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Temps de lecture estimé : 22 mn
17/02/23
Résumé:  Gaston enquête sur la disparition d’une énorme pièce d’or. Mais le diable se cache dans les détails...
Critères:  #drame #nonérotique #policier #personnages
Auteur : Serafin      Envoi mini-message

Concours : Mythomane
La petite fille sans allumettes



Un petit garçon brandit une épée imaginaire, puis se retourne vers sa maman.



Un petit garçon part en courant, poursuivi par sa maman hilare.


*****



Le barista sourit derrière son comptoir.



Je m’installe sur un tabouret au comptoir ; toujours la même place, toujours à dix-neuf heures, et toujours le même café.



Je reprends une gorgée de café ; la chaleur se propage dans ma gorge en une vague de réconfort.



Je n’aurais pas pensé à ça…



Je parcours les quelque cinquante mètres qui séparent le café de notre appartement. Deuxième étage, troisième porte à gauche.



Sarah, ma belle, ma femme. Ses yeux marron si chaleureux, ses mèches folles qui dépassent de son chignon. Elle vient se lover contre moi ; je respire son odeur à pleins poumons.



Sarah rit. Elle défait son chignon et enfile une paire de douillettes pantoufles.



*****



Un petit garçon réfléchit intensément, la tête penchée sur le côté.



*****



Je m’installe à mon tabouret usuel pendant que le patron prépare mon café usuel.



Ahmed hausse un sourcil.



Ahmed me lance un regard compatissant tout en essuyant son sempiternel verre.



Deuxième étage, troisième porte à gauche. Sarah n’est pas encore là ; je range ma vaisselle de déjeuner avant de m’installer sur le canapé pour réfléchir. Elle arrive quelques minutes plus tard, silhouette emmitouflée pour résister au frimas.



Je l’attire sur le canapé à côté de moi, savourant son contact. Je dégage sa nuque et entame un petit massage des épaules pour la détendre ; elle se met à ronronner sous mes doigts.



Je me lance dans mon récit.



Son visage est plein d’une curiosité enfantine qui me réchauffe le cœur.



*****



Un petit garçon et sa maman échangent un sourire complice.


*****



Le patron du café manque de lâcher le verre qu’il tenait.



Son air vexé me fait réaliser que ma blague était peut-être un peu exagérée.



Ahmed me tend une tasse de café sans parler. J’ai visiblement encore à me faire pardonner.



Sous l’effet de la nouvelle, le barista rompt son silence digne. Ouf, que ferais-je sans lui !



Je fais une pause avant d’annoncer mon atout maître.



Effectivement…



Ma femme rentre dans le café et salue le patron avec un grand sourire ; nous venons toujours bruncher chez Ahmed le dimanche, et tous deux s’apprécient beaucoup. J’ai un peu tardé à rentrer, et me fais tirer l’oreille en conséquent.


Nous prenons le chemin vers l’appartement et je répète à Sarah ce que j’ai raconté au barista.



Sarah me lance un regard interloqué.



Je la foudroie du regard, mais ne résiste pas longtemps à son air malicieux. Sarah reprend :






Un petit garçon ardent d’accomplir sa mission se rue dans les bras de sa maman fatiguée.


*****



Deuxième étage, troisième porte à gauche. Au vu de la bonne odeur qui règne en entrant, Sarah nous prépare un curry — sa spécialité.



Elle ne répond pas ; l’atmosphère sent l’orage. Je m’approche, conscient des risques que j’encours.



Elle ne se retourne pas, passe la manche sur ses yeux, et découpe le poulet avec énergie. Aïe.



Elle se tasse ; je soupire ; je n’ai pas envie d’attiser la tension.



Ma femme reprend le couteau et recommence à couper le poulet.



Je l’enlace, profitant qu’elle ait les mains occupées.



*****



Un petit garçon prend un air obstiné ; des larmes coulent sur ses joues.



Un petit garçon court se lover sur le fauteuil de velours rouge vide.


*****



Aïe.



Je souris.



Le barista sort son smartphone de la poche arrière et pianote quelques instants ; son visage s’éclaire, avant de se renfrogner à nouveau.



C’est étonnamment douloureux, de ne pas être cru. Je hausse les épaules :



Ahmed se radoucit.



Le patron hoche la tête, pensif.



Le barista hoche la tête, satisfait.



C’est mon tour d’être interloqué.



Je n’y comprends rien.



Je ne peux y croire. Impossible.



Deuxième étage, troisième porte à gauche. Un goût d’acide en bouche. Sarah n’est pas encore rentrée. Je prends place sur le canapé et décroche le téléphone.


L’attente est longue, quand le monde est sur le point de s’écrouler. Et pourtant, il n’est même pas vingt heures.


Je regarde les minutes s’égrener sur la pendule murale. Mon cerveau habituellement en ébullition est vide. Je fixe le mur. J’attends.


La clé tourne dans la serrure, des bruits de bottes dans le couloir. Enfin ? Et pourtant, j’aimerais qu’elle ne soit pas encore là. J’ai peur de maintenant. J’ai peur de demain.



Elle vient embrasser le sommet de mon crâne ; son parfum fruité m’enveloppe. Se reparfume-t-elle tous les soirs avant de rentrer, pour masquer les effluves des rayons poissonnerie et fromagerie ?



Je suis incapable de dire un mot. Il suffit de si peu de mots pour déclencher un cataclysme. Elle s’installe à côté de moi et me prend dans ses bras.



Je sens son corps se crisper.



Son beau visage se décompose. Seigneur, pourquoi dois-je lui infliger cela…



Je me lève et réfléchis à haute voix.



Elle se recroqueville sur le canapé, cinglée par chacun de mes mots.



Elle sanglote doucement maintenant, le visage dans ses mains. Je me retourne vers la fenêtre, la regarder m’est insoutenable.


Il neige dehors. La bise chargée de flocons frappe les vitres sans relâche. Je saisis mon manteau et sors en claquant la porte. Le froid glacial de la nuit m’accueille au-dehors ; je ne sais pas où aller. Je ne sais plus où aller. Je traîne mon désarroi dans la lumière glauque des lampadaires.


Six ans de mensonge. Six ans qu’elle me raconte ses journées de façon elliptique, soi-disant, car son stress n’a pas sa place entre nous. Six ans qu’elle me demande de lui raconter mes romans, pour la faire rêver après son travail. Six ans que j’aimerais qu’elle me présente à sa famille, qu’elle officialise auprès d’eux notre amour.


Y a-t-il d’autres mensonges ? Je ne veux pas y penser. Je ne veux pas y croire. C’est une chose de prétendre un statut social supérieur au sien ; c’en est une autre de tromper la personne qu’on aime.


Peut-être n’a-t-elle eu d’autre choix que de maintenir le mensonge. Elle a sûrement voulu m’impressionner à notre première rencontre, en mentionnant un travail prestigieux. Et une fois le mensonge dit, impossible de revenir en arrière.


Les flocons voltigent, quittant la nuit pour la lumière des réverbères. Ma vie s’est fendue comme un morceau de bois mort sous le coin du bûcheron.



A-t-elle également prétendu m’aimer ? Ce serait absurde. Nous sommes fusionnels depuis notre rencontre. C’est elle qui m’a demandé en mariage. Je refuse cette possibilité. Je refuse de douter de nous.


Le vent qui fait danser les flocons gèle mes joues et givre mes cheveux. L’histoire de la petite fille aux allumettes me revient en tête. La petite fille avait échoué à vendre ses allumettes durant la journée, et craignait d’annoncer son échec à son père ; aussi a-t-elle passé la nuit dehors, dans les rêves de lumière des allumettes, avant de mourir de froid.


Je sais que le conte d’Andersen dénonce la pauvreté et la maltraitance des enfants au dix-huitième siècle ; mais au regard de mon trouble, j’en ai une vision différente. La petite fille méritait-elle de mourir pour n’avoir pas su répondre aux attentes de son père ? Pour n’avoir pas eu le courage de l’affronter ?


Je n’ai jamais rencontré la famille de Sarah. Peut-être l’ont-ils contrainte au mensonge sans le savoir, sans le vouloir. Par des attentes déraisonnées. Par le coin des lèvres qui se crispe lorsqu’elle revenait avec une mauvaise note. Il faut si peu pour blesser un enfant. Et peut-être ai-je été tout aussi coupable, en étant fier du prestige de son travail. Elle ne pouvait pas revenir en arrière.


Je vois maintenant le visage de Sarah sur cette petite fille qui n’a pas pu faire ce qu’on attendait d’elle, et y a succombé. Cette image est d’une dureté sans nom.


La neige immaculée crisse sous mes pas. Mortelle. Magnifique.


Les mots d’Ahmed me reviennent en tête : « Est-ce que ta femme est autrice aussi ? ». D’une certaine façon, oui. Autrice de sa propre histoire. J’ai vécu mon personnage auprès du patron de café, pour le forger ; auprès de ma femme, pour la distraire. Elle a davantage de cran que moi : elle est son personnage. Autrice de sa propre histoire. Depuis des années, sans faille. C’est admirable d’intelligence et de volonté.


Peu à peu, la colère me quitte. Qui suis-je pour juger quelqu’un qui invente des histoires ?


La nuit m’environne, cotonneuse. Peu à peu, la sérénité me gagne.


Nous nous sommes mutuellement bercés de récits chaque soir, pour échapper ensemble à la réalité.


J’éclate de rire, seul sous les lampadaires. Un rire nerveux, un rire qui libère. Un rire qui sauve.


L’imagination est une boîte d’allumettes infinie.


*****


J’accroche mon manteau dans l’entrée et quitte mes chaussures trempées. Sur le canapé, Sarah s’est endormie. Son visage marqué par les pleurs me bouleverse. Je m’assois auprès d’elle, la prends dans mes bras et la berce. Elle s’éveille doucement.



Je la serre plus fort, je respire l’odeur de sa peau. Je chuchote à son oreille :



Sa main serre mon bras, elle se blottit entre mes bras comme un petit animal perdu.



Elle murmure contre ma poitrine :



Un trait glacé se fiche dans mon cœur. Malgré moi, le doute s’est insinué.