à enlever le faux ? Et à 1h du matin encore, alors que le gardien ouvre la fenêtre à 22h ?
- — C’est une question à laquelle je travaille encore, dis-je en sirotant mon mojito anticipé.
Deuxième étage, troisième porte à gauche. Au vu de la bonne odeur qui règne en entrant, Sarah nous prépare un curry — sa spécialité.
- — Bonjour mon cœur. Passé une bonne journée ?
Elle ne répond pas ; l’atmosphère sent l’orage. Je m’approche, conscient des risques que j’encours.
Elle ne se retourne pas, passe la manche sur ses yeux, et découpe le poulet avec énergie. Aïe.
- — Le respo du frontend est devenu papa aujourd’hui. C’est le troisième de mon équipe cette année. Tout le monde parle de vêtements de bébé, de marques de couches, de leur manque de sommeil et des premiers babillements. Et nous, alors ? dit-elle avec des sanglots dans la voix.
- — Sarah, tu sais qu’on n’a pas les moyens…
- — Tu as prévu de gagner plus avant mes 45 ans ? Si on attend le succès de ta carrière…
- — Et toi donc ? je riposte brutalement. Tu pourrais demander une augmentation à Gogole, ils sont connus pour payer mieux que ce que tu as — surtout vu tes responsabilités et les horaires que tu fais !
- — Gaston, ne sois pas infect. Tu sais que je paie la maison de retraite pour ma mère.
- — Ta mère à qui tu ne m’as jamais présentée et à qui on n’a jamais rendu visite, en 6 ans qu’on se connait !
Elle se tasse ; je soupire ; je n’ai pas envie d’attiser la tension.
- — Excuse-moi, Sarah. Mes griefs sont idiots, c’est tout à ton honneur d’aider ta maman alors même que tu ne veux plus jamais la revoir. Je vais essayer de faire plus d’enquêtes et me faire connaître davantage. Et on peut encore attendre quelques années, le temps que Gogole te reconnaisse à ta juste valeur ?
Ma femme reprend le couteau et recommence à couper le poulet.
- — Tu as raison, soupire-t-elle. Mais j’ai tellement envie d’un bébé…
Je l’enlace, profitant qu’elle ait les mains occupées.
- — On aura un bébé, je te le promets.
*****
- — Maman, maman ! Qui suis-je aujourd’hui ?
- — Aujourd’hui, mon Gaston… Tu es devenu roi à la place de ton père. Mets ton manteau, nous allons lui dire un dernier adieu.
- — Je veux pas être roi, c’était bien prince. Et papa, il fait bien le roi !
- — Mon chéri, papa n’est plus là. Maintenant, tu es grand, et c’est à toi de prendre des décisions sages et justes.
- — Non, il est toujours là papa ! Il est assis sur son fauteuil et il a mis sa couronne !
Un petit garçon prend un air obstiné ; des larmes coulent sur ses joues.
- — Gaston…
- — Aujourd’hui, je suis prince et je vais jouer avec papa sur le fauteuil !
Un petit garçon court se lover sur le fauteuil de velours rouge vide.
*****
- — Salut Ahmed ! je lance en entrant dans le café.
- — Gaston. J’ai appelé le commissariat ce matin : aucun commissaire qui s’appelle Gaston de Truchtersheim. Nom inconnu sur les registres nationaux. Tu m’expliques ? jette le barista, glacial.
Aïe.
- — Je t’ai dit que l’affaire sur laquelle j’enquête doit rester secrète, l’accueil doit avoir pour consigne…
- — Arrête ça. Aucune de tes enquêtes a été publiée dans le journal. Ton nom est inconnu de la police. Tes récits sont pas raccords. Tu crois que j’ai pas remarqué que tu viens directement de chez toi dans mon café ? Le commissaire 4.0, en télétravail toute la journée, grince Ahmed.
- — D’accord, d’accord. Je vais t’expliquer. Je suis auteur, j’écris des romans policiers. Je viens ici pour te raconter mes idées parce que ça m’aide de les exprimer. Et tu m’aides beaucoup à améliorer mes scénarios en relevant les incohérences.
- — Je t’ai cherché sur Internet : rien sur toi. Me fais pas croire que t’es un auteur célèbre !
Je souris.
- — Gaston de Truchtersheim, tu imagines ce nom sur une couverture ? J’écris sous un pseudonyme un peu plus attrayant. Tu peux gogoler « Serafin D. ». Au passage, tu verras que tu figures dans les remerciements de mes deux premiers romans.
Le barista sort son smartphone de la poche arrière et pianote quelques instants ; son visage s’éclaire, avant de se renfrogner à nouveau.
- — Comment être sûr que c’est toi sous ce nom, et que tu m’as pas raconté des livres que tu as lus ?
C’est étonnamment douloureux, de ne pas être cru. Je hausse les épaules :
- — Je suppose que tu dois me croire sur parole. Et tu ne trouveras dans aucun livre l’enquête que je t’ai racontée les derniers jours.
Ahmed se radoucit.
- — La fameuse enquête… Du coup, tu sais comment elle finit ? C’est l’ex qui a fait le coup ?
- — Oui, la pauvre femme sera retrouvée morte bientôt. Il semble qu’elle ait fait appel, ou fait partie, d’une organisation qui ne souhaitait pas partager les quatre millions d’euros de la pièce.
Le patron hoche la tête, pensif.
- — Et qui a enlevé la fausse pièce de la vitrine, alors ?
- — L’organisation criminelle en question a tenté de faire d’une pièce deux coups, en faisant chanter le directeur de musée. Si celui-ci ne leur versait pas plusieurs milliers d’euros, ils diraient à la presse que la pièce est un faux et que le musée trompe les visiteurs depuis des années. Le mélange de vérité et mensonge aurait été excellent pour traîner le musée dans la boue.
- — Mais ? s’impatiente Ahmed.
- — Le directeur a botté en touche : il a lui-même fait disparaître le faux, en simulant un vol. Ce qui a accessoirement assuré une bonne publicité au musée : tout le monde veut voir le lieu où ce vol s’est produit !
Le barista hoche la tête, satisfait.
- — Pas mal, pas mal. Reste à en savoir plus sur cette organisation criminelle, j’imagine. Ta femme est autrice aussi ?
- — Sarah ? Non, elle travaille chez Gogole, tu le sais bien.
- — Ah. Monsieur le Commissaire n’enquête pas au bon endroit…
C’est mon tour d’être interloqué.
- — Je suis allé garder le fils de ma sœur ce matin. Il est malade, tu sais, les enfants, l’hiver… Elle habite à une douzaine de km d’ici. Je suis passé au supermarché à côté de chez elle, acheter quelques bonbons pour le petit. Et devine qui je vois en rayon ? Ta femme !
Je n’y comprends rien.
- — Mais pourquoi ferait-elle les courses là-bas ?
- — Elle ne faisait pas ses courses, elle y travaillait ! Elle était en train de mettre des yaourts en rayon. Avec le tablier et tout.
- — Tu as confondu…
- — Je te jure. J’étais assez près pour voir que c’étaient des yaourts Damome zéro %, alors j’ai bien vu son visage.
Je ne peux y croire. Impossible.
- — Elle t’a reconnu ? Tu lui as parlé ?
- — J’ai tellement bugué, je me suis planqué dans le rayon voisin. Je crois qu’elle m’a pas vu, elle était concentrée.
Deuxième étage, troisième porte à gauche. Un goût d’acide en bouche. Sarah n’est pas encore rentrée. Je prends place sur le canapé et décroche le téléphone.
L’attente est longue, quand le monde est sur le point de s’écrouler. Et pourtant, il n’est même pas vingt heures.
Je regarde les minutes s’égrener sur la pendule murale. Mon cerveau habituellement en ébullition est vide. Je fixe le mur. J’attends.
La clé tourne dans la serrure, des bruits de bottes dans le couloir. Enfin ? Et pourtant, j’aimerais qu’elle ne soit pas encore là. J’ai peur de maintenant. J’ai peur de demain.
- — Bonjour mon Gaston ! Tu vas bien ?
Elle vient embrasser le sommet de mon crâne ; son parfum fruité m’enveloppe. Se reparfume-t-elle tous les soirs avant de rentrer, pour masquer les effluves des rayons poissonnerie et fromagerie ?
- — Tu es bien sombre ce soir ! Tu n’as pas pu avancer dans ton enquête aujourd’hui ?
Je suis incapable de dire un mot. Il suffit de si peu de mots pour déclencher un cataclysme. Elle s’installe à côté de moi et me prend dans ses bras.
- — Ça arrive, le syndrome de la page blanche. Et le dénouement du roman est le plus dur à écrire !
- — Sarah… je lâche d’une voix rauque. Ahmed t’a vue ce matin. Tu ne travaillais pas chez Gogole, mais au supermarché du village voisin.
Je sens son corps se crisper.
- — Je dois avoir un sosie là-bas. C’est rigolo, c’est la première fois qu’on m’en parle !
- — Un sosie également nommé Sarah de Truchtersheim, c’est rigolo en effet, je lâche brutalement. J’ai appelé le magasin. Tu travailles là-bas depuis huit ans, de dix heures à vingt heures tous les jours de la semaine, au stockage et à la mise en rayon — tu avais explicitement demandé à ne jamais être en caisse. Pour minimiser les risques d’être reconnue par quelqu’un de ton entourage ?
Son beau visage se décompose. Seigneur, pourquoi dois-je lui infliger cela…
- — Gaston… je t’assure que tu fais erreur.
- — Tu as menti à tout le monde, Sarah. Tous nos amis. Ma famille. Moi. Cela fait six ans que tu mentionnes chaque soir ta journée chez Gogole !
Je me lève et réfléchis à haute voix.
- — Est-ce que tu as menti à ta famille aussi ? Ta mère doit savoir que tu n’as pas fait d’études d’informatique ; elle ne t’aurait probablement pas cru. C’est pour ça que tu ne veux pas que je la rencontre ? Ou bien… Elle n’est peut-être pas du tout en EHPAD ; les pseudo-frais de l’établissement expliquent juste le peu d’argent que tu peux économiser…
Elle se recroqueville sur le canapé, cinglée par chacun de mes mots.
- — Qu’est-ce qui n’est pas un mensonge, Sarah ? Dis-le-moi !
Elle sanglote doucement maintenant, le visage dans ses mains. Je me retourne vers la fenêtre, la regarder m’est insoutenable.
Il neige dehors. La bise chargée de flocons frappe les vitres sans relâche. Je saisis mon manteau et sors en claquant la porte. Le froid glacial de la nuit m’accueille au-dehors ; je ne sais pas où aller. Je ne sais plus où aller. Je traîne mon désarroi dans la lumière glauque des lampadaires.
Six ans de mensonge. Six ans qu’elle me raconte ses journées de façon elliptique, soi-disant, car son stress n’a pas sa place entre nous. Six ans qu’elle me demande de lui raconter mes romans, pour la faire rêver après son travail. Six ans que j’aimerais qu’elle me présente à sa famille, qu’elle officialise auprès d’eux notre amour.
Y a-t-il d’autres mensonges ? Je ne veux pas y penser. Je ne veux pas y croire. C’est une chose de prétendre un statut social supérieur au sien ; c’en est une autre de tromper la personne qu’on aime.
Peut-être n’a-t-elle eu d’autre choix que de maintenir le mensonge. Elle a sûrement voulu m’impressionner à notre première rencontre, en mentionnant un travail prestigieux. Et une fois le mensonge dit, impossible de revenir en arrière.
Les flocons voltigent, quittant la nuit pour la lumière des réverbères. Ma vie s’est fendue comme un morceau de bois mort sous le coin du bûcheron.
A-t-elle également prétendu m’aimer ? Ce serait absurde. Nous sommes fusionnels depuis notre rencontre. C’est elle qui m’a demandé en mariage. Je refuse cette possibilité. Je refuse de douter de nous.
Le vent qui fait danser les flocons gèle mes joues et givre mes cheveux. L’histoire de la petite fille aux allumettes me revient en tête. La petite fille avait échoué à vendre ses allumettes durant la journée, et craignait d’annoncer son échec à son père ; aussi a-t-elle passé la nuit dehors, dans les rêves de lumière des allumettes, avant de mourir de froid.
Je sais que le conte d’Andersen dénonce la pauvreté et la maltraitance des enfants au dix-huitième siècle ; mais au regard de mon trouble, j’en ai une vision différente. La petite fille méritait-elle de mourir pour n’avoir pas su répondre aux attentes de son père ? Pour n’avoir pas eu le courage de l’affronter ?
Je n’ai jamais rencontré la famille de Sarah. Peut-être l’ont-ils contrainte au mensonge sans le savoir, sans le vouloir. Par des attentes déraisonnées. Par le coin des lèvres qui se crispe lorsqu’elle revenait avec une mauvaise note. Il faut si peu pour blesser un enfant. Et peut-être ai-je été tout aussi coupable, en étant fier du prestige de son travail. Elle ne pouvait pas revenir en arrière.
Je vois maintenant le visage de Sarah sur cette petite fille qui n’a pas pu faire ce qu’on attendait d’elle, et y a succombé. Cette image est d’une dureté sans nom.
La neige immaculée crisse sous mes pas. Mortelle. Magnifique.
Les mots d’Ahmed me reviennent en tête : « Est-ce que ta femme est autrice aussi ? ». D’une certaine façon, oui. Autrice de sa propre histoire. J’ai vécu mon personnage auprès du patron de café, pour le forger ; auprès de ma femme, pour la distraire. Elle a davantage de cran que moi : elle est son personnage. Autrice de sa propre histoire. Depuis des années, sans faille. C’est admirable d’intelligence et de volonté.
Peu à peu, la colère me quitte. Qui suis-je pour juger quelqu’un qui invente des histoires ?
La nuit m’environne, cotonneuse. Peu à peu, la sérénité me gagne.
Nous nous sommes mutuellement bercés de récits chaque soir, pour échapper ensemble à la réalité.
J’éclate de rire, seul sous les lampadaires. Un rire nerveux, un rire qui libère. Un rire qui sauve.
L’imagination est une boîte d’allumettes infinie.
*****
J’accroche mon manteau dans l’entrée et quitte mes chaussures trempées. Sur le canapé, Sarah s’est endormie. Son visage marqué par les pleurs me bouleverse. Je m’assois auprès d’elle, la prends dans mes bras et la berce. Elle s’éveille doucement.
- — Tout va bien, mon cœur, tout va bien. Je suis là, je reste auprès de toi.
Je la serre plus fort, je respire l’odeur de sa peau. Je chuchote à son oreille :
- — On arrivera à économiser pour le bébé. Ça nous demandera peut-être quelques années encore, mais on y arrivera. Et on sera tellement heureux.
Sa main serre mon bras, elle se blottit entre mes bras comme un petit animal perdu.
- — Viens mon cœur, allons dormir. Tu as eu une dure journée avec ton équipe chez Gogole, et moi au commissariat.
Elle murmure contre ma poitrine :
Un trait glacé se fiche dans mon cœur. Malgré moi, le doute s’est insinué.