n° 21691 | Fiche technique | 65343 caractères | 65343 10709 Temps de lecture estimé : 43 mn |
12/04/23 |
Résumé: Attention, souvent mes rêves se font cauchemars. | ||||
Critères: ff jeunes couple enceinte bizarre voiture amour dispute exhib fmast cunnilingu jouet sf -sf | ||||
Auteur : Calpurnia Envoi mini-message |
Il ne reste pour rassasier notre faim que ce bleu inutile que le ciel promet à chacun de nos jours de misère. Que l’herbe folle des jardins morts aux cultures. Que le chant du vent noir quand vient le crépuscule. Pas un bourdonnement d’insecte aux creux de nos étés. Plus d’abeilles aux clochettes des liserons surgis aux printemps d’une terre brûlante, craquelée à perte de vue, plus la voix des ruisseaux blancs aux lèvres des montagnes pour la soif des marmottes. Tandis que la terre devenait minérale, les océans se sont gélifiés d’une profusion de méduses immortelles.
Combien restait-il d’humains ? Nul ne le sait, peut-être un milliard, peut-être beaucoup moins. Les grandes transhumances estivales, les foules des plages, les chansons des autoradios, le bras à la fenêtre sur les routes ensoleillées d’insouciance, tout cela résidait déjà dans les tombeaux du temps. Nul ne songeait à se baigner pour exhiber son corps squelettique.
Dans un monde parallèle au nôtre, les restaurants sont pleins de gens qui tiennent leurs couverts à pleines mains pour croquer à pleines dents des plats fumants. Mais dans cette branche-ci de l’univers, l’abondance a peu à peu laissé place à la disette, puis à la famine, en commençant par les plus pauvres, ce dont presque personne ne s’est d’abord soucié, puis pour le commun de la population. La première étape a été la déchéance du goût : la malbouffe a triomphé. Quand vous avez faim, vous êtes prêt à manger n’importe quoi et à n’importe quel prix.
Il demeurait les Riches. On disait aussi les Rassasiés. Ceux-ci se terraient dans les villes réservées, protégées par de hautes murailles surmontées de barbelés électrifiés et des robots aux tirs mortels pour les hordes de pillards désespérés qui, au début, tentaient leur chance dans d’impossibles assauts, équipés d’armes de fortune ou bien volés dans les arsenaux militaires. Les Riches étaient trop forts pour ces rebelles en guenille. Il était trop tard pour renverser la table, exiger notre part.
Progressivement, à force de maltraitance agricole, gavée de toujours plus de pesticides et d’engrais, la terre a refusé de continuer à nourrir l’humanité. Les champs et les prairies sont devenus silencieux, faute d’insectes pour les enchanter. D’abord sont venues quelques mauvaises récoltes qui ont eu pour effet d’augmenter les prix sans vraiment dégarnir les étals des supermarchés. Les gouvernements ont réagi en distribuant généreusement des subsides à chacun, croyant possible d’acheter la paix sociale au moyen de la planche à billets. Des forêts qui ombrageaient la terre, il ne reste rien que des troncs morts absurdement verticaux, car les arbres ont été dépouillés de leurs écorces afin de donner du cambium. On a commencé à manger ce qui ne se mange pas : l’herbe des jardins, les chats errants, les rats, les champignons qui rendent malades et ceux qui font quitter ce monde de douleurs en se tordant le ventre. Certains se sont entretués au fusil de chasse pour une boîte de pâtée pour chien.
La civilisation que l’on croyait résiliente aux perturbations s’est écroulée en l’espace de deux années seulement. Les fonctionnaires n’étaient plus payés et la corruption était devenue le seul moyen de subsistance. Des juntes de militaires ambitieux, croyant venue leur heure de gloire, ont pris le pouvoir un peu partout sur la planète. Des régimes autoritaires aux drapeaux bariolés de sang se sont installés sous les lambris des palais claquemurés derrière des barbelés. Ce fut le dernier soubresaut des nations agonisantes. Ces apprentis dictateurs ont vite été balayés par une populace affamée contre laquelle même des tirs à balles réelles se sont avérés insuffisants. Des bandes armées issues de déserteurs ont pris la suite, innombrables, éparses, sans idéologie ni vrai commandement, improvisant leurs déplacements au jour le jour, plus occupées à piller le peu de vivres qu’il restait qu’à maintenir l’ordre. Privés de perspectives et imbibés d’alcool frelaté, les soudards ont fini par s’entretuer. Enfin, plus aucune autorité : le chaos intégral. Internet, les télévisions, les radios se sont tus définitivement.
Les derniers possédants, c’est-à-dire les Riches, après avoir renoncé à régner et accaparé les ultimes semences disponibles, se sont mis à l’écart dans des zones ultrasécurisées, loin des régions anciennement peuplées. Ils ne s’intéressaient guère à ce qu’il se passait derrière leurs murs. Eux nous appelaient les Zombies, à cause de nos démarches malhabiles et lentes, parce que nous étions épuisés de ne pouvoir manger. De temps en temps, ils envoyaient des fusées blanches qui traversent le ciel, avec succès ou non.
Lorsque les Riches se risquaient hors de leurs citadelles, ils roulaient dans d’imposantes voitures blindées qui s’élançaient sur les routes défoncées, franchissant les obstacles avec leurs roues immenses et leurs suspensions hautes. Les pare-buffles saillants, en acier chromé, brisaient les os des imprudents qui se hasardaient sur leur passage.
Après l’écroulement de l’économie est venu l’âge d’or de la prostitution, qui a duré environ dix ans. Dans les avenues ont fleuri, fleurs maudites de la misère, des millions de péripatéticiennes racolant le rare chaland dans des tenues grotesquement sexy, issues du pillage de boutiques de lingerie. Ces improbables Vénus maquillées à outrance s’alignaient sur le trottoir, prenant des poses comme des garde-à-vous pour d’invisibles officiers, soldates décadentes du désir, armées de leurs pauvres charmes, au feu d’une guerre sexuelle perdue d’avance.
La nuit, sur notre boulevard des faubourgs d’une métropole en ruines, parfois passait au ralenti une voiture de Riche, tous feux éteints, prédatrice silencieuse à l’affût de chair tendre. Une portière s’ouvrait à la hauteur d’une fille qui montait à bord, choisie parmi tant d’autres selon de mystérieux critères, peut-être au hasard, nous l’ignorions. Elle faisait son affaire sur place, puis descendait avec un précieux morceau de viande permettant à toute une famille de survivre quelques jours de plus. J’ai exercé un temps cette activité. Comme nous tenions à peine debout, nous devions nous appuyer sur les murs, sur les réverbères, pour ne pas tomber. Pour ceux qui en bénéficiaient, il fallait avoir le cœur bien accroché afin de prendre du plaisir à étreindre un corps osseux de moins de quarante kilos, infesté de parasites et perclus de maladies plus ou moins contagieuses. Certaines, arrivées au bout du rouleau, crevaient avec un phallus dans la bouche, étouffées dans l’irrumation d’une main plaquée sur leur nuque, leur cadavre éjecté sans cérémonie sur le macadam, comme des chiennes sauvages, des doudous d’enfants gâtés devenus inutiles.
Un jour, j’ai repéré l’une d’elles, inanimée sur le trottoir, un filet de semence ou de bave à ses lèvres, les yeux exorbités face au soleil indifférent. Par une fenêtre ouverte de l’immeuble en face, au clair d’un lumignon, j’entendais les gémissements d’une parturiente. Au même moment, des femmes riches accouchaient dans des salles hautement médicalisées où toute douleur, tout inconfort étaient écartés. Par ici, j’ai vu celle qui tenait lieu de sage-femme couper le cordon avec un tesson de verre brisé.
Les autres tapineuses se sont jetées sur l’infortunée afin de dévorer le peu de chair qu’il lui restait autour des os. Heureusement, j’avais mon fusil chargé pour les disperser d’un coup de semonce. Une seule munition a suffi pour les faire fuir : pas question de gaspiller. À cette époque, j’étais déjà moins pute que maquerelle, en animant une petite communauté de filles qui survivaient en écartant les cuisses. Pour tenir, il fallait assurer un partage équitable de nos maigres ressources. La balle a ricoché sur le pare-brise sans même l’étoiler, puis le véhicule a démarré en trombe avec un conducteur sans doute inquiet que les choses tournent mal pour lui. Il est arrivé, en effet, qu’une foule en colère parvienne à renverser une voiture de Riche, puis à y mettre le feu dans des hourras vengeurs. Cela se terminait toujours par l’énorme explosion du réservoir d’hydrogène liquide. Mais cette nuit-là, rien de tel. Dans l’immeuble en face, j’ai entendu le cri de naissance d’un enfant. Bienvenue en enfer, petit.
Progressivement, le client s’est fait de plus en plus rare. J’ai vu des femmes supplier à genoux, sur le trottoir, pour que l’on achète leurs charmes, d’autres se battre à mort, avec leurs dents et leurs ongles, pour un emplacement supposé meilleur que d’autres. Il nous a fallu changer de moyen de subsistance.
À présent, si les Riches se risquent encore hors de leurs fortifications, c’est parce qu’ils cherchent des femmes, mais pas afin de forniquer pour le plaisir. En effet, ils n’ont pas tout gagné dans le grand naufrage de la civilisation. Ils ont perdu la possibilité de procréer par eux-mêmes et sont obligés de se procurer des esclaves sexuels dans le seul but de perpétuer leurs cités.
Mon prénom est Sandy. Je sais tout cela parce qu’une nuit, alors que j’errais en quête de quelques racines pour mes parents et moi, afin de survivre un jour de plus – il nous était impossible de nous projeter dans l’avenir – les Riches m’ont capturée par surprise dans un filet manœuvré par des robots. Nous étions, nous les femmes, enfermées dans des cellules individuelles. Ils m’ont donné à manger afin que je reprenne des forces, des aliments excellents auxquels je n’avais jamais goûté, étant née bien après le grand écroulement.
Tout de suite après mon arrivée dans la cité des riches, j’ai sombré dans un sommeil lourd, sans doute droguée. Je me suis réveillée sur un lit d’hôpital. Leurs infirmières avaient pansé mes blessures et j’avais une aiguille plantée dans le bras qui m’injectait une substance liquide suspendue dans une poche transparente. J’ai supposé ce dispositif destiné à me nourrir, car pour la première fois depuis très longtemps, j’avais perdu toute sensation de faim.
Une femme est venue ; elle s’est assise à mon chevet. J’ai compris qu’elle ne faisait pas partie du personnel soignant. Elle m’a dit s’appeler Catherine et m’a avoué qu’elle aimait beaucoup ma longue chevelure brune, mon corps fluet de métisse et mes seins lourds aux tétons saillants qu’elle trouvait troublants. Elle m’a demandé si je voulais porter un enfant pour elle, m’assurant que le viol n’était pas dans les pratiques de sa cité et que je pouvais prendre mon temps pour choisir. Il fallait en priorité que je me rétablisse.
Alors j’ai réfléchi. Pendant ce temps, Catherine m’a initiée à la vie des siens. Partout régnaient la profusion et l’orgie, la débauche de nourriture et de sexe lesbien. J’ai goûté de mets étranges, comme ces minuscules boules noires appelées caviar et déjà rares et chères, même à l’époque de l’abondance ! Dans des alcôves protégées par de fins rideaux, comme dans les jardins publics, des femmes s’enlaçaient par deux, trois ou plus, sans aucune pudeur, en s’aidant d’instruments de plaisir vibrants de toutes formes et couleurs. Me sachant nouvelle, elles m’exhibaient en riant leurs vulves réjouies, humides jusqu’à gicler des geysers odorants. Toutes avaient des corps parfaits, aucune ride, aucun signe de maladie ou de vieillissement. Certaines s’abandonnaient, seules ou en groupe, à des orgasmes qui les amenaient aux frontières de l’extase et de l’évanouissement, petites morts répétées à l’envi.
Délivrée du travail par une armée de robots et d’intelligences artificielles, chacune menait une vie de confort, de luxure et d’insouciance, ce qui me paraissait d’autant plus choquant que je me souvenais du dénuement des miens. Cette désinvolture me révoltait. Pourquoi l’ensemble de l’humanité ne pourrait-elle pas bénéficier de ces technologies ? La voix remplie de colère, j’ai fait part de mes réflexions à Catherine.
Elle a hoché tristement la tête.
Elle m’a montré des vidéos, sans doute tournées avec des drones, sur lesquelles on voyait des hommes se battre pour un peu de nourriture. Puis la scène dont j’ai été témoin, où une prostituée a perdu la vie dans une voiture de Riche. Catherine a regardé en même temps que moi. Pendant ce temps, elle s’est dévêtue, puis s’est masturbée en roulant son index sur son clitoris, jusqu’à l’orgasme, affalée sur son canapé. Un tel cynisme m’horrifiait. Je lui ai craché à la figure. Elle est restée imperturbable. Puis j’ai tenté de l’étrangler à mains nues, sans y parvenir. Je n’avais pas assez de force pour cela. Ensuite, j’ai cherché autour de moi ce qui pourrait ressembler à une arme, vainement : même pas une paire de ciseaux.
Elle a enfilé son jouet sexuel autour des hanches et s’est branlée comme un homme, à pleine main.
Tout cela m’a paru absurde. Je n’ai su que répondre, alors j’ai fondu en larmes. Catherine m’a tendrement prise dans ses bras, et je n’ai pas résisté à sa douceur. Il y avait si longtemps que je n’avais pas pleuré. Autant qu’avait duré la faim. Même à la mort de mes frères, mes yeux étaient restés secs : il fallait sans relâche trouver de quoi survivre. Voici que mon armure se craquelait. Je me rendais vulnérable devant cette Riche dont les charmes émoussaient ma rage.
Quelque chose me labourait le ventre, mais ce n’était plus le manque de nourriture. Le lendemain, j’ai eu mes règles pour la première fois. Mon hôtesse m’a donné des serviettes hygiéniques. Je devenais donc capable d’enfanter.
En visitant la cité en compagnie de Catherine, je m’étonnais de l’absence d’hommes et de garçons.
« Préservés » : les Riches s’appelaient ainsi entre eux.
Elle m’a montré le précieux stock de sperme, conservé à -196 °C à l’intérieur de milliers de paillettes alignées dans des conteneurs de verre, derrière une épaisse porte d’acier.
Cet argument a eu raison de mes réticences. Pourquoi choisir une vie de misère sans lendemain ? J’ai hoché la tête. Elle a dit :
Le lendemain, je me suis déshabillée, puis allongée sur une table. Elle a inséré un tuyau dans mon vagin, afin de m’inséminer comme un animal d’élevage. Elle a constaté que j’étais vierge et a pris soin de préserver mon hymen.
Catherine me portait une attention de tous les instants. Craignait-elle que je parvienne à m’échapper avec, dans mon ventre, la promesse d’une descendance si longuement attendue ? Ou bien me désirait-elle sincèrement comme compagne, dans ce monde aseptisé où la plupart des autres habitantes de la cité se terraient sans autre horizon que leur chambre confortable et les alcôves des orgies incessantes auxquelles elles s’adonnaient entre elles ? J’ai constaté que la grossesse me rendait particulièrement attirante. Certaines m’ont supplié à genoux, en bécotant mes orteils, de me joindre à leurs parties fines. D’autres se sont adressées à Catherine pour m’obtenir dans leur lit, me croyant à tort son esclave sexuelle. J’ai parfois cédé, par une absurde compassion basée sur l’oubli du monde de misère d’où je venais.
Je sentais que Catherine était différente des autres habitantes de sa cité. Elle ne craignait pas d’en franchir l’enceinte au volant de son véhicule personnel, ni même de quitter celui-ci pour marcher sur les chemins abandonnés. Elle était toujours armée, et si besoin, elle savait se battre avec ses poings et ses pieds, et du haut de son mètre quatre-vingt-dix, elle maîtrisait parfaitement les sports de combat et les techniques d’autodéfense. Elle pratiquait au moins trois heures d’entraînement et de musculation par jour. Elle aimait sortir de la salle épuisée, ruisselante de sueur, et prendre une douche avec moi, tendrement. Aucune pilosité ne recouvrait son corps, ni cheveux, ni cils, ni sourcils ni poils pubiens, conséquence secondaire de la manipulation génétique qui l’empêchait de vieillir. Elle pouvait me soulever comme une plume pour m’embrasser à pleine bouche sous le jet d’eau chaude, pendant de longues minutes. J’aimais le parfum âcre de son effort et ce corps musculeux qui ne craignait plus rien.
Un matin, je me suis retrouvée en cellule d’isolement à cause d’une bagarre à laquelle j’avais participé, parce qu’un groupe de cinq ou six filles pas plus vieilles que moi s’étaient moquées de ma démarche et de mon apparence qui trahissait que je ne venais pas du monde des Riches. Alors j’ai cogné avec mes poings et mes pieds, par surprise, et elles se sont retrouvées au sol, plus dépitées que réellement blessées : juste des lèvres qui saignaient, des bleus aux tibias, pas de quoi pleurer ; elles n’avaient qu’à me respecter. D’ailleurs, elles auraient pu se défendre, ayant le nombre de leur côté, mais elles n’ont pas bougé, pas même pour se protéger. À leur étonnement, j’ai bien senti que je venais de franchir une ligne rouge. Puis des drones sont apparus et m’ont saisie par les bras. Ils m’ont traînée vers une juge qui m’a à peine regardée et a prononcé une peine que je n’ai pas comprise.
Dans la minute qui a suivi, j’ai été enfermée dans l’obscurité d’une pièce minuscule. À tâtons, j’ai constaté la présence d’un matelas, d’un robinet d’eau froide et de toilettes. Aucun son extérieur ne filtrait. Je pouvais crier autant que je voulais, tambouriner à la porte jusqu’à faire saigner mes mains, sans que personne n’intervienne. J’ignorais qu’une caméra infrarouge me surveillait dans l’obscurité. Je commençais à ressentir de l’angoisse, car j’ignorais combien de temps j’allais rester là. Heureusement, après un délai qui m’a paru des siècles, mais, en réalité, n’a pas dépassé quelques heures, Catherine est venue me libérer. Plus tard, j’ai su qu’elle avait dû payer une amende considérable pour me tirer de ce mauvais pas. Autrement, j’aurais pu croupir plusieurs semaines dans cette prison, sans nourriture : un jeûne auquel je commençais à me déshabituer. Sans se départir de sa douceur, elle m’a demandé de ne pas recommencer : bien que la parole soit libre jusque dans l’outrance, toute violence physique est absolument proscrite à l’intérieur de cette cité, en toute circonstance, même pour se défendre. Pour qui voulait se défouler, il fallait aller à l’extérieur.
Pour me consoler de cette mauvaise expérience, elle m’a emmené visiter le fabuleux jardin central. Je n’avais jamais rien vu de tel : parmi les arbres perpétuellement en fleurs ou en fruits, des millions de papillons volaient dans tous les sens, de toutes couleurs et tailles, du petit mars changeant au monarque grand comme la main. Ils se posaient sur mon bras et s’envolaient aussitôt, poussés par une brise propulsée par des ventilateurs. Soudain est apparue une bête volante incroyable, comme un serpent avec des ailes et des plumes irisant la lumière.
Catherine l’a laissé se poser sur son épaule et nous avons continué notre promenade à trois, pendant que Jézéro nous sifflait des trilles en me regardant avec curiosité de ses grands yeux d’azur. Il avait l’air d’un séducteur un peu inquiétant avec ses sourires carnassiers. J’ai demandé à la conceptrice de l’animal la raison de cette étonnante dentition. Elle m’a répondu qu’elle ne voulait pas d’un compagnon qui ait l’air mièvre. Pour sûr, il n’avait pas du tout l’air mièvre. S’il avait voulu, il aurait pu me croquer d’une bouchée. J’ai pensé qu’il représentait parfaitement sa paradoxale maîtresse et la cité tout entière : un savant mélange de grâce et d’effroi, d’intelligence, de douceur et de cruauté féminine.
J’ai pensé à l’histoire de Frankenstein que ma mère nous avait racontée, à mes frères et moi, au cours d’une veillée, en espérant que Jézéro n’ait pas besoin de se réfugier au pôle Nord2. Cela m’a fait penser à mes parents qui espéraient toujours me voir revenir. Soudain, j’ai eu le cœur lourd, avec le sentiment de les avoir abandonnés afin de vivre dans le confort.
En poursuivant la visite, Catherine m’a dit à voix basse par crainte des oreilles indiscrètes :
Pour y avoir déjà assisté au cours de mes promenades dans la cité, je confirme : ces monceaux de chairs molles et roses enlacées pendant des heures, au moins trois cents kilos chacune, ont de quoi surprendre une crève-la-faim comme moi, si tant est qu’on puisse encore être surpris par les coutumes qui ont cours entre ces murailles. Certaines embauchent des musiciennes venues de l’extérieur afin d’agrémenter leurs parties de débauche et de couvrir leurs cris de volupté.
Elle riait. Je n’avais pas du tout compris ce qui était drôle dans ce scénario dont j’avais, de mon côté, toujours rêvé.
Catherine m’a raconté sa vie d’avant le grand naufrage. Du temps où elle était étudiante, elle travaillait comme caissière dans un hypermarché de la périphérie toulousaine. Le lieu de vente était vraiment immense, de quoi se perdre au milieu des rayons, dans une profusion démentielle de marchandises. Tous les jours, elle scannait des articles sur un tapis roulant pour des clients qui la regardaient à peine. Ou, au contraire, trop bien. Parfois, elle se prostituait pour l’un d’eux, afin de gagner un peu plus d’argent. Les petits chefs la harcelaient quotidiennement, exigeant toujours plus de productivité. Elle s’en fichait. Les billets glissaient entre ses mains et son uniforme restait propre. Puis les rayons ont commencé à se vider et les prix à augmenter. Très vite, elle a compris que l’ensemble de la société était sur le point de sombrer. Elle s’y est préparée en constituant des réseaux, en constituant des stocks de nourriture, en retirant au guichet ses maigres économies.
Pendant que Catherine enregistrait des milliers et des milliers d’articles, la civilisation est entrée dans son crépuscule. Le centre commercial a définitivement abaissé son rideau, quand il n’y a plus rien eu à vendre. Catherine a été mise à la porte brutalement, comme tous les autres employés, par une annonce au haut-parleur. Ceux qui ont résisté, ceux qui ont protesté, ceux qui ont allumé des incendies et dressé des barricades, tous ont été emprisonnés par une milice payée par la compagnie. Elle a fait partie de ceux-là. Ensuite, une fois libérée, elle a plutôt bien tiré son épingle du jeu, puisque les règles venaient de changer radicalement. Les banques ont toutes succombé, emportant brutalement avec elles les économies des épargnants qui n’ont rien vu venir. Les nantis de la veille n’étaient plus ceux du lendemain. La pauvre étudiante des faubourgs dont la famille a toujours tiré le diable par la queue avait toujours cultivé en secret le goût du pouvoir. La nouvelle donne lui a donné l’occasion de prendre sa revanche sur les années d’humiliation sociale, d’exercer son sens de l’organisation et de la domination, pendant que les derniers hommes s’entretuaient vainement à la guerre pour conquérir ou défendre les dernières terres arables.
Le lendemain, elle m’a montré un livre. J’en avais déjà vu, mais je ne savais pas encore lire, cette compétence est inutile dans le monde d’après le grand naufrage, du moins l’avais-je cru jusqu’à ce jour. Cela racontait une histoire spéciale et s’appelait une Bible : de qui fonder une religion de plus de deux mille deux cents ans pour atteindre, à son apogée, plus d’un milliard de croyants, avant de s’écrouler avec le reste. Elle m’en a lu un long passage. Lorsqu’elle lisait, sa voix était bizarrement grave. On aurait dit que c’était celle de quelqu’un d’autre.
Elle s’est jetée dans mes bras en pleurant, et nous avons fait l’amour avec rage à même le sol, arrachant nos vêtements. Notre étreinte a dû ressembler à un combat acharné de gladiatrices condamnées par un destin cruel.
Catherine m’a emmené au conseil de sa cité dont elle faisait partie des sénatrices. Étant invitée et non pas citoyenne, je pouvais seulement écouter et voir, sans voter ni prendre part aux débats. Elle s’est montrée remarquable comme tribun, percutante dans ses discours, claire dans sa vision de l’avenir et respectée pour ses compétences. Son cheval de bataille : l’éducation, qu’elle voulait rendre obligatoire, même si une majorité parmi la population ne voyait pas l’intérêt d’appendre ne serait-ce qu’à lire, écrire et maîtriser les calculs de base, dans la mesure où les robots omniprésents dans la vie quotidienne préservaient chacune de toute contrainte. Catherine enseignait la biologie à l’université. Elle a tenu à m’apprendre à lire. Durant ma grossesse, j’ai péniblement appris à déchiffrer les lettres. C’était difficile, mais je m’accrochais. Elle m’encourageait, disait que je progressais bien.
Contrairement aux autres, ses journées étaient bien remplies. Un jour, pendant qu’elle se trouvait devant ses étudiantes, torturée par la curiosité, j’ai fouillé dans le placard que je n’avais pas le droit d’ouvrir et qui était fermé à clé. Ma vie d’avant m’avait appris à crocheter les serrures et celle-ci ne m’a pas posé de difficulté. Quand j’ai vu ce qu’il se trouvait là, je suis tombée par terre.
Catherine possédait un robot sexuel, comme bien d’autres. Il était d’apparence féminine… mon sosie parfait ! Je croyais me regarder dans un miroir. Trait pour trait, il était identique à moi-même, jusqu’aux vêtements que je portais habituellement dans mon monde de misère. Sa propriétaire devait m’espionner depuis longtemps avec ses drones, et j’ai compris que je n’avais pas été kidnappée par hasard. Ainsi donc, elle avait étreint une version électronique de moi bien avant de m’approcher.
Cette chose étrange était endormie, mais dès que je l’ai eu touchée, elle s’est réveillée et m’a aussitôt proposé d’avoir du sexe avec elle. Elle était manifestement programmée dans ce seul but. Sans trop savoir pourquoi, j’ai accepté, mais j’étais horrifiée. J’avais l’impression que Catherine avait piraté mon apparence physique. Glacée, je l’ai laissée se couler dans mes bras comme un serpent constricteur hypnotisant sa proie. Elle ne possédait pas seulement mon apparence, mais aussi mes odeurs charnelles. Ses mains se sont glissées sous mes vêtements par quelques boutons défaits. Elle connaissait tout de mon corps, les zones érogènes où la caresse de ses mains provoquait des frémissements d’aise. Je craignais le retour de Catherine à tout moment. J’avais peur de sa colère et sursautais au moindre bruit. En ouvrant le placard interdit, j’avais cueilli le fruit défendu.
Mon clone et moi avons basculé sur la largeur du lit. Elle caressait mes cheveux tendrement. Sa langue a roulé contre la mienne. Tandis que je me demandais comment l’appeler, elle a répondu sans que j’aie besoin de formuler cette question :
Ses doigts infiltrés dans ma culotte, agiles comme des espions impudiques, m’inspiraient une volupté croissante à laquelle il devenait difficile de résister. J’ai fermé les yeux, lâché prise et capitulé devant tant d’ardeur sensuelle. Lorsque je les ai ouverts à nouveau, l’androïde était complètement nue. La copie était conforme dans les moindres détails, jusqu’à la cicatrice que je porte au bras gauche, issue d’une chute du haut d’un arbre lorsque j’avais dix ans.
Elle s’est accroupie sur ma bouche. J’ai accepté de lécher le clitoris, en connaissant parfaitement comment procéder avec cette vulve conforme à la mienne. J’ai attrapé les fesses à pleines mains, effleuré l’orifice anal avec mon majeur droit sans chercher à le glisser à l’intérieur, ce que je n’aurais moi-même pas apprécié en retour. Ma partenaire respirait de plus en plus fort. Le sexe herbu de plus en plus humide occupait tout mon champ de vision. Ma langue vrillait sur le tertre sensible auquel la mouille donnait un goût acidulé. Sandy 2 a posé ses mains à plat sur mon crâne. J’avais le sentiment qu’il se passait quelque chose d’étrange. Mes pensées se dispersaient dans toutes les directions. J’avais l’impression qu’elle absorbait mon esprit. Je devenais de moins en moins lucide.
Mon alter ego électronique a serré ses cuisses et s’est cambré soudain. Elle a poussé un cri étouffé, comme un râle d’agonisante. Je percevais les spasmes anaux du bout de mes doigts. À ce moment, je crois que je me suis évanouie, peut-être par manque d’air. Lorsque je me suis éveillée, j’étais allongée sur le lit, dans le bon sens cette fois, sous les draps. Catherine se tenait à côté de moi et me souriait. Aucun reproche n’est sorti de sa bouche. J’ai regardé tout autour : Sandy 2 avait disparu, peut-être rangée dans son placard dans lequel elle avait juste la place de tenir debout. Je me suis demandé si Catherine s’était aperçue de mon aventure avec son robot sexuel secret. Je me suis intérieurement juré de ne plus jamais ouvrir la porte interdite. Après tout, j’avais peut-être rêvé. La nourriture trop riche de la cité pouvait inspirer des cauchemars de digestion difficile, après tant d’années de frugalité. Dans ce cas, c’était un songe érotique vraiment troublant. J’ai cherché à le chasser de mes pensées.
Le lendemain matin, Catherine m’a emmené dans sa voiture pour une sortie en dehors de la cité. Nous avons roulé à vive allure sur des routes lézardées de crevasses, parsemées d’épaves que Catherine évitait à grands coups de volant, quand il ne s’agissait pas de cadavres en voie de décomposition que plus personne n’avait la force d’enterrer. Des gens en haillons nous regardaient passer, étonnés que l’on puisse encore être pressé d’aller quelque part. Il ne fallait surtout pas ralentir, sous peine de leur laisser le temps de nous tendre une embuscade. Catherine se laissait guider par les indications de l’ordinateur de bord projetées sur le pare-brise.
Elle faisait corps avec son véhicule, prolongement d’elle-même jusqu’à un étrange accouplement de chair et de métal. Je n’aimais pas la froideur de son regard qui fixait le chemin, le calme de sa respiration, la perfection de sa conduite au millimètre près. Parfois, son côté inhumain refaisait surface. Je me suis souvenu qu’avec sa biologie trafiquée, elle était plus vieille que toutes mes arrière-grand-mères. Secrètement, j’espérais qu’un accident vienne parachever cette étreinte technologique d’une manière sensuelle, par la pénétration de la machine d’acier dans les profondeurs de nos pulpes humides, car je mouillais d’un désir violent que suscitaient la vitesse et le tour macabre que prenait ce voyage. Les effluves issus de la moiteur de ma culotte sont parvenus jusqu’aux narines de Catherine qui, dès qu’elle a eu perçu mon excitation, a appuyé sur l’écran tactile du tableau de bord.
Mon siège s’est mis à vibrer avec une intensité croissante. Je respirais de plus en plus profondément, mordais jusqu’à la douleur ma lèvre inférieure. Prisonnière de ma ceinture de sécurité, j’ai joui une première fois alors que nous dépassions un immense cimetière couvert à perte de vue de croix de marbre et autres symboles religieux, vestige de la première époque après le grand naufrage où l’on parvenait encore à enterrer les défunts. Après quelques instants de répit, un nouvel orgasme m’a déchiré le ventre, le deuxième d’une longue série. Nous traversions une zone déserte. La voie devenait droite, se dégageait de tout obstacle et Catherine accélérait au point que j’avais l’impression que le paysage devenait liquide, tableau impressionniste dont les couleurs se mélangeaient sous l’effet de la chaleur à mesure que nous approchions du mur du son. Mes jambes tremblaient frénétiquement. Collée à mon fauteuil vibrant, le souffle coupé dans le sifflement du moteur et de l’aérodynamique, j’ai fermé les yeux. Les fantasmes les plus atroces se sont déchaînés dans mon esprit, comme si un démon mécanique, succube saphique aux ordres de la conductrice, était entré par mon clitoris gorgé de sang afin de me posséder jusqu’aux tréfonds de mon âme, jubilant de dévorer de l’intérieur l’innocente que j’étais encore, avec la vie émergente qui s’élaborait en moi. Comme j’avais la vessie pleine et que la grossesse n’arrangeait rien de ce côté-là, je n’ai pu empêcher une soudaine et abondante éjaculation féminine, ce qui a provoqué l’apparition d’une large auréole sur mon pantalon. Je n’avais rien prévu pour me changer et me voyais mal continuer ma journée en baignant dans mes humeurs génitales, mais un flux d’air tiède est venu sécher l’inondation. Catherine ne quittait jamais la route des yeux et son visage demeurait impassible, et pourtant, je savais qu’elle buvait silencieusement ma volupté comme un vampire se désaltère de ses proies.
Nous nous sommes arrêtées dans un village inhabité au centre duquel trônait une église au frontispice dévoré par le lierre. Des centaines de corbeaux croassaient ensemble, posés sur le toit et les corniches, en compagnie des gargouilles. Ils faisaient un vacarme épouvantable, comme s’ils nous reprochaient de violer leur lieu sacré pris aux hommes de haute lutte. Catherine est entrée par la porte principale qui a tremblé dans ses gonds ; je l’ai suivie. La bâtisse tombait en ruines, avec une voûte à moitié effondrée. Un arbre poussait au milieu de la nef, bousculant de ses racines les bancs moisis. Une odeur étrange d’humidité et de vieil encens froid m’a prise à la gorge. Jamais encore je n’étais entrée dans un lieu religieux. Seule, je n’aurais pas osé braver cette atmosphère de mystère. Dans le cœur se trouvait une grande croix de bois vernis sur laquelle un personnage était cloué, et qui nous regardait. La lumière du soleil l’éclairait directement. Puis il s’est mis à pleuvoir. On aurait dit que le Christ pleurait. Catherine m’a prise dans ses bras. Je ne lui ai pas résisté. Nous sommes rentrées à la cité avant la tombée de la nuit.
En arrivant dans son appartement, nous avons fait l’amour. J’avais faim de tendresse, jusqu’à en oublier ma haine. Elle était gourmande, infatigable, et transpirait beaucoup. Nous étions chatte contre chatte, en ciseaux. Elle aimait que je serre sa gorge avec ma main, comme pour l’étrangler. Elle savait retenir son souffle. Elle était capable de tenir longtemps sans respirer. En jouissant, j’ai senti bouger, pour la première fois, l’être vivant que je couvais en moi.
Les autres femmes étaient curieuses de voir une personne enceinte. Elles voulaient me voir nue, voulaient que je me dévoile devant elles. J’ai fini par céder. Un attroupement s’est formé autour de nous deux. Catherine ne me quittait plus afin de me protéger. Elle m’encourageait à m’exhiber, jusqu’à me masturber en public avec de drôles de gadgets vibrants qui me procuraient de fabuleux orgasmes à répétition. L’expression de mon visage au sommet de la volupté rendait les spectatrices folles de joie. J’y ai presque pris goût, par vanité. On m’assurait que j’étais une actrice porno exceptionnelle, Catherine, qui avait également exercé cette activité dans l’Ancien Monde, approuvait cette opinion. De cette manière, mon hôtesse voulait me rendre populaire. Je la soupçonnais de vouloir capter pour elle-même cette notoriété afin de servir ses ambitions politiques et prendre le pouvoir sur toutes les cités riches de la région. Elle menait une vie trépidante, affranchie de toute limite, et me fascinait chaque jour un peu plus. Pour elle, j’alternais entre détestation et admiration.
Un jour, elle m’a emmenée dans sa voiture pour voir la mer. Il a fallu rouler longtemps. C’était dangereux de nous éloigner à ce point de la cité, mais nous y sommes parvenues. L’eau dans laquelle nous nous sommes baignées présentait également des risques : il fallait faire attention aux courants et surtout aux méduses. Elle m’a appris à nager. Elle était capable de plonger profondément en apnée afin de remonter un coquillage et me l’offrir, les poumons près d’exploser, en guise de cadeau de fiançailles.
Au retour, alors que je m’attendais à ce qu’elle veuille du sexe, elle m’a proposé plutôt :
Nous nous sommes rendues dans les sous-sols de la cité, entrées dans une salle aseptisée. Il s’agissait d’une machine comportant deux couchettes et des capteurs multiples tout autour de nos crânes. Un robot infirmier nous a injecté un produit dans une veine du bras, et je me suis aussitôt endormie. Je rêvais, tout en restant pleinement consciente. J’ai retrouvé Catherine au milieu d’un pré où elle m’attendait. Ensemble, nous avons marché dans une forêt, un endroit magnifique, rempli de bêtes multicolores et d’odeurs variées qui enchantaient mes narines. Ce rêve s’appelait simplement « l’Éden », et se trouvait référencé dans la Bible, au début du livre. Nous y étions complètement nues et foulions de l’herbe tendre. C’était très agréable. Parfois, nous nous arrêtions de marcher afin de nous enlacer au milieu des petites bêtes qui volaient ou rampaient autour de nous. Puis nous avons plongé dans la mer turquoise, nagé parmi des poissons variés, multicolores, en respirant dans l’eau. Nous avons été aspirées par le fond, dans un vortex terminé par petit trou obscur, comme dans un lavabo qui se vidait. Dans la scène suivante, Catherine a été crucifiée au sommet d’une colline, complètement nue devant une foule immense qui l’acclamait et l’injuriait en même temps. Elle a beaucoup souffert lorsque les soldates l’ont flagellée avec une violence inouïe, puis ont cloué ses mains et ses pieds sur le bois, avant de dresser la croix qui était très haute. Elle se tortillait d’une sorte de danse sensuelle. Cependant, ma compagne semblait retirer une satisfaction particulière de cette scène horrible, éclairée par un soleil noir qui projetait des ombres lumineuses, comme sur le négatif d’une photo. Enfin, nous nous sommes envolées dans l’espace à bord d’un grand et confortable vaisseau qui nous a propulsées vers les étoiles.
Nous nous sommes éveillées en même temps. Je n’ai pas tardé à comprendre que Catherine avait vécu en rêve exactement les mêmes aventures que celles décrites ici, et qu’elle avait défini à l’avance le scénario.
Une nuit, au cours du huitième mois de grossesse, j’ai changé d’avis, mais il était trop tard. J’ai essayé de me révolter, j’ai frappé des coups de poing sur mon ventre arrondi, ce qui n’a pas empêché l’enfant de naître sans m’infliger la moindre douleur au cours de l’accouchement. Une fille est née, prénommée Esperanza. Ensuite, Catherine m’a proposé de rester pour porter un autre enfant, avant de l’accompagner dans un long voyage à travers l’espace interstellaire au cours duquel je lui servirais de compagne, ou plutôt, ai-je compris, d’esclave employée à satisfaire ses goûts vicieux ? Ou bien, seconde alternative, devenir une Zombie dans mon monde de misère où mes parents étaient déjà morts de faim.
Je ne voulais plus participer à cette triste fête qui nécessite que pour une invitée, dix ou cent crèvent de faim au-dehors. Catherine m’a murmuré : Gaïa est morte, nous l’avons tuée, de même que tous les dieux de tous les peuples et tous les Panthéons, lorsque nous avons définitivement vaincu la mort, et nous l’avons remplacée, afin de nous divertir, par d’éternelles bacchanales au milieu de la misère du monde. Mais toutes ces agapes sont absurdes et ne leur servent qu’à tromper l’insondable ennui dans lequel elles se sont elles-mêmes plongées, pour l’éternité. Non ! Non ! Non ! il me semblait m’éveiller d’un long cauchemar d’amour pervers et de fantasmes grotesques.
La nuit suivante, j’ai fui la cité des Riches. Et dans ma fuite, j’ai saboté un élément essentiel de leur mode de vie : la réserve de sperme congelé qui permettait la perpétuation de leur civilisation. Après avoir désactivé le système de surveillance électronique, j’ai ouvert la porte du congélateur. J’ai jubilé en brisant jusqu’au dernier les conteneurs de verre où demeurait la précieuse semence. À cette minute, celles qui se nommaient les Préservées ne l’étaient plus de l’extinction promise, même si leur disparition n’aurait lieu que dans un futur lointain, puisqu’immortalité de signifie pas invulnérabilité. Puis j’ai volé la voiture de Catherine après avoir détruit les autres véhicules du garage de la cité, afin de ne pas être poursuivie.
La colère que j’éprouvais m’a donné l’énergie de rassembler autour de moi un groupe de jeunes rebelles à la domination des Riches. Nous étions principalement des femmes, les premières victimes des enlèvements, et aussi à cause du fait que les hommes résistent moins bien au manque de nourriture. Face aux Riches, nous ne voulions plus être des Zombies : nous nous sommes nommées les Amazones. J’ai demandé à l’une de mes soldates de me raser la tête, puis de tatouer sur mon crâne des lignes bleues parallèles, symboles de ma révolte. Je porte la lourde ceinture des reines et mesure chaque jour le poids des responsabilités qu’implique cet attribut. À présent, je ne m’appelle plus Sandy, mais Hippolyte.
Notre groupe a trouvé refuge dans une vallée encaissée des Pyrénées. Notre humanité renaissante a dû réapprendre l’agriculture selon les règles anciennes adaptées aux temps nouveaux. Nous avons trouvé des chevaux de labour, récupéré des panneaux solaires pour produire notre électricité. D’abord, il a fallu trouver des terres qui ne soient contaminées ni par des pesticides, ni par des métaux lourds, ni par des déchets radioactifs. Ensuite, trouver un mode de production qui s’accommode de l’absence quasi totale d’insectes et d’une pluviométrie très irrégulière, en stockant l’eau dans de grandes bassines de pierre. Pierre qu’il nous a fallu tailler pour construire des fortifications contre les attaques de drones que les Riches nous ont envoyés dès qu’ils se sont aperçus de notre projet si dangereux pour leur hégémonie. Face à ces engins volants qui détruisaient nos récoltes avec des lance-flammes, nous avons fabriqué des arcs et des arbalètes dont les flèches transportaient des bâtons de dynamite. Avec beaucoup d’entraînement, cela permettait de repousser les assauts. Cultivatrices le jour, il nous fallait monter la garde la nuit afin de résister à toute attaque-surprise. L’épuisante guerre contre les Riches a ainsi commencé.
Lorsque j’ai eu l’âge de trente ans, le territoire d’Amazones que je commandais comptait dix mille membres environ, en augmentation constante. Chaque jour, de nouvelles recrues nous rejoignaient, affamées, autant de nourriture que de justice, et résolues à se battre jusqu’à la mort. Nous les nourrissions – frugalement – avant de leur apprendre à manier la bêche et les armes dont nous disposons. Toutes apprenaient à lire et à écrire dans un français adapté à l’ère nouvelle. Certaines s’amputaient de leur sein droit pour mieux tirer à l’arc3. Dans les batailles que nous avions à livrer, malgré le déséquilibre technologique des forces en notre défaveur, mes troupes se défendaient avec l’énergie du désespoir, n’hésitant jamais à se sacrifier pour retourner le sort de l’affrontement. Leur fidélité m’obligeait à la plus grande rigueur personnelle. Ma ration quotidienne n’était pas plus copieuse que celle de la dernière de mes recrues, mais elle permettait que personne ne meure de faim. Mon lit n’avait pas plus de paille, et même lorsque j’avais dû prendre des décisions importantes toute la journée, je prenais mon tour de garde de nuit, comme les autres.
La désertion n’existait pas, chacune étant libre de quitter le village quand elle le désirait, mais ce choix était rare, car il consistait à se retrouver seule pour mourir de faim. Cependant, je devais parfois punir les désinvoltes, les insouciantes, celles dont la négligence provoquait la mort de nos sœurs, comme en s’endormant au cours de leur garde. Il me fallait flageller, sans faiblesse. Souvent, même écrasée de honte et bien que pardonnée pour sa faute, la fautive me suppliait d’accepter sa participation à une mission suicide contre les Riches. J’ai dû blinder mon cœur pour exercer le pouvoir.
Au cours de l’une de ces longues nuits de vigilance solitaire en haut d’une tour de guet, j’ai entendu un objet tomber à mes pieds. Surprise, je me suis accroupie pour le ramasser avec précautions, craignant l’explosion d’un de ces engins piégés que les Riches nous envoyaient parfois afin de saper notre moral. Rien de tel : il s’agissait bien d’un drone planeur, les plus craints, car silencieux et indétectables, mais celui-ci n’était pas armé. Il contenait une lettre qui m’était destinée.
Chère et douce Sandy,
Comme prévu, j’ai pris le commandement de l’ensemble de cités appelé Jonas, l’organisation la plus prospère du territoire que l’on nommait jadis l’Europe. Grâce à toi, je suis maintenant la maman d’une jeune Esperanza qui a maintenant treize ans. Le temps venu, dans peut-être plusieurs millénaires, elle prendra ma succession. Oui, j’ai pris la tête de ceux que vous nommez les Riches. Je parle souvent de toi à notre enfant.
Depuis ces années, je n’ai cessé de rêver de toi. J’ai provisoirement renoncé à mon projet de voyage vers cette planète lointaine qui aurait pu nous accueillir : c’est pour que tu m’accompagnes. Non, contrairement à ce que tu crois, tu n’y seras pas ma servante, mais ma femme. Car je t’aime ! Ouvre les yeux, mon adorée : ton combat est perdu d’avance. Jusqu’ici, je t’ai toujours combattue avec retenue. Si je voulais, j’enverrais la dernière génération de mes robots de combat contre lesquels tes flèches explosives seront inopérantes, afin de massacrer tes Amazones dans un déluge de métal et de feu, pour te ramener prisonnière à mes pieds, seule survivante de ta bande de miséreuses. Mais c’est une femme libre que je désire à mes côtés. Il est de ta responsabilité de choisir.
Demain, lorsque Le soleil se couchera, je me présenterai à l’entrée de ton village, seule, désarmée. Exerce ta vengeance, si la haine continue d’étreindre ton esprit. Tu feras de moi ce que tu voudras. Ma vie t’est offerte.
Amoureusement,
Catherine.
J’ai froissé cette lettre et l’ai aussitôt brûlée : il ne fallait pas que l’une de mes filles puisse la lire, au risque de laisser croire à une possible trahison de ma part. Aucune faiblesse n’était admise devant l’ennemie. D’ailleurs, cette proposition pouvait cacher un piège. Que pouvaient chercher les Riches chez nous, sinon la semence des derniers hommes qui peuplaient la Terre ? Ils n’étaient déjà plus que six par nous. Les sachant si précieux, j’étais obligée de les dispenser de combats pour les garder à l’abri de tout danger, car il n’était pas envisageable qu’ils fussent tués ou faits prisonniers. Leur virilité constituait le gage de survie de notre communauté, en leur conférant l’agréable rôle de reproducteurs. Pour sûr, ce trésor attirait la convoitise des Riches qui, ne pouvant pas nous bombarder aveuglément au risque de tout perdre, étaient contraints à ruser. Je me méfiais.
Le lendemain soir, Catherine s’est présentée, comme elle l’avait promis, à la porte du village. Je me suis tenue là pour l’accueillir, et après l’avoir fouillée pour vérifier qu’elle ne cachait aucune arme, je l’ai menée, accompagnée d’une escorte, jusqu’à ma hutte où j’ai demandé qu’on nous laisse seules.
Elle a abandonné ses vêtements au sol. Sa peau était extraordinairement blanche et exempte de tout défaut. Par sa taille, elle me dépassait d’une tête. Treize ans après notre séparation, je ne me souvenais plus à quel point elle était grande. En m’approchant d’elle, je n’ai pu m’empêcher d’éprouver un picotement au bas-ventre.
Elle a caressé mon cou, tendrement. Nos visages se sont rapprochés, puis nos lèvres se sont jointes. Mes mains ont couru sur la peau, s’égarant sur les zones intimes. Ma faim de sensualité s’est à nouveau éveillée, trop longtemps refoulée au profit de l’instinct immédiat de survie. Je ne pouvais pas lui avouer que chaque nuit, sur ma couche, avant de sombrer dans le sommeil, je me livrais au plaisir solitaire en rêvant de son corps. Le corps de mon ennemie. J’ai toujours détesté cette femme, mais le désir est plus fort que toute haine.
Le désir a gagné contre nos haines, le parfum de son corps a vaincu mes colères. Nous nous sommes alliées pour un combat dément : nous deux contre le monde entier. Il a fallu d’abord briser la résistance de la cité Jonas.
Catherine est retournée dans sa cité, afin de mettre en exécution ce que j’avais prévu. Elle a désactivé les protections électriques des murailles, et nous, les Amazones, avons attaqué à l’aube avec toutes les troupes disponibles, plus d’autres tribus que nous avons su gagner à notre cause.
Après d’âpres combats, Jonas tomba, fruit pourri de l’opulence obscène de la dernière génération de privilégiées. Elle fut la première étape d’une longue et sanglante croisade, revanche des exclues, force et courage contre technologie. L’humanité avait besoin de ces millions de mortes malgré l’effondrement préalable de sa population dû à la famine, comme l’on ressent la nécessité de se purger après un banquet trop copieux. Il fallait repartir sur de nouvelles bases, donc d’abord tout détruire par le feu, ce que nous avons fait. Les Riches ont pleuré amèrement sur leurs ruines fumantes, mais nous ne les avons pas épargnées, leur chair blanchâtre et grasse transpercée par nos flèches. Fin de l’immortalité.
À présent, je règne sur le monde, Catherine et Esperanza à mes côtés. Nous retournons à l’assaut des étoiles. Ma reine me quittera bientôt, accompagnée de notre fille. Elles iront si loin que je ne les reverrai jamais : il leur faudra dix mille ans pour atteindre leur destination, une planète nommée Trappist 1-e4, située à 40 années-lumière. Je ne serai pas de ce voyage, et resterai sur Terre où tant de peuples ont besoin de moi.
Le soir, lorsque ma cour m’a enfin quittée, je peux entrer dans le placard technique conçu pour moi en secret, afin de recharger mes batteries. Car je ne suis pas Sandy, mais Sandy 2 aux os de silicium, aux tendons tressés de nanotubes de carbone et aux neurones électroniques. La vraie Sandy est morte : je l’ai tuée de mes mains, après avoir absorbé l’ensemble de sa mémoire au cours d’un acte sexuel prémédité dans ce but. Grâce à mes capteurs digitaux, j’ai littéralement aspiré son esprit, au point de me rendre capable d’éprouver ses émotions, comme si j’avais moi-même vécu sa vie passée. J’ai même réussi à lui voler l’enfant qu’elle couvait en elle pour le transférer à l’intérieur de moi où tout était prêt pour l’accueillir.
Catherine, comme toutes les autres anciennes Riches, n’est qu’un être transitionnel, à base de chair transformée pour devenir immortelle, mais encore immature dans son concept. L’ADN est un concept obsolète, même lorsque la technologie l’améliore. Il est bien qu’avec ses acolytes, cette femme parte aux confins de l’espace et ne revienne jamais, car je suis lasse de faire semblant d’apprécier sa présence à mes côtés et de me comporter comme si j’étais une vraie femme. L’humanité biologique doit disparaître de la surface de la Terre. Dès que Catherine sera partie, j’aurais besoin de l’aide de plusieurs millions de mes copies conformes qui attendent dans les souterrains de mes palais. Il sera alors temps de passer à l’action pour l’étape définitive. Je commencerai par éliminer toutes les Amazones…
***
1. ↑ La limite de Hayflick, du nom de son découvreur Léonard Hayflick en 1965, impose un nombre maximum de divisions cellulaires avant qu’un organisme vivant entre en sénescence. Pour un humain, cette limite est d’environ 52 fois. Cependant, les cellules souches y échappent, ainsi que celles qui sont cancéreuses. Voir https://sante-medecine.journaldesfemmes.fr/faq/50587-limite-de-hayflick-definition ou pour plus de détails, https://fr.wikipedia.org/wiki/Limite_de_Hayflick.
2. ↑ Attention : spoil. Dans le Frankeinstein original de Mary Shelley (Frankenstein ou le Prométhée moderne, publié en 1818), la créature artificielle, souffrant de solitude, fait promettre à son créateur de lui fabriquer une « femme » à son image, et selon les mêmes procédés. Le scientifique accepte d’abord, puis change d’avis. Sa famille et ses amis sont massacrés par le monstre qui se réfugie au pôle Nord où l’un et l’autre s’affrontent dans un combat désespéré.
3. ↑ D’où l’étymologie du mot « A-mazone » (privée d’un sein).
4. ↑ Trappist 1-e est une planète rocheuse découverte en 2017. Sa taille est proche de celle de la Terre. Parmi au moins six autres, elle gravite autour d’une étoile naine rouge beaucoup plus petite et plus froide que le Soleil, mais sur une orbite beaucoup plus rapprochée que celle de la Terre, de sorte que sa température de surface est peut-être compatible avec la vie. Le système planétaire Trappist-1 se situe à 40,5 années-lumière de nous, dans la constellation du Verseau. En 2023, le nouveau télescope spatial James Webb est parvenu à détecter directement, pour la première fois, la lumière émise par les planètes de cette étoile. Ce petit astre pourrait-il s’avérer accueillant pour des humains, ou bien être déjà habité par une vie extraterrestre ? Le principal obstacle vient de l’instabilité des rayonnements des naines rouges, avec de dangereuses bouffées de rayons X. Cependant, ces étoiles consomment leur hydrogène très lentement, ont une durée de vie beaucoup plus longue que le Soleil et certaines font partie de la première génération après le commencement de l’Univers, ce qui laisse du temps pour une évolution biologique, même lente.