n° 21757 | Fiche technique | 28755 caractères | 28755 4465 Temps de lecture estimé : 18 mn |
07/05/23 |
Résumé: Un monde déshumanisé dans lequel les hommes ont été oblitérés, où les émotions sont proscrites. L’avenir est tout tracé. La Vie arrivera-t-elle à reprendre ses droits ? | ||||
Critères: #nonérotique #sciencefiction #merveilleux #rencontre fh amour | ||||
Auteur : Maryse Envoi mini-message |
Jamais elle n’avait été aussi fébrile, autant à fleur de peau. Ce qui lui arrivait était incroyable, ahurissant. Elle ne savait toujours pas si elle devait s’en réjouir ou au contraire, s’en inquiéter. Elle retint, in extremis, le léger soupir qui était sur le point de franchir ses lèvres. Elle devait contenir son émotion, ne pas la laisser transparaître. C’était inconvenant, répréhensible, contraire aux règles en vigueur.
Pour tenter de dissiper la tension qui l’oppressait et faire le vide dans son esprit, elle récita mentalement un des articles du Code d’Éthique, comme un mantra : « Être une Citoyenne exemplaire, faire preuve d’altruisme et agir en faveur de l’intérêt collectif, maîtriser son corps et ses émotions, ne pas les laisser prendre le dessus ». En vain. Son effervescence intérieure ne reflua pas d’un iota.
Elle décida de changer de tactique pour retrouver un semblant de calme. Sans bouger la tête, d’un bref et imperceptible mouvement des yeux, elle balaya rapidement du regard la pièce, de droite à gauche. Les immenses baies vitrées offraient une vue panoramique sur la métropole tentaculaire qui s’étendait jusqu’à l’horizon. Les sommets des gigantesques buildings formaient un enchevêtrement dense et complexe. Elle reporta son attention sur le ballet incessant que formaient les innombrables aéronefs mono ou biplaces qui sillonnaient le ciel cristallin, transportant les passagers à destination. Leurs trajectoires exactement établies prévenaient tout risque d’accrochage. D’ailleurs comment en aurait-il pu être autrement dans le monde totalement ordonné dans lequel elle vivait ? Un monde où tout était parfaitement optimisé, où rien n’était laissé au hasard, dans lequel les aléas n’avaient plus cours, où tout risque d’incidents avait été annulé, songea-t-elle, avec une pointe de regret. Émotion interdite qu’elle s’empressa de refouler. Les états d’âme étaient prohibés par le Code d’Éthique auquel toutes les Citoyennes devaient se conformer. « Pour que l’Harmonie continue à régner, gage de pérennité et de prospérité » …
Elle se cala plus confortablement dans le fauteuil ergonomique et observa à la dérobée son interlocutrice. Celle-ci était d’une présentation impeccable. Aucun détail n’était laissé au hasard. Sa chevelure remontée en chignon ne laissait échapper aucune mèche rebelle. La peau du visage présentait un très bel éclat et ne souffrait d’aucun défaut, les sourcils étaient soigneusement entretenus, les mains précisément manucurées. Elle portait une combinaison blanche luminescente qui la moulait comme une seconde peau, mettant en valeur ses formes joliment galbées. Une femme à la silhouette parfaite, à l’image de toutes ses concitoyennes. Celle-ci décrivait avec force de conviction, les caractéristiques des produits proposés par l’Institut, les humanoïdes.
Lorsqu’elle avait pris connaissance de l’information qui était tombée sur son écran holographique personnel, elle avait été si stupéfaite qu’il lui avait fallu de nombreuses secondes pour en prendre toute la mesure. Sa compagne, qui lui avait été commise d’office à sa majorité, avait accueilli l’annonce sans manifester aucune surprise, comme s’il s’agissait d’une nouvelle, somme toute, normale. Celle-ci s’était contentée de lui prendre la main en lui susurrant d’un ton égal : « Félicitations, tu as été sélectionnée pour être une Élue, c’est un grand honneur. Je suis sûre que tu sauras t’en montrer digne ! »
Devait-elle révérer d’avoir été choisie ou être consternée par ce qu’elle allait devoir subir ? En tout cas, elle pressentait que cette expérience allait modifier sa destinée et cette perspective la désorientait. Elle ne savait plus trop quoi penser. Depuis toute petite, on lui avait appris d’agir dans le sens de la continuité, de ne rien changer, de suivre scrupuleusement les règles du Code de Vie, du Code des Citoyennes et du Code d’Éthique. Rien ne l’avait préparée à un tel événement qui chamboulait son existence jusque-là parfaitement rodée.
Elle se raidit. Rien ne l’avait préparée à une telle éventualité. Enfanter lui paraissait incongru, archaïque, contre-nature. La façon de procéder lui paraissait pour le moins rebutante. Toute cette histoire la perturbait, la mettait mal à l’aise…
Son souffle se suspendit lorsqu’elle prit conscience que la représentante de l’Institut s’était tue en la scrutant attentivement.
Le timbre de la voix détaché, monocorde se voulait affable. Mais elle ne devait pas s’y fier. La moindre pensée contrevenante était sanctionnée. Elle réfléchit à toute allure, cherchant le meilleur moyen de se sortir de ce terrain glissant.
L’esquisse de sourire vite réprimé qui s’afficha sur les lèvres de son interlocutrice la soulagea. Sa diversion avait fait mouche et lui avait évité le pire.
Une remontrance à peine voilée qu’elle accepta d’un léger hochement de tête contrit.
Elle s’en voulut pour son impulsivité qui pourrait être interprétée comme un manque de maîtrise. Elle devait se reprendre, contrôler ses émotions, ne rien manifester, s’exhorta-t-elle, inquiète.
Son interlocuteur ne s’en offusqua pas et répondit sans ambages :
Son sort était scellé. Il n’y avait rien d’autre à faire que de l’accepter… Comme la Citoyenne de bonne volonté qu’elle était.
Elle suivit son hôtesse jusqu’à l’ascenseur. Le rayon bleuté du scanner biométrique la balaya de la tête au pied. La porte coulissante s’ouvrit puis se referma derrière elles, sans aucun bruit. Un léger chuintement lui indiqua qu’elle montait sans qu’elle n’ait ressenti le moindre à-coup au démarrage.
Elle ne savait pas à quoi s’attendre. Elle fit tout son possible pour contenir sa nervosité grandissante et ne manifester aucun signe perceptible qui aurait été immédiatement décelé et réprouvé. « Se dévouer au bon fonctionnement de la Communauté et agir pour l’intérêt du Groupe sont nécessaire à l’Harmonie Collective. L’Harmonie Collective est source de satisfaction et d’épanouissement personnel », psalmodia-t-elle en son for intérieur afin de retrouver sa sérénité avant d’affronter l’épreuve que constituerait la rencontre avec l’humanoïde. À cette perspective, son cœur se contracta douloureusement et une sensation de dégoût l’assaillit. Elle réalisa brusquement qu’être Élue n’était pas une distinction, mais un sacrifice. Non, pas un sacrifice, se reprit-elle, mais une abnégation, le dévouement suprême pour le bien de la Société.
La porte de l’ascenseur s’ouvrit et elle pénétra dans la pièce au décor sobre qui offrait, à travers les grandes fenêtres qui donnaient sur l’extérieur, une vue vertigineuse, presque angoissante tant l’endroit était situé haut en altitude. Plus bas, bien plus bas, la mégapole pourtant gigantesque semblait minuscule.
Elle acquiesça d’un petit hochement de tête tout en cherchant du regard l’humanoïde avec qui elle était malheureusement condamnée à passer quelques jours. Son interlocutrice dut le remarquer et ajouta :
Le moment fatidique s’approchait. Une bouffée d’angoisse l’assaillit, mais elle réussit à conserver son visage impassible. Alors que son interlocutrice s’apprêtait à s’engouffrer dans l’ascenseur, celle-ci se retourna et lui lança :
Une fois seule, elle resta longtemps immobile, essayant de digérer toutes les informations reçues en tenant du bout des doigts la télécommande qui semblait peser aussi lourd que le plomb. Au bout d’un moment, elle fit le tour de la chambre, d’un pas hésitant, sans trop se rapprocher des baies vitrées qui lui donnaient le tournis.
« Chaque Citoyenne est partie intégrante de la Société. Par ses actions et les tâches qu’elle réalise avec zèle, elle participe au fonctionnement harmonieux de la Communauté. Elle aide ses consœurs autant qu’elle le peut et alerte si elle détecte des anomalies ou des manquements qui nuisent à la Collectivité », récitait-elle silencieusement, en boucle.
Combien de temps passa-t-elle à tourner en rond dans la pièce, elle n’aurait pu le dire. Elle était dans l’indécision la plus totale. Oscillant sans cesse entre l’envie de se débarrasser le plus rapidement possible de cette épreuve et la répugnance que provoquait la perspective de côtoyer l’humanoïde, elle n’arrivait pas à se déterminer, à arrêter son choix. Chaque fois qu’elle s’apprêtait à appuyer sur le bouton vert, son doigt se bloquait.
« Une sincère et complète subordination de chaque Citoyenne est indispensable à l’unité et à la prospérité de la Communauté. Chacune adhère collégialement aux décisions prises par les Autorités. Elle contribue ainsi, au florissement collectif et par voie de conséquence, au sien »…
La voix grave aux intonations étranges qui provenait de derrière elle, la fit sursauter. Jamais elle n’avait entendu un tel timbre. Elle en resta clouée sur place, le corps tendu, sur le qui-vive, incapable de la moindre initiative. Ses yeux étaient rivés à la télécommande que ses doigts tenaient avec force. Son pouce crispé avait appuyé par mégarde, sur le bouton de mise en marche. Bon sang, qu’avait-elle fait ? déplora-t-elle, en pivotant brusquement sur ses talons.
Le souffle court, elle découvrit avec un mélange d’aversion et d’effroi, l’espèce de « chose » qui s’inclina légèrement en avant pour la saluer avec révérence. Il ne semblait ni menaçant, ni hostile… pour l’instant, constata-t-elle pleine de défiance, tout en maintenant son pouce sur le bouton d’arrêt, prête à le presser à la moindre alerte.
Elle était déconcertée, dans l’expectative la plus totale. L’humanoïde qui se tenait sagement immobile devant elle, ne correspondait absolument pas à la représentation qu’elle s’en était faite. Rien à voir avec une machine ni avec un « organisme cybernétique créé de toutes pièces » comme l’avait qualifié la représentante de l’Institut, un peu plus tôt. La silhouette était indéniablement humaine, mais de nombreux détails le différenciaient du physique pourtant varié des Citoyennes. Le visage était carré, plus anguleux. Il avait les cheveux très courts, des épaules massives, un torse plat, des membres puissants. Les muscles qui saillaient, roulant parfois sous la peau, avaient quelque chose d’intimidant, presque d’effrayant. Un pagne lui entourait la taille et lui recouvrait le haut des cuisses.
En quelle matière était-il fait ? s’interrogea-t-elle en ayant la fâcheuse impression que quelque chose d’important lui échappait.
Aiguillonnée par la curiosité, elle tendit sa main libre et la posa avec circonspection, en haut du bras bien découplé qui pendait le long du flanc. C’était chaud et frémissant… vivant aussi. De plus en plus étonnée, elle inspecta le corps. L’épiderme qui le recouvrait était légèrement doré, très propre… un peu comme le sien ou celui de n’importe quelle autre Citoyenne. Décidément, les humanoïdes avaient plus de points communs avec les Humains qu’elle ne l’aurait imaginé. Cette pensée lui fit froncer les sourcils. Intriguée, elle attrapa entre deux doigts cette peau à l’aspect si familier, si authentique.
Ce contact ne fit que renforcer sa première impression : rien d’artificiel ni de synthétique. De son regard, elle parcourut toute la longueur du bras qui l’étonnait. Cet ensemble harmonieux ne pouvait pas avoir été usiné. Il était bel et bien naturel, fait de chair et d’os. Elle y percevait une telle vitalité qu’elle en était impressionnée. Si l’humanoïde était à l’image des hommes aujourd’hui disparus, elle comprenait pourquoi ces derniers avaient failli causer leur perte. Il coulait dans ce bras, dans ce corps quelque chose de sauvage, d’impétueux, quelque chose qui lui donnait la sensation d’être une faible femme, qu’il lui manquait l’énergie virile qui avait fait la suprématie des hommes avant qu’ils ne s’entretuent comme des bêtes féroces. Voilà pourquoi ceux-ci avaient dominé la société et le monde, reléguant les femmes à un rôle subalterne, avant que leur entêtement et leur manque de pondération ne les fassent disparaître.
Elle sentit un muscle durcir sous sa main. L’humanoïde n’était pas de marbre, il réagissait, vivait…. De l’extérieur, celui-ci semblait placide, presque inerte, mais à l’intérieur, coulait une espèce de force, de vigueur à l’état pur. Elle la percevait, elle la sentait l’irradier, venir en elle, l’envahir. Elle se sentait troublée. Un trouble condamnable, prohibé, mais contre lequel elle ne pouvait, ou plutôt, ne voulait pas résister. Sa main se fit presque caressante et parcourut la courbe du bras pour en apprécier davantage la texture, la tiédeur. Grisée par l’étrange excitation qui montait en elle, elle ne trouvait pas la volonté de retirer la main ni de rompre le contact. Comment un simple humanoïde pouvait-il avoir un tel effet sur elle ?
Elle ne pouvait pas se permettre de se laisser distraire, ni d’avoir des pensées futiles, se morigéna-t-elle, profondément agacée par son comportement déplacé. Tu es surveillée, chacun de tes gestes est disséqué, analysé. Tu dois te ressaisir et vite, se rappela-t-elle à l’ordre.
« C’est dans l’obéissance et la discipline que chaque Citoyenne s’accomplit. Tout ce en quoi elle renonce, la grandit. Tout ce qui cherche à s’imposer, se nie. C’est dans la renonciation de soi que l’on s’épanouit »…
Le verset du Code d’Éthique qu’elle avait pourtant ânonné des millions de fois lui paraissait tout à coup vide de sens. Peut-être s’était-elle trompée dans l’ordre des mots. Elle devait urgemment retrouver sa lucidité, tenir la bride à ses émotions pour éviter d’être prise en flagrant délit d’infraction, d’insubordination ou pire de transgression ! Elle réussit tant bien que mal à se redonner une contenance conforme à celle d’une Citoyenne modèle, mais au fond d’elle-même, un étrange et persistant malaise était en train de la ronger, de la faire douter. Jamais elle ne s’était sentie aussi fragilisée, aussi désemparée, autant ébranlée dans ses convictions.
Elle reçut la question de plein fouet et en resta sans voix. C’était la première fois que l’on se souciait de ce qu’elle souhaitait. Toute son existence durant, on lui avait ordonné ce qu’elle devait faire, on lui avait imposé ce qu’elle devait penser et dicté ce qu’elle devait éprouver. Elle ne sut quoi répondre et resta bouche bée, muette. Au bout d’un instant, conditionnée par tout ce qui lui avait été inculqué depuis son plus jeune âge, elle tenta de se reprendre en mains. Elle devait à tout prix chasser de son esprit, les pensées subversives qui la plongeaient dans un chaos sans nom…
Elle voulut prononcer le verset du Code de l’Éthique sur l’obéissance et l’intérêt collectif, mais n’y arriva pas. Il semblait avoir bel et bien disparu de son esprit. Quelque chose s’était détraqué en elle.
C’en était trop !
Un profond découragement l’envahit. Elle se sentait perdue et misérable. L’esprit embrouillé, elle n’était plus en état de réfléchir rationnellement et encore moins de prendre la moindre initiative. Elle restait là, bras ballants, chancelante, en plein tumulte, essayant tant bien que mal à contenir le tourment qui la torturait. Elle savait qu’elle devait lutter contre les affres du doute et du désespoir qui étaient en train de la déchirer, réprimer ses émotions coupables, ne pas les laisser l’abattre. Mais elle n’y arrivait pas, elle n’y arrivait plus !
Elle avait l’impression d’avoir été vidée de toute substance, de ne plus pouvoir rester debout. Elle avait chaud, terriblement chaud. Tout semblait bouger autour d’elle, se déformer, puis se mettre à tourner de plus en plus rapidement. Elle poussa un petit cri et chercha à tâtons un hypothétique appui sur lequel elle pourrait s’accrocher, retrouver son équilibre. En vain. Elle était sur le point d’abandonner et de se laisser tomber lorsque des bras puissants la rattrapèrent et la soulevèrent comme si elle ne pesait pas plus lourd qu’une plume. Ses paupières se fermaient inexorablement, la plongeant dans le noir. Mais bizarrement, elle n’avait pas peur, plus peur. Elle se sentait à l’abri, blottie contre le torse athlétique, bercée par les battements de cœur réguliers et apaisants qu’elle percevait contre son oreille…
Elle se pelotonna dans son sommeil, luttant pour ne pas se réveiller. Une chaleur bienfaisante et une odeur inconnue l’enveloppaient. Elle se sentait bien. Elle se contentait de prolonger autant que possible, l’agréable état d’engourdissement dans lequel elle flottait, l’esprit vide, bercée par le doux sentiment de bien-être qui l’emplissait. Au bout d’un instant, ses paupières finirent par s’ouvrir et elle mit quelques secondes avant de comprendre où elle se trouvait et se rappeler ce qui lui était arrivé. Elle s’assit vivement sur le lit en tournant la tête sur le côté. Son cœur se bloqua et ses poumons expulsèrent tout l’air qu’ils contenaient lorsqu’elle vit l’humanoïde, étendu près d’elle, se tenant sur un coude comme s’il la veillait… ou plutôt la surveillait. Affolée, elle chercha du regard la télécommande et finit par la repérer sur le sol, au milieu de la pièce. Elle avait dû la lâcher pendant son malaise. Son voisin dut remarquer son élan de panique. Il posa délicatement la main sur la sienne comme pour la rassurer.
Elle réprima un haut-le-cœur et s’efforça de rester de marbre. Un long silence tendu s’installa. Personne n’osait bouger. Elle finit par observer discrètement son étrange voisin. Elle dut se rendre à l’évidence : elle ne pouvait plus nier que la proximité de l’humanoïde la troublait. Son regard était immanquablement attiré par le corps à la musculature ensorcelante. Le contempler fit monter en elle une étrange excitation, sembla réveiller quelque chose de profondément enfoui au fond d’elle, comme un instinct trop longtemps refoulé.
La gorge brusquement nouée, elle parcourut lentement des yeux, le visage carré qu’un léger sourire adoucissait, le torse large et robuste aux pectoraux proéminents, le ventre plat aux muscles harmonieusement ciselés, les cuisses incroyablement vigoureuses en partie exposées par le pagne à moitié retroussé. Indéniablement, il y avait chez lui, une beauté, quelque chose qui la captivait, qui l’envoûtait, qui la mettait sens dessus dessous. Avant même de réaliser ce qu’elle faisait, elle effleura de son doigt, la tempe. Il lui sembla que son geste inconsidéré avait provoqué un léger frissonnement. Elle se demanda à quoi cet être – elle ne savait plus comment le qualifier –, pouvait bien penser si jamais il en était capable.
La main qui recouvrait la sienne attrapa son poignet et la tira doucement. Elle prit soudain conscience de la chaleur qui irradiait son bras et du regard intense, rempli de désir qui plongeait dans le sien. Totalement déstabilisée, elle ne put rien faire d’autre que de se laisser faire, le cœur tambourinant à tout rompre dans sa poitrine.
Elle se raidit lorsque l’humanoïde l’enlaça en l’attirant plus près de lui. Sa raison trouva cette soudaine proximité dangereuse et malsaine, mais son corps semblait inexorablement attiré par celui, magnifique, qui se pressait maintenant contre elle. Paniquée, elle releva le visage. Leurs yeux se rencontrèrent et elle ressentit l’impact de ce regard, partout en elle. À cet instant, elle eut l’impression d’être mise à nue. Émotion assourdissante, totalement inédite qu’elle n’aurait jamais tolérée quelques heures auparavant.
Si elle avait eu une once de bon sens, elle aurait dû s’arracher de cette étreinte, ne plus laisser cet « organisme cybernétique destiné à la reproduction » la bouleverser. Elle aurait dû accomplir ce que l’on lui avait commandé de faire, rapidement et proprement comme une simple tâche. Ne pas laisser les émotions prendre le dessus. C’était comme ça, dans l’ordre des choses. Aucune autre alternative n’était possible. Cette évidence aurait dû la ramener à la raison. Mais quelque chose de plus fort qu’elle, se refusait de s’y résoudre, se révoltait.
Pourquoi devrait-elle renoncer à une part bien réelle d’elle ? Au nom de quoi le ferait-elle ? Les règles et les principes qu’elle avait jusque-là scrupuleusement mis en application, lui paraissaient maintenant absurdes et injustes. Aliénants aussi. Que devait-elle faire ? se demanda-t-elle, en proie à la confusion la plus totale. Suivre son instinct ? Écouter la voix de la raison ? Où était le bien, où était le mal ?
Que lui arrivait-il ? Était-elle en train de perdre la tête, de devenir folle ? Elle était une Citoyenne responsable. Elle avait été sélectionnée pour être une Élue. Elle devait s’acquitter de ce que l’on attendait d’elle. En refoulant son affect. Se comporter comme s’il s’agissait d’un acte médical. Rien de plus… tenta-t-elle de se convaincre dans une ultime tentative.
Elle savait qu’elle avait perdu la partie. Elle n’avait plus la force ni la volonté de lutter contre le raz-de-marée qui l’entraînait. C’était comme si de mystérieuses vannes s’étaient ouvertes en laissant s’échapper ses émotions trop longtemps réprimées. Plus rien ne pouvait les contenir. À quoi bon résister ? Et d’ailleurs, pourquoi le faire ? Où était le problème ? Advienne que pourra ! Alors laissant de côté toutes les questions qui tourbillonnaient dans son esprit à lui donner le vertige, la poitrine comprimée, elle releva les yeux et laissa son regard se perdre dans celui qui la contemplait…
Le trouble en elle s’amplifia crescendo, emportant tout sur son passage, lui donnant l’impression d’être un fétu de paille tourbillonnant au milieu de la tempête. Elle lâcha prise. Un besoin irrépressible, irraisonnable la submergea. Besoin de chaleur, de tendresse, de protection. Besoin de s’évader, d’être ailleurs…
La directrice de l’Institut entra dans la salle de surveillance et lentement, minutieusement, la balaya de son regard acéré. Au centre de la pièce, des tubes holographiques reproduisaient en miniature les chambres de reproduction où les Élues accomplissaient leur devoir. Autour, les Citoyennes techniciennes analysaient consciencieusement les données qui s’affichaient en clignotant. La Citoyenne responsable de quart s’approcha et la salua avec respect.
Question purement formelle à laquelle elle connaissait déjà la réponse. Comment en aurait-il pu être autrement dans leur société où tout était remarquablement planifié, maîtrisé, contrôlé ?
Elle dodelina légèrement la tête. Les Élues n’y étaient pour rien, pensa-t-elle avec satisfaction. La conception des humanoïdes avait fait d’énormes progrès. Ils étaient de plus en plus performants pour déclencher les réactions hormonales qui accroissaient la prolificité des Élues. D’ailleurs, il était de plus en plus fréquent de récolter plusieurs embryons conformes par accouplement. Mais elle n’eut pas l’occasion de se réjouir plus longtemps : une lumière rouge s’alluma brusquement et une sirène retentit. Elle fronça les sourcils, brusquement alarmée.
La Citoyenne responsable de quart semblait tout aussi stupéfaite et embarrassée qu’elle. Cette dernière se gratta la tête comme si elle cherchait une explication plausible à cet incident qui n’aurait jamais dû se produire. Elle finit par secouer négativement la tête, en lâchant du bout des lèvres :
Un virus informatique ? Non. Mais un virus bien naturel, celui de la maladie d’amour…
Elle avait l’impression qu’une fenêtre s’était ouverte au fond de son cœur et qu’elle s’était envolée vers un au-delà merveilleux. Des sensations voluptueuses, inconnues jusqu’alors, déferlaient en elle. Elle avait une conscience aiguë du corps allongé sur le sien. Ses jambes l’entouraient par la taille, le serrant compulsivement contre elle… en elle. Son amant, son Homme à laquelle elle s’agrippait de toutes ses forces, lui faisait découvrir un monde insoupçonné, fabuleux, hors du commun. Elle vivait un moment unique, sacré. Un feu divin la consumait. Il n’y avait plus rien d’autre que lui. Il faisait partie intégrante d’elle. Elle était devenue son prolongement.
Guidé par un instinct inné venu de la nuit des temps, son corps libéré de toutes attaches accueillait avec exaltation celui qui l’exauçait merveilleusement, trouvant spontanément les gestes, les mouvements immémoriaux qui la transportaient vers la fusion totale.
Elle était en état de grâce. Touchée au plus profond d’elle, elle s’ouvrait à la vie. Elle éprouvait une telle impression de félicité que des larmes de bonheur coulaient sur ses joues brûlantes. Elle n’était plus une Citoyenne, elle était devenue autre chose. Elle avait enfin trouvé son monde, sa place.
La vie reprenait ses droits…