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n° 21712Fiche technique4871 caractères4871
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Temps de lecture estimé : 4 mn
20/04/23
Résumé:  Mes flâneries me conduisent là où je ne pensais pas aller ce jour, vers la poésie, l’art, et vers un homme rare qui va marquer l’histoire de la peinture.
Critères:  #poésie #exhibitionniste f fh
Auteur : Landeline-Rose Redinger            Envoi mini-message

Collection : Les déambulations de Landeline.

Numéro 05
Sous les saules

Sous les saules



De qui, je ne le savais ? D’où venait vraiment cette valse de Chopin qui emplissait l’espace lorsque je passais sous les saules ? À mes pieds nus, l’herbe était étonnamment verte. Le ciel d’un gris anthracite annonçait une pluie rude, un orage, et pourtant, comme en suspension dans l’air, rien ne venait. Presque détachée des couleurs tranchées de la nature, ma robe d’un blanc criant ajoutait plus qu’une touche impressionniste. Un éclatement réaliste. Qui n’aurait pas cherché à me voir m’aurait vue tout de même. Mais je n’étais pas ici pour que l’on ne me vît pas. J’aime qu’on me distingue, dans la foule, sur l’agora où se croisent les multitudes, à flanc de montagne ou sur une sente d’asphalte noir, j’aime que l’œil immédiat m’extraie en un battement de cils. Être dans le paysage et hors du contexte est sensuel et enivrant. Cette exhibition m’enrôle, m’enivre, et que mes contours s’impriment aux rétines passagères, que je sois ce soir en surimpression d’un drap humide, que je m’insinue dans un rêve éveillé, serait alors une source d’une joie dont je me délecterais. De lune ou de soleil, que les rayons qui filtrent mon corps, indiscrets au travers des mailles du tissu, soient la marque unique de la mémoire de l’instant, de l’instant d’un amant, d’une venante, d’un voyeur heureux, d’un poète crédule ou d’un peintre aliéné. Tant de beauté ne peut être durable.


Puis la musique s’est tue. J’ai quitté le saule.


Un peu plus loin, bordant l’eau rectiligne du canal, quelques barges qui tanguent, un navigant qui passe. Au coup ferme de sa corne sonore, celui-ci dit qu’il me voit. J’ai laissé tomber ma guipure, si l’on me voit on voit mon corps. Il gardera pour son voyage la forme de mes seins, de mes hanches, la croisée de mes jambes glabres, mes talons hauts qui ajoutent au souvenir. Il les gardera longtemps, jusqu’aux confins des rives du Nord, jusqu’aux platitudes hollandaises.


Je suis arrivée jusqu’ici. La guinguette ouverte est désertée. Et seule, je m’y suis attablée. Je n’attends rien. N’entends personne. Puis on a posé une limonade que je n’avais pas demandée. J’ai toujours aimé l’eau pétillante, et de ce verre cette rasade coule et s’échappe vers ma gorge. Je me tamponne, ouvrant mon linge sur l’œil voilé d’un rideau légèrement écarté. Un homme est là, caché derrière. Aujourd’hui est son jour de chance, j’écarte plus que nécessaire le tissu pour sécher ma peau. Les pans de ma robe s’étiolent sur mes jambes. Si l’on suit d’un regard avisé la trajectoire des cuisses aux pieds, on y voit comme une balançoire mes escarpins se balancer. La boisson peine à rafraîchir mon corps, il faudrait une tempête gelée pour apaiser la chaleur de ma peau.


Mon corps s’était réveillé tôt déjà titillé par mon rêve, j’avais pris en passant ma robe, ma robe serait mon seul habit. Quitter Paris pour les bords de Marne, j’irai au gré de mes envies.


Alors que me voilà ici, je suis presque partie déjà ailleurs. J’ai laissé un billet, non pas pour régler ma boisson, un billet doux, un mot coquin.


Un peu plus loin sur un ponton, non loin d’une péniche accostée, je me suis allongée nue, espérant un jogger égaré. Mais personne, non, n’est passé. Que de la péniche une jumelle m’ait observée, elle aura vu une femme en plaisir, et cette idée-là m’est restée un peu comme une offrande, un cadeau qu’on n’oserait pas déballer.


Après j’ai marché, traversé une passerelle liseronnée, entrée dans la cour d’un château.



Sans étonnement et sans crainte, je me suis exécutée. Longuement ainsi j’ai posé. Après, longtemps après, un jour d’automne, rue Santos-Dumont, on a livré une toile et un mot émouvant :


Le peintre est mort et enterré, merci pour son dernier bonheur.


J’ai souri, j’ai souri et j’ai pleuré.


La soirée apportait quelques friselis de fraîcheur. Ma peau allait se raffermir, mon corps nu s’engourdir. J’ai repris le chemin de halage, les guinguettes s’animaient de gens endimanchés, un homme saoul m’a accostée, un autre a joué les guerriers, un troisième m’a courtisée. Mais je n’avais plus rien à donner. J’aurais pu laisser mon corps aux furieux, ouvrir mes jambes aux affolés, mais c’eut été souiller la toile que le vieux peintre pour les jours qui lui restent allait peaufiner, travailler jusqu’à l’œuvre ultime achevée.


Alors je suis partie tranquille, retrouver ma mini-voiture, traverser les rues de Paris, rejoindre mon impasse éloignée. Me suis couchée sans me baigner, la journée collait à ma peau, j’avais surpassé le désir, combattu les démons qui me tenaient. Aucun sexe ne m’avait pénétrée, aucune main ne m’avait souillée, je gardais en moi ce plaisir, mais demain serait un autre jour.