C’est vraiment bon, ce que j’ai dans mon assiette. Cette daube ne sort pas d’une boîte, c’est certain. J’aime bien la brasserie de la gare. La cuisine est bonne et la patronne est superbe, belle à tomber et très sympathique, en plus. C’est une grande rousse claire, d’origine irlandaise que révèle son accent charmant, longue, fine, grand cou, épaules dégagées, portant une sorte de vêtement bavarois, corset serré mettant en valeur sa poitrine pigeonnante et sa taille fine, longue jupe et bas blancs, avec une petite coiffe pour couronner son joli minois. Superbe. De petits plis sous les yeux donnent l’impression qu’elle sort du lit, ce qui me porte à penser que tout le temps que cette femme sublime passe en dehors du lit est du temps perdu, n’en déplaise à son basque de mari. Il est copain avec mon collègue, un petit taureau catalan qui ne parle que de « rugueby » et ne sait même pas ce qu’il est en train de manger. Il parle, il parle avec sa volubilité et son accent du sud-ouest. Bon, il est sympa, je m’entends bien avec lui sinon je ne serais pas là. Mais parfois, il me gave, plus que la daube, et mon esprit et mes yeux s’évadent…
Waouh ! Quels yeux ! Des yeux comme ça, ils vous accrochent le regard et vous ne pouvez plus vous en détacher. Ils sont… bleu profond avec des paillettes vertes… ou le contraire… en tout cas, extraordinaires. Pourtant, j’ai comme une impression de déjà-vu. Mais avec cette peau mate et légèrement halée, je mets cela sur le compte de la célèbre photo de « l’Afghane aux yeux verts », sans que la fille à la table proche n’ait le type afghan. Curieux d’ailleurs, elle ne me lâche pas non plus du regard et même un léger sourire se dessine sur ses lèvres. C’est au point que la nana en face d’elle se retourne un bref instant pour me regarder, ce qui rompt le charme. Je repique dans mon assiette et termine ma daube pendant que les deux filles se penchent l’une vers l’autre pour se parler à voix basse. La blonde à la grosse touffe frisée se retourne encore vers moi, je ne doute plus d’être le sujet de leur conversation discrète. C’est Gérard qui me tire de mes pensées :
- — Tu veux un dessert ?
- — Ah non, merci. C’était bon, mais copieux. Un café et ce sera parfait.
Il se retourne, hèle la belle patronne, et les cafés arrivent presque aussitôt. Ils savent bien que leurs clients bossent et doivent respecter les horaires de bureau. À côté, la blonde se lève et se dirige vers le bar pour régler, mon collègue en fait autant. Je ne sais pas comment il peut boire aussi vite ce breuvage brûlant. Moi je dois d’abord faire fondre le sucre, il n’en prend pas, et attendre un peu que le café tiédisse en l’absorbant à petites gorgées. C’est là que ma brune voisine au regard étonnant se lève et se dirige vers moi.
- — Vous êtes bien Monsieur Rezzin ?
- — Oui, bonjour Madame…
- — Bonjour, mon « Maître ».
- — Oh, ça y est. CM2 à Couillac. C’est ça ?
- — Exact.
- — Pfiou ! … Ça remonte à… au moins dix ans. Ce n’est pas Joséphine, pas Géraldine… Clémentine ?
- — Presque. Églantine. Églantine Rosier. Comme quoi mes parents avaient de l’humour, mais pas trop facile à porter.
- — Ah oui, Églantine, excellente élève dont on rêve d’avoir toute une classe. Que deviens-tu… pardon, que devenez-vous ?
- — Oh, je vous en prie, gardez le tutoiement. Je travaille à la Communauté d’Agglomération, à l’Office de tourisme, précisément.
- — Ah, c’est bien, ça…
- — Mouais, moyen moyen.
À ce moment, nos deux compères nous rejoignent, nous montrant ostensiblement leurs montres.
- — Excusez-moi, il faut que j’y aille.
- — Bien sûr, moi aussi. Tiens, je te donne mon numéro de portable, appelle-moi vite, qu’on poursuive cette conversation et que tu me donnes des nouvelles de Couillac, dis-je en notant mon portable au dos d’une carte professionnelle.
- — Merci, c’est promis. Je suis trop contente de vous avoir revu.
- — Moi aussi. Et reconnue, signe que je n’ai pas trop vieilli…
Elle s’éloigne, me laissant tout benêt. Couillac… oui, dix ans déjà. Une gamine du CM2 devenue une jeune femme superbe maintenant… Ça fait drôle ! Il s’est passé tellement de choses en dix ans… Mariage, divorce, besoin de changer d’horizon. Je suis passé de la formation initiale à la formation continue, des enfants aux adultes. Mais il a fallu aussi apprendre à faire commerce de cette formation, la vendre aux entreprises, aux particuliers comme aux pouvoirs publics, États et Régions. Et puis, acquérir l’expertise permettant de délivrer des conseils en entreprise, apprendre à manager une équipe, à recruter, mais aussi à licencier. J’y trouve mon compte, intellectuellement et financièrement, et c’est ainsi que j’ai bâti ma nouvelle vie. Et soudain, me voilà rattrapé par l’ancienne, au détour d’une brasserie. La vie est parfois surprenante, c’est aussi ça qui la rend intéressante.
Vendredi soir, mon mobile gronde et sonne l’arrivée du… quarantième texto de la journée, peut-être.
- — Bonsoir, c’est Églantine. Je peux vous appeler sans vous déranger ?
- — Je suis toujours au bureau. Dans une heure si c’est possible.
Dix-neuf heures trente, je rentre enfin, rude journée. Un bon whisky dans une main, le mobile dans l’autre, effondré sur le canapé. J’imagine que ma petite élève a oublié ou est empêchée, ou bien encore n’a pas apprécié ma réponse. Tant pis. Qu’est-ce que j’aurais à lui dire au fond, désormais si loin de la petite école de campagne de Couillac ? C’est à ce moment que le téléphone tinte, me tirant de la torpeur qui me gagnait.
- — Monsieur Rezzin ? Ça va, je ne vous dérange pas ?
- — Non, Églantine, plus du tout. La journée est finie et la semaine aussi, ouf !
- — Veinard, moi je travaille encore demain. Mais pas lundi, ça compense.
- — Oui, je comprends. Tu suis le rythme des besoins des touristes.
- — C’est ça. Mais à cette époque, les samedis sont plutôt calmes.
- — C’est bête, je comptais t’inviter demain. Et comme pour moi le lundi ce n’est pas possible, il ne reste plus que dimanche. Mais ce n’est peut-être pas possible pour toi ?
- — Si, si, c’est possible, mais… je ne voudrais pas déranger, le dimanche c’est sacré.
- — Penses-tu, pas pour moi ! Les « hussards de la République » ne vont ni à la messe ni aux vêpres. Veux-tu venir déjeuner à la maison, qu’on puisse évoquer le passé tranquillement ? Ce sera simple, mais surtout sans « parasitages » extérieurs. À la bonne franquette.
- — Ben, je… pourquoi pas, après tout ?
- — Bien, on fait comme ça. Tu vois la route vers Délosse, en passant par l’Avenue du Général Buzard ?
- — Oui, tout à fait.
- — Tu franchis le pont sur le Bouzon, tu montes un peu sur la colline et tu prends la première à droite, la rue du Lavoir. Cette rue fait un angle droit pour redescendre vers le Bouzon, où se trouve le lavoir. Ma maison est juste dans l’angle, en face de la rue, 26 rue du Lavoir. Tu peux entrer avec ta voiture, je laisserai le portail ouvert.
- — D’accord, c’est noté. Vers midi, ça vous va ? Oh je suis trop contente de vous revoir…
- — Moi aussi, à dimanche midi.
Pfff ! Voilà que je me colle des obligations par-dessus le marché. Bon, pas une obligation désagréable, il faut l’avouer, elle est plutôt mignonne, cette petite. Et surtout ses yeux, si peu ordinaires…
Je ne mets pas les petits plats dans les grands, je fais simple, on n’est pas là pour un déjeuner de gala, mais juste pour évoquer un passé lointain. Il est midi pile lorsqu’un moteur de tracteur vrombit dans la cour. C’est comme ça que j’appelle les diesels. Elle est ponctuelle, c’est bien. J’ai horreur des nanas qui se font désirer.
- — Oh, c’est charmant chez vous. On se croirait en pleine campagne à deux minutes de la ville.
- — N’est-ce pas ? J’étais ravi de trouver cette baraque parce qu’en plus personne ne pourra construire en dessous, c’est inondable.
- — Et pas ici ?
- — Non, de mémoire de l’ancien propriétaire qui était né dans cette maison, la plus grosse crue du Bouzon s’est arrêtée à une vingtaine de mètres de la maison. C’était la petite ferme d’un agriculteur.
- — Vous avez tout transformé ?
- — Oui, un peu par force. C’est surtout le lieu qui m’a plu. La maison est assez petite, mais reste convenable. Le grenier servait de fenil, j’en ai fait deux chambres, une salle de bains, et puis le bas, une grande pièce à vivre d’un seul tenant, sauf l’entrée, les toilettes et l’escalier pour monter à l’étage.
- — Waouh ! En effet, ça paraît immense. À côté de mon petit studio… Et puis cette baie avec cette vue sur la nature, les arbres et la rivière…
- — Oui, celle-là m’a donné du fil à retordre. Il a fallu faire intervenir une entreprise pour rejoindre une fenêtre et une porte sans tout foutre par terre. Mais le reste, pour l’essentiel j’ai tout fait avec mes petites mimines.
- — Bravo, mon Maître, tous les talents !
- — Nécessité fait loi quand on n’a pas beaucoup de pognon. Le bâtiment n’était pas en très bon état, le terrain, inconstructible, donc le prix était à ma portée. Mais pour les travaux, il a fallu mouiller la chemise. Je te laisse visiter, tout est accessible, je retourne quelques minutes à mes casseroles, si tu permets.
- — Bien sûr, mais tenez. Je ne savais pas trop quoi apporter, des fleurs, du vin, du chocolat… Je ne savais pas les goûts de Madame ni les vôtres en vin, alors j’ai opté pour le chocolat…
- — Madame ? Quelle Madame ? Il n’y en a plus depuis longtemps…
- — Ah bon ? Ah, j’avais cru entendre dire que… je ne savais pas, désolée…
- — Pas de quoi, c’est déjà de l’histoire ancienne. Fais la visite, je cours avant que ça ne brûle.
On se retrouve dix minutes plus tard autour d’une coupe de champagne, il fallait bien fêter ça, mais j’avais décidé qu’une demi-bouteille suffirait.
- — C’est génial ! Vraiment organisé et décoré avec goût. Bravo. Et puis ça donne l’impression d’être grande sans l’être vraiment.
- — Oui, en faisant presque un seul volume au rez-de-chaussée ça paraît immense, mais guère plus de cinquante mètres carrés, et puis ça fait deux belles chambres à l’étage malgré les sous-pentes.
- — Sous-pentes qui font plein de placards utiles, c’est super. J’aime vraiment beaucoup.
- — Au début, j’avais pensé rejoindre la maison et la grange par une véranda et faire un très grand living dans la grange. Mais… mon banquier m’a vu venir. Et puis en fait, tant mieux. C’est très ramassé, facile à chauffer, tout sous la main, et largement assez grand pour moi tout seul.
- — Vous m’étonnez. Tout mon studio doit loger dans l’une des chambres.
- — Je vois bien. J’en avais loué un, moi aussi, le temps des travaux pendant un an et demi. Avant, quand j’étais instituteur comme à Couillac, j’avais un logement de fonction et je ne me préoccupais pas de l’avenir. Erreur ! Mais alors toi, comment es-tu arrivée là depuis le CM2 ?
- — En CM2, j’avais un très bon maître, n’est-ce pas, qui m’a donné aussi le goût des langues. Bon, je dois avouer qu’ensuite ça n’a pas été aussi brillant, mais suffisamment pour traverser le collège sans dommage. Pourtant, qu’est-ce que j’ai trouvé dur de changer de prof sans arrêt ! Je trouve cela stupide. Honnêtement, le niveau des matières enseignées n’est pas si élevé qu’il faille des spécialistes de chacune. Mais bon, c’est comme ça, dans l’éducation comme dans la médecine, on ne voit pas l’élève dans son ensemble, mais découpé en petits morceaux dont chacun essaye de s’occuper. Résultat, aucun n’est réellement capable de dire : « l’avenir de ce jeune c’est ça ou ça ». Et le gamin joue sa vie à pile ou face en se fiant aux matières où il réussit le moins mal…
- — Ce n’est pas totalement faux, ce que tu dis là. Mais le système est fait comme ça et si l’on tente de le modifier en quoi que ce soit, tout le monde est dans la rue, enseignants, syndicats, parents, élèves… Le bordel, quoi. Et pour toi, ça s’est traduit par quoi ?
- — Les langues, comme je vous l’ai dit. Bac littéraire dans une classe bilingue en section européenne, et puis licence d’anglais dans une fac surchargée, désorganisée au possible. J’ai trouvé ça, en dehors des stages et des séjours à l’étranger, une usine à cultiver l’échec ou la médiocrité. J’avais connu l’excellence en primaire, j’ai connu le pire en fac. Mais j’ai quand même eu ma licence.
- — Très bien, ça.
- — Oui, enfin ce n’est pas l’Everest non plus. Mon objectif était d’avoir une licence pour passer le concours de l’ESPE et devenir prof des écoles à mon tour.
- — Oh, chère collègue.
- — Oui, ça m’aurait plu, vraiment. Être comme vous, faire comme vous, essayer de faire aussi bien que vous.
- — Arrête, n’en rajoute pas. C’était ma première année d’enseignement en sortant de l’IUFM, comme on disait à l’époque, et je faisais ce que je pouvais.
- — Ah si, je vous assure. Ça tient parfois à des petits détails, mais qui vous marquent pour toute une vie. Tenez, par exemple, on jouait souvent au ballon-prisonnier. Et on était venu vous voir parce que les garçons nous balançaient des « cacahuètes », comme ils disaient, dans les jambes ou dans la figure avec un ballon de hand-ball. Ça piquait, ça faisait très mal, et évidemment ils avaient toujours le dessus. Le jeudi suivant, vous êtes revenu avec un ballon en mousse et vous avez rangé le ballon dur. On était trop contentes, nous les filles. Et comme ça, on arrivait même parfois à gagner.
- — Oui, bon, simple souvenir anecdotique. Maintenant que tu le dis, je me souviens que j’avais acheté ce ballon sur mes propres deniers.
- — Non, mais peu importe le ballon. Ce qui comptait, c’est que nous avions été entendues, que notre demande avait été reçue, comprise et solutionnée. Que ce soit au collège, au lycée ou en fac, vous pouvez toujours demander quelque chose, tout le monde s’en fout. Ce n’est jamais possible. Il y a toujours une bonne « mauvaise raison ». C’était ça l’important.
- — Peut-être… Et alors, ce concours ?
- — Arf ! C’est le moment que ma mère a choisi pour développer un magnifique cancer. Alors… l’hôpital, tenir la maison, s’occuper de mon petit frère, de mon père… je ne vous fais pas de dessin. J’étais inscrite, je ne suis même pas allée le passer. Et c’est comme ça que je me retrouve à l’Office du Tourisme, à répéter sans cesse la même chose, parfois en anglais, pour un SMIC. Pas cher payé pour une licence, mais je ne me plains pas, j’ai un temps complet, pas comme certaines copines qui sont caissières, pardon « hôtesses de caisse » à temps partiel qu’elles ne gèrent même pas. À disposition.
- — Oui, je sais… Tout ça, c’est bien moche. Allez, passons à table.
- — Volontiers, ça sent bon !
Elle est maintenant plus à l’aise, pas empruntée, et débarrasse la table basse comme si elle était la maîtresse de maison, posant tout sur le comptoir de la cuisine ouverte. Elle est grande, déliée, avec une élégance certaine dans ses gestes et sa démarche. Ses vêtements un peu flous ne montrent guère ses formes qu’il faut deviner au hasard d’une attitude ou d’un mouvement. Elle demande si elle peut m’aider, je lui confie les petites assiettes de l’entrée, terrine maison sur un lit de salade du potager. Je lui propose de terminer la petite bouteille de champagne en mangeant, elle accepte en rosissant ses pommettes sous sa peau mate. Elle est vraiment très jolie. Et ses yeux…
- — D’où te viennent ces yeux extraordinaires ?
- — Ha ha ! Pas si extraordinaires que ça.
- — Tout de même. Bleus pailletés de vert, ou le contraire… c’est vraiment étonnant.
- — Je crois que c’est le contraire. Ils sont verts comme beaucoup de femmes kabyles, car ma grand-mère était kabyle, exilée au moment de la guerre d’Algérie et mariée à un français, Monsieur Rosier, mon grand-père. Le bleu vient de ma mère qui était blonde aux yeux bleus, Française de souche.
- — Le mélange est étonnant.
- — Et ils changent avec le temps, plus foncés quand il pleut, plus clairs quand il fait beau.
- — Magnifiques ! Vraiment.
- — Merci.
Nous passons ensuite au plat de résistance, nouvelle surprise pour elle.
- — Hum… Délicieux ! Mais qu’est-ce que c’est ? C’est fondant, goûteux à souhait, un régal…
- — Ce sont des joues de porc cuites au cidre, tout simple et pas cher. Au départ, je voulais faire une rouelle, et puis j’ai trouvé ça. J’en ai profité.
- — Une « rouelle » ? Qu’est-ce que c’est que ça encore ?
- — C’est une tranche de viande crue dans la cuisse du porc, du jambon, en somme, mais ni séché ni cuit en jambon blanc. C’est le meilleur du porc et curieusement pas cher du tout. Pour cinq euros, tu as un kilo d’excellente bidoche très maigre. Et on peut faire un tas de trucs avec : du rôti, des grillades, haché en Parmentier… Par exemple, c’est la viande de porc que j’ai utilisée pour ma terrine, avec du lapin.
- — Et ce n’est pas cher ?
- — Non, vraiment. Je te dis, autour de cinq-six euros le kilo. Ça fait huit à dix parts.
- — Mais c’est ce qu’il me faut ! Moi qui remplace la viande par des œufs…
- — Ah ? À ce point ?
- — Eh oui. Imaginez, mille deux cents euros par mois, cinq cents de loyer, pour vint-cinq mètres carrés, les charges, les assurances, le téléphone, le chauffage… Bref, il me reste en gros deux cents euros, cinquante par semaine. Et pour quatorze repas et sept petits déjeuners, il ne faut pas s’écarter. Pâtes, riz, pommes de terre, jambon blanc, œufs, sardines, c’est mon quotidien. D’autant que je m’accorde, comme vous avez vu, une salade composée par semaine à la brasserie de la gare avec ma collègue, chacune son tour de débourser vingt euros.
- — Ah, le temps des vaches maigres. Mais ça va évoluer.
- — Aucune chance, ou si peu. La plus ancienne, au bout de vingt ans, ne touche que mille quatre cents euros. Alors qu’un prof des écoles commence autour de deux mille euros. Oh, ce que je regrette…
- — Il n’est jamais trop tard. On en manque, on recrute à tour de bras…
- — Oui, mais il faut faire une préparation. Il y a des sujets parfois sur l’histoire de l’éducation, sur la pédagogie, des choses dont j’ignore tout.
- — Tu sais, j’ai été rappelé il y a deux ou trois ans pour surveiller les écrits du concours. J’ai dit, pourquoi pas ? J’avais une salle de soixante candidats à surveiller en binôme avec une collègue. Eh bien, sur soixante, il n’y avait que dix-neuf présents.
- — Non, c’est vrai ? Mais pourquoi ?
- — Si si, je te le dis. Les étudiants s’inscrivent à plusieurs concours, ou au même concours dans plusieurs départements, ou réfléchissent entre l’inscription et l’épreuve… En tout cas, il est sûr que le recrutement a dû se faire sur la base de huit ou neuf sur vingt, faute de combattants.
- — Oh… Il faut vraiment que je le fasse, j’ai mes chances, alors. Je pensais que c’était très élitiste.
- — Ça l’a été, autrefois. Et puis, c’est devenu méprisé parce que pas assez rémunéré, d’où une majorité de femmes dans l’enseignement. Ensuite, on a critiqué ces « salauds de fonctionnaires » qui traversent les crises sans redouter le chômage. Et puis quand ça va mieux, ces métiers sont de nouveau dénigrés.
- — Là, pourtant, on ne peut pas dire que ça aille vraiment bien…
- — Oui, c’est vrai. Mais il y a aussi un facteur qui a joué. Le métier d’instituteur, du temps des Écoles Normales, était un ascenseur social pour des enfants d’agriculteurs ou d’artisans qui accédaient au rôle magnifique de transmission du savoir. Peu payés, mais logés et chargés de transmettre les valeurs de la République. Pour mieux les payer, on a inventé le concept très parisien de couloirs de ministère de « Professeur des écoles », confié comme il se doit aux universités. Plus d’ascenseur social, sinon en descente. Tous les étudiants des voies sans issue s’y engouffrent pour que leurs diplômes de pacotille servent au moins à quelque chose. Un pis-aller, mais plus de vocation d’enseigner, une sorte de job à mi-temps. Parce que vingt-cinq heures trente par semaine pendant trente-six semaines, chez moi ça fait en gros neuf cent heures contre mille six cent cinquante pour tout autre salarié.
- — C’est juste ce que vous dites. Mais il y a quand même du travail en dehors des cours, de la préparation, de la correction…
- — Tu rigoles ! Le niveau d’enseignement de la maternelle au CM2 ne nécessite quand même pas des heures de recherche, ou alors l’instit est un imbécile. Quant aux corrections, souviens-toi, je faisais cela en fin de journée pendant la récitation. À seize heures trente, j’avais terminé ma journée. Et concernant la préparation, il suffit de savoir en arrivant l’objectif que l’on veut atteindre : la division, la multiplication, l’accord du verbe avec le sujet, etc. Quant à ceux qui préparent des fiches chronométrées à la minute, rien ne se passe jamais comme prévu et ils sont toujours déçus parce que leur programme n’est pas respecté. Imagine, il se met à neiger. Tous les museaux sont tournés vers les fenêtres, inutile de parler de la dérive des continents ou des frisettes de Louis XIV. Garder l’objectif et toujours s’adapter, c’était ma devise.
- — Et c’était très efficace. Combien de fois je me suis dit ensuite « ah, avec Monsieur Rezzin, c’était plus clair, je comprenais tout, tout de suite » ?
Le fromage et le dessert avalés, je propose à une Églantine gavée de faire une promenade digestive tout en continuant notre discussion. Nous descendons par la route jusqu’au lavoir, une enclave communale dans mon terrain qui va lui aussi jusqu’au Bouzon. Le lavoir a été très bien restauré et on imagine bien le travail des lavandières qui y œuvraient par tous les temps.
- — Vous vous souvenez de celui de Couillac où l’on allait de temps en temps avec toute la classe ?
- — Bien sûr. Il n’était pas aussi bien rénové que celui-ci, mais il était plein de ressources, grenouilles, têtards, filaments d’œufs…
- — Oui, il y avait même une tortue que l’on voyait de temps en temps. Et on apprenait à reconnaître les baies dans les haies, on avait fait un herbier, tout ça…
- — Eh oui, tout était prétexte à découvertes et apprentissages.
- — Mais, ici, les femmes lavaient dans cette rivière ? L’eau n’a pas l’air très propre…
- — Non, viens voir derrière… regarde ce petit bassin. Là, il y a une source d’eau claire qui alimente le lavoir. Tu vois le passage sans herbe, beaucoup de gens viennent remplir des jerrycans de cette eau pure, certains même la boivent. Parce que le Bouzon porte bien son nom : il y avait beaucoup d’élevage par ici et les vaches buvaient dedans et y lâchaient des bouses.
- — Ah d’accord. Voyez, rien n’a changé, je suis toujours votre élève et j’apprends des choses avec vous.
- — Pourtant, dix ans ont passé. Je ne suis plus instituteur et tu n’es plus une jolie petite fille, mais une jolie jeune femme.
- — Hum… merci, en espérant que vous le pensez. Pourtant tout est toujours pareil, j’ai toujours autant d’admiration pour vous, votre savoir, la maison que vous avez si bien restaurée. Que c’est agréable de retrouver tout ça !
- — Tu es toujours aussi mignonne. Es-tu toujours sage également ?
- — Bien sûr, je n’ai pas de raison d’avoir changé. À l’époque, j’étais sage pour vous faire plaisir, pour que vous soyez fier de moi. C’est fou comme les enfants peuvent s’attacher affectivement à leurs enseignants. En fait, toutes les filles de la classe, nous étions toutes amoureuses de vous, moi la première.
- — Ah oui ? Même à dix-onze ans ? Je n’imaginais pas…
- — Bien sûr. Oh, la signification change avec le temps, bien sûr, il n’y avait pas de… connotation sexuelle, évidemment. D’ailleurs, j’ignorais tout de la sexualité, on n’en parlait pas. C’était purement platonique, mais cependant bien réel. Quoique… mes petits nichons commençaient à pousser et devenaient très sensibles, ils le sont toujours d’ailleurs, et le soir je les caressais en pensant à vous.
- — Non… ben, ça alors, je n’en reviens pas.
- — Si si, je vous assure, et la concurrence était rude. « Tu as vu, il est venu m’expliquer tout bas, rien qu’à moi… ». Grrr ! Maudite Julie Vanbedaine, la grosse blonde qui souriait niaisement tout le temps.
- — Ah oui, je m’en souviens maintenant que tu en parles. Mais… comment ça se traduisait ce penchant affectif ? De quoi peut bien rêver une petite fille de onze ans amoureuse de son instituteur ?
- — Eh bien… on rêve de plein de choses, qu’il s’occupe de soi plus que des autres, qu’il dise qu’on est jolie, qu’il nous prenne dans ses bras, sur ses genoux, qu’il fasse des bisous, des caresses… Plein de choses. On voit une publicité et on rêve de courir en tenant sa main sur une plage de sable fin, avec des cocotiers, de plonger dans l’eau turquoise. Enfin tout ce qu’on peut étiqueter comme « rêve de midinette », en somme, moi dans le rôle de la princesse et vous dans celui du prince charmant.
- — Ce que tu me dis me fait penser à un vieux film d’André Cayatte, « Les risques du métier », avec Jacques Brel dans le rôle de l’instituteur. Ça prouve le bien-fondé de ce film, il faudra que tu le cherches sur Internet.
- — Je n’y manquerai pas. Et c’est drôle qu’aujourd’hui, dix ans plus tard… j’éprouve les mêmes sensations. Comme quoi l’enfance peut marquer toute une vie…
Là, une escadrille d’anges passe à tire d’ailes. Je remâche sa dernière phrase en essayant d’interpréter ce qu’elle vient de dire, ses joues rosies par l’audace qu’elle vient d’avoir me confirment que je ne me trompe pas. Je suis bien embarrassé par ce qui semble être une déclaration et, comme toujours dans cette situation, je décide de n’avoir rien entendu ou compris. Nous prolongeons la promenade en longeant le Bouzon, passant sous le pont qu’elle a emprunté en venant, jusqu’aux restes des piles d’un ancien pont romain qui passait presque au même endroit. Puis nous remontons en traversant mon terrain, visitant au passage la grange qui me sert à la fois de garage, de remise pour les outils de jardin et d’atelier de bricolage avec, dans le coin le plus enterré, une petite cave creusée d’un mètre dans le sol et fermée de parois très épaisses avec les restes de l’isolation de la maison. Épatée par mes productions légumières, je lui prépare un panier de différents légumes, de quoi cuisiner pour toute une semaine. J’ai bien compris que pour sa bourse, les euros qu’elle a mis dans la boîte de chocolats risquent de la priver de quelques repas.
- — Mais attendez, je dois avoir un vieux sac de courses dans la voiture…
- — Non, un panier c’est mieux pour les légumes, et puis comme ça tu seras obligée de revenir pour me le rapporter.
- — Ha ha ha ! Auriez-vous envie de me revoir ?
- — Ben tiens ! Une ancienne conquête, je ne vais pas me priver ! Un chocolat chaud après cette sortie frisquette ?
- — Allez, pourquoi pas ? Je sais que j’abuse, mais je suis tellement bien ici que je n’ai pas très envie de partir.
Nous buvons l’épais breuvage à petites gorgées. Le jour décline déjà, l’automne progresse. Nous sommes de nouveau silencieux, un peu gênés et en même temps si bien ensemble. Moi aussi j’ai envie de prolonger ces instants magiques, je propose d’allumer un feu de cheminée, elle bat des mains. La soirée s’annonce enchanteresse.
- — Et vous, dit-elle soudain. Vous ne vous êtes pas beaucoup raconté. Dites-moi tout.
- — Oh, pas de quoi écrire un roman. Tu te souviens de ma vieille fille de collègue qui avait la grande section maternelle, le CP et le CE1 ?
- — Oh oui, Carla qu’on surnommait « Carlabosse ». Elle était méchante, elle n’aimait pas les enfants, elle nous criait dessus tout le temps.
- — Oui, bon, je ne porterai pas de jugement, mais il était temps qu’elle prenne sa retraite. Donc elle est partie en même temps que toi et elle a été remplacée par une jeunette dont c’était aussi le premier poste. J’ai hérité de la direction et surtout du logement de fonction de la vieille, bien plus grand que le mien. La fille était sympa, plutôt jolie, et avait bien besoin de coups de main pour démarrer. Je l’ai donc prise sous mon aile pour guider ses premiers pas et puis de fil en aiguille… dans mon lit. Tout cela a fini par un mariage au grand plaisir du maire de Couillac.
- — Oui, ça, j’avais su. Le monde s’était un peu écroulé sur ma tête. Mon prince charmant marié avec une autre…
- — Mouais, une belle erreur, de jeunesse probablement. Un poste particulier s’est découvert à l’ESPE, ex-IUFM ex-École Normale, pour les TIC, Technologies d’Information et Communication, en fait l’informatique et l’audiovisuel. Il y avait une épreuve de recrutement pour ce poste très spécialisé, j’ai été pris et donc mon épouse a bénéficié d’un gros coup de piston pour rapprochement de conjoints. Sauf qu’en ville il y a plus de concurrence qu’à Couillac. Si bien qu’au bout de quatre ans, la belle s’est envolée avec un inspecteur de passage, vers un poste outremer, paraît-il. Divorce, fin de l’histoire. Douleur de l’échec, heureusement, pas d’enfants, j’ai opté pour la formation continue en passant un nouveau concours et en apprenant un nouveau métier. Mieux rémunéré, très prenant, mais qui convenait bien à m’occuper l’esprit. Je me suis consolé dans le travail comme dans cette maison. Et voilà.
- — Vous avez l’art du résumé, alors que moi je me suis épanchée toute la journée. J’en ai presque honte…
- — Il ne faut pas, c’est signe que tu en avais besoin. Et moi j’étais ravi de t’écouter et d’apprendre plein de choses sur les fantasmes des petites filles.
- — De ça aussi j’ai honte. C’est en vous le racontant que j’ai pris conscience qu’à vingt-trois ans je n’ai pas évolué d’un iota, petite fille attardée ou femme enfant, je ne sais pas. Rien de bien en tout cas…
- — Pfff ! Foutaises de psychologie de magazines. Quel mal y a-t-il à admettre que tu étais amoureuse de ton maître d’école et que tu pourrais l’être encore ? Il y a dix ans, ce rapprochement aurait été impossible et condamnable, pour moi surtout. Mais, aujourd’hui, ce n’est plus pareil, c’est une histoire qui pourrait se concrétiser entre adultes consentants.
- — Et… vous seriez prêt à cette concrétisation ?
- — Ma foi, j’aimerais bien vérifier que tes petits nichons sont toujours aussi sensibles qu’autrefois.
Elle se rapproche de moi, pose sa tête sur mon épaule avec un soupir qui semble être d’aise. J’entoure ses épaules de mon bras devant l’âtre flamboyant, je lui caresse la joue, j’y pose de petits bécots, elle ronronne comme une chatte. Quand mes mains atteignent sa poitrine, constatant qu’il ne s’agit plus de petits nichons, mais de deux gros obus arrogants et drus, elle tressaille, mais se laisse faire, soubresautant au gré de mes caresses et de mon pelotage.
- — J’ai chaud, s’écrie soudain Églantine en se levant d’un bond.
Il est vrai que le feu de cheminée rayonne puissamment, mais il n’est pas seul à échauffer la belle. Belle qui se dépouille de ses couches de vêtement vagues, apparaissant soudain nue, exotique, magnifique. Esméralda est le nom de baptême que je lui donnerais à cet instant. Fine, longue, musclée, mais en même temps toute en courbes harmonieuses, une véritable beauté, l’ingénuité en plus. Elle vient se rasseoir sur mes genoux, offerte.
- — Je suis toute à vous, mon Maître, murmure-t-elle.
Mon petit cœur palpite, ma raison chavire, mon sexe est en charge maximale. Mes mains parcourent sa peau d’une extrême douceur et s’arrêtent sur les aréoles brunes crispées, ses tétons érigés et durs dessinent les lignes de mes paumes, elle soupire et tressaille à moult reprises, j’enserre sa taille fine, je papillonne sur son échine frissonnante, ses grands yeux me regardent comme le messie, sa bouche accueille ma langue et nos souffles s’accélèrent.
- — Tu sais, ma toute belle, les hommes sont ainsi faits que de simples caresses ne leur suffisent pas, mais au contraire déclenchent en eux des désirs bien plus charnels…
- — Je sais, je ne suis plus une gamine et je m’y attendais. Je m’y prépare depuis que j’ai appris à mon arrivée que vous viviez seul désormais. Plus une ne gamine, mais pas encore une femme, j’ai toujours rêvé que ce soit vous qui me fassiez franchir ce cap. Je n’ai pas de scrupule à en saisir l’opportunité.
- — Tu me fais un cadeau incroyable et en même temps tu me mets une pression colossale. Serai-je à la hauteur de tes attentes ?
- — Si vous ne l’êtes pas, personne ne le sera jamais.
- — Alors, allons au lit, ce sera bien plus pratique.
- — Si vous le dites… Pourtant, devant ce feu de cheminée, je trouvais cela très romantique…
- — Ah, mais j’y pense, ce canapé est convertible en cas de visites multiples.
Vite, je déplace la table basse, je tire sur la sangle qui déplie le lit et je remets deux bûches dans le feu.
- — C’est magique ! s’écrie-t-elle en esquissant une volte rapide. Et puis le sol est chaud, c’est bon !
Elle est magnifique, sa remarque attire mon regard vers ses pieds, très cambrés avec un joli coup bien marqué. Vraiment belle de la tête aux pieds. Je me dévêts à mon tour et nous nous retrouvons sur cette couche improvisée. Après, eh bien, après c’est la longue et tendre découverte de son corps fin et ferme, de ses membres déliés, de ses parties plus charnues, la belle surprise de découvrir une petite chatte aux lèvres brunes faisant paraître plus roses encore ses muqueuses intimes. Rien n’échappe à mes mains et à ma bouche avides, à l’exception de la coiffure qui encadre son visage. Une chose bizarre donnant une sensation de carton. Porte-t-elle une perruque ? Souffre-t-elle d’une alopécie ou d’une pelade ? Elle perçoit mon désarroi et se redresse.
- — Il faut que je vous avoue quelque chose, vous allez être déçu…
- — Crois-tu ? Dis toujours…
- — J’ai une difformité que je cache tant bien que mal… mes oreilles.
- — De lapin ? De chat ? D’elfe ?
- — Non… décollées, tout simplement. Mais très décollées. On m’appelait « Dumbo l’éléphant » quand j’étais petite. Dès lors, ma mère m’a concocté une coiffure pour les camoufler, genre Toutankhamon. Et je l’ai conservée depuis en utilisant chaque jour beaucoup de laque, mon seul cosmétique quotidien.
- — Bah, mais ce n’est pas un problème, ça se répare très facilement, je crois.
- — Je sais. Pensez bien que je me suis renseignée. C’est juste cinq à sept mille euros non remboursés. Pour ça aussi j’ai fait l’assaut de ma caisse d’assurance maladie. Mais malgré mon travail au contact du public, ils n’ont rien voulu savoir…
- — Fais voir ce complexe majeur ?
- — Il me faudrait une brosse à cheveux pour éliminer la laque…
Je monte de ce pas lui trouver l’outil requis. Elle brosse une à une les mèches soudées par la colle capillaire. Oui, ses oreilles sont très décollées et paraissent d’autant plus incongrues et disgracieuses sur cette pure beauté. Je décide d’être honnête.
- — J’admets qu’elles sont vraiment décollées et que c’est très dommage, le petit détail qui tue sur tant de perfection. Mais franchement, pas de quoi en faire un drame, surtout en sachant que ça peut se réparer.
- — C’est vrai ? Ça ne vous fait pas fuir ?
- — Évidemment non. Mais je comprends pourquoi tu étais une aussi bonne élève, c’était pour éviter que je te tire les oreilles.
- — Ha ha ! Je me demande même si ce n’est pas la faute de « Carlabosse » ! Alors c’est vrai, vous voulez toujours de moi ?
- — Plus que jamais. Tu sais, la perfection a quelque chose d’intimidant, d’inaccessible. Un petit défaut de fabrication et tu redeviens plus humaine, plus à la portée de l’homme simple que je suis.
- — C’est cela, oui, tout simple, mon Maître.
- — Oui, eh bien, justement. Cesse de m’appeler « mon maître » parce que, hors de l’école et notamment entre adultes, ce terme a une tout autre connotation, indiquant une soumission qui me paraît déplacée.
- — Désolée, mais pas pour moi. Non pas que je sois attirée par une quelconque situation sadomasochiste, mais… je ne sais pas… peut-être à cause de mes ancêtres kabyles chez qui les femmes étaient très soumises, je me complais dans cette relation de dépendance qui nous liait il y a dix ans. Elle me rassure. Mais, je vous en prie, mon Maître, continuez vos délicieuses caresses.
Je poursuis, longtemps. Si ses seins sont hypersensibles, que dire de son petit bouton d’amour grâce auquel, à force de coups de langue, je parviens à l’enflammer par trois fois. Je n’en peux plus, je n’y tiens plus, et n’ayant jusqu’alors jamais défloré personne, l’idée me vient de lui laisser ce privilège. M’étendant sur le dos, je l’invite à m’enfourcher et, tenant mon pénis à la verticale, à s’enfiler dessus en contrôlant elle-même la perte de sa virginité. L’idée la séduit et elle s’empale lentement, avec précaution, n’émet qu’un petit gloussement et se retrouve à peine une minute plus tard les fesses contre mon bas-ventre. Elle s’affale sur ma poitrine, son museau dans mon cou.
- — C’est fait, mon Maître, chuchote-t-elle. Je suis femme, par vous, maintenant et pour toujours. Je suis fabuleusement heureuse. Je vis mon rêve.
C’est qu’elle m’émouvrait presque jusqu’aux larmes sans ce maudit appendice à la fête dans ce fourreau tout neuf et si étroit. Je bouge, elle gémit. Je bouge plus fort, elle gémit plus fort. Je lui demande si ça va.
- — Oh oui, répond-elle avec une conviction enthousiaste.
Alors, je m’active du bassin, me fais basculer sur elle avant de terminer en levrette, déversant mon plaisir sur ses superbes fesses. Elle s’affale sur le dos, couverte de sueur, les yeux tricolores, rouges, verts, bleus.
- — Tu veux manger quelque chose ? Nous n’avons pas dîné…
- — Oh non merci, j’ai dévoré à midi. Juste un café s’il vous plaît, histoire de voir la route après ce séisme.
Je nous sers deux cafés que nous buvons nus, assis l’un près de l’autre sur le lit, ne cessant de nous regarder, éblouis. Puis elle me prend les bras pour m’attirer à elle, son étrange regard vissé dans le mien.
- — J’ai (baiser)… vécu (baiser)… la plus (baiser)… belle (baiser)… journée (baiser)… de toute (baiser)… ma vie (baiser). Merci mon Maître adoré.
J’en reste sans voix. Elle saute dans ses vêtements, prend son sac, sort les clés de sa voiture, je suis encore en train d’enfiler mon boxer, abasourdi. Son « tracteur » démarre, les feux s’éloignent quand je parviens à sortir. Trop tard. J’ai froid, je rentre. Le feu rougeoie et s’éteint mollement. Je fourre le couvre-matelas souillé dans la machine à laver, je ne vais tout de même pas le punaiser au mur comme un trophée, ce serait de mauvais goût. Je replie le canapé et je me reprends un whisky. Merde, il est une heure passée. Et je bosse demain, enfin, tout à l’heure. Je me mets à redouter une chose : que ce départ précipité marque la fin d’une trop brève aventure, le simple assouvissement d’un fantasme d’écolière. Ce serait trop bête. Elle me plaît infiniment, merveilleusement, prodigieusement. Je crois bien, j’en suis même sûr, que j’en suis amoureux… Vite au lit !
Lundi vaseux, merdier habituel du boulot, sans plus, mais sans moins que d’habitude. C’est vers vingt heures que mon mobile tinte.
- — Bonsoir, mon Maître. Je ne vous dérange pas ?
- — Pas du tout. Jamais, même.
- — C’est gentil. J’ai cuisiné toute la journée vos bons légumes et j’ai même acheté une rouelle. J’ai à manger pour plus d’une semaine. J’en ai rempli mon petit conservateur.
- — C’est bien ça…
- — Oh oui, et j’en ai goûté, c’est excellent. Et vous, pas trop dure la reprise ? Je suis désolée, je suis partie très tard…
- — Non, ça a été. Et rien que de t’entendre, ma fatigue s’évanouit.
- — Ha ha ! J’en suis ravie. Moi j’ai encore un peu de mal à m’asseoir. Normal la première fois, je suppose. Mais si c’est le prix à payer pour le bonheur que vous m’avez donné, je suis prête à recommencer.
- — Je ne rêve que de cela. Mais tu sais, tu es partie si vite, tu franchissais le portail quand je suis sorti…
- — Oui, j’ai vu l’heure, je me suis souvenue que vous travailliez le lendemain et puis… la séparation après ce que nous venions de vivre aurait forcément été difficile si elle traînait en longueur.
- — Tu as eu parfaitement raison, et moi je n’étais pas encore redescendu de mon nuage. Alors je n’ai même pas eu le temps de te le dire, mais… je crois bien que je t’aime.
- — Comment ?
- — Je crois bien que je t’aime.
- — Je n’ai pas bien entendu, la ligne est mauvaise…
- — Je t’aime ! Là, tu es contente ?
- — Aaaaaahh ! Ouiiii ! Heu-reuse, vous voulez dire. Alors je pourrais revenir vous voir ?
- — Quand tu voudras.
- — Je me disais que si je venais le vendredi soir, certes je bosse le samedi, mais pas trop pendant l’hiver, et si je ne repartais que le lundi soir, nous aurions quatre soirées ensemble et tout le dimanche. Pas mal, non ? Quatre soirs sur sept…
- — Merveilleux, on fait comme ça. Mais les trois autres jours, on bosse. D’accord ?
- — D’accord. À vendredi donc, vers dix-neuf heures trente. Ça ira ?
- — Ce sera parfait. Vivement vendredi.
C’est lors de ce week-end, le dimanche après-midi, alors que nous avions fait l’amour trois fois, qu’Églantine, essoufflée, me demande :
- — Mais expliquez-moi, mon Maître, comment une femme a pu vous quitter ? Je parle de votre ex-épouse.
- — Ah… ce n’est pas bien compliqué. Il se trouve que nous ne venons pas au monde avec le mode d’emploi et j’étais alors encore un jeune chien fou, n’obéissant qu’à ses instincts. Faire l’amour, c’était faire coulisser mon sexe dans celui de la femme, la mienne en l’occurrence, excitation, éjaculation et tout le monde est content. Pas forcément. Il a suffi qu’un homme ayant plus d’expérience passe par là pour que ma dulcinée découvre le plaisir que je ne lui donnais pas. Et adieu Jérôme.
- — Pourtant, ce que je ressens dans vos bras est tout simplement… éblouissant ?
- — Tant mieux, mais j’ai appris depuis. Une fois seul, la nature ayant ses exigences, j’ai un peu… « papillonné ». La plupart des jeunes femmes ne se plaignaient pas, habituées sans doute aux mêmes comportements. Jusqu’à ce que je rencontre une femme plus âgée, mais encore très séduisante. Une fois « l’affaire conclue », j’ai laissé échapper ces paroles stupides : « C’était bien, hein ? ». Et là, surprise. Elle m’a regardé en souriant et m’a dit : « C’est dommage, tu es un beau garçon. Je ne vais pas être méchante, mais simplement sincère : c’était nul » ! Choc et interrogation. « Mon petit Jérôme, c’était peut-être bien pour toi, mais pas pour moi. Une femme n’a pas de paire de couilles à vider dans l’urgence. Pour arriver au plaisir, une femme a besoin de temps, d’attentions, de caresses et de bien d’autres choses pour déjà être en condition. Ensuite, lorsqu’elle est excitée, il lui faut encore du temps pour parvenir à l’orgasme, bien plus que pour un homme. C’est pour cela qu’il faudrait apprendre à contrôler ton plaisir pour permettre à ta partenaire d’accéder au sien. Quand tu la laisseras en sueur, hébétée, les yeux rouges et perdus dans les étoiles, alors tu sauras que tu lui as donné du plaisir ». J’ai mis ses conseils en application et ça marche plutôt bien apparemment.
- — En effet, je confirme. Si je comprends bien, j’ai de la chance de ne pas être votre « première ».
- — On peut dire cela comme ça. Et j’en suis heureux pour toi, pour nous.
Ça change tout, la présence d’une femme dans une maison. Tout est plus gai, plus beau. Des yeux neufs, et quels yeux, se posent sur toute chose, ses mains fines arrangent les objets différemment et je me sens plus heureux. Bien sûr, nous faisons l’amour, souvent, tendrement et parfois jusqu’à la folie. Mais surtout, nous partageons, nos soucis, nos joies, nos peines, présents et anciens. On fait cela pendant deux mois et c’est le bonheur. Je lui dis alors que pour trois nuits par semaine, elle ferait mieux de s’installer complètement chez moi et qu’ainsi elle économiserait en six mois le prix de son opération d’otoplastie. Elle saute de joie, donne son congé à son propriétaire et s’installe. De temps en temps, elle rapporte de son boulot des invitations gratuites à des vernissages, des spectacles ou des manifestations dont l’Office de Tourisme est partenaire. L’occasion de sorties agréables, d’autant plus en tenant à son bras une beauté aussi remarquable.
- — Tu sortais beaucoup alors, quand tu étais seule ?
- — Jamais, juste une fois ou deux, mais sur ordre du grand chef pour que l’Office soit représenté. C’est là que j’ai compris pourquoi on appelait ce genre de manifestations « pince-fesses ». C’est fou ! Avant d’avoir mon trop cher studio, j’en avais un à la ZUP, moitié prix. Mais j’étais sans cesse accostée par de jeunes Maghrébins qui me disaient que j’étais leur sœur, que je devrais sortir avec eux au lieu de traîner chez les « roumis ». Je me suis dit qu’il valait mieux partir vite avant de finir dans une cave dans une tournante. Eh bien, chez les bourgeois bien-pensants, c’est le même comportement, juste un peu plus discret, et encore. Mais maintenant, je peux sortir tranquille avec mon Maître, alors j’en profite.
- — La nature humaine… Pas bien beau, tout ça…
Les semaines et les mois s’écoulent, me laissant une curieuse impression. Peut-être suis-je resté sur un souvenir de couple en déliquescence avec des relations heurtées et trop souvent difficiles, mais je n’ai pas mémoire, même du couple solide de mes parents dans mon enfance, d’une telle harmonie, d’une telle paix, d’une telle facilité dans nos rapports. Accord parfait comme en musique ou soumission absolue d’Églantine envers son « Maître », comme elle dit ? C’est vrai qu’elle fait tout ce qu’elle peut pour me faire plaisir, mais pour moi également, me semble-t-il, ses souhaits sont toujours exaucés sans même avoir d’efforts à fournir. Je lui en parle, lui intimant de me dire si quoi que ce soit lui coûte.
- — Mais non, rien du tout. Vous me dites que vous m’aimez et je vous dis que je vous aime, tout va pour le mieux. Faut-il vraiment se chamailler pour être un couple « normal » ?
- — Évidemment non, cela n’a rien d’obligatoire. Mais je ne voudrais tellement pas que tu te sentes obligée à quoi que ce soit, que tu fasses des choses à contrecœur juste pour me faire plaisir. Je ne te veux pas soumise, mais libre, et libre de vivre avec moi.
- — Je ne me force à rien, je ne m’oblige à rien, et tout ce que je fais, j’ai plaisir à le faire. Tenez, par exemple, le mois prochain, je vais me faire très plaisir. J’ai maintenant la somme nécessaire et j’ai pris rendez-vous pour mon opération. Anxieuse, mais très contente. Vous pourrez m’accompagner à Paris ?
Ô la bonne nouvelle ! Bien sûr que je me suis libéré, train et taxi jusqu’à la clinique du coupeur de feuilles. En fait, c’est tout simple, du moins en apparence. Il découpe une tranche de cartilage à l’arrière de l’oreille, sans dépasser vers l’avant, un peu comme un quartier de clémentine, rapproche les deux côtés et recoud. Ambulatoire, anesthésie locale, retour par le dernier train avec un bandeau autour de la tête. Ce bandeau, elle doit le porter une semaine, puis toutes les nuits pendant un mois. En fait, elle le porte tout un mois, sauf quand l’infirmière vient nettoyer la cicatrice, et encore un autre mois toutes les nuits. Tellement angoissée du résultat. La visite de contrôle est parfaite, le mec est content de lui et lui ordonne de ne plus rien mettre. Sublime Églantine, maintenant à zéro défaut. Petit à petit, elle s’habitue à sa nouvelle tête et ose chignons et autres queues de cheval. Accélérateur de libido, la perte de ce vieux complexe la porte à devenir très demandeuse et beaucoup plus sûre d’elle dans nos ébats amoureux. Que du bonheur.
- — Maintenant mon Maître bien aimé, j’ai besoin de votre aide. Je voudrais que vous m’aidiez à préparer le concours d’entrée à l’ESPE. Je n’ai pas changé d’ambition, je voudrais devenir Professeur des Écoles, comme vous il y a douze ans. Et puis je me dis que, si toutefois un jour nous faisions un enfant, mon emploi du temps serait synchronisé avec le sien. Pas mal, non ?
- — Ça aurait pu être bien, ma petite chérie, sauf que les ESPE n’existent plus. Maintenant, ils sont remplacés par les INSPE, Instituts Nationaux Supérieurs du Professorat et de l’Éducation, niveau Master 2 !
- — Non… Oh zut alors ! Mais vous n’allez pas me dire qu’il faut un bac +5 pour faire faire la ronde à des gamins de maternelle ? On marche sur la tête ! Mon beau projet tombe à l’eau…
- — À qui le dis-tu, moi qui suis issu de l’IUFM où déjà on regrettait amèrement les Écoles Normales. Mais bon, c’est comme ça, bientôt il faudra un doctorat pour tailler les crayons. En revanche, tout n’est pas perdu pour toi. Il me semble de mémoire qu’il faut s’inscrire dans un Master MEEF, Métiers de l’Enseignement, de l’Éducation et de la Formation, et le concours a lieu en fin de première année. Et l’essentiel de la seconde année doit se passer en stages sur le terrain.
- — Ah bien, ça reste possible alors.
- — Oui, sauf qu’en première année, tu es étudiante, sans rémunération et qu’en deuxième année l’indemnité est ridicule, moins de mille euros.
- — D’accord… J’ai intérêt à faire des économies dès maintenant.
- — Ne t’inquiète pas, je suis là pour assurer.
- — Ah non, pas question. Je ne veux pas vous priver de quoi que ce soit ni vivre à vos crochets. Il n’y a aucune raison de dépendre de vous.
- — Mais non, je ne dépense même pas tout ce que je gagne. Et puis j’ai cru t’entendre parler tout à l’heure de projet d’enfants, une idée qui n’est pas déplaisante en soi. Sauf qu’un enfant a besoin d’une maman et d’un papa et ce serait mieux si nous étions mariés, non ?
- — Oooohhh ! Oh, mon amour… Vous y pensez vraiment ?
- — Tout à fait. Et ça ne me poserait aucun problème que mon épouse ne gagne rien pendant un an ou deux pour pouvoir exercer le métier qu’elle souhaite. Eh bien… Pourquoi pleures-tu ?
- — Vous… vous êtes trop… Ô comme je vous aime… !