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n° 21651Fiche technique16628 caractères16628
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Temps de lecture estimé : 12 mn
30/03/23
Présentation:  Talons aiguilles
Résumé:  Déambulation solitaire d’une femme devant nombres d’hommes dans une structure architecturale remarquable.
Critères:  #exhibitionniste #fétichisme cérébral
Auteur : Landeline-Rose Redinger            Envoi mini-message

Collection : Les déambulations de Landeline.

Numéro 01
La résonance magnétique des talons aiguilles sur le ciment

Il faut une unité de lieu. Il faut une durée, un temps, enfin, une mesure appropriée. Et pour parfaire, l’architecture comme partie intégrante du projet. Voilà qui peut faire l’harmonie. Pour cette fois, il faudra considérer l’espace de cette construction aux lignes de béton horizontales comme le contrepoint de ma propre verticalité ; de ma présence mobile dans cette vaste agora close.

Si l’approche du récit vous paraît abstraite, alors j’en suis fort aise, car j’ai voulu qu’il en soit ainsi.


Le jeu, bien qu’émanant d’une commande, le jeu, oui, car cela reste un jeu, postulait en des règles préalables dont la définition en était dictée par le commanditaire.

Bien sûr, je vous devine, oh là là ! Je vous sens un tantinet agacé par cette ribambelle littéraire abstruse, énigmatique, inutile, vous dites-vous, mais soyons sérieux un instant, que j’en vienne au cœur même du récit in fine vous serait bien peu agréable !


Et puis avouons-le sans détour, car vous me connaissez maintenant, non ? Pour ce jeu et pour l’histoire que j’en fais, je suis rémunérée, je suis payée. Lorsque, riche de mes droits d’auteur, je pourrai vous faire la gratuité, je le ferai. Donc au risque de vous voir déchirer le papier des premières pages de cette histoire, je ne digresserai pas d’emblée vers la dimension purement sexuelle de cette aventure. En somme, vous tomberez de mon avis, car n’est-il pas délectable le chemin qui mène au plaisir ? Que vous passiez la main sur un corps ou sur le vôtre n’est-il pas plus soyeux que la fin d’un plaisir fugace ? Le plaisir est à l’aune du préliminaire qu’on se donne.


Donc, l’architecture. Il faut visualiser ce lieu comme une succession cubique de béton ciré, sans aspérité, excepté une pastille de petite circonférence sur chaque pan vertical. Ce qui, au final, laisse au regard une possible et poétique échappée. Le maître d’œuvre l’avait voulu à la fois dans l’épure et le silence. Également qu’il en fut de sa résonance comme le chant grégorien d’une abbaye.


Cet homme-là était lui-même fait de ce silence, austère et magnétique à la fois. Si parfois, l’homme pouvait receler le secret d’un tueur, le mystère d’un pervers sanguinaire, pour ma part, je venais en ces lieux avec le frisson du désir et l’attraction chevillée comme la peur au corps. J’ai tant vécu que je pourrais bien mourir ! me disais-je. Ô, je vous affole, car votre espoir est grand de vous poser un jour ou l’autre sur mon corps. Votre fantasme est grand et tenace. Ne me feriez-vous pas mourir, mourir à votre regard, si l’affaissement de ma peau ou la tonicité de mes chairs s’ingéniaient à m’effacer ? Ne passeriez-vous pas à d’autres jeunesses ?


L’horizontalité bétonnée, en construction tectonique, laissait un rai de lumière naturelle passer, filtrer plus justement tout au long de l’agencement des cubes.


Au silence se marient la clarté et l’ombre de mon corps, reflet sensuel et envoûtant sur la pureté gris pâle des murs. Semblablement au reste du bâtiment, de facture futuriste, le sol confère au passant, à l’invitée, une résonance qui laisse à l’oreille un écho de désir, une forme magnétique, je serais même tentée d’y voir, d’y entendre, un chant magnétique. Mais à haute qualité de matériaux, bien sûr, adjoignons haute qualité d’escarpins.

Ô, je vous sens alerte, enfin intéressé, intéressée, n’est-ce pas ? Bon, j’y reviens.



La sortie fracassante d’une libertine à Paris a appelé la horde, ravivé les esprits, et enflammé les corps. Le courrier sature les boîtes e-mail de mon éditrice. Quant à moi, j’ai fait refus de tout invite, qu’elles émanassent de pauvres gens ou de princes. Non, en vérité, je relaterai en temps voulu les aventures qui me semblent dignes de l’être. Celle-ci en est une.


Donc, pour la résonance, il faut d’exigeants critères… N’est pas Louboutin qui fabrique des souliers. Mais voilà, pour cette fois, moi qui suis d’une nature fidèle, eh bien ! à Christian, je fis quelques lâchetés, quelques faux-bonds. Mais le sachant courtois et beau joueur, il convint que mon choix fut bien celui à faire.

Les beaux jours du printemps n’étaient pas encore de retour.



Je me fis recommander celui-ci par Albane, et je ne doute pas que mon amie vous est désormais familière, et m’en fus par un jour de brise sèche et froide par le métropolitain jusqu’au 17e arrondissement. Je ne m’étais pas mise en frais de vêtements, pas plus de lingerie, car pour l’empreinte du pied il n’en fut pas grande nécessité. L’alternance de chaussures, hauteur de talons et multiplicité de chaussant, avait, me disait-il, laissé à mes pieds une fermeté et une tonicité sportive. Pratiquais-je un sport ? me demandait-il. La course, fis-je avec une pointe de fierté. La course et la pédicure. Le bottier eut un discret sifflement qui soulignait une belle appréciation de mes cambrures plantaires. Les chevilles toniques, le coup de pied alerte, voilà qui laisse présager d’un escarpin unique. Un collector, fis-je avec un brin d’humour qu’il n’entendit pas tant il fixait sur ses mains glissant sur mes pieds un regard d’expert qui n’était pas dénué d’une marque d’érotisme. Détendez-vous, disait-il, détendez-vous.


Plus que d’être tendue, je lui cachais le frémissement qui sourdait au centre névralgique de mon ventre. Je me repris tandis que l’artisan s’attelait à prendre en note les mesures de latitude et de longitude de mes pieds. Je n’avais jusqu’alors pas vécu un tel moment dans cette quasi-religiosité du mouvement. Il en était semblablement du mouvement de ses mains, du rythme de sa respiration comme du silence qui habitait cette remise où les cuirs et les outils le disputaient à l’odeur âpre et enivrante des colles.


En somme, me disais-je, tu fais un voyage. Je sortis de la boutique avec le plaisir subtil d’une femme dont on s’est occupée. On m’avait choyée, on m’avait associée à la noblesse des matières, des ébauches de bois, j’avais été durant ce moment, j’avais été unique et centre de toute l’attention d’un homme. Au final, moi qui ai connu la multiplicité, la foule, dirais-je, la horde et l’animalité des hommes, je me sentais heureuse, de l’attention d’un homme qui m’aimait pour le cuir qui habillerait au mieux ce qui semblait constituer l’attrait unique de sa vie.


La valeur marchande de mes escarpins serait goutte d’eau au regard du souvenir du parcours de leur conception à la réalisation. Le bonheur se niche parfois dans la matérialité des choses qu’on aime. Ces souliers-là ne seraient portés qu’une seule fois. Il devait en être ainsi.


De mes petits allers-retours dans le 17e jusqu’à ma sortie de cette vaste demeure cubique, il fallait un tout. Mes escarpins étaient une partie de ce tout, fussent-ils chaussés pour d’autres occasions, en d’autres lieux que tel un édifice dynamité, l’ensemble, le tout de cette aventure partirait en poussière, en cendres.



Cette fois, trois semaines plus tard, trois qui nous emmenaient dans le printemps, cette fois donc, ce fut l’essai des souliers. Mon pied gainé d’un bas de soie s’harmonisait au chaussant avec ce qu’il fallait de justesse et d’immédiate appropriation comme enfant, un jouet qui n’était qu’à moi.


Les hommes ont leurs bolides, nous avons nos parures.


Le maître bottier jouait du silence comme d’une compétence supérieure. Est-ce que cet homme, me disais-je, est-ce que cet homme rêvait à la chaussure idéale, à l’ultime modèle, comme Jean-Baptiste Grenouille cherchait le parfum parfait ? Cherchait-il au-delà de tout ce qui avait chaussé une femme ? Cet homme-là était-il visible dans les petites affaires quotidiennes qui nous occupent ? Avait-il une femme, des enfants ? Avait-il de ses mains lestes de musicien, suivant le tracé d’un pied de femme, une prescience de nos âmes, du coup de pied à la cheville ? Est-il aimanté par le galbe d’un mollet, le secret d’une cuisse sous la chute d’une robe ? Car pour cet essai, je m’étais vêtue en femme sexy, en femme désirable, et si le bottier ne semblait me voir que par mon pied, par le cuir des escarpins, d’autres avaient jeté leurs yeux au-delà de la limite décente du tissu de ma robe. Assise sur la banquette du métro, je les avais vus, ces regards obliques, salaces parfois. Ces mains qui rêvaient de naviguer dans les zones que je laissais paraître avec fugacité, croisant et décroisant mes jambes avec la belle indifférence des femmes dont le corps est un pouvoir suprême.


Mais cet homme n’était pas de ceux-là. Et plus encore que les assoiffés du métro, mon désir pour son mystère silencieux rendait à mon corps tout entier un frissonnement imperceptible qui me troublait.


Trois semaines encore passeraient, trois semaines où parfois ma main entre mes cuisses me rendait à l’odeur du cuir, des colles et du chemin parcouru pour me rendre chez lui, comme on se rend vers une chambre en ville. Quand j’aperçus dans mon impasse Santos-Dumont, le jeune coursier et le carton de mes souliers, je fus prise d’une petite panique qui dut être visible sur mon visage. Une signature électronique approximative sur l’écran de sa machine, et je me retrouvais là, dans l’entrebâillement de ma porte avec le cœur battant et les mains tremblantes. J’étais dans la joie du désir. Si vous m’avez connue jadis, qui alors sait mieux que vous que j’ai succombé ardemment aux tentations charnelles, qu’une armée dressée devant moi ne tardait pas à mettre genoux à terre. Vous savez l’arrogance de ma bouche, la volatilité de mes mains. Étiez-vous de ceux qui bousculaient mes courbes ?


Mais voilà, la règle est la règle, et ouvrant le carton élégant qui renfermait mes escarpins, je fus en proie à les chausser de suite, je dus lutter contre ce désir-là. Je me fis violence et les remisais où pas plus que moi nul n’irait, que ce fût Albane ou un amant rêveur.


Le jour venu, la porte s’ouvrirait sur une longue allée cimentée et au seuil de la demeure je chausserai mes escarpins, et semblablement aux hommes de cette maison j’entendrai en écho le claquement sec des talons sur le ciment. Mais ne vous méprenez pas, cette architecture dont je fais le personnage de mon récit, celle-ci n’est en rien impersonnelle, lourde ou disgracieuse. Non, en somme, il faut rendre hommage à l’architecte, celui-là même qui de par le monde a laissé son empreinte, sa signature. Son crédo : le ciment, le métal.

Et au centre même de l’édifice où je me situe, je dirais qu’il en est de la perfection du bâtiment comme il en va des jolies femmes. La légèreté architecturale, ligne de fuite et ombres portées, ma silhouette sur des talons posée et voilà l’harmonie. C’est ainsi, j’ai été choisie, mais d’autres auraient pu l’être ou le seront.


Que nos corps soient élancés ou nos chairs opulentes, nous sommes bien muses tour à tour des poètes, modèles des statuaires ou objet sexuel d’un homme, d’une tribu, d’un clan. Je suis pour l’heure la femme choisie, non par un clan, non par une tribu, mais bien par des inconnus, dont le point commun, le but outre d’être de la classe des dominants, jouissent d’être possédés par la soumission, agenouillés par le plaisir aliénant de la résonance magnétique des talons aiguilles sur le ciment.


On peut aisément voir chez ces gentlemen en costumes trois-pièces, une farouche volonté d’avilissement, propre aux hommes de pouvoir. Ceux-là s’effacent et se fondent avec perfection dans la vie sociale, prêts à se damner pour l’application des lois, prompts à juger s’ils sont juges, à veiller au respect et à la probité s’ils sont élus, à l’application des règles s’ils sont chefs de groupes.


Par le passé, j’ai visité des lieux sordides, je ne les ai pas abandonnés d’ailleurs, vous connaissez mon goût du luxe, ma ferveur devant les jolies choses. Je suis une fille aisée d’essence bourgeoise. Bon, vous savez aussi quelle infatigable travailleuse je suis. Je n’ai jamais ménagé ma peine. Je ne vole pas l’argent qui me revient, n’est-ce pas ?

Alors je dois bien le dire, entrer ou plus justement pénétrer dans cette vaste et luxueuse architecture me confère un plaisir ajouté au désir. Décupler le désir par la vue des jolies choses n’est pas quantité négligeable dans la litanie de nos souvenirs.

Ces souvenirs-là raviveront les désirs. Incessante machine à plaisir que nous sommes.



Pour mon goût personnel, je les aurais voulus pourpres. Pourpre, uniquement pourpre. Mais hormis le rouge qui ravive l’animalité des hommes, il y a le noir. Et pour cette traversée on m’avait imposé le noir.


J’étais habillée sobrement d’une robe ras-de-cou, laissant apparaître les bras entièrement nus. Une robe courte et droite. Que mes seins marquassent le tissu par l’empreinte de leur extrémité tendue n’était pas l’élément le plus remarquable de ma prestation. Mes jambes gainées de bas de soie très fin n’en étaient pas non plus de la plus haute importance. Bien sûr, il n’eût pas fallu d’autre parure, celle-ci était partie intégrante du paysage. Si mon plaisir s’intensifiait, cela fit comme une salve iridescente lorsqu’après avoir sorti ma paire d’escarpins, après avoir glissé avec une lenteur calculée un à un mes pieds dedans, lorsque visualisant l’allée dans la pénombre qui s’ouvrait devant moi, je fis quelques pas dont l’écho des talons sur le ciment fit résonner cette cathédrale comme l’archet d’un violon.


Mon corps fut percé tel qu’un stylet m’aurait percé. Le stylet au corps conjugué à l’écho de mes stilettos et je me retrouvais humide. Ma poitrine se raffermissait, tendait le tissu qui la ceinturait. Mon sexe semblait en éclosion de rosée. J’avançais dans cet espace, dans cette perspective, déplaçant les courbes de mon corps dans l’espace angulaire. Chaque pas lançait un écho qui couvrait le précédent, qui s’y superposait. L’architecte était sans nul doute un mélomane averti. J’étais une clameur harmonique, un arpège de Bach, une gymnopédie de Satie.


Bordée sur toute sa longueur, de meurtrières peu larges, l’espace de ciment me laissait deviner, à peine voir le visage des hommes en clair-obscur. Je ne les voyais pas, je lisais les contours, les traits en tension.


Et plus que le regard, ici tout était centré sur le bruit, non, que dis-je, sur la musique. À chaque pas que je faisais, à chaque rythmique donnée par le sec cliquetis de mes talons sur le ciment, à chaque écho, on pouvait comme un chœur entendre la respiration cadencée des hommes. Chacun semblait en réponse aux mouvements chaloupés de mon corps. On scandait la jouissance. Non, je ne les voyais pas, mais je savais les mains allant et venant sur leur sexe. Une armée jouissive et presque silencieuse, car en ce lieu tout semblait monacal. Si mes obligations contractuelles n’avaient eu une clause, j’aurais tant voulu qu’elles me laissassent au passage me pencher vers ses hommes, m’incliner vers leur sexe, et pour chacun d’eux quel qu’en fut la durée, j’aurais extrait leur jus, jusqu’à m’engorger, jusqu’à la suffocation, à l’étouffement, mais il n’en fut pas ainsi.


La multitude était ce que j’aimais, mais ici cette longue file d’hommes alignés et cachés n’était en somme qu’une succession d’unité et cela me rendait à un bonheur extatique, un doux ravissement, que mon corps entier traduisait en animation humide. Mon lent périple m’emmenait vers la jouissance. Jusqu’au sang, mes lèvres se pinçaient. Je craignais que mon corps s’immobilise, que mes muscles se figent, qu’une totale contracture me statufie. Je luttais contre les fourmillements de mes doigts qui cherchaient à partir vers mon entrejambe. Je me battais contre les injonctions du désir, je maîtrisais l’invisible maître qui voulait me soumettre. Les yeux mi-clos, j’imaginais les sexes tendus où perlait le jus, qui pour certains déjà devait s’épancher ; je passais sur mes lèvres rouges ma langue humide tout comme si chaque gland s’ingéniait à les forcer. Les halètements des hommes et le bruit huileux de leurs mains pistonnant leur sexe, la sécheresse de mes talons faisait une philharmonie en cette cathédrale. Qu’on ne touche pas mon corps accroissait tant mon plaisir que je dus frôler l’évanouissement aux portes d’un orgasme qui menaçait de me lancer au sol. Je repris conscience et engageai un pas plus assuré sur le ciment ciré. Comme un crescendo du vent, la jouissance des hommes n’en faisait plus qu’une. À quelques encablures de là, j’apercevais un rai vertical de lumière.


Arrivée au seuil de ce rai, j’entendis l’ultime jouissance des hommes comme un deus kyrie, puis le son étouffé des corps qui s’affaissent d’épuisement sur le sol.

Après la fermeture de la grande porte de sortie, je glissais mes escarpins dans mon grand sac, chaussais mes Pigalle Louboutin. Un taxi m’attendait.

Lorsque je le quittais, une auréole marquait visiblement la banquette.


J’ai souri de ce que j’étais capable de donner aux hommes.