n° 21638 | Fiche technique | 51395 caractères | 51395 8550 Temps de lecture estimé : 35 mn |
26/03/23 |
Résumé: Sont consignés ici même les évènements qui ont eu lieu à bord de « l’Alcyon », goélette en partance pour l’Islande en 1910. D’après le journal de Bord de son capitaine, Minos Uyttenberg. | ||||
Critères: #nonérotique #historique #aventure #policier froid cinéma bateau | ||||
Auteur : Melle Mélina Envoi mini-message |
Sont consignés ici même les évènements qui ont eu lieu à bord de « l’Alcyon », goélette en partance pour l’Islande 1910. D’après le journal de Bord de son capitaine Minos Uyttenberg.
Le registre d’embarquement dans les mains, le capitaine Minos Uyttenberg monta à bord de la goélette « L’Alcyon », du nom du trois-mâts de Jean Bart, célèbre corsaire du Nord qui sauva de la famine la France en détournant une flottille de 110 navires néerlandais remplis de blé devant l’île du Texel.
À ses côtés se trouvait son second : Henri Vervey.
Le capitaine Minos n’avait pour une fois pas constitué lui-même son équipage et le faisait savoir, l’armateur Lucien Vanhove s’en était occupé lui-même.
Habituellement, le capitaine se rendait de maison en maison dans les villages côtiers pour recruter d’éventuels postulants à une campagne de pêche au cabillaud dans les eaux d’Islande. Le capitaine cherchait des gens aguerris ayant déjà connu la souffrance physique qu’une telle pêche allait à coup sûr dispenser.
Partir pour des mois, tout quitter, femmes, enfants, la maison et son confort, ce n’était jamais une décision facile, cependant les postulants restaient nombreux, car la misère faisait rage. Les navires étaient innombrables, des dizaines de goélettes partaient chaque année vers l’Islande, l’île de Glace, l’île de L’Enfer.
L’Islande… Terre à la fois gelée et chaude composée de glaciers et de volcans, blanche et rouge, neigeuse et brumeuse, quelques fois arrosée de soleil et parsemée de fleurs rutilantes. Du tréfonds de cette île sortent des volutes de fumée, des vapeurs venues de nulle part.
Les chalutiers commençaient à faire leur apparition en ce début de siècle, avec leurs grands filets et leur propulsion à vapeur, ils exigeaient moins de main-d’œuvre pour assurer leur bonne marche. L’Alcyon était une goélette classique, d’une forme simple, effilée à la proue comme à la poupe, tout juste affrétée et prête à fendre les vagues tumultueuses de la mer du Nord.
Hormis les familles proches des marins-pêcheurs embarquant, le quai était désert. Habituellement, quand survenait le départ à l’Islande pour des dizaines de Goélettes affrétées, une foule hétéroclite composée de familles, de voisins et de curieux envahissait les quais. C’était un véritable spectacle empli d’émotions. La pêche à la morue dans les mers d’Islande était source d’angoisses pour les familles, mais surtout pour les marins, car nombre d’entre eux ne revenaient pas. Alors comme pour conjurer le mauvais sort, les Dunkerquois faisaient la fête et de ce spectacle, un véritable carnaval*.
Accoudés sur la balustrade du bateau, Minos et Henri regardaient les marins monter à bord. Les affaires des marins étaient entassées sur le quai encore un peu désert en ce petit matin frisquet.
Un matelot monta, un rude gaillard, un molosse au teint basané, un Indien de près de deux mètres, une force de la nature. Il se présenta à son capitaine :
Il soulevait son coffre avec ses affaires dedans sans la moindre difficulté apparente, puis gravit en trois secondes l’échelle de coupée posée sur le flanc du bordé.
Minos en fut assez impressionné :
Bientôt, deux autres matelots montaient à bord de l’Alcyon : Bruno Baert, dit BB, saleur de son état, suivi par Albert Dranke, le tonnelier, sûrement d’origine allemande.
Le quatrième était suivi d’un gros chien, un terre-neuve, Julien Verhoeve abandonnait plus volontiers sa femme et ses six enfants que son gros chien Pacha.
Plusieurs autres matelots, accompagnés de leur famille, convergeaient vers la goélette après les adieux de circonstance qui se voulaient n’être que des « à bientôt », c’était toutefois ce que tout le monde espérait.
Ainsi embarquèrent James Maeters, François Becuwe et Alban Vancauwenberg.
Puis, un homme robuste accompagné d’un adolescent de quatorze ans (peut-être moins, sûrement moins) arriva, Raymond Vandenmoere et son fils Antoine, le mousse : malingre, des taches de rousseur peignant le visage et une chevelure rousse, éclatante, enfant chétif qui se cachait derrière les jambes musclées de son père, un homme trapu et ridé par des années de labeur.
Le dernier à prendre place sur le pont de l’Alcyon était Gérard Vanhille, un homme qui avait déjà connu plusieurs campagnes de pêche à la morue.
Cette année, malgré l’avènement des chalutiers de plus en plus nombreux sur les côtes du littoral dunkerquois, dix goélettes restaient en partance pour les mers gelées, mais en ce matin une seule prenait le départ : l’Alcyon. Il faut dire que l’armateur Lucien Vanhove avait précipité l’appareillage d’un peu plus d’une quinzaine de jours. Ce n’était pas encore le bon moment pour profiter de la migration des bancs de cabillaud, partir plus tôt était un pari risqué, les tempêtes à la mi-février étaient plus nombreuses et plus violentes que si le départ avait été acté en temps et en heure, à savoir début mars.
Les marins étaient payés au Last, comme en Hollande (un Last équivalait à 12 tonneaux de 134 kg de morues, lors de ce qu’on appelait « La piqûre »), il était donc indispensable de ne pas rater les bancs migratoires de poissons qui se dirigeaient toujours plus haut vers le nord et le cercle polaire.
Minos espérait croiser un de ces bancs au large des îles Féroé et des îles Shetland, ne voulant sûrement pas voguer plus qu’il ne le fallait dans le Grand Nord.
Les amarres larguées, la goélette tractée par le bateau-pilote dans la rade, jusqu’à l’écluse dont les portes allaient s’ouvrir, mit le cap sur l’immensité glaciale.
Minos manœuvrait avec maestria la goélette, un bâtiment léger, rapide, jaugeant à près de 80 tonneaux, facile à gréer, peu de voiles, peu de haubans, pas de mécanique complexe à manipuler.
Les gabiers ont amarré les deux plus grandes voiles au pied des mâts, celui de misaine à l’avant, et le grand, à l’arrière. Les voiles se hissaient grâce à de petits anneaux coulissants fixés à la toile, tenue en hauteur sur une corne de pic.
Les marins faisaient connaissance et démarraient des discussions autour de leur vie à terre, leur femme, leurs enfants… Une nostalgie tout à fait légitime pointait le bout de son nez, ils ne reverraient plus leur famille avant septembre, voire octobre. Six à sept mois en mer endurcissaient n’importe quel homme et les éléments de la nature, les embruns cinglants, les rafales et le froid qui giflaient marquaient les visages. Ils revenaient souvent d’une campagne comme celle-ci avec des rides supplémentaires, une peau tannée et un dos encore plus voûté. C’était comme s’ils avaient vieilli de six ans.
Dans un renfoncement de la paroi servant de couchette se tenait Gérard Vanhille, un matelot au comportement aussi sympathique qu’un garde-chiourme voulant se faire respecter de ses prisonniers. Il ne parlait quasiment jamais, aucune expression de politesse, aucun signe de courtoisie.
En peu de temps, on avait remarqué son indélicatesse, sa rudesse et son mépris.
Tous acquiescèrent. Les marins continuaient de faire connaissance dans une ambiance de camaraderie plus ou moins franche. Aussi, François Becuwe eut droit pour surnom « le curé », car il ponctuait toujours ses phrases d’un « Si Dieu le veut », et bien sûr Enn Padichâh fut prénommé « L’Indien ».
La discussion en vint inexorablement à l’objet principal, le poisson invisible qui nageait dans les eaux profondes à l’abri de la lumière : le cabillaud, le Kabeljauw néerlandais ou le hareng. Pour débusquer les poissons de leur antre profond, sombre et inaccessible et les faire atterrir sur le sol du bateau, il fallait les en retirer à la force des bras, à « la cordée » (une corde munie de deux hameçons seulement, épaisse et rêche, pouvant atteindre parfois une longueur de près de deux cent cinquante mètres).
Le cabillaud, une fois pêché, dépecé et salé, devenait la morue. C’était le travail du saleur Bruno Baert, BB.
Le capitaine de l’Alcyon avait prévu de naviguer dix à quinze jours avant d’atteindre les côtes islandaises, mais pour l’heure, la goélette restait figée.
Les matelots végétaient dans une sorte de léthargie, à ne rien faire, et déjà quelques tensions dues à ce manque d’activité apparurent.
Les marins étaient cantonnés à l’avant dans une unique pièce de quinze mètres carrés qui leur servait de chambre.
Dans cette pièce étaient disposés des lits souvent trop petits pour les gaillards, la grande table où ces derniers mangeraient durant les six mois de navigation, et un poêle à charbon pour se réchauffer. Pour ce qui était du lieu d’aisance, un seau attaché à un orin telle une bouée servait de toilette.
Enfin, une belle et forte brise se leva. Les voiles, bien que ferlées, se mirent à frémir. Le hunier, laissé en place, se bomba en un instant. Pour assurer la marche, on déploya la grand-voile et la grand-flèche. Les deux mâts plièrent et grincèrent. Tous à leur place, connaissant tous parfaitement leur rôle, les marins s’affairèrent avant même que Minos n’eût à hurler « Tous à vos postes ! »
Le tonnelier Albert Dranke s’occupait comme homme de barre de la roue du gouvernail tandis que Gérard Vanhille, dit « L’Ours », aidé d’Enn Padichâh, l’Indien, de la grand-voile, et le « Curé », François Becuwe et Julien Verhoeve, de la misaine et du hunier.
La mer s’agitait plus fortement à présent et l’Alcyon subit un mouvement de tangage important qui questionna le capitaine. Aussi, il se précipita sur le bastingage et contempla l’horizon. Le ciel était gris et lourd et se confondait avec la grande étendue d’eau, un grain allait s’abattre sur la goélette.
Minos eut une pensée pour le mousse et lui demanda de prendre le chien et d’aller se mettre à l’abri dans la cabine tandis que l’obscurité se faisait de plus en plus prégnante. L’Alcyon fut vite plongé dans les ténèbres et secoué par les flots de plus en plus puissants. D’agressives vagues venaient vomir contre les flancs de la goélette.
Le tonnerre grondait et les souffles éoliens se transformaient en tournoiements tourbillonnants. Des creux de plusieurs mètres se formaient. La goélette semblait aspirée vers le fond puis surélevée sitôt après ! Inlassablement, le navire mourait dans un gouffre puis renaissait sur un sommet.
Minos, en bon capitaine, hurlait ses ordres afin que l’eau ne s’engouffre pas partout :
La consigne était de serrer les manœuvres, de dégager le pont, de fermer les écoutilles, de bloquer les issues pour que rien ne verse par-dessus bord !
Dans la cabine, les marins-pêcheurs inutiles, ou bien de trop sur le pont, tentaient de stabiliser tous les objets, les sacs, les meubles, les bouteilles et la vaisselle.
Il pleuvait dru et des éclats lumineux déchiraient le ciel noir. Les jottereaux, ces pièces de métal fixées à la tête des mâts, attiraient la foudre. Angoissé par cette éventualité, Minos faisait son possible pour qu’il n’en transparaisse rien, il se devait de montrer l’exemple, mais Henri connaissait bien son capitaine pour avoir vogué près d’une dizaine de fois avec lui.
Cela faisait près de trois heures que les marins se battaient contre les éléments, et bientôt la pluie se fit plus lourde, mais tombait moins dru. De la neige accompagnait le rideau de pluie. Rien d’étonnant, car sur la mer qui se calmait, on pouvait apercevoir des gros blocs de glace qui s’étaient probablement détachés de la banquise.
Après la tempête, cet autre danger menaçait l’embarcation. De la glace dérivante est très dangereuse pour la carène. On alla chercher les gaffes et quatre marins furent réquisitionnés pour éloigner ses blocs pendant toute la nuit.
Il y avait des traces de sang sur le plancher du plat-bord, cela inquiétait Minos qui n’en faisait rien voir. Il fit un appel et un homme n’y répondit pas : Alban Vancauwenberg. Il ordonna qu’on le cherche sur-le-champ.
L’hypothèse la plus probable fut qu’il cuvait son vin ou son rhum et qu’on le retrouverait dans les réserves ivre mort. Il n’y avait pas lieu de s’alarmer, le sang avait sa propre explication.
On allait explorer de fond en comble la goélette, jusqu’à ces 850 tonneaux dans la cale à poissons, en passant par le puits de chaîne. On découvrit à la poupe une large mare de sang, on eût dit qu’on avait égorgé un cochon. Une mare de sang frais.
Tous étaient alors regroupés sur le pont arrière, et le capitaine fit tout ce qu’il put pour répondre aux questions des matelots. Il fut conclu que le pauvre Alban voguait entre deux eaux et servait de nourriture aux poissons. L’explication de la mare de sang, donnée par Minos, n’était pas très convaincante, et on se douta que les arguments présentés avaient surtout pour but de se convaincre lui-même.
La réunion terminée, le capitaine encouragea son équipage à passer à l’huile de lin, vêtements, vareuses, tabliers, capotes imperméables pour se prémunir du froid qui s’appesantissait à présent avec rigueur. Un froid vivace, mortel, qui attaquait par les extrémités les pieds, les mains, la tête.
Le capitaine hurla ses ordres :
Antoine, le mousse, ne savait pas trop quoi faire et allait d’un bord à l’autre dans l’espoir qu’un marin s’occupe de lui et lui donne des instructions. Son père, Raymond, l’avait déjà envoyé paître, il préférait que son fils apprenne d’un autre marin que de lui-même, il se savait peu patient et encore moins lui.
Henri vint voir Antoine et pointa du doigt l’horizon :
Il doit y avoir des bancs de cabillauds et surtout des milliers de harengs. C’est vers eux que nous nous dirigeons !
Le temps de pêcher était venu ! L’effervescence régnait sur le pont. Même le chien, Pacha, aboyait, s’invitant à l’excitation qui s’emparait de tout ce beau monde. Le rôle de Pacha serait de se jeter à l’eau afin de récupérer les morues retombées à la mer.
En attendant, le second donna à Antoine le soin de préparer du café, du café avec du rhum. Les marins-pêcheurs occupèrent leur poste avec leur équipement : une ligne de chanvre, un panier pour ranger les lignes au cas où il faudrait augmenter la longueur de la première, des plombs, des hameçons, des tiges de fer.
Enn Padichâh, l’Indien, auprès duquel le mousse s’était rapproché, expliquait qu’à chaque prise on sectionnerait la langue du cabillaud attrapé pour ensuite pouvoir la déguster.
Il continua son rôle d’apprenant au jeune Antoine…
Quelques minutes plus tard, la pêche commença. Le labeur était éreintant, pas une minute de répit. On halait les poissons à bord en les soulevant pour les balancer ensuite sur le pont. Ils gisaient sur le plancher souillé. Accrochées aux hameçons, les bêtes devaient être promptement détachées pour être jetées dans l’un des deux parcs aménagés sur le pont, l’un côté misaine, l’autre côté grand mât. La mer frémissait toujours, bouillonnait. On sentait confusément le remue-ménage des cabillauds rassemblés en bande.
Ces poissons étaient en migration et avaient besoin de se nourrir pour rejoindre les eaux froides septentrionales jusqu’au Groenland. Ils montaient, descendaient, ils viraient, tournoyaient. Cette pêche dura trois jours, sans interruption. Les équipes se succédaient par quart. Ceux ayant terminé leur besogne dormaient trois ou quatre heures avant de repartir à la tâche, par roulement avec leurs autres compagnons.
Tout se passait bien malgré les difficultés inhérentes au métier : le froid, la douleur, la fatigue. Puis un incident survint au soir du troisième jour, alors que la nuit commençait à tomber. On allait d’ailleurs s’apprêter à préparer les hameçons pour le lendemain lorsque le marin François Becuwe pesta :
Lorsque ce dernier arriva, François et Enn hissèrent en ahanant tant la prise semblait énorme ! Encore un effort, avant de distinguer dans la pénombre naissante l’hameçon de retour en surface. On ne voit pas trop ce qui pend et traîne désormais flanqué le long de la coque.
Un paquet ! Rien de vivant ! Un paquet de vêtements ? Un gros sac ?
On remonta le corps de James Maeters.
La nuit était tombée, implacable. Les fanaux placés à la vergue de misaine laissaient poindre une lueur vacillante. La moitié de l’équipage était à genoux tandis que le capitaine était penché sur le corps et retirait le couteau enfoncé dans l’abdomen du marin.
Les esprits s’échauffaient et des discussions commençaient à devenir accusations. On montrait du doigt Gérard Vanhille, le marin qui restait à part et qui ne souhaitait entretenir aucun lien d’amitié avec les autres. Le désigner comme coupable de ce crime était évident pour l’équipage. Minos dut intervenir et décida de veiller sur le corps. Le lendemain, on aviserait de la suite des évènements.
Gérard Vanhille se porta volontaire pour veiller sur le corps, sans doute essayait-il par ce biais d’attirer un peu de sympathie. Tous allèrent dans leur cabine non sans se poser des questions bien légitimes :
Qui t’a fait ça ?
À qui appartient ce couteau ?
Seul Antoine, le mousse, n’avait pas fini sa journée. Il devait effacer le mort de sa tête et se remettre au plus vite au boulot. Le garçon passerait la nuit à nettoyer le pont de la goélette. Les poissons gisaient partout, ils glissaient et se heurtaient aux garde-corps. Le roulis, même léger, faisait se promener ceux des cabillauds qui n’avaient pas été amoncelés dans les parcs. Partout des éclaboussures mêlées à l’eau de mer et au mucus. Au fil des heures, le pont était devenu gluant, imprégné du sang des morues dont on avait tranché la tête.
Gérard, resté seul sur le pont en compagnie de l’enfant et du défunt, regardait Antoine essorer la serpillière qu’on appelait une wassingue et souriait, attendri, de voir le manque de force dans les bras de ce petit mousse bien trop fluet pour une telle campagne.
Il était tout à ses pensées bien noires :
Puis son esprit fut distrait lorsqu’il entrevit un sourire sur les lèvres d’Antoine.
Dans la cabine, les marins ne parlaient que de cette mort, on parlait déjà de meurtre et on s’accusait les uns les autres, oubliant le caractère ombrageux de Gérard. Tous avaient constaté qu’il s’agissait d’un couteau de marin : un Kroepme.
Et les discussions allaient bon train :
Toute cette agitation prit fin lorsque Henri Vervey, le second, entra dans la cabine et ordonna de calmer les esprits et de se reposer pour le lendemain.
Le jour pointait doucement le bout de son nez. Le capitaine, abasourdi, avait essayé durant la nuit de démêler les tenants et aboutissants du meurtre commis sur son bateau. Allongé dans sa couchette, en pleine réflexion, il avait eu du mal à trouver le sommeil.
C’est un peu groggy qu’il se présenta devant les matelots qui se disputaient inlassablement sur qui avait un couteau, qui n’en avait plus.
Chacun avait sa petite idée et tous s’accusaient mutuellement. Enn Padichâh restait étrangement muet et se contentait d’observer. Il surprit un sourire inopportun du jeune mousse, y avait-il de quoi sourire ? Mais il se ravisa de cette pensée malencontreuse… Peut-être le jeune garçon jouait-il avec Pacha, le terre-neuve… ?
Sur le pont régnait un capharnaüm où les insultes commencèrent à fuser. On risquait à tout moment de sombrer dans une rixe et les marins n’étant pas des enfants de chœur, les couteaux dans les mains augmentaient la tension et le danger d’un drame supplémentaire. Minos mit immédiatement le holà.
Tous se plièrent à cette inspection et tous montrèrent leurs Kroepmes, servant à couper les têtes des morues ou leurs Viekmes, servant à retirer l’arête du poisson dans sa longueur jusqu’aux nageoires.
Seul Raymond, le père d’Antoine, grommela :
Face à ses justes remarques, le capitaine n’eut d’autre choix que d’élargir le champ des investigations. Aussi fut-il décidé à faire l’inventaire des coffres et de leur contenu. Les marins maugréèrent… mais mieux valait dévoiler son coffre plutôt que de vivre avec un meurtrier à bord.
L’inspection ne mena à aucun éclaircissement, pas le moindre indice permettant de confondre l’auteur de cet acte odieux. Une fois cette inutile démarche entérinée, le Capitaine décida de placer le corps de l’infortuné dans le canot.
Puis, s’adressant à tous les marins, il dit :
Nous naviguons depuis maintenant un bon mois dans les eaux territoriales danoises, entre les îles Féroé et l’Islande. Nous avons suivi un banc de cabillauds et avons commencé la pêche.
Cependant, un marin du nom d’Alban Vancauwenberg est porté disparu depuis une semaine, nous avons retrouvé en proue une tache de sang dont la quantité paraît un peu trop importante pour prétendre à une simple coupure ou même croire que ce soit du sang de poisson.
Hier soir, par miracle ou par malheur, nous avons repêché le corps d’un autre marin, James Maeters, ce dernier a visiblement été éventré par un couteau, un kroepme. Il ne fait plus aucun doute qu’un meurtrier est à bord en notre compagnie et participe à notre campagne.
Tous les marins (qui sont au nombre de huit) sont suspects. Je mène une enquête discrète, ne voulant pas rendre encore plus délétère la cohabitation entre nous, et j’ai recadré notre mission… même si cela peut sembler futile, nous devons revenir avec nos cales remplies à ras bord pour ne pas ruiner toute cette entreprise. Aussi, notre campagne de pêche a-t-elle repris malgré tout.
Les hommes y mettent du leur pour revenir à notre travail et tentent de se focaliser sur leur tâche, mais je suis sûr que chacun y va de ses propres spéculations et tous se suspectent les uns les autres. Mon second tente de tempérer les esprits, de calmer les craintes, de contenir les rancœurs et les méfiances.
Je garde un œil sur l’Indien, Enn Padichâh, trop gentil pour être honnête. Je m’en méfie et j’ai quand même des raisons autres que celles que me dicte mon instinct. Il rêvasse souvent au niveau de la poupe en regardant défiler les milles marins qui nous éloignent toujours un peu plus de nos foyers. Or, c’est à la poupe que nous découvrîmes une grande mare de sang. De plus, il n’a pas protesté lors de l’inspection – il est bien le seul – et est resté muet lors des grandes discussions qui suivirent ces faits.
Un autre marin fait office de coupable idéal : c’est celui que l’on nomme « L’Ours », Gérard Vanhille. Il est très indépendant, ne se mêle d’aucune conversation et n’est visiblement pas là pour créer le moindre lien d’amitié avec ses comparses, avec lesquels il vit pourtant depuis déjà un mois, avec qui il partage ses repas et aussi la cabine.
Évidemment, tous les regards sont tournés vers lui et j’ai remarqué qu’aucun matelot ne vient seul à sa rencontre, c’est par deux ou par trois qu’ils l’accostent de temps à autre.
Tout mouvement devient suspect et est sujet à des polémiques, les marins ne cessent de s’enguirlander comme il faut, à tel point que Henry Vervey, mon second, a dû intervenir pour séparer François Becuwe dit « le curé », et Albert Dranke qui en venaient aux mains.
Raymond Vandenmoere, qui est d’un naturel si doux, a rabroué assez violemment son fils, Antoine, notre mousse, qui pourtant tentait d’aider son père dans sa tâche.
Hier encore, je surpris Julien Verhoeve, le propriétaire de Pacha, le gros terre-neuve, filant Bruno Baert, dit BB le tonnelier, dans les cales. Il soupçonnait une entourloupe. La place d’un tonnelier est bien plus souvent dans les cales qu’à l’air libre.
Lors d’une inspection minutieuse de la goélette, je trouve la vannerie dans un désordre intolérable : paniers à rincer, paniers à lignes, paniers à manger, plats avaient roulé en tous endroits. Les ustensiles de cuisine étaient au sol, les gamelles, les marmites, les bols.
J’inspecte un peu plus avant les lieux et découvre qu’il manque des couteaux. Décidément ! Qui a accès au magasin ? Antoine, le mousse ? Un marin a dû lui demander le trousseau, ce dernier sera à mes yeux le principal suspect.
Il faut que j’en parle au garçon, qu’il me donne l’identité du matelot à qui il a prêté les clés.
Seule la pêche peut nous rendre un semblant d’unité et accaparer nos pensées loin du drame qui se joue à bord de l’Alcyon.
Je suis dans le carré des officiers, je cartographie notre position, nous sommes à environ trois jours de navigation avant d’atteindre les côtes islandaises. Arrivés, nous pourrons enterrer le corps et prononcer les saints sacrements, comme tout homme le mérite.
En attendant, afin d’éviter que le corps de ce malheureux James ne pourrisse, nous sacrifions un peu de notre sel.
La vie reprend son cours normal. Le pacquage suit son cours également, les poissons ont été nettoyés, les cabillauds salés pour devenir des morues. Puis les morues ont été placées dans les tonneaux pleins de saumure et dans quelques jours, on les nettoiera de nouveau pour les remettre dans les tonnes qu’on fermera hermétiquement.
Je dois encore me décider sur la route à emprunter, je pense glisser l’Alcyon entre les Orcades et les Shetlands. Je nous conduis à Faskrudsfjordr. Là-bas, nous ne serons pas en pays inconnu.
L’Islande était en vue… une terre aux phénomènes météorologiques exceptionnels et mystérieux comme les aurores boréales, aux brouillards épais, aux tempêtes brutales, aux éruptions volcaniques, aux geysers ! Une terre de volcans aux coulées de lave et de volutes de vapeurs s’échappant du tréfonds de gouffres invisibles pour venir se répandre en surface. Une terre aux grondements sourds, aux détonations engendrées par des explosions souterraines.
Une terre faite de glaciers et de roches, balayée par les vents, une terre imparfaite.
L’Alcyon allait rester en rade quelques jours à Faskrudsfjordr. On avait besoin de s’organiser, de se réapprovisionner, notamment en eau potable.
Les marins enterrèrent le corps de leur compagnon et s’oublièrent dans l’alcool pour ne plus penser, l’ivresse ne facilitant pas la réflexion. Ils firent un grand repas pour se ragaillardir et avec lui l’anxiété s’évanouit.
Minos paraissait avoir atteint ses objectifs, l’angoisse qui habitait l’équipage de l’Alcyon s’était peu à peu estompée.
Cela faisait déjà une semaine qu’ils avaient fait escale et cela ne pouvait perdurer. Le spectacle d’un hiver finissant qui se languissait s’offrait à tous. Les sources d’eau chaude, les glaciers recouvrant les montagnes, les torrents impétueux dévalant les collines, les plages de sable sombre, parce que coloré par les cendres volcaniques, formaient un décor inquiétant, peu rassurant, mais avant tout merveilleux, un endroit où l’imaginaire pouvait se complaire.
Tandis qu’ils regagnaient la goélette en chantant, à l’approche du rivage, ils aperçurent une forme flottant sur l’eau.
Minos s’approcha de la forme inerte prête à échouer sur la grève…
Le capitaine constata que lui aussi avait été victime d’un coup de couteau.
L’énergie et l’optimisme accumulés durant toute cette semaine passée à terre s’évanouirent en quelques secondes. Les visages s’assombrirent tandis que celui du capitaine blanchit.
Durant tout ce temps passé sur terre, Minos n’avait pas quitté des yeux les principaux suspects : l’Indien et l’Ours. Il était clair qu’Enn Padishah ne pouvait être à l’origine de ce nouveau meurtre. Il avait suffi de deux heures hors de portée de la vue de Minos pour que quelqu’un tue L’ours, Gérard Vanhille.
Tandis que les autres marins s’affairaient à le sortir de l’eau et commençaient à discuter, à monter le ton, le capitaine se faisait le film de la journée. Il pouvait aisément enlever de la liste des suspects en sus de l’Indien, Albert Dranke, le tonnelier, qui était resté constamment avec le capitaine.
Que faisait Gérard Vanhille si loin du campement ? Le capitaine se souvint que ce dernier était allé vérifier le canot sur la berge et retirer la bâche en vue de regagner la goélette. Il y était allé en compagnie du mousse et de son père Raymond.
Se pouvait-il que le mousse ait laissé son père seul avec l’ours ? Se pouvait-il que le père et le fils aient laissé Gérard seul ? Minos regarda autour de lui comme si la nature sauvage des lieux allait lui donner la réponse.
Elle resta neutre. Il n’y avait rien à attendre d’elle, la nature est le témoin de l’horreur, de ce d’aucuns qualifieraient de cruauté et elle n’intervient jamais, alors pourquoi se serait-elle penchée à l’oreille de ce capitaine pour dénoncer le coupable ?
Le vent cinglait les visages, une bourrasque leur rappela que le littoral n’était pas l’endroit le plus propice pour discuter. Aussi, le capitaine hurla ses ordres et tous revinrent en arrière réinvestir le bivouac temporaire laissé à l’abandon.
Minos alla voir Henri, le seul en qui il avait une confiance absolue pour avoir partagé au moins une dizaine de campagnes de pêche. Le second confirma qu’Enn Padichâh pouvait être retiré de la liste des suspects, ainsi que BB, le saleur avec qui il avait démonté le campement et laissé l’endroit le plus propre possible.
Les deux hommes firent donc l’inventaire des suspects, Raymond Vandenmoere était passé numéro un sur la liste. Il restait deux noms sur cette liste : Julien Verhoeve et François Becuwe. La liste s’amenuisait certes, mais le nombre de marins vivants également. Il fallait confondre le coupable au plus vite.
Après avoir enterré un nouveau membre de l’équipage et dit les paroles consacrées, ils quittèrent les lieux lorsque le climat à peine plus clément leur permit de rejoindre l’Alcyon.
Difficile pour les hommes de faire abstraction des meurtres, il fallait faire fi de toutes les émotions, se transformer en monstre que rien n’atteint, que rien ne touche, en homme ultra blindé, car comme l’expliqua le Capitaine, même si tout paraissait compromis, de rentrer à la maison les cales vides aurait été synonyme de banqueroute, et aussi inhumain que cela puisse paraître, la campagne de pêche se devait de poursuivre comme si de rien n’était.
Le capitaine continuait d’épier discrètement ses hommes et remarqua un comportement singulier de l’Indien. En effet, il constata que ce dernier suivait Antoine le mousse. Lorsque le garçon se déplaçait, pour sûr, Enn était à quelques pas de lui. Lorsque le garçon entrait dans la cambuse, une trentaine de secondes plus tard, le colosse y pénétrait également. Si l’enfant était en proue, irrémédiablement, Enn s’y trouvait. Cela ne pouvait être le fruit du hasard.
Minos convoqua Enn Padichâh et la causerie qui s’ensuivit ébranla le capitaine au plus haut point.
Une fois seul, Minos analysa ce qui venait de se dire.
Antoine ? Nnnnnoooonnn ! Il est bien trop fluet, je l’imagine mal planter un gaillard comme Alban ou comme James. Et puis, son père était avec eux au moment de la disparition de Gérard.
Minos garda tout ça dans sa tête, le consigna sur son carnet de bord puis se confia à son ami de toujours, Henri. Le second eut les mêmes doutes quant à une possible culpabilité du mousse. Cependant, les deux hommes demanderaient de manière assez innocente à Raymond, son père, des renseignements sur Antoine.
Il fallait user de malice pour dénicher le vrai du faux. Minos ne se voyait pas accuser ce garçon sans raison.
Si les autres marins arrivaient à se concentrer sur leur travail, il n’en était pas de même pour le Capitaine et son Second. Minos et Henri gardaient un œil sur le mousse durant la journée. Le gamin avait bien senti les regards se poser sur lui et se rapprocha de l’Indien pour parfaire son apprentissage.
Le géant était lui aussi méfiant, il était le premier à avoir eu des soupçons, à en avoir parlé au capitaine, mais il accepta le garçon de bonne grâce et se montra un professeur très consciencieux. Il lui apprit les différents nœuds avec une patience infinie, il revit avec lui la façon de dépecer et de vider les poissons. Il lui apprit comment récupérer les œufs portés par les cabillauds, les plonger dans une saumure pour qu’ils deviennent « des rogues » qui seraient vendus plus tard.
Cela faisait maintenant une bonne semaine que l’Alcyon avait repris sa route et plus aucun incident n’était à déplorer. Dans l’attente du banc de cabillauds, la vie continuait, intense et rude. On approchait de la côte sud-est de l’Islande, un terrain favorable. Il suffisait de patienter. Tôt ou tard, on entendrait un bruit semblable à celui que fait une avalanche en montagne, ou un roulement torrentueux. Cela signifierait que le banc serait là ! On mettrait alors l’Alcyon à la dérive.
Lors d’un moment de répit, Raymond discuta de son môme avec Minos qui prit des gants et toute la pédagogie dont il pouvait faire preuve pour le questionner.
Il apprit ainsi que Antoine était un garçon solitaire, il n’avait aucun ami, ce qui attristait beaucoup son père. Une fois, Raymond surprit son fils à discuter avec des amis imaginaires.
Puis, l’homme robuste fit un effort incommensurable pour cacher une larme perlant aux yeux. Une fois, seul Minos analysa la situation et sa méfiance pour le mousse ne fit que s’accroître.
Une pluie soudaine et violente lava le pont comme les écuries d’Augias. Il était impossible de travailler dans de telles conditions, puis le calme succéda à la tempête laissant la goélette encalminée. Il fallut attendre que le vent veuille bien se lever. Durant tout ce temps, les bancs de cabillauds avaient continué leur migration et s’étaient aventurés plus avant dans le nord.
Il fallait composer avec le froid, l’humidité constante, l’inconfort, le manque d’hygiène, les relents pestilentiels permanents, la promiscuité, la nostalgie, la perte de l’affection des siens. Dans cette ambiance, la patience des marins était ténue et souvent les échauffourées se déclenchaient pour des petits riens.
L’abattement menaçait le capitaine, il était si fatigué de devoir gérer la pêche, la navigation, faire le tampon entre les membres de son équipage prêts à s’écharper pour des riens, et mener l’enquête en veillant sur le mousse.
Laissez l’autorité perdre de son aura et les débordements feront vite leur apparition.
En guise de réponse, Julien Verhoeve éventra d’un coup sec un tonnelet de rhum. Les matelots avaient bu plus que de raison jusqu’à en perdre la tête.
Même le second, Henri, se laissa aller à la beuverie.
Seul Enn Padichâh ne festoyait pas et restait en retrait sur ses gardes. Il alla voir le Capitaine et proposa un retour prématuré à Dunkerque, mais Minos refusa catégoriquement tout en lui rappelant sa position de simple marin. Il argumenta afin d’apaiser l’Indien qui ne comprenait pas l’entêtement de son capitaine :
Le capitaine avait en tête l’échec de cette campagne de pêche. Il se demandait ce qui les attendait au pays : des dettes ? Des poursuites judiciaires ? La prison peut-être, la honte et l’opprobre ? Sans parler des trois morts. Nous transportons la Mort, se dit-il plus maussade qu’il ne l’avait jamais été jusqu’alors !
Les jours passaient et à l’approche des côtes situées proches du Grand Nord, des bancs de cabillauds avaient été repérés. Les poissons longeaient la côte nord-est, en quête de nourriture. Il suffisait de les suivre. Bientôt, l’Alcyon approcha une baie. À l’intérieur se dessinait un nunatak, piton rocheux caractéristique émergeant d’un glacier avec à ses pieds un fjord !
Tandis que tout le monde dormait, la goélette glissait silencieusement dans la nuit noire, lentement, portée par une légère houle et un faible souffle éolien. Dans la torpeur et l’épuisement généralisés, une consigne n’avait pas été respectée, à savoir : les ancres n’avaient pas été jetées.
Soudain, on entendit un vacarme énorme provoqué par le craquement de la carène de l’Alcyon ! Le trois-mâts, emporté malgré lui, venait de heurter un de ces écueils affleurants à la surface de l’eau. La goélette avait eu la malchance d’être projetée sur une masse rocheuse.
Des éclats de planches jonchaient à présent la surface des eaux translucides de l’océan. Le sort venait d’être scellé, L’Alcyon avait pour avenir celui de devenir une épave !
Brutalement réveillé, le Capitaine comprit en quelques secondes la raison de ce bruit extraordinaire à l’égal d’un coup de canon, la raison de ce tremblement de mer. Cependant, il ne voulut pas s’avouer ce qu’il redoutait.
En marin habitué aux périls de la navigation, il finit par se rendre à l’évidence :
Tous les marins sur le pont constatèrent les conséquences de l’accident : la proue éventrée. C’était à ce niveau que les dommages étaient les plus significatifs, l’eau de mer s’y infiltrait par un trou important.
Il faisait quasiment noir, seul un halo reflété par le fjord rivalisait avec l’obscurité de la nuit. Le désastre était imminent, le naufrage inévitable.
Munis de lanternes, les six marins accompagnés de leur mousse, de leur capitaine et de leur second, parcouraient le bateau de long en large pour dresser l’état des lieux.
Les matelots couraient partout et une chaîne se forma pour sortir un maximum de provisions. Les secours étant inexistants dans les parages des côtes septentrionales islandaises, les vivres en grande quantité permettaient l’espoir.
Personne ne remarqua le sourire cloué aux lèvres d’Antoine, tout ce chambard l’amusait prodigieusement. Il laissa passer une troupe de rats apeurés, ils couraient en ligne droite sans se soucier des obstacles. Raymond, non loin, vit également les rongeurs plonger dans l’eau glaciale.
Cette information éclairait le capitaine sur la direction à prendre :
Accoster était leur seule chance de salut. Après avoir emmagasiné un maximum de vivres dans la chaloupe, l’ordre fut donné de quitter le navire. Ainsi, perçant les ténèbres, l’équipage de l’Alcyon accéda à la terre ferme.
Allongés sur le sable, cherchant à récupérer de leur épuisement, les rescapés firent un inventaire de ce qu’ils avaient réussi à sauver. Ils ne tiendraient pas longtemps, une semaine tout au plus. Ils firent un feu pour sécher leurs vêtements et attendirent le soleil qui ne tarderait plus.
En avril, l’Islande bénéficiait d’un ensoleillement pouvant aller jusqu’à seize heures. Lorsque les premières lueurs du jour éclaircirent les lieux, les naufragés constatèrent avec effroi qu’ils devaient leur salut à un îlot d’une centaine de mètres carrés, perdu en pleine mer, un bout de roche sur lequel ne poussait rien d’autre que des cailloux et autres rochers.
La terre d’Islande ne devait guère être à plus d’une demi-journée de navigation, mais même avec des yeux perçants, on ne la distinguait pas. Comprenant qu’ils ne tiendraient pas sur cet amas de roche au milieu de nulle part, il fut décidé de reprendre la chaloupe une fois les forces restaurées.
Après un repas relativement copieux, les hommes s’assoupirent le temps d’une sieste réparatrice. Quel mal leur en prit ! Au réveil, la chaloupe prenait l’eau à son tour, elle était devenue inutilisable. Quelqu’un avait éventré le bois en des endroits trop précis pour que le doute que ce soit l’œuvre d’un homme puisse être discuté.
Minos tourna son regard vers Antoine qui dormait profondément.
On hurla au sabotage ! Les marins, en proie au désespoir pour les uns, à la colère pour les autres, s’accusèrent mutuellement et aucune parole du Capitaine ni du second n’aurait pu calmer les esprits qui s’échauffaient.
Même Enn entrait dans une fureur qu’on ne lui connaissait pas. Toujours prompt à l’emportement, Julien dégaina son kroepme, prêt à en découdre avec Albert Dranke qu’il traita de « sale boche » ! Enfin, François Becuwe et Raymond Vandenmoere en arrivèrent aux mains.
L’œil d’Antoine brillait de malice, il aimait ce spectacle, à n’en pas douter, il s’en délectait. Minos le regardait maintenant avec intensité comme si le fait de le pourfendre de son regard aurait pu lui donner un semblant d’explication. Les uns se battaient, les autres tentaient vainement de les séparer jusqu’au moment où la lame tenue par Julien se planta dans le ventre d’Albert.
Hébété par l’acte qu’il venait de commettre, Julien laissa tomber son couteau avant de s’effondrer lui-même, les forces l’abandonnant. Le monde s’arrêta. Les coups que Raymond distribuait sur le visage tuméfié de François restèrent en suspension.
Un silence pesant s’ensuivit.
À ces mots, tous se précipitèrent vers le blessé qui se vidait inéluctablement de son sang. La blessure était trop profonde et très mal placée, aucun linge compressé ne pouvait arrêter l’hémorragie et tout garrot était inutile, la déchirure se situant au niveau de l’abdomen.
Albert se plaignait du froid qui devenait de plus en plus intense. Henri et Minos se comprirent, un autre membre de l’équipage allait mourir bientôt. Tous tentèrent l’impossible, même Julien, mais une heure, une demi-heure, quelques minutes suffirent pour que le blessé passât l’arme à gauche.
Le silence s’installa confortablement. Tous étaient résignés. Résignés à leur triste sort : la mort. Tôt ou tard, elle les surprendrait. Un à un, elle les surprendrait. Peut-être Albert avait-il moins souffert dans son agonie que ce que s’apprêtaient à vivre les naufragés ? Minos consigna sur le carnet de bord les derniers évènements.
Il se souvint d’avoir refusé de regagner Dunkerque alors que tous les signaux étaient au rouge pour ne pas avoir à supporter la honte et l’opprobre ! Il se maudit de sa fierté mal placée. Ah, ça ! Il n’aura pas à répondre de ses dettes, il n’aura même pas à devoir répondre des morts sur son bâtiment, le bâtiment dont il était le capitaine, donc garant du bon fonctionnement !
Mais qu’adviendrait-il d’eux ?
Les derniers mots couchés sur le papier, il décida d’aller à la nage placer son manifeste à bord de l’Alcyon qui restait à flanc sur le rocher que la goélette avait percuté. Il savait que l’épave serait retrouvée un jour, à défaut de leurs propres corps.
Rapport de mission du « Stationnaire » chargé de retrouver l’équipage de la goélette « L’Alcyon », manquant à l’appel au retour de pêche à la demande de l’armateur Lucien Vanhove. La dernière fois que l’Alcyon a été aperçu, c’était dans les eaux territoriales de Norvège, et depuis, la goélette est portée disparue.
Cela fait maintenant près d’un an que les familles de l’équipage sont dans l’attente de nouvelles. Nous doutons d’une issue favorable, une année sans nouvelles, présage du pire.
Après avoir parcouru en vain les routes maritimes que les pêcheurs en Islande empruntent habituellement, nous avons poussé nos investigations plus loin dans le nord et ne sommes plus qu’à quelques milles de Reykjavík.
C’est presque par hasard que nous avons retrouvé la goélette à l’état d’épave, le flanc penché sur un rocher, semi-immergée, la coque brisée. Nous aurions encore pu naviguer de nombreux mois avant de la découvrir, mais pour une fois, les étoiles nous ont été favorables et nous ont bien guidées.
C’est non sans émoi que je découvre à présent le journal de bord tenu scrupuleusement par le Capitaine du bateau retrouvé, et ce que j’y lis me remplit d’effroi : un meurtrier… il y avait à bord un meurtrier !
Le capitaine donne avec précision l’emplacement des sépultures des trois victimes. Je suis avec soin et impatience les écrits de Minos et je suis effaré de lire dans ses pensées. Ainsi, ses soupçons étaient dirigés vers le mousse. Même si tout porte à croire que ce garçon avait une attitude différente des enfants de son âge, rien ne permet de confirmer qu’il s’agissait bel et bien du meurtrier. Pour être véritablement honnête, je doute qu’un enfant de quatorze ans, un gamin un peu fluet, ait pu avoir le dessus sur des gaillards aguerris à de longues campagnes de pêche.
L’heure n’est pas à la spéculation, un moment grave nous attend, nous avons en vue le petit îlot où les naufragés se sont réfugiés. Quelles ont dû être leurs conditions lors de ces derniers moments ? Une fin inéluctable, tout espoir abandonné, le froid, l’isolement qui mène à la folie, puis la faim. Je pense à cette chanson enfantine « Il était un petit navire » ou encore à cet écrit d’Edgar Poe « Les aventures de Gordon Pym », des frissons me parcourent le corps en songeant aux extrémités auxquelles les rescapés ont dû recourir.
Lorsque nous arrivons, comme nous nous en doutons, il ne reste que quelques os épars, les mouettes, les albatros, les crabes et les rats ont fait leur œuvre. Nous retrouvons toutefois quelques effets personnels qui seront restitués à la famille, les vêtements sont trop dégradés, ne reste plus qu’une chaîne en or pour l’un, une vieille photo blanchie pour l’autre, un missel, un chapelet, une croix, des couteaux.
Nous rassemblons les victimes et leur octroyons une cérémonie funéraire digne de ce nom. Au pays, leur nom sera inscrit sur une plaque commémorative dans la petite chapelle « Saint-Pierre », patron des pêcheurs et des marins disparus, s’ensuivra une procession qui finira par le jet de gerbes en mer. Ainsi, les morts pourront enfin reposer en paix.
Leur nom sera également mentionné dans les archives de l’inscription maritime ainsi que les circonstances de leur mort, mais que vais-je y écrire ?
Cette année 1910 a été l’une des années où les morts à déplorer furent les plus nombreux, mais les circonstances de la disparition des douze marins de l’Alcyon relèvent plus du sordide que des éléments et des aléas habituels.
Maintenant que nous sommes en possession du carnet de bord de la goélette, nous n’en parlerons plus comme « des disparus de l’Alcyon », mais bien de « la tragédie de l’Alcyon ».
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* Le carnaval de Dunkerque est né à cette époque : la « Vischersbende », la bande des pêcheurs. Chaque année, à la même date approximative, une bande constituée de marins allant de bistrot en bistrot pour boire, pour chahuter, pour crier, s’amuser avant le départ, évacuer leurs angoisses de ce départ, trouver le courage d’aller affronter les éléments seuls sur l’océan pendant de nombreux mois, déambulait dans les rues de Dunkerque. La bande, au fur et à mesure que l’alcool grisait, devenait chantante, colorée, grimée, costumée.