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n° 21767Fiche technique25250 caractères25250
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Temps de lecture estimé : 17 mn
10/05/23
Présentation:  Un petit texte fantastique, dans la catégorie : les objets qui ne nous veulent pas du bien…
Résumé:  Une femme découvre les pouvoirs étranges du miroir que possède sa nouvelle maison.
Critères:  f fh fbi fplusag couple nympho poilu(e)s bizarre telnet amour miroir odeurs fmast fgode fdanus hdanus fouetfesse fantastiqu -fantastiq
Auteur : Calpurnia            Envoi mini-message
Ombre lointaine

Aline et William ont posé leurs cartons. Elle est grande et forte comme une cariatide à la peau très blanche de Bretonne tranchant avec ses longs cheveux corbeau, il est un géant roux au muscle et au sourire généreux. Généreux, ils peuvent se permettre de le devenir, car l’homme vient de faire fortune en spéculant sur les cryptomonnaies, en se payant même le luxe d’en sortir à temps en vendant à découvert. Leur pendaison de crémaillère, à laquelle ils ont invité tous les habitants du village, consacre leur réussite sociale, une fête mémorable où la fontaine de champagne coule abondamment au soleil de juin, sous la pergola du vaste jardin parfumé de roses et arboré de pins. Lui a seulement trente ans, elle la cinquantaine. La différence d’âge n’empêche pas l’amour sincère, fruit d’un coup de foudre entre une enseignante en économie et l’un de ses étudiants, sur les bancs de l’université. En plus de l’achat de la maison, ils célèbrent leurs sept ans de mariage sans l’ombre d’une dispute.


Trois mois plus tôt, le couple visitait ce manoir campagnard muni d’une tour et entouré de hauts murs de vieilles pierres couvertes de lierre. Le salon possède un miroir de grande taille, entouré d’un impressionnant cadre doré aux motifs compliqués représentant des sirènes et des faunes enlacés dans des positions assez érotiques. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement de dorures, leur a assuré l’agent immobilier, mais de véritable or massif.



Une fois l’habitation acquise, le miroir trône toujours dans le salon du couple, à la même place, couvrant le mur sur presque toute sa hauteur. Signes des années écoulées, de longues traces blanches masquent une partie de sa lumière, et quelques irrégularités de sa surface déforment les reflets. Aline a vu, lors de la visite, son visage renvoyé d’une manière étrange. Elle en a été troublée ; cependant, elle a fait l’effort de ne rien en laisser paraître. Le prix importait peu : William voulait absolument cette bâtisse, et il l’a eue, même si celle-ci s’avère bien trop grande pour eux deux seulement. Ils n’ont pas d’enfants.


Une fois les derniers invités partis, le couple passe sa première nuit dans leur nouvelle propriété. Ils font l’amour, puis William s’endort rapidement, tandis qu’Aline ne trouve pas le sommeil. Un long moment s’est déjà écoulé depuis qu’elle a entendu sonner douze coups au clocher de l’église. Elle a trop chaud, enlève sa chemise de nuit pour se retrouver nue par-dessus les draps. Elle pense au plaisir sexuel qu’elle ne parvient toujours pas à trouver dans les bras de son homme. Elle tente une masturbation, ce dont elle n’a pas l’habitude. Elle craint de réveiller son mari en bougeant. Alors elle se lève, d’abord dans l’intention de soulager sa vessie. Mais dans l’obscurité d’une habitation qu’elle ne connaît pas encore, à tâtons, elle ne trouve pas les toilettes. À la place, elle franchit la porte du salon dont les volets sont restés ouverts sur la pleine lune à peine levée, immense et rousse – comme William, pense-t-elle.


Elle prend le frais à la fenêtre, sa peau caressée par une brise nocturne des plus agréables. La demeure se tient en retrait du village, au sommet d’une colline depuis laquelle la vue est magnifique. Puis elle croise son image dans le miroir et sursaute aussitôt. Son apparence dans la pénombre a quelque chose d’inhabituel, en tout cas différent de ce que renvoie la glace de la salle de bains, sans qu’elle puisse dire en quoi. Elle s’approche du précieux objet pour y affronter son propre regard. Elle se trouve encore séduisante. Peut-être devrait-elle céder aux avances des hommes qu’elle rencontre et qui tentent parfois de la charmer ? Pourquoi pas un amant, maintenant qu’elle devient une châtelaine, presque une reine ?


Aline s’assoit sur le canapé, bien en face du miroir, pensive. Elle plie ses genoux et pose ses pieds à plat sur le cuir, les jambes écartées. À cause de cette atmosphère inattendue. Des vers de Mallarmé lui reviennent en mémoire.


Ô miroir !

Eau froide par l’ennui dans ton cadre gelée

Que de fois et pendant des heures, désolée

Des songes et cherchant mes souvenirs qui sont

Comme des feuilles sous ta glace au trou profond,

Je m’apparus en toi comme une ombre lointaine,

Mais, horreur ! des soirs, dans ta sévère fontaine,

J’ai de mon rêve épars connu la nudité ! 1


Elle se demande si elle rêve, inspirée par l’atmosphère sensuelle que cette maison dégage, ou si elle vit réellement ce moment. L’air qu’elle respire lui semble chargé de luxure, comme si le miroir lui murmurait des mots obscènes l’invitant à la volupté. Elle caresse lentement sa vulve buissonnante avec ses deux mains jointes, en s’interrogeant si elle devait ou non l’épiler, sans perdre de vue sa propre image. Puis, entre pouce et index, elle extrait son clitoris du fourreau et le masse d’un doigt humecté de salive, d’un frôlement à peine. Le plaisir arrive enfin, sensation inconnue. Le reflet de cette posture impudique est brouillé, faiblement lumineux, comme dans un songe érotique sans couleurs ni logique, mais gorgé de parfums vénériens. Aline mord sa lèvre inférieure, se cambre au maximum, écartant plus largement ses cuisses pour mieux contempler son corps mystérieux. Elle respire plus fort, plante ses incisives dans son pouce pour ne pas crier sa joie. La fente gicle d’une liqueur inconnue au moment de l’orgasme. Ses jambes s’affolent, elle transpire beaucoup, la tête renversée en arrière, l’esprit en proie aux fantasmes obscènes qu’elle voit se dérouler dans le miroir d’une manière incroyablement réaliste : bacchante couronnée de fleurs parmi une foule de satyres en rut qui dansent en ronde autour d’elle un sabbat frénétique, elle se voit immolée, attachée par des tiges de fleurs noires sur l’autel brûlant du désir, sous une lune immense. Étrange religion ! Le prêtre se présente nu, un sexe dressé ruisselant de stupre, incroyablement volumineux ; sa figure est celle d’un taureau aux yeux de braise. Il présente l’offrande de chair frémissante aux forces cosmiques. Soudain, la sarabande se calme et le silence s’impose. Le Minotaure pénètre l’immolée, puis abat en plein cœur le couteau sacrificiel. L’image d’une Aline mourante, hoquetant du sang, tourne son regard sur le côté et voit la véritable Aline jouir sur son canapé au moment même où succombe son alter ego. Elle ne pourrait pas dire combien de temps a duré son frisson solitaire ni combien d’orgasmes ont déferlé dans un état de semi-conscience. Un nuage masque alors la lune, plongeant la pièce dans une obscurité totale, ce qui met fin au sortilège.


Faute d’avoir découvert l’emplacement du lieu d’aisance, elle ouvre la porte-fenêtre et va se soulager dans le jardin, debout parmi les rosiers. L’astre voyeur a grimpé dans le ciel à présent dégagé, jusque par-dessus le toit. Le vent est tombé. Une chouette hulotte entonne sa chanson monotone. Aline retourne se coucher sur la pointe des pieds, mais ne trouve pas pour autant le sommeil avant la première lueur de l’aurore.


Le soir suivant, William prend sa voiture pour aller jouer au poker avec son cercle d’amis, comme à son habitude hebdomadaire. Aline sait qu’il est passionné et qu’il peut y passer la nuit entière. Peut-être la trompe-t-il avec une maîtresse ? Elle n’y a jamais pensé, et cette idée d’adultère la trouble. Elle l’imagine dans un hôtel luxueux en compagnie d’une femme plus jeune qu’elle – peut-être une trentenaire comme lui ? Ou pourquoi pas une prostituée, ou bien une étudiante pauvre dont il serait le généreux sugar daddy en échange du droit de caresser un corps de jouvencelle, maintenant qu’il a de l’argent ? Dans le salon, elle retire sa robe, ses sous-vêtements, et les jette au hasard. Elle s’admire dans le miroir, prenant des poses de plus en plus impudiques. Elle trouve que les lampes sont trop puissantes, alors elle les éteint et allume deux bougies à la place.


Sur l’écran de son ordinateur portable, elle lance une vidéo pornographique, mais ne regarde les images qu’à travers le reflet. Auparavant, elle ne s’est jamais intéressée à cela. Le film montre une jeune femme subissant les assauts simultanés de plusieurs partenaires très musclés et munis de verges immenses. L’actrice est déchaînée et se laisse pénétrer par tous les orifices en même temps. En temps normal, Aline aurait trouvé cela à la fois horrible et ridicule, mais à travers le filtre du miroir, la scène l’excite et plus encore lorsque le personnage féminin se laisse suspendre par les poignets, puis flageller par une autre fille. On dirait que c’est le miroir qui a guidé sa main sur le pavé tactile afin de la diriger vers cette vidéo. Inspirée, Aline parvient à jouir encore et encore. Elle patauge dans sa mouille, ressent la soif et s’abreuve de café noir pour rester éveillée plus longtemps.


Les cartes ayant été défavorables ce soir-là, William rentre plus tôt qu’à l’accoutumée et surprend son épouse dans une posture de lubricité solitaire quelque peu gênante. Bien qu’étonné, il lui sourit et ne lui adresse aucun reproche. Il abaisse sa braguette, sort son pénis déjà dur et, pour la première fois de leur vie de couple, la saisit par les hanches et la pénètre en levrette, puisqu’elle lui présente sa croupe – jusque-là, par manque d’imagination, ils n’ont jamais pratiqué d’autres positions que celle missionnaire. Penchée en avant, Aline maintient son visage tout contre le miroir sur lequel elle s’appuie et au travers duquel l’homme et la femme s’observent dans l’étreinte, sans dire un mot. Les seins qui dodelinent à gauche et à droite fascinent William, même s’ils ne sont pas très volumineux. Le gland appuie sur le point G pendant qu’elle se caresse elle-même le clitoris, comme elle l’a vu faire sur l’écran de son ordinateur. Celui-ci diffuse toujours la vidéo de flagellation, avec le volume sonore au maximum. Perversion maximum, accompagnée du rire sadique de la tortionnaire et des pleurs de la jolie victime. L’orgasme d’Aline survient avant même de laisser le temps à son partenaire d’éjaculer. Elle se contracte et crie et ce cri est si puissant et si aigu que William se demande comment cela est humainement possible. De la buée recouvre une partie du miroir. La machine à images se tait avant la fin de l’histoire, batterie épuisée. Aline de l’est pas, stimulée sans limites par une énergie inconnue.


Haletante, peinant à reprendre son souffle, elle demande à son époux de la sodomiser. Elle l’exige. Elle le supplie. Elle pleure. En lui parlant, elle ne le regarde pas directement, mais à travers le miroir, comme si celui-ci devenait un intermédiaire indispensable à leur relation. Cela non plus, ils ne l’ont jamais fait ensemble. Ils n’y pensaient même pas. William ne demande pas à sa femme d’ordinaire si prude pourquoi ce désir soudain si intense, ni d’où lui vient le vocabulaire si fleuri avec lequel elle se met à commenter leur ébat. Il ne dit rien et cède à toutes les demandes, concentré à ne pas perdre son érection. Vierge analement, elle est étroite et c’est avec difficulté qu’il parvient à enfoncer complètement son membre dans la gaine rectale. Aline souffre, mais persévère. Elle se sent farcie comme une oie cuisinée, prête à entrer au four. À force de pilonner, le gland touche une zone érogène à l’intérieur du rectum, ce qui provoque un râle et un giclement. Les seins sont collés sur la surface de verre froid qu’elle se met à lécher, comme un baiser à la française dispensé à elle-même, langue contre langue. Elle demande en murmurant : « je te plais, comme ça ? » Ce à quoi William répond simplement « oui », sans comprendre que sa femme adressait cette question à sa propre image, voire au miroir lui-même.


Les jours suivants, Aline n’a plus besoin de se cacher de son mari afin se livrer à des plaisirs solitaires devant le grand miroir. Lui regarde sa femme se dévêtir et se masturber, sans rien dire. Il se contente de sourire, assis dans un fauteuil en sirotant un whisky écossais noyé dans de la glace. Elle achète sur Internet des jouets coquins, toute une variété, vibrants ou non, pénétrants ou bien à usage clitoridien, avec livraison prioritaire. Notamment, elle dispose d’un godemiché de silicone rose, long et épais, muni d’une ventouse pour le coller au miroir. Elle le suce jusqu’au fond de sa gorge, jusqu’à la nausée, avant de l’engloutir dans sa petite rosette, à quatre pattes, la tête baissée afin d’admirer son reflet dans cette position, entre ses cuisses écartées. Elle prend le grand vibromasseur, le plaque à pleine puissance contre son clitoris, et manifeste sa jouissance par de sonores feulements de chatte en chaleur. William ne peut rester de marbre devant tant d’indécence. Il pose son verre et s’avance. Aline défait rapidement la ceinture, descend la braguette. Le pantalon et le caleçon tombent aux chevilles. Il présente sa verge tendue devant la bouche de son aimée qui engloutit ce présent sur toute la longueur, tout en enfonçant son majeur dans l’anus de l’homme afin de lui masser la prostate, ce qui provoque une abondante éjaculation qu’elle avale entièrement. William contemple dans le miroir l’image de sa femme toujours sodomisée par le godemichet. La ventouse est suffisamment souple pour glisser le long de la surface de verre sans se décoller. Ainsi Aline parvient à se redresser sur ses jambes sans déculer son jouet qui la fouille et invite son mari, à nouveau bandant, car elle le branle de ses mains, à visiter son vagin sous le buisson ruisselant. Il la saisit par les cuisses pour la porter. Elle est prise en sandwich entre le miroir et l’homme qui appuie sur elle de toute ses forces, comme pour pousser son épouse à l’intérieur d’un monde de symétrie mystérieuse. Ils s’embrassent à pleine bouche. Elle ferme les yeux, s’imaginant happée sans retour à travers la surface.


L’été se fait torride. Le couple renonce à partir en vacances. William finit par se demander si l’amant de sa femme n’est pas le miroir devant laquelle Aline se plaît tant à s’admirer nue, des heures durant. Ils ne font plus l’amour dans leur lit, mais dans le salon, et leurs étreintes sont de plus en plus fréquentes, jusqu’à ne plus rien faire d’autre. Elle lui propose d’inviter d’autres hommes, dont son meilleur ami Bob, pour une partie fine dont elle serait la seule femme. William refuse, car il n’est pas attiré par le candaulisme. Il est maintenant obligé de prendre des petites pilules bleues afin de rester en mesure de satisfaire l’appétit sexuel démentiel de son épouse.


Un événement bizarre inquiète encore plus William. Un matin très tôt, avant que la chaleur arrive, il se lève alors que sa femme dort encore, afin d’aller courir dans les bois alentour. Pour éviter qu’elle s’inquiète de sa disparition, il veut lui laisser un message bien visible, mais comme il ne trouve pas de papier pour écrire, il prend un feutre et écrit sur la surface du miroir :


Je pars faire un footing, je ramènerai des croissants, bisous, je t’aime,

avec un petit cœur en guise de signature.


L’encre coule un peu sur le verre, constate-t-il, mais cela devrait aller le temps que je revienne. Lorsqu’il rentre une heure plus tard, couvert de sueur, avec un sachet de viennoiseries, il constate qu’Aline n’est toujours pas réveillée. Le message porte la même écriture, mais il s’est transformé en :


Je veux te baiser jusqu’à ce que tu en crèves.


Le petit cœur s’est transformé en cercueil. Il n’y a personne alentour, d’ailleurs la maison est restée verrouillée. Qui aurait pu inventer cette mauvaise blague ? Aline, vraiment ? Il s’empresse d’effacer.


Vers le 15 août, Aline franchit un nouveau palier s’offrant les services d’une prostituée qu’elle fait venir à la maison et avec laquelle elle a une union saphique pour la première fois. D’abord, elle lui demande de se déshabiller devant le miroir et de s’y mirer elle-même. La fille est déstabilisée, mais elle accède néanmoins à cette demande, puisque la cliente paie bien. William, qui assiste à la scène, sent que la péripatéticienne a peur du miroir. Elle est pourtant habituée aux fantaisies les plus cochonnes. Mais elle n’en est pas moins sensible au mystère qu’elle ressent intérieurement d’une manière très intense. William trouve que cela va trop loin. Il est près d’arrêter la séance. Mais il est lui aussi troublé, parce que leur invitée ressemble vaguement à son épouse : même carrure et coupe de cheveux. Aline le rassure : rien de dangereux, promet-elle. Elle veut se faire déculotter et recevoir une fessée, comme une fillette pas sage et punie par une sévère maîtresse. Elle compte les claques sonores et finit la journée les fesses toutes rouges.


Cette fantaisie aurait pu rester une anecdote sans lendemain. Mais la travailleuse du sexe manque de discrétion, de sorte que bientôt, tout le village est au courant de la rumeur selon laquelle au manoir ont lieu des turpitudes en face du miroir. L’évocation de celui-ci réveille d’anciennes mémoires que les vieux se racontaient dans les veillées et qui se chuchotent à nouveau sur le parvis de l’église. Selon la légende, il fut un temps où d’innocentes paysannes disparaissaient, mystérieusement happées derrière cette porte vers l’enfer, après avoir été abusées par le maître du château et son épouse, aidés d’incubes et de succubes, au cours de scandaleuses orgies. Le bruit enfle, et après quelques jours, on parle de partouzes sataniques, de pentagrammes et de sacrifices humains. Il semblerait que le couple exhale des parfums de soufre. On raconte que des hosties consacrées, nuitamment volées dans le tabernacle de l’église, sont profanées, horreur suprême ! Il faut les compter, les recompter, pour en avoir le cœur net. Le sacristain est sollicité, malgré son âge avancé, pour monter la garde devant l’armoire sacrée dont lui seul détient la clé. Lorsqu’Aline et William font leurs courses à l’épicerie, les voix s’éteignent et on les regarde de travers sans qu’ils sachent précisément pourquoi. Ils pensent que les gens sont jaloux de leur aisance financière, ce qui n’est pas faux, en tant que circonstance aggravante. Pour se faire pardonner, ils font un don important pour l’entretien de l’église… ce qui n’a pour effet que de renforcer les soupçons.


À la rentrée, William prend un emploi de trader en télétravail intégral, non pour gagner encore plus d’argent, mais pour lutter contre le désœuvrement. Enfermé dans son bureau pendant les heures d’ouverture des bourses, il n’a plus le temps d’accompagner son épouse dans ses fantaisies auto-érotiques. La nuit, épuisé par ses activités stressantes, il s’endort comme un bébé. Aline est insomniaque et continue à déambuler nue dans l’obscurité, tournant autour du miroir comme d’un totem magique.


William s’inquiète pour sa femme. Ce qu’il prenait pour une lubie passagère se transforme en addiction nymphomane. Discrètement, il évoque la question à quelques personnes de confiance autour de lui, cherche des solutions. C’est à ce moment qu’il entend parler de moi.


Il convainc Aline de venir me consulter. Je me nomme Hypatie. Je suis une sorcière de Thessalie et prétends conseiller les gens autour des phénomènes occultes, spécialement ceux liés aux miroirs. Pythagore lui-même était un adepte de nos pratiques : il en possédait un qu’il tournait vers la pleine lune afin de lire l’avenir dans le reflet2. Ma patiente a parcouru deux mille kilomètres pour arriver jusqu’à moi. Après avoir écouté son histoire et observé les photos de cet objet, je la mets en garde : il est probablement maléfique, issu de forces obscures qui veulent asservir leurs proies, par la possession, comme esclave sexuelle. Je lui conseille de le détruire avant qu’il soit trop tard, qu’il prenne définitivement le pouvoir sur elle, lui vole le contrôle de son esprit et condamne son âme à l’éternelle captivité. Mes mains tremblent lorsqu’elles touchent les siennes. J’ai peur pour elle. Il faut qu’elle se délivre de ce lien, mais je sens qu’une fragilité causée par un drame de son passé l’en empêche. Aline ne veut rien me dire de plus, me paye et rentre dans son manoir.


Une nuit, vers trois heures, Aline voit glisser une ombre furtive dans le reflet du miroir. Elle sursaute. Car elle connaît cette silhouette qui resurgit juste après, sans laisser de place au doute quant à son impossible identité. Il s’agit d’Élina : la sœur jumelle d’Aline, morte en 1992, à l’âge du vingt ans.



L’apparition réagit positivement en hochant la tête, sans dire un mot. Dans le miroir, elle est assise dans le canapé, à gauche d’Aline. Celle-ci tourne son regard vers la droite : personne. Élina n’existe qu’à l’intérieur du cadre doré à l’image imprécise. Elle n’a pas vieilli.


Élina – Aline : les prénoms anagrammes se sont répondus durant deux décennies en insouciance et complicité. L’une n’est jamais allée quelque part sans l’autre. Sauf dans la tombe. Vêtues pareillement, elles ont tout partagé, même leurs amoureux, jusqu’à la rencontre avec Cyrille, un photographe de dix ans leur aîné qui les a accostées sur la plage de leurs vacances. Il était d’une beauté stupéfiante, un corps moulé dans le bronze d’une statue antique, un regard à faire flamber la mer et chavirer le cœur de toutes les adolescentes en quête de frissons charnels. Les deux sœurs de dix-sept ans étaient charmantes et croquaient leur vie avec appétit. Il leur a proposé une séance de prises de vues dénudées et elles ont accepté un rendez-vous pour le lendemain. Mais ce soir-là, Aline s’est foulé la cheville en jouant au volley et n’a pas pu se déplacer. Élina est venue seule. Après les photos, naturellement, est arrivé le temps câlin. La jeune fille est revenue avec son pucelage en moins et des étoiles en plus dans les yeux, même si cette rencontre s’est avérée unique.


Un mois plus tard, Élina s’est plainte de fièvre, de ganglions gonflés, puis de diarrhées et de vomissements. Le SIDA s’était déclaré, alors que les traitements efficaces n’existaient pas encore. Après trois ans de lutte acharnée entre hôpital et soins à domicile, son corps décharné a finalement succombé au mal.



La voix étouffée semble provenir d’une ombre infiniment lointaine.


Les nuits suivantes, Aline commence les pratiques dangereuses. Elle se masturbe avec le manche d’un grand couteau de cuisine, avec la vague idée de se poignarder en plein cœur au moment de la jouissance, comme elle l’a vu faire par le Minotaure, sans parvenir à le faire réellement, l’instinct de conservation aidant. Elle tente de s’enivrer à mort et boit d’un trait une bouteille entière de whisky dérobée dans la réserve de William qui retrouve sa femme en proie à des convulsions, le goulot planté dans son vagin. Mais elle est prise en charge à temps et le coma éthylique de la tue pas. À genoux, elle supplie les forces obscures de lui permettre de périr d’épectase. Elle accepte de s’offrir en nourriture sexuelle à tous les diables de l’enfer. Ce qu’elle veut surtout est entrer dans le miroir afin d’y retrouver sa sœur disparue. Quitte à devenir la pute de Satan.


Inquiète de ne pas recevoir de nouvelles, je téléphone à William, puisqu’Aline m’a laissé leurs coordonnées. Je le presse de protéger sa femme contre les maléfices de cet objet dont je ressens la nuisance à distance, à travers les vibrations de tous les autres miroirs. Une nuit, il surprend son épouse en transe, nue sur le canapé, les yeux écarquillés vers son reflet, muette, immobile, incapable de réagir. Il faut d’urgence l’hospitaliser en psychiatrie.


Lorsqu’elle va mieux, quelques semaines plus tard, elle découvre que le miroir a disparu. Sur mes conseils, William l’a détruit à coups de masse et vendu l’or du cadre après avoir fondu. Il a cogné avec rage et fracassé le verre jusqu’en menus morceaux qui ont éclaté en lui blessant les bras, tout en répandant une étrange fumée à l’odeur nauséabonde, dans un craquement qui ressemblait à un cri de douleur. À la place, il a fait installer un tableau. Il s’agit d'une peinture originale produite par un artiste qu’il connaît. L’œuvre est très réaliste. Elle représente Aline et Élina ensemble, tendrement enlacées sans voiles, telles que le photographe aurait dû les immortaliser.


Ce que William ne dit pas à son aimée, c’est qu’après avoir retiré les débris du miroir, il a découvert des fers fixés au mur, ainsi que des traces rougeâtres qu’il n’est pas parvenu à nettoyer : l’enfer se trouvait bien dissimulé derrière la glace. Alors il a fait repeindre tout le salon en vert pomme, la couleur des yeux d’Aline.



1. Stéphane Mallarmé, Hérodiade (1864-1867).

Vous pouvez trouver ce texte en entier sur le site : https : //mediterranees.net/mythes/salome/divers/mallarme.html


2. https : //www.alinaofficiel.com/post/2017/07/28/le-miroir-ses-pouvoirs