Poubelle que moi, tu meurs !
Au volant de sa petite Ford Ka, Roseline sourit, toute guillerette. C’est vrai que les occasions de petites vengeances personnelles sont rares pour une secrétaire de collège. Aussi, c’est de sa faute à cette fichue Principale. La mère « C’est cela, oui », c’est comme ça que l’on surnommée certains profs. Parce que cette… « pétasse », de quarante-cinq ans largement dépassés, trottinant en jupes courtes sur des échasses de quinze centimètres, a pour manie de répondre à ses interlocuteurs : « C’est cela, oui… » en direct comme au téléphone. Alors quand le prof de maths est entré furibard dans le secrétariat pour dire que la mère « C’est cela, oui… » avait refusé de lui accorder l’heure année, une heure supplémentaire par semaine pour tout le boulot de soutien qu’il faisait avec les élèves, Roseline avait posé un doigt sur ses lèvres en désignant la porte de communication avec le bureau de la principale.
- — De quoi s’agit-il, Roseline, cria la voix aigrelette ?
- — Rien, rien, Madame. Un problème avec une mère d’élève… la maman de Mohamed Seslaoui, de quatrième.
- — Ah, encore des gens qui vivent du RSA et des allocs ! Est-ce qu’ils payent la cantine, au moins ? …
- — Euh… il n’y mange pas, Madame.
- — Encore heureux, sinon c’était pour le fonds scolaire. Fermez la porte, je dois téléphoner…
Téléphoner est l’occupation principale de la… Principale. Sans se démonter, le prof de maths s’empare du cahier d’appel des quatrièmes et ajoute au stylo : « Seslaoui Mohamed », absent. Et les deux partent d’un fou-rire contenu.
C’est vrai que, depuis l’arrivée de la mère « C’est cela, oui », les occasions de rigoler un peu sont rares. Depuis une décennie, Roseline assure avec maestria l’organisation des épreuves du brevet. Le précédent principal, un jeune plein de promesses issu du concours, avait fait pleinement confiance à Roseline, pas encore rompu à ce genre d’organisation sinon compliquée du moins très précise. Et il avait reçu les félicitations de l’Inspection Académique pour sa gestion impeccable de l’épreuve. Il avait aussitôt transmis ces louanges à sa secrétaire et, quand la gratification pour ce travail particulier était arrivée, il lui en avait reversé l’intégralité. Oh, ce n’était pas une fortune, mais au-delà de l’argent, c’était une reconnaissance. Après les épreuves de juin dernier, menée de la même main de maître, Roseline s’était payé le culot de questionner sa nouvelle chef d’établissement :
- — Madame, c’est curieux, je n’ai rien reçu pour l’organisation du brevet.
- — Ah ? Parce que c’est une somme que l’on peut partager ? Je ne savais pas, car la responsabilité, c’est tout de même moi qui l’assume…
Merci, de rien. Pas de petit profit. Roseline l’avait gardé en travers de la gorge, et ce n’était qu’un détail parmi des centaines d’autres. Parfois elle se disait qu’elle pourrait largement assumer la fonction de principale, vu ce que cette… mijaurée était capable de faire, ignorante non seulement du nom de ses élèves, mais aussi de celui de la plupart des profs. Oui mais… répéter ad libitum « C’est cela, oui » ou faire des ronds de jambes à l’Inspection ou au Conseil Départemental, ça, elle ne saurait pas faire avec sa timidité maladive.
L’autoradio interrompt ses émissions pour un communiqué urgent :
« Nous vous relations hier cette double évasion à la centrale pénitentiaire de Saint-Vivant. Des criminels dangereux sont désormais dans la nature. La population est invitée à rester sur ses gardes et à fermer portes et fenêtres… ».
Il ne manquait plus que ça, les truands en école buissonnière, pense Roseline en arrivant tranquillement chez elle, encore une occasion pour la mère « C’est cela, oui » pour casser du sucre sur le dos des étrangers qui viennent pourrir le pays. Aussitôt entrée, Roseline se livre à son rituel favori : se laisser tomber dans LE fauteuil de papa. C’est un vieux truc très gros d’un increvable cuir fauve, mais à l’assise complètement défoncée. Et bling, le trousseau de clés tombe à droite, et blang le sac à main tombe à gauche. Cinq, juste cinq minutes pour décompresser, déconnecter. Elle ne s’accorde pas plus, parce qu’à la campagne tout temps d’inactivité est du temps perdu. Vite, un vieux jean et un vieux sweat-shirt et au boulot. Les poules, ramasser les œufs et leur donner à manger, le potager qu’il faut sans cesse biner, gratter, bêcher, pailler, mais au dîner ce sera œuf à la coque, salade avec le fromage frais de chèvre du voisin, et… tiens, un petit plaisir : une tarte aux pommes ! Ah ben oui, mais les petites poulettes n’ont donné qu’un œuf, aujourd’hui, bizarre.
- — Ah, les cocottes. Je vais vous donner un peu de coquilles pilées, ça vous aidera à pondre.
Elle descend à la cave par l’escalier extérieur, avec son petit panier contenant sa salade et son œuf. Trois pommes pour la tarte et une poignée de coquilles pour les poules. Ça pue là-dedans, encore un rat crevé. Il faudra le retrouver et remettre du blé empoisonné. Soudain, dans l’espace clos et sombre, une quinte de toux rauque et grave. Son sang se fige, ses mains tremblent. Instinctivement, elle agrippe le manche de la fourche à foin, le long du mur dans son dos.
- — Qui est là ? Montrez-vous, dit-elle en reculant vers la porte.
Une masse sombre remue sous la pile de sacs à patates vides. Elle tourne le vieux commutateur et une lumière jaunâtre éclaire soudain le cellier. Un pauvre bougre hirsute et d’une saleté sans nom avance prudemment à quatre pattes.
- — Désolé, Madame, je ne voulais pas vous faire peur. Mais j’ai pris froid à dormir dans les fossés.
- — Pour sûr, c’est pas encore l’été. Quelle idée aussi de dormir dans les ruisseaux ! Et qu’est-ce que vous faites là ?
- — Je cherchais juste un abri pour passer la nuit. Mais je vous jure, je ne suis pas un assassin ni un voleur… enfin si, je vous ai pris deux pommes et j’ai gobé un œuf du poulailler. Désolé, j’avais si faim…
- — Et en plus vous puez comme un bouc ou un rat crevé.
- — Je sais… je vous dis tout… je me suis évadé de la centrale…
- — Je vois bien, j’ai reconnu l’uniforme malgré sa saleté.
- — Ben oui, je me suis évadé dans un camion poubelle, avec un codétenu. Alors évidemment…
- — Où il est celui-là ?
- — Rassurez-vous, il n’est pas ici. Il a sauté du camion en passant près de l’autoroute. À l’heure qu’il est, il doit déjà être à Paris.
- — Grand bien lui fasse. Et vous ? Pourquoi vous retrouvez-vous ici en pleine cambrousse ?
- — C’est que moi, Paris ça ne m’intéresse pas. Ce que je veux c’est aller à Bordeaux.
- — Et vous croyez que c’est la route de Bordeaux ?
- — Ben en tous cas, c’est pas plus loin que de monter à Paris pour redescendre sur Bordeaux.
- — C’est juste. Bon, alors donnant-donnant. Moi j’ai la trouille que vous me fassiez un mauvais coup, vous, vous avez la trouille que je téléphone aux gendarmes. On est à égalité. D’accord ?
- — Euh… oui, sauf que je ne vous ferai jamais un mauvais coup. Je vous le répète, je ne suis ni un assassin ni un voleur.
- — Oui, enfin c’est pas ce qu’ils disent à la radio.
- — Hélas, les juges non plus. Sinon je ne serais pas là…
- — Donc, je vais vous préparer un bon repas que je vous apporterai ici. Et quand il fera nuit, pour que personne ne vous voit, je viendrai vous chercher pour une bonne douche et une nuit de repos dans un vrai lit. D’accord comme ça ?
- — Comment ne pas être d’accord, Madame. Sauf si vous en profitez pour appeler les flics…
- — C’est à prendre ou à laisser. Si vous laissez, vous déguerpissez tout de suite. Tiens, d’ailleurs, comment êtes-vous rentré ici ?
- — Par le vasistas.
- — Il n’était pas fermé ?
- — Si mais… une fermeture à tirette, trop facile. J’ai récupéré une étiquette plastique sur le grillage, et hop.
- — Et hop ! Faudra que je change cette tirette…
Roseline ose lui tourner le dos, s’attendant presque à une attaque subite, bien que l’homme soit tout le temps resté à quatre pattes devant elle, humble en apparence. N’est-ce pas pour mieux lui bondir dessus, comme un tigre ? Mais non, rien ne se passe, rien qu’un immense frisson qui lui parcourt l’échine et la suit jusqu’à la maison. Elle s’appuie sur la porte à peine refermée et donne un tour de clé, soufflant comme si elle se dégonflait.
- — Je suis folle, pense-t-elle le regard fixé sur le téléphone. Folle d’avoir laissé ce type dans ma cave. « Un homme dangereux, un assassin » qu’ils disent à la radio. Pourtant il n’a pas l’air méchant, plus en détresse qu’agressif… Et puis c’est une tradition familiale : mes grands-parents ont caché et nourri des juifs pendant la guerre ; ma mère mettait toujours un couvert de plus au cas où un vagabond aurait demandé l’aumône ; mon père était bien le seul de la commune à accepter que les gens du voyage posent leurs roulottes dans ses champs ; et puis il y avait Pamphile, ce pauvre hère qui se louait comme journalier de ferme en ferme, et qui trouvait toujours chez nous un peu de travail, une bonne soupe et le foin pour dormir… Ressaisis-toi, Roseline, ce que tu fais n’est peut-être pas bien pour la police, mais tu ne fais pas de mal en hébergeant ce fugitif aux yeux du Bon Dieu. Et advienne que pourra.
Elle fouille dans son petit compartiment congélateur pour savoir ce qu’elle va préparer pour cet affamé, capable de gober un œuf cru. Tiens, un beau reste de rôti de veau aux patates et aux champignons qu’elle avait fait quand les cousins sont venus la voir… Ah, et puis la pâte pour faire sa tarte aux pommes. Et Roseline se met en cuisine, soudain interrompue par ce souvenir : le pauvre gars tousse comme un perdu. Vite, deux comprimés effervescents dans un verre d’eau et son flacon de sirop pour la toux. Elle lui porte, en le regardant autrement cette fois, comme quelqu’un qui a besoin d’aide. Souvenirs récents de ses parents en fin de vie. Son père, qu’elle n’avait guère accompagné puisqu’il était mort sur son tracteur d’une crise cardiaque. Mais sa mère surtout, qui avait développé un cancer foudroyant trois mois plus tard. On ne lui ôtera pas de l’idée que c’est le chagrin qui l’a tuée…
Le type se prosterne encore en s’agenouillant devant elle pour la remercier. Faut qu’il arrête ses singeries, ça l’agace. Elle ferme le lourd portail métallique avant de retourner à ses fourneaux. Elle aime bien être tranquille chez elle, et puis… elle a un peu peur le soir dans cette ferme isolée.
- — Je suis peut-être bien en train d’enfermer le diable avec moi, songe-t-elle encore.
Elle met sa tarte au four et fait réchauffer le rôti dans une casserole puis prépare un plateau. Assiette, fourchette, couteau… un couteau, c’est dangereux ça… oui, mais il en a besoin pour couper sa viande et le saucisson qu’elle lui met en entrée… Et zut après tout ! Il aurait pu lui aussi l’attendre avec la fourche à foin, il ne l’a pas fait. Un verre, une carafe d’eau et… Ah oui, tiens, ça doit boire du vin un grand bonhomme comme ça. Le tire-bouchon. Il y a quelques bouteilles datant de son père à la cave, elle n’en boit jamais. Elle prélève juste un tiers de la baguette pour manger son œuf et son fromage et lui laisse le reste. Direction la cave.
- — Mettez donc un sac à patates sur le vasistas, on pourra allumer sans se faire remarquer.
Le gars s’exécute facilement, il est grand et plutôt costaud mais qu’est-ce qu’il pue ! Elle pose le plateau sur un petit fût, vide, et place un vieux tabouret devant.
- — Voilà, c’est tout ce que j’ai pu inventer. Désolée mais vous n’avez pas prévenu à l’avance. Et mangez doucement, parce sinon ça va pas passer, c’est comme ça quand on a trop faim. Je viendrai vous chercher à la nuit tombée pour le dessert.
- — Je ne sais pas comment vous remercier, Madame. Tant de bonté m’émeut, ajoute-t-il la larme à l’œil. Je sors de huit ans passés au milieu des loups et soudain… C’est comme si un ange s’occupait de moi…
- — Arrêtez vos bêtises, répond-elle en s’essuyant furtivement le coin de l’œil, et mangez tant que c’est chaud.
Non mais soit ce truand est un comédien de grand talent, soit il est sincère et alors c’est vraiment un bon garçon victime d’une erreur judiciaire, se dit-elle en trempant ses mouillettes. La télé parle à nouveau de l’évasion. Des images de Saint-Vivant, la centrale, l’évasion bien préparée des deux hommes.
« L’un d’eux s’est fait prendre dans le métro suite à de nombreuses plaintes de passagers concernant son odeur pestilentielle. Un contrôleur a voulu intervenir, l’homme a tiré le signal d’alarme et s’est enfui sur les voies, ce sont les membres de la police urbaine qui l’ont arrêté. L’autre, un certain François Hausse, court toujours… » .
- — Bon, eh bien je sais au moins comment il s’appelle, marmonna Roseline.
La nuit est tombée, elle ferme soigneusement tous les volets et va chercher le fuyard.
- — Vous allez commencer par aller sous la douche, parce que votre collègue s’est fait prendre dans le métro à cause de son odeur.
- — Ah oui ? Pauvre garçon, enfin… un vrai truand, lui.
- — Tenez, vous mettrez tous vos vêtements dans ce sac-poubelle. Et puis vous voyez la petite armoire de bois ? Vous trouverez dedans le matériel de mon père pour se raser, même son eau de Cologne. Je vais essayer de vous trouver des habits.
- — Mille mercis, Madame.
C’est étrange d’ouvrir à nouveau cette chambre des parents, autrement que pour y faire du ménage. Roseline prépare le lit, entendant couler la douche ainsi que quelques grognements de satisfaction de son hôte. Il lui faut bien une demi-heure avant de ressortir avec son sac poubelle, totalement nu. Ah, Roseline ne l’avait pas anticipé.
- — Posez-ça là, je vais le sortir tout à l’heure, ordonne-t-elle en rougissant et en détournant les yeux..
- — Faudrait pas le mettre aux poubelles, ce serait vite repéré…
- — Vous me prenez pour une cruche ? Bien sûr que non, je ne cherche pas d’ennuis. Demain je ferai brûler des herbes et des déchets, ça passera avec. Allez, venez voir, ordonne-t-elle encore le regard toujours détourné. Y a pas trop le choix. Mon père ne portait que des slips kangourous, il disait que c’était les plus pratiques. Donc c’est slip kangourou.
- — C’est bête, j’en ai entendu parler mais je n’en ai jamais vu ni porté.
- — Eh bien ce sera une première. Vous trouverez sûrement comment ça marche. Après, maillot de corps. Pour ça non plus, il ne connaissait pas les t-shirts mais uniquement les « marcels ». Pas le choix. Côté chemises, les manches ne seront sûrement pas assez longues.
- — Pas de problème, je les roulerai jusqu’aux coudes.
- — Si vous voulez. Alors peut-être que son petit gilet sera mieux qu’un pull-over trop court. Pour les pantalons, eux aussi seront trop courts. Mais je sais qu’ils ont de grands ourlets, c’est ma mère qui les raccourcissait comme ça. Elle disait qu’en cas d’accroc, ça faisait un morceau pour réparer qui avait vieilli en même temps que le reste.
- — Sage précaution, sage femme que votre mère.
- — Oh pour ça oui. J’ai retrouvé une seule ceinture, il portait plutôt des bretelles. Et puis ce n’est pas du très beau linge. Pensez bien que son beau costume, il est parti avec lui dans le caveau. Vous chaussez du combien ?
- — 42.
- — Alors ça va aller pour les chaussures. Il y a une paire de Pataugas, une paire en cuir et une paire de bottes en caoutchouc.
- — Merci pour tout, Madame.
- — Ça me fait drôle de ressortir tout ça. J’avais pas eu le courage de l’emmener en friperie, mais… je suis contente que ça serve. Allez, venez manger le dessert, vous avez l’air plus présentable et vous sentez meilleur.
Roseline se sent toute chamboulée. D’abord pour avoir vu ce grand mâle nu, car sa pruderie naturelle ne l’avait jamais autorisée à un tel spectacle ; ensuite de voir portés les vêtements de son regretté père. Ils partagent la tarte en deux, un quart pour elle, trois-quarts pour lui ! Il la trouve tellement bonne… Elle lui propose d’aller chercher la bouteille de vin entamée à la cave, il refuse.
- — Ah, il n’était peut-être plus bon, s’excuse-t-elle…
- — Oh si, si, très bon au contraire, mais je n’ai plus l’habitude. Huit ans que je bois de l’eau javellisée.
- — Ah, ce ne sera pas le cas ici, c’est l’eau du puits. Et quand j’ai voulu la faire analyser pour être tranquille, le Monsieur m’a demandé si je me moquais de lui : « vous m’avez apporté un flacon de Bolbic, ma parole ! Cette eau est pure comme on en trouve peu, et surtout pas dans la région… ». Eh bien si ! Trente ans que mon père cultivait ses vingt hectares en bio et avait convaincu ses voisins d’en faire autant.
- — Formidable ! Eh bien avec cette bonne eau, Madame, auriez-vous la gentillesse de me faire un café, un vrai café qui sente bon et qui ait le vrai goût du café. J’en rêve. C’est bête, mais ce sont ces petites choses du quotidien qui vous manquent le plus en prison…
Roseline saute de sa chaise et s’affaire déjà autour de la cafetière. Elle en fait une grande, il sera tout coulé pour elle demain matin. L’homme hume le breuvage avec délectation avant d’y tremper les lèvres avec un ronronnement de satisfaction.
- — Madame, encore une fois vous me donnez un plaisir immense et je n’ai que le mot « merci » pour vous en récompenser, et c’est bien peu. En plus, vous prenez des risques en me portant assistance, ça je ne l’oublierai jamais, quoi qu’il arrive. J’estime que vous êtes en droit de tout savoir. Remontons si vous le voulez le fil des événements. Pourquoi je suis recherché ? C’est simple, parce que je me suis évadé. Pourquoi je me suis évadé ? Parce que je ne suis pas coupable de ce dont on m’accuse et que moi seul peux faire éclater la vérité. Les prisons sont peuplées « d’innocents », me direz-vous, c’est ce qu’ils disent tous, ou presque. Oui mais moi c’est vrai. Je vous passe les années prison, très dures. Pas avec mes codétenus pour qui je passais pour un « cador » : j’avais tué de sang-froid un convoyeur de fonds, marié, père de famille… En revanche, pour les matons, j’étais un salopard, un tueur de presque flic. Alors j’en ai bavé. Toutes les sales corvées étaient pour moi. Pas le droit de travailler aux ateliers pour gagner trois sous ; pas le droit de travailler aux cuisines ou à la bibliothèque ; pas le droit d’assister aux cours ou de préparer un examen… En revanche, corvée de chiottes sans produit, avec juste les mains et une serpillière usée, et puis les poubelles, bien sûr. C’est là que j’ai pu repérer toutes les habitudes, les petites failles du système et concocter mon plan d’évasion.
- — Mon pauvre Monsieur, vous avez déjà vécu l’enfer…
- — Peut-être, en tout cas je n’en suis pas mort et ma rage est toujours vissée à mon estomac. Voilà comment j’étais arrivé là. Mon truc à moi, ce sont les bagnoles, une passion. Les voitures et les sports mécaniques. Je ne travaillais que pour ça : m’offrir un nouveau châssis, un nouveau moteur, un nouveau train de pneus… Et je gagnais des petits rallyes, des courses de côte, des petits trophées régionaux. Il y avait bien des petites récompenses à la clé, mais pas assez pour lutter contre des mecs qui arrivaient avec le dernier modèle offert par papa. Et petit à petit, je me suis retrouvé sans auto suffisamment performante et sans moyens pour en acheter une. Et pourtant, moi je connaissais tout, toutes les astuces, les réglages, les moyens de transformer un « veau » en bolide. Comme un peintre au talent ignoré, j’ai commencé à sombrer. Un soir où je traînais mon spleen dans un bar de Bordeaux, un type m’a reconnu. Il m’a offert un verre, puis deux. Comme je ne bois jamais, ça ne va pas avec la conduite, je me sentais un peu éméché et je lui ai confié les causes de mon désespoir. Alors le mec m’a fait une proposition, foireuse certes, mais du genre qu’on ne peut pas refuser. Il s’agissait seulement de conduire, et de conduire vite, assez pour semer n’importe quelle voiture de flics, même une Subaru ou une Mégane. "Pfff ! Facile", ai-je répondu. Et pour ça il me proposait le modèle Audi le plus performant de l’époque et cinquante mille euros. Quand on est au fond du trou, on n’a guère le choix. J’ai réfléchi. Il s’agissait d’un casse, évidemment. Mais moi, le chauffeur, je ne sortais pas de la voiture, je ne touchais à rien, je pilotais mon bolide pour disparaître et basta. Il suffisait de ne pas porter les bons numéros le jour du casse et de repeindre la voiture après. Même pris, j’étais clean et ne pouvais écoper que de quelques mois de taule. J’ai eu la voiture un mois avant et je l’ai préparée comme si j’allais faire la course de ma vie. Pneus plus larges, suspension durcie, reprogrammation du moteur, changement du turbo… bref, de 340 chevaux, je l’ai montée à 600 ! Un monstre qui pouvait dépasser le trois cents.
- — C’est possible ça ?
- — Bien sûr, même votre petite Ford pourrait dépasser le deux cents. Mais c’est aux dépends de la fiabilité, de la consommation et du confort. Y a pas de mystère.
- — Alors, qu’est-ce qui s’est passé, réclame Roseline passionnée ?
- — Alors ? Eh bien le jour venu j’ai stationné mon bolide près d’une petite agence bancaire. Ce n’était pas la banque l’objectif du gars, mais le camion des convoyeurs de fonds. Il a mis une cagoule, a glissé un pistolet dans sa ceinture, et quand le camion est arrivé il est sorti. Pendant un bref instant, juste quand l’un des convoyeurs transporte l’argent dans l’agence, la porte du camion reste entrouverte. Il s’est jeté dessus épaule la première, dans le camion le convoyeur a valdingué assommé. Il a ramassé trois gros sacs et est sorti. Sauf que l’autre convoyeur avait entendu le choc sur la porte, il s’est retourné, a crié « arrêtez ! » en commençant à dégainer. L’autre avait son flingue à la main, il a paniqué, il a lâché les sacs et il a tiré. Il a couru jusqu’à la voiture, moteur tournant. Mais au lieu de faire le tour et d’ouvrir la portière passager, il a ouvert ma portière, complètement paniqué, et m’a hurlé « Pousse-toi ! ». J’ai bondi sur le siège passager, il a démarré en trombe en me balançant son flingue sur les genoux. Je l’ai pris pour remettre le cran de sûreté, histoire de ne pas prendre une balle perdue. L’autre était toujours paniqué. Il a arraché sa cagoule et ses gants et a tout balancé par la fenêtre. Il se retournait sans cesse, surtout quand on a entendu des sirènes. Manque de pot, les flics rappliquaient mais par une rue perpendiculaire. Il a voulu freiner pour repartir dans l’autre sens. Il ne connaissait pas le « talon-pointe », ce con. Il a fait demi-tour en plein carrefour et à ré-accéléré, beaucoup trop fort. Avec une telle puissance, la bagnole est partie en toupie et on s’est crashé dans le fourgon d’un livreur. Sans ceinture, j’ai été projeté contre le montant. K.O. pour le compte et le crâne fendu. Douze points de suture sans anesthésie avec les menottes dans le dos et deux flics à la porte de la salle de soins. Ce salaud a crié « c’est pas moi, je suis juste le chauffeur, c’est lui qui a tiré… ». Pas de témoins directs, sauf le convoyeur qui était dans le camion, mais avec la cagoule… Le flingue portait mes empreintes, pas les siennes à cause de ses gants. Résultat il a pris dix-huit mois fermes et moi perpète… Voilà comment on se fait avoir en beauté et qu’on perd le reste de sa vie pour une bagnole et cinquante mille balles.
- — Pfff ! … Quelle histoire ! Un vrai roman ou un film policier.
- — Oui, un très mauvais film.
- — Je vais vous dire une chose : j’ai vraiment très envie de vous croire. Sinon je ne serais pas là et vous non plus. Mais qu’allez-vous faire maintenant ? Vous venger ?
- — Ah non, pas du tout, Madame. Je ne chercherai pas à tuer ce gars, je ne suis pas un assassin. Je veux juste faire éclater la vérité, être lavé d’un meurtre que je n’ai pas commis. Je voudrais juste rétablir les choses, que lui me remplace dans cette centrale et que moi… j’essaye de me reconstruire une vie calme et tranquille, goûter librement à la vie, profiter des paysages de la campagne, de la mer, de la montagne… C’est tout.
- — Bon, je suis soulagée. Je vous en supplie, ne prenez plus de risques inconsidérés, vous savez maintenant à quoi cela peut mener. Allons dormir, il est bien l’heure.
- — Merci Madame de m’avoir écouté sans remettre immédiatement ma parole en doute. Ça fait un bien, si vous saviez… comme si j’avais déjà posé un sac très lourd.
Il se retire dans la chambre des parents, elle dans la sienne. Par pur acquis de conscience, elle donne un tour de clé. Mais ce diable d’homme doit bien savoir comment la déverrouiller en un tournemain, il a dû apprendre ça en prison. Tout de même, une fois lavé et rasé, il est plutôt beau garçon, beau garçon et bel homme. Le souvenir fugace de ce sexe au repos titille la libido en sommeil de Roseline et vient s’inviter dans ses rêves.
Réveil lent et laborieux pour François qui se demande ce qui a pu le réveiller, les chants d’oiseaux ou alors un vague bruit de moteur… Il bondit hors du lit. Moteur ? Flics ? Les volets de la cuisine sont déjà ouverts, une bonne odeur de café frais et un mot sur la table :
Je ne change pas mes habitudes, je vais au marché et à la supérette. Surtout, n’ouvrez pas les volets de votre chambre, ne sortez pas et soyez rassuré : je n’ai rien à acheter à la gendarmerie…
Il est rassuré et décide de rester nu durant son petit-déjeuner. Grand bol de café, tartines de gros pain grillées, un peu vieux sûrement, enduit d’un bon beurre de ferme bien jaune, avec encore des petites gouttelettes d’eau à l’intérieur. Souvenirs d’enfance chez sa grand-mère… Et puis un gros pot de confiture de prunes. Hum ! Il retourne prendre une douche, longue, juste pour le plaisir de ne pas entendre un maton gueuler « dans une minute je coupe l’eau ! ». Il profite, il savoure, se laisse tomber de nouveau sur le lit moelleux où il a si bien dormi. Et puis il furette dans toute la maison, simple, vieillotte mais très propre, avec partout des bouquets de lavande séchée. Le moteur de la petite Ford, vite il s’habille. Si le reste va à peu près, le pantalon est vraiment trop court. Il se précipite à la cuisine, Roseline arrive avec deux gros sacs.
- — Attendez, je vous aide, propose-t-il.
- — Surtout pas, ne sortez pas. Il y a des gendarmes partout. Au marché, à l’entrée de la supérette, d’autres qui font du porte à porte. Ils montrent votre photo, très moche d’ailleurs et ancienne certainement. Vous savez ces photos doubles face-profil. Ils vont certainement venir ici. Je vais rapidement faire du feu et fermer le portail, ils seront obligés de sonner. Filez vite dans la grange, montez au grenier et j’enlève l’échelle.
Dans la pénombre juste percée de quelques interstices entre les tuiles, François entend le portail grincer puis perçoit l’odeur de la fumée. Roseline s’active, veillant d’abord à ce que tous les vêtements soient bien brûlés et puis elle recouvre le tout de mauvaises herbes sèches et de tailles de haies. Il ne faut pas attendre longtemps pour qu’un moteur s’arrête devant le portail et que la clochette tinte. Elle crie :
- — Qu’est-ce que c’est ?
- — Gendarmerie Nationale.
- — Oui j’arrive, je vais chercher la clé.
Coup d’œil général surtout dans la maison pour savoir si rien de suspect ne traîne. Non, il a même lavé son bol, c’est bien. Les autres s’impatientent et sonnent de nouveau.
- — Oui, oui, voilà, voilà. Bonjour Messieurs. Que se passe-t-il ?
- — Est-ce que vous auriez vu, aperçu ou cru apercevoir cet individu ?
- — Ah, la photo ? Non, toujours pas. Vos collègues m’ont déjà posé la question deux fois, au marché et à la supérette ce matin.
- — Dites, ça sent bizarre chez vous. On peut jeter un coup d’œil ?
- — Bien sûr. C’est que je fais un feu pour brûler mes déchets de jardinage…
- — Mais vous savez que c’est interdit ?
- — Interdit et dangereux, ajoute l’autre. Vous pourriez mette le feu à tout le quartier. Il faut tout porter à la déchetterie.
- — Euh… tout le quartier, la ferme la plus proche est à trois cents mètres. Et puis vous avez vu ma voiture ? Comment voulez-vous que tout ça y loge ? Et puis je prends des précautions, voyez que j’ai le jet près de moi…
- — Oui, bon. Ça ira pour cette fois, mais ne recommencez pas, et surtout pas en été. Vous pourriez mettre le feu aux champs.
- — Je m’en voudrais, je suis fille de paysan, moi Monsieur, et je respecte leurs biens et leur travail.
- — Bien. Alors vous dites que vous n’avez rien remarqué de suspect ?
- — Rien. Je vais de ce pas noyer mon feu…
- — Permettez qu’on jette un coup d’œil ? Raymond, va faire la grange, je fais la maison.
Ils fouinent partout comme de mauvais chiens de chasse privés de flair. Roseline sue à grosses gouttes et a peur que cela se voit. Elle tente une diversion :
- — Vous voulez un café ?
- — Merci mais jamais pendant le service. Bon, si vous remarquez quoi que ce soit, n’hésitez pas à nous appeler. Vous connaissez le numéro ?
- — Oui, oui : 17 pour la police, 18 pour les pompiers et 15 pour le SAMU.
- — Très bien. Et sur le téléphone mobile c’est le ? … 112 !
- — Inutile ici, il n’y a pas de réseau.
- — Ah bon, tant pis. Bonne journée, Madame, et enfermez-vous bien derrière nous. Soyez prudente et vigilante.
- — Au revoir Messieurs, merci.
C’est la seconde fois en vingt-quatre heures qu’elle s’appuie le dos sur une porte refermée. Ouf ! Elle attend une bonne heure, et surtout que le fourgon bleu soit repassé dans l’autre sens, avant de remettre l’échelle en place.
- — Monsieur ! Mon-sieur, chuchote-t-elle à mi voix. La voie est libre…
Le grand type descend de son grenier, ravi d’être libéré.
- — Appelez-moi François. Merci Roseline, vous me sauvez la mise encore une fois.
- — J’espère juste ne pas avoir tort…
- — Je vous jure que non, dit-il en mettant un genou en terre et en lui prenant les mains. Je n’ai plus de parents, pas d’enfants, donc je ne sais pas sur quoi de plus cher je peux jurer… sur la vie peut-être. Mais je vous jure que je suis innocent.
- — Allez, cessez de jurer et filez discrètement à la maison, que je vous rallonge ce pantalon qui vous rend ridicule, surtout en génuflexion.
Il retire son pantalon ridicule pour se retrouver plus ridicule encore en slip kangourou. Roseline découd à petits coups de ciseaux le grand ourlet puis pose une vieille couverture sur le bout de la table pour repasser les plis résiduels. Il la regarde agir en contre-jour, silhouette féminine aux cheveux tirés en queue de cheval. Tiens, hier elle l’avait enroulée en chignon, sûrement parce qu’elle travaillait. Jolies petites oreilles bien collées, petit nez mutin, poitrine pointée, élégante chute de reins sur un fessier proéminent… François s’aperçoit qu’il ne l’avait pas encore regardée comme une femme, mais comme une madone le couvrant de ses bontés. Et pourtant, et pourtant… Oh certes, elle ne ressemble pas aux filles qui l’entouraient du temps de ses victoires en courses automobiles, toutes ces blondes peroxydées aux nichons siliconés, filles d’un soir, d’une semaine, jusqu’à six mois pour l’une d’elles, jusqu’à ce qu’il ne gagne plus… Non, Roseline est une fille rustique, sans artifices, un peu large de hanches mais quel cul, la cheville un peu épaisse mais solide, et surtout ces sourcils en arc de cercle signe d’une infinie bonté, comme avait sa maman. Pour la première fois depuis des années, il la regarde et… il bande. Ah, fichu slip kangourou, pratique, c’est vrai, mais pas en érection. Instinctivement il avance sa chaise sous la table pour dissimuler son trouble.
Mais voilà que Roseline lui demande de renfiler le pantalon pour en prendre la mesure exacte. Il se lève en se tournant, remet le vêtement et se présente à la jeune femme agenouillée, des épingles dans la bouche. Elle lisse le tissu, sa main passant sur sa protubérance, tire un peu sur la taille en marmonnant sans desserrer les dents :
- — Bouclez la feinture, f’il vous plaît. Il faut que fa caffe fur la fauffure mais que fa ne defende pas en deffous du talon… voilà, comme fa… tournez-vous… bien.
Elle place ses repères, lui passe aussi la main sur les fesses. Rien que de très normal, mais ô combien érotique. Et le fugitif bande derechef, une érection que rien ne peut dissimuler, d’autant qu’elle lui demande de poser à nouveau la culotte.
- — Pétard, pense la jeune femme, quel beau mâle, derrière comme devant. Ce n’est pas une andouillette, son truc, c’est une saucisse de Morteau ! C’est vrai qu’après huit ans de cabane, il doit avoir de sacrées réserves. Au moindre effleurement, il répond présent.
Ça la flatte, ça l’amuse, mais pas que… Elle ressent aussi des chatouillis dans le bas de son ventre. Et ça, c’est vraiment inhabituel chez elle. Décidément, depuis deux jours sa vie prend une toute autre tournure. Elle se relève empourprée et retourne vite à son ouvrage. François tente à nouveau de dissimuler son émoi sous la table. Mais c’est ainsi, plus on essaye de penser à autre chose, de chasser toute pensée triviale de son esprit, et plus on ne pense qu’à ça. Aux seins de Roseline, au cul de Roseline, à la chatte de Roseline… Alors François se force à penser à la taule, aux matons féroces, aux juges abscons qui n’ont pas pris sa version en compte, au salopard qui vit tranquillement pendant que lui porte le chapeau. Il saisit le pantalon qu’elle lui tend et l’enfile presque rageusement.
- — Eh bien voilà, il vous va comme un gant.
- — Merci petite couturière. Vous savez vraiment tout faire.
- — Oh je n’ai guère de mérite, vous savez, à la campagne, on est bien obligé de se débrouiller. Ce n’est pas avec ce qu’on gagne qu’on peut gaspiller ou se payer les services d’autres gens. Pour midi, je vous ai pris un gros steak et des frites congelées. Ce sera une première pour moi, je n’en ai jamais fait, je suivrai les indications du paquet.
- — Et vous, vous mangerez quoi ?
- — Quelques frites si elles sont bonnes, et je me ferai encore un œuf, mais sur le plat cette fois. Parce que moi la viande rouge, ce n’est pas trop mon truc.
- — Alors cuisez votre œuf d’abord et laissez-moi une poêle bien chaude, je me débrouille avec le steak, saisi dessus-dessous et saignant à cœur.
- — Comme vous voulez.
Ils cuisinent côte à côte comme un vieux couple, tranquilles. Tranquilles jusqu’à ce que le grondement sourd et haché annonce le passage d’un hélicoptère.
- — Il ne manquait plus que ça. Ils tiennent vraiment à vous retrouver.
- — Mouais… Ici je suis à l’abri de l’hélico, mais ce que je crains le plus ce sont les chiens. J’espère que la puanteur des poubelles les aura trompés.
- — Oh ça c’est facile. Moi j’ai peur des chiens depuis que je me suis fait mordre petite, par notre chien en plus. J’avais dû l’agacer. À l’époque il n’y avait pas de portail et tout le monde avait des chiens, notamment pour garder les vaches. Et je hurlais à chaque fois qu’un chien entrait dans la cour. Alors ma mère faisait ça ; du poivre, de la moutarde, du vinaigre blanc et de l’eau dans une bouteille, on secoue bien le mélange et on pulvérise. Croyez-moi, plus un chien ne rentrait chez nous.
- — Bien, je vais faire ça, et j’en mettrai partout où je suis passé : le grenier, la cave, la clôture où je l’ai sautée et même les marches devant la porte.
- — Oui, eh bien c’est moi qui le ferai. Vous ne pouvez pas sortir, je vous rappelle. Tiens au fait, pourquoi avez-vous choisi ma maison et pas une autre ?
- — Justement, parce qu’il n’y avait pas de chien. Et puis aussi parce qu’il n’y avait personne. À moi de vous poser une question. Pourquoi tous ces bouquets de lavande dans chaque pièce ? Pour parfumer ?
- — Pas seulement. Parce que ça chasse les araignées et que j’ai aussi très peur des araignées. Mais tout le reste ne me dérange pas. Et en faisant les courses je me demandais ce que vous préfériez ?
- — Tout ! Je vous aurais accompagnée, je crois que j’aurais acheté tout le magasin…
- — À ce point ? Ce n’était pas bon en prison ?
- — Bof… Sept menus par semaine : viande hachée-nouilles, saucisses-purée, épinards-œufs durs, raviolis, carré de poisson-riz, parmentier, et lasagnes le dimanche. Et on recommence la semaine suivante. Que des trucs qui ne nécessitent pas de couteau, juste une fourchette, pour la sécurité.
- — Et au dîner ?
- — Toujours de la soupe puis brandade, omelette, friand à la viande, petit burger, bâtons de surimi, croûte aux champignons, crêpe roulée le dimanche. Et tout ça avec une cuillère. Ah si, parfois l’été il y avait melon à la place de la soupe et fruits à la place du yaourt ou de la crème dessert. Même une fois on a eu de la salade avec un morceau de camembert. Ça pourrait paraître pas mal, vu sur le papier. Mais dans la réalité, ce ne sont que des produits de très, très bas de gamme de l’industrie agroalimentaire. Et le résultat est à la hauteur du prix, 3,50 € par jour pour les trois repas, la moitié de ce qu’on dépense en moyenne en liberté.
- — Oui, remarquez dans les EHPAD, c’est 3,60 alors que les familles payent de trois à dix mille euros par mois.
- — Peut-être, mais on n’a pas le même âge. Il n’y a que ceux qui ont des familles ou des amis dehors pour leur envoyer des colis, qui s’en sortent bien. Parce que tout se paye en prison : savon, dentifrice, télé, frigo, etc… évidemment, moi je n’avais rien. Même pas une visite en huit ans.
- — Bon, eh bien profitez maintenant et j’éviterai de vous faire des pâtes et de la purée. Mangeons.
Il la regarde manger, faire la vaisselle, puis il la regarde jardiner par la fenêtre. Femme simple et vraie, attendrissante. En même temps, il réfléchit encore et encore aux moyens de confondre le véritable assassin. La principale difficulté, c’est qu’il n’a pas un sous, pas de compte bancaire, aucun moyen d’emprunter si ce n’est… Ah oui, bien sûr, mais comment emprunter de l’argent à Roseline ? Visiblement elle ne roule pas sur l’or…
- — Dites-moi, Roseline, pardonnez ma curiosité mais… je suis tellement déconnecté du réel… combien gagnez-vous avec votre emploi de secrétaire ?
- — Oh, il n’y a pas de mystère avec les salaires de la fonction publique. Environ 1 600 € nets par mois. Un salaire honnête pour une femme honnête. Je ne dépense pas grand-chose vous savez. Et puis il y a le petit complément de la location des terres. Deux voisins, dix hectares chacun, deux mille euros chacun une fois la récolte vendue.
- — Seulement ? J’aurais cru beaucoup plus…
- — Bah, en principe oui, mais la réalité c’est la culture en bio. Un rendement de 30 à 40 quintaux à l’hectare, disons 35, soit 35 tonnes pour dix hectares. À 200 € la tonne selon les cours, ça ne fait que sept mille euros. Je ne peux pas leur en demander plus qu’ils ne gagnent…
- — Évidemment, et plus cher ils n’en voudraient pas, ce serait une friche.
- — Tout à fait. Ça me fait un petit pactole avec lequel je fais faire un peu de travaux : il y a deux ans la clôture, l’an passé le portail. Cette année ce sera sûrement rien parce que je voudrais faire refaire le crépi de la maison, mais il me faudra sûrement attendre deux ou trois ans, c’est cher.
- — C’est bien, vous gérez bien.
- — J’essaye. Comme ce soir, dîner à zéro euro, ou presque. Carottes râpées du jardin avec salade du jardin et œufs durs de mes poulettes. Je peux même vous ajouter des lardons, des dés de gruyère ou des petits croûtons grillés de vieux pain.
- — J’ai un peu honte, mais je veux bien tout.
- — Ha-ha-ha ! N’ayez pas honte, rattrapez-vous.
Le lendemain dimanche, Roseline fait sa sortie obligatoire, le cimetière. Il ne fait vraiment pas beau, un ciel couvert et noir. Stoïque, devant la tombe de ses parents qu’elle a rapidement nettoyée, la jeune femme pourrait donner l’impression de prier. En fait, elle voudrait surtout prendre avis et conseil auprès de ses parents :
- — Papa, Maman, si vous entendez mes pensées, venez à mon secours, je suis perdue. Je suis sûre que de là où vous êtes, vous savez. Alors par pitié, aidez-moi. Cet homme qui est chez moi, chez nous, est-il honnête ? Ai-je raison de l’aider ? Ô je vous en supplie, faites-moi un signe…
Elle attend, attentive et évidemment rien ne vient. Mais au moment où elle se retourne pour partir après un dernier signe de croix, il se produit un petit « miracle » météorologique. Une petite trouée bleue au milieu des lourds nuages vient à passer entre le soleil et le cimetière, brièvement inondé d’une lumière presque aveuglante. Elle se retourne vers la tombe et dit tout haut : « Oh merci, merci ! ». Il n’empêche qu’elle arrive bien trempée à la maison, mais avec un large sourire.
- — C’est la pluie ou le cimetière qui vous rend si gaie ? demande François.
- — Non, juste la pensée de quelques moments heureux avec mes parents.
- — C’est bien, j’en ai eu aussi, surtout avec ma mère. Hélas, je ne peux même pas aller sur leur tombe.
- — Ça viendra, j’en suis sûre, ne désespérez pas.
- — Alors si ma bonne fée le dit, je vais la croire. Dites-moi, je suis là comme un imbécile à ne rien faire, encore moins qu’en prison. Comment puis-je vous rendre service ?
- — C’est vrai que je dis souvent « ah, si j’avais un homme sous la main », mais comme ça, à brûle-pourpoint, je ne vois pas… Si, par exemple m’aider à déplacer les meubles lourds pour que je puisse nettoyer derrière.
- — Pas de problème. Mais vous connaissez ma passion pour la mécanique. Voiture, tondeuse…
- — Ben oui, ce serait plutôt bien. Il faudrait surtout que je la change, elle date de 2005. Mais comme je ne fais pas beaucoup de kilomètres… Elle est vieille et un peu fatiguée. Mais vous ne pouvez pas sortir…
- — Sous la grange, en fermant la porte roulante ?
- — Ah oui, c’est faisable. Il faudra faire un peu de rangement mais ce serait possible. Il doit y avoir une prise de courant et même une baladeuse qu’utilisait mon père.
- — Parfait. On fait ça mercredi après-midi. D’ici là je peux peut-être récupérer le manuel de l’auto pour avoir toutes ses caractéristiques.
- — Pas de souci, il est tout neuf, je ne l’ai jamais ouvert.
- — Bien ! Et… vous n’avez pas Internet ?
- — Mais si Monsieur, qu’est-ce que vous croyez ? On a même la fibre, puisque les anciens fils vont être supprimés.
- — Avec un ordinateur ?
- — Évidemment, j’ai un petit portable, peut-être pas très performant. Mais parfois je rapporte du travail à la maison avec ma clé USB.
- — Super ! Si j’ai besoin de pièces, je vous ferai la liste avec les prix et on pourra les commander. Elles seront là deux jours après.
- — Euh… ici, comptez trois ou quatre jours, on est ravitaillés par les corbeaux.
- — Pas bien grave, j’ai l’impression d’être coincé là pour un petit bout de temps…
- — Oh oui, j’ai encore croisé les gendarmes qui patrouillaient, même un dimanche !
Pendant que Roseline est au travail, François épluche les caractéristiques de la Ford et va chercher des solutions sur Internet, notamment un logiciel de reprogrammation de l’allumage et de l’injection. Pas de souci, la garantie constructeur est obsolète depuis longtemps.
Tout le mercredi après-midi, il s’enferme dans la grange avec la petite Ka. Elle est effectivement un peu fatiguée, mais en bon état général, sans grosses avaries, sans rouille. Mais du jeu un peu partout. Il faut commencer par tout dégripper et tout resserrer, durcir un peu les amortisseurs, nettoyer les filtres. Les bougies ont besoin d’être changées, l’huile vidangée comme le liquide de frein. Inutile de lui faire une « reprog » avant tout cela, il fait sa liste : bougies « racing », huile de synthèse, additifs huile et essence. Il donne sa liste à Roseline qui tique un peu dans un premier temps et finit par se dire qu’une simple vidange lui coûte plus cher au garage du coin.
- — Il y a un magasin « Sudauto » au chef-lieu, vous y trouverez tout cela et j’essayerai de la finir ce week- end.
Déjà, dès le lendemain, elle trouve sa voiture plus agréable avec moins de vibrations et de bruits parasites. Le samedi matin elle va au marché comme d’habitude, et l’après-midi à « la ville », comme on disait dans le coin. Anonyme dans la cité, elle fait ses emplettes automobiles et passe à l’hypermarché du coin. Elle revient encore une fois tout sourire.
- — Vous m’avez même fait acheter des petits coussins ! C’est pour mes grosses fesses ?
- — Même pas, enfin si, mais vous verrez.
Les sièges aussi sont avachis. Il faut les démonter, retendre les ressorts et glisser un petit coussin de mousse sous la garniture. Sièges quasi neufs ! Une fois les vidanges effectuées, les additifs ajoutés et les bougies changées, le moteur commence à chanter une autre chanson. Il peut lancer la reprogrammation. Une bonne heure de silence plus tard, Roseline l’entend rugir, un son bien différent de celui de sa citadine poussive. Il termine son travail en y passant l’aspirateur, en frottant la carrosserie avec un mélange huile de vaseline et alcool à brûler et les phares au… dentifrice ! Impeccable.
- — Je n’en ai pas fait une voiture de rallye, s’excuse-t-il, juste une quinzaine de chevaux en plus et écoutez- moi ce ralenti, un ronronnement, une horloge. Allez donc faire un tour pour voir, et faites attention, ça risque de vous changer un peu au début.
Rien qu’à l’aspect du véhicule, Roseline est épatée. Mais quand elle l’essaye, elle revient enthousiaste.
- — J’ai l’impression d’avoir changé de voiture ! Elle est moins molle et en même temps plus confortable. Et alors j’ai l’impression qu’elle va s’envoler. C’est fantastique, vous êtes génial !
- — Content de ne pas avoir trop perdu la main. D’ailleurs il faut que j’aille les décaper, mes mains.
Elle lui saute au cou pour le remercier vraiment de deux grosses bises, il en est tout chose.
- — Moi aussi j’ai une surprise pour vous, venez voir… jean’s, t-shirts et pas des « marcels », un sweat, un blouson et des baskets. Ce sera tout de même mieux que les vieux vêtements de mon père. Ah, j’oubliais, il y a aussi deux boxers, un bob et une paire de lunettes noires pour être moins facile à reconnaître, et puis un flacon de parfum pour homme. J’ai mis une demi-heure à le choisir mais celui-là j’aime bien. Pas de sillage, il faut être tout près pour le sentir. Je crois qu’il vous ira bien.
- — Vous êtes adorable, vous me gâtez… Je ne sais pas quoi dire, je n’ai pas de mots. Permettez que je vous embrasse à mon tour.
- — Je vous en prie…
Dans un geste très naturel, les grands bras entourent la jeune femme. Il se penche vers ses joues, une hésitation de position et leurs bouches se frôlent, se rapprochent, se trouvent. Collés l’un à l’autre, les corps s’enfièvrent. Roseline gémit doucement :
- — Oh François, ce n’est pas bien, pas raisonnable…
- — Non, c’est vrai. S’évader d’une prison centrale, ce n’est pas raisonnable. Cacher et héberger un fugitif, ce n’est pas raisonnable. Alors au point où nous en sommes, oublions la raison.
Cette fois il la prend vraiment dans ses bras, lui caresse le dos, les fesses en continuant de l’embrasser. Roseline est rouge comme une pivoine mais pourtant se laisse faire, se laisse pétrir les seins, et elle trouve ça délicieux. Quand il commence à l’effeuiller, il est gauche, tout tremblant, elle doit l’aider. Certes, elle ne fera pas la page centrale d’un magazine de charme, avec ses fesses et ses seins un peu lourds, son petit ventre formé et ses chevilles trop épaisses. Elle est comme elle est, simple, naturelle, sans artifice et il aime ça. Il se dévêt à son tour, le kangourou relâche d’un coup son sexe bandé qui vient frapper son ventre, il lui prend doucement le poignet et pose sa petite main dessus. Elle est écarlate, hésitante et chuchote une excuse :
- — Vous savez François, je n’ai pas beaucoup d’expérience…
- — Ne me dites pas que c’est la première fois ?
- — Non, bien sûr, j’ai eu un galant quand j’étais jeune, mais… ça remonte à plus de dix ans.
- — Égalité ! Il y a plus de dix ans au total que je traîne en taule, et il n’y a pas de mixité. Et alors, ce « galant », il n’y a pas eu de suite ?
- — Non, il ne plaisait pas à mes parents. Et ils ont eu raison, il a mal fini.
- — Alors il est temps d’essayer un « galant » qui a mal commencé et qui finira bien, du moins je l’espère.
Ils vont dans la chambre de Roseline, leurs corps apprennent à se découvrir puis à se connaître. Il est doux, très doux, mais malgré tout la tête de Roseline bourdonne quand il embouche ses seins, explose quand il déguste son sexe avec gourmandise. Elle croit mourir quand le grand pénis entre et fait sa place en elle, et puis c’est le maelstrom du plaisir qui l’emporte en vagues successives, de plus en plus fortes. Elle se retrouve sans trop savoir comment à genoux devant lui, pilonnée méthodiquement jusqu’à ce que la corne de chair palpitante la quitte pour cracher ses flots de plaisir nacré sur son dos. Ô l’horrible sensation de vide soudain ! Il faut vite qu’elle consulte, qu’elle prenne la pilule pour le garder en elle et recevoir son plaisir au fond de son ventre. Harmonie des nouveaux amants qui se douchent et recommencent, encore et encore. François est insatiable et intarissable, Roseline ne se lasse pas des sensations inouïes et inespérées qu’il lui procure.
Ils gisent l’un près de l’autre, se tenant encore par la main, dans la sueur et l’hébétude de l’amour.
- — Roseline, tu voudras bien m’emmener jusqu’à Bordeaux ?
- — … (long soupir) Bien sûr François mais… es-tu sûr de vouloir prendre ce risque ?
- — Chérie, j’ai encore plus maintenant la volonté de faire éclater la vérité et de pouvoir vivre libre, au grand jour, la tête haute, auprès de toi.
- — Alors d’accord, mais il faut laisser passer encore un peu de temps, que les choses se calment. Disons que nous attendrons les vacances, enfin… mes vacances de printemps, dans quinze jours.
- — Comme tu voudras. Mais d’ici là il faudra me trouver des occupations.
- — Oh ça, c’est tout trouvé. La salle a grand besoin d’être lessivée. J’attendais l’été pour m’y mettre.
Dès le départ de Roseline pour le collège, le fugitif entame ses travaux, juché sur la grande table qu’il déplace comme un échafaudage. Si la grande pièce retrouve un peu d’éclat, il n’est pas satisfait pour autant. La peinture est défraîchie, par endroits écaillée. Il demande donc à sa maîtresse de lui rapporter du matériel, ce qu’elle fait dès le mercredi après-midi : pots de peinture, toile de verre, papiers-peints et tous l’outillage nécessaire. En deux semaines, la maison est complètement rénovée, au grand bonheur de sa propriétaire qui ne manque pas de récompenser quotidiennement son ouvrier avec la plus grande ferveur. L’un de leurs jeux favoris s’exerce lorsqu’elle lui demande en fin de repas :
- — Que veux-tu comme dessert ?
- — Toi, répond-il invariablement.
Alors elle vient sur ses genoux, il l’effeuille tendrement et la juche nue sur la grande table pour fourrer son museau entre les cuisses charnues. Pétrissant la lourde poitrine, il se régale des sucs sourdant de la vulve couverte d’un léger duvet qui, de coup de langue en doigts fureteurs, se gonfle de désir. Alors le grand coquin se redresse et pénètre le vagin détrempé en continuant de presser les tétons ou en titillant le clitoris d’un pouce agile. Roseline ne tarde pas à clamer le bonheur d’un premier orgasme. François la soulève alors contre son torse et l’emporte, cuisses serrées autour de sa taille, sur le lit où ils donnent libre cours à leurs aspirations du moment.
Hélas, les vacances commencent et la séparation est proche. François plie son grand corps pour le loger dans le coffre de la petite Ka et ils prennent la route de Bordeaux avant le lever du jour. Ils ont choisi d’emprunter des petites routes, par Bellac, Confolens, Angoulême, Cognac. Roseline a retiré le maximum possible d’argent liquide à un distributeur et largue son amant dans une petite rue tranquille, non loin d’une « barrière » bordelaise. Elle regarde s’éloigner cette grande silhouette presque nonchalante et pense le cœur serré : « Tu es beau, mon mec. Sois prudent. Mon Dieu protégez-le… ». Le fugitif devra se débrouiller seul avec six cents euros en poche et un petit sac contenant le minimum vital. Puis c’est le retour qu’elle effectue la boule au ventre par l’autoroute. Ils ont bien fait de prendre les chemins de traverse le matin, elle est arrêtée deux fois, à Brive et à Limoges, voiture fouillée.
Puis c’est l’attente. Elle ne rate pas un journal télévisé, écoute une radio d’informations à longueur de journées. Mais rien. Elle craint que François soit simplement arrêté et retourne directement en centrale, pour rien. Elle s’occupe dans sa maison toute rénovée, change rideaux et voilages, se sépare enfin des affaires de ses parents et effectue les premiers semis dans le potager. La veille de la reprise des cours, son téléphone sonne :
- — Roseline ? J’ai acheté un tout petit mobile bas de gamme avec un tout petit forfait.
- — Mais tu vas bien ? Oh, je suis si inquiète…
- — Oui je vais bien, et je suis sur la bonne voie. À plus tard, je t’aime.
Merveilleux et terrible à la fois. Merveilleux qu’il ait fait l’effort de lui donner de ses nouvelles, terrible de ne pas avoir pu lui parler plus, de savoir, de lui dire… Reprise difficile du travail, sans avoir accès aux informations en permanence. L’attente est insupportable. Ce n’est que vers la fin mai que le journal télévisé du soir ouvre sur ce gros titre : « Rebondissement inattendu de l’évasion du centre pénitentiaire de Saint-Vivant » . Le cœur de Roseline s’arrête sans qu’elle sache s’il va repartir.
L’évadé de la centrale pénitentiaire de Saint-Vivant, François Hausse, s’est livré spontanément au commissariat central de Bordeaux. L’homme était sans arme et parfaitement calme, mais il tenait « en laisse » un autre individu, bien connu des services de la police locale, un certain Jacques Terrine, qui n’était autre que le complice de Hausse dans l’assassinat du convoyeur de fonds.
S’en suivent quantité de conjectures aberrantes de journalistes et de spécialistes de tout poil. François est vivant, c’est le principal, et il semble avoir atteint son but en traînant avec lui Terrine. Mais l’autre va-t-il avouer son meurtre et sa trahison ? Roseline tremble de tous ses membres en allant se coucher, sans parvenir à trouver le sommeil. Elle part très tôt pour acheter les journaux qui ne révèlent rien de plus. Ce n’est que trois jours plus tard que l’on apprend que Terrine a avoué aux policiers le meurtre du convoyeur de fonds et, par là-même, le simple rôle de chauffeur de François Hausse. Terrine est mis en examen mais Hausse, toujours sous le coup du précédent jugement, est réincarcéré dans la centrale pénitentiaire de Verclos. Verclos, à trois cents kilomètres de Saint-Vivant, bien moins pratique pour Roseline mais bon, elle fera avec.
Elle remue ciel et terre pour savoir comment s’y prendre. Le conseil juridique de son assurance lui est précieux pour parvenir à obtenir le numéro d’écrou et le numéro de cellule de François, indispensables pour lui envoyer un courrier, des colis, et pour essayer de lui rendre visite. Elle fait toutes les demandes, toutes les démarches. En recevant des réponses positives, elle imagine, elle espère, que l’administration pénitentiaire a pris conscience que François ne méritait pas cette incarcération et était, disons, un peu plus bienveillante. Elle passe un week-end à lui préparer des petits plats en conserves. Café en poudre, petits sucres, chocolat et bocaux bien enveloppés, elle lui prépare un colis, non sans lui adresser également deux ou trois courriers. Dans une quinzaine, elle ira le voir.
Déception quelques jours plus tard quand elle reçoit un courrier de François. Ses conserves artisanales n’ont pas été acceptées, en fait ouvertes et renversées dans le carton pour en vérifier le contenu… Seules des conserves soudées du commerce sont permises. Résultat, sucre, gâteaux et le reste furent imbibés de jus et le tout finit à la poubelle. Soupir et colis à refaire après quelques courses à la supérette. Cette fois ça passe. C’est tout un monde que Roseline doit découvrir, bien différent de celui de l’Éducation Nationale dont elle connaît le règlement sur le bout des doigts. Auprès du conseiller juridique de son assurance, elle se procure des fiches et documents concernant à peu près tout sur les courriers, les colis, les visites. Malheureusement, il semble que les directives ministérielles soient modulées par le règlement intérieur de chaque établissement pénitentiaire, un peu comme les établissements scolaires. Elle fait donc l’assaut du standard téléphonique du centre de Verclos pour obtenir toutes les précisions et se préparer au mieux.
En route dès cinq heures du matin pour quatre heures et demie de trajet. Elle se présente à l’entrée vers dix heures pour une visite à onze. Elle dépose un gros paquet de vêtements dans des sacs transparents, respectant scrupuleusement le nombre autorisé de chaque pièce. Elle y a mis un costume neuf, ajusté de mémoire à la taille de son amant, une chemise blanche et une cravate. Elle veut qu’il se présente sous son meilleur jour au tribunal. Et puis elle attend, longuement, après que les grilles et les lourdes portes se soient refermées derrière son dos, lui provocant des frissons de terreur. Quelle horreur que la prison ! Enfin on l’appelle. Elle passe sous un portique, elle l’a anticipé et ne porte rien de métallique. Elle doit laisser son sac à main, ses clés, ses papiers dans un bac et on la guide jusqu’à une cabine d’un mètre de large et deux et demi de long. Une porte au fond par laquelle arrivera François, barrant la pièce une petite table coupée par un hygiaphone et deux chaises. François arrive enfin, menotté car toujours considéré comme un dangereux assassin.
- — François… comment vas-tu, demande Roseline qui soudain rouge ne trouve plus ses mots ?
- — Bien, je vais bien. Je suis en prison, c’est vrai, mais je reçois tes colis et ta visite. Alors je vais bien. Je sais que quelqu’un pense à moi et j’ai bon espoir d’en sortir.
- — Bientôt ?
- — Oh, il faudra être très patients. J’ai fait immédiatement une demande de révision du jugement. Je pense que la nécessité d’inculper Terrine accélérera les choses, il ne peut y avoir deux jugements pour le même crime, mais… le processus va lentement. C’est très compliqué et la justice est très réticente à se désavouer.
- — Mais François… tu es innocent, c’est clair maintenant.
- — Pour toi, oui. Pour les juges, pas encore.
- — Comment as-tu fait pour coincer Terrine ?
- — J’ai traîné dans les lieux qu’il fréquentait avant et, de proche en proche, j’ai pu enfin l’apercevoir. Je l’ai suivi discrètement et j’ai trouvé où il vivait.
- — Et toi ? Tu vivais à l’hôtel ?
- — Non, pas de papiers, trop risqué d’être repéré. J’ai loué un garage juste avec un coup de fil, c’est pour ça que j’ai acheté un petit portable. J’y dormais dans un duvet et je me lavais dans des campings ou des restos de routiers, c’était moins bien que chez toi mais pas pire qu’en taule.
- — Mon pauvre chéri… Et comment l’as-tu convaincu d’avouer ?
- — J’ai débarqué chez lui en pleine nuit. Bel appartement de luxe. C’est une nana qui est venue m’ouvrir, les yeux explosés. Je l’ai virée et je suis entré. Et là j’ai tout compris. Sur la table de nuit il y avait encore un miroir et une paille, un flingue aussi que j’ai pris avec un mouchoir pour retirer le chargeur, pas d’empreintes cette fois. Terrine était dans le cirage, camé à mort. J’ai revu ses yeux d’il y a dix ans, même avec la cagoule. Il était déjà camé, avec un sentiment de toute puissance et plus aucun raisonnement. C’est ça qui l’a fait paniquer et tirer, puis prendre ma place au volant. Ce mec est imbibé de drogue depuis des années, un vrai junky. Il y en avait partout chez lui, des sachets en quantité et un paquet d’au moins un kilo. Sûrement un petit trafic. Alors ça n’a pas été très difficile : je l’ai emmené dans mon garage et je l’ai enfermé, sevré de force. Au bout de trois jours il était fou et rampait par terre pour me supplier. Je l’ai laissé mariner une semaine, lui donnant juste à bouffer et un seau pour ses besoins. Quand il m’a juré à plusieurs reprises qu’il était prêt à tout avouer, je lui ai attaché les mains et je l’ai traîné au commissariat comme un chien… qu’il est. Je leur ai aussi donné son adresse en les invitant à aller perquisitionner, ils avaient de quoi se régaler.
- — Quelle histoire ! Bravo mon François.
- — Si un nouveau procès a lieu, j’écoperai de ce qu’il a écopé comme chauffeur, dix-huit mois. Il y a longtemps qu’ils sont faits. Je devrais sortir libre du tribunal, du moins j’espère…
Un maton frappe à la porte :
- — Allez, c’est terminé.
- — Déjà ? Je t’aime mon François.
- — Moi aussi ma Roseline. Et encore une fois merci pour tout.
François est emmené sous son regard, la porte s’ouvre derrière elle. On lui rend ses affaires, ses papiers. Elle sort sans rien voir, les yeux pleins de larmes. Elle s’écroule dans sa voiture, elle tremble, elle pleure. Elle est épuisée, vidée. Au bout d’environ une heure, un gardien sort par la petite porte proche de la vitre sans tain. Il s’approche de la voiture et frappe à la vitre.
- — Ça va Madame ? Vous avez besoin d’aide ? Je vous ai vue depuis la cabine et vous m’avez inquiété…
- — C’est gentil. Non, ça va aller. Je suis épuisée et tellement triste de voir mon François enfermé derrière ces murs. Il est innocent, vous savez.
- — Oui, c’est ce qu’ils disent tous, ricane-t-il. Vous avez mangé, Madame ?
- — Non, pas depuis hier soir.
- — Il faut manger quelque chose, Madame, surtout si vous avez de la route à faire, d’après votre plaque de voiture. Il y a un bistrot sympa, à droite à deux cents mètres. Allez-y vite manger un morceau.
- — Vous êtes très gentil, vous.
- — Mais vous savez, nous sommes tous des gens normaux, avec des familles, des parents, des femmes, des enfants. On fait juste notre boulot, ni plus, ni moins. On applique les jugements.
- — Merci Monsieur. Au revoir, je reviendrai bientôt. Enfin, le temps d’obtenir un autre permis de visite…
Il faut un an et demi d’attente avant qu’un nouveau procès ait lieu. Très compliqué. Révision du premier et annulation du jugement mais… mise en examen pour le second par lequel Terrine écope de la perpétuité et Hausse d’un an et demi. Puis, décision du juge pour le dédommagement des années d’incarcération indues pour Hausse, au tarif ordinaire soit onze années et demie moins un an et demi : dix ans d’enfermement injustifiés à soixante-quinze euros par jour, deux cent soixante-quinze mille euros d’indemnisation. La somme peut paraître coquette, mais dix ans de vie ne se rattrapent jamais. Ce que François préfère dans cette histoire, c’est d’être lavé de cette inculpation de meurtre. L’air qui entre dans ses poumons au sortir du palais de justice a le goût de la liberté, c’est le meilleur qu’il n’ait jamais respiré.
Retrouver la campagne, retrouver la ferme de Roseline, retrouver Roseline, ses bras, son lit, son corps, tout a le goût de l’inédit. La jeune femme a demandé sa mutation, histoire de couper court aux ragots d’un village trop petit, et travaille maintenant dans un gros lycée de Saint-Vivant où elle est plus anonyme. Après tout, ça n’est qu’à cinq kilomètres de plus. François, un peu désorienté, se pose la question de son avenir. Dans un premier temps, il fait refaire le crépi de la ferme pour remercier Roseline de ses efforts constants, et puis il apprend que le garagiste local va prendre sa retraite. Et pourquoi pas ? La mécanique est sa passion, il a de quoi racheter le garage et le moderniser, il se lance. Au début, les gens viennent un peu par curiosité pour voir ce célèbre repris de justice. Les choses se calment ensuite mais, comme il travaille bien, une clientèle locale se constitue et lui permet de vivre. À côté de cela, il prépare des voitures pour quelques jeunes amateurs de courses et se construit bientôt une jolie petite renommée. Mais sa véritable passion, il la retrouve chaque soir au retour à la maison, cette femme qui a pris tous les risques pour lui depuis son évasion, qui a toujours cru en lui et dont le soutien total ne s’est jamais démenti. Une femme solide et vraie et en même temps si fragile et timide, son bonheur absolu. Il essaye de la bichonner et de lui faire plaisir quotidiennement, d’autant que son ventre commence à s’arrondir.
Lecteurs qui aimez les fins heureuses, arrêtez votre lecture ici, n’allez pas plus loin. La réalité n’est pas toujours bonne à lire…
François a congédié son apprenti à dix-huit heures, comme prévu dans son contrat. Lui reste un peu plus longtemps pour mettre au point le moteur V6 bi-turbo d’une vieille Maserati qu’il compte bien restaurer pour lui-même. Vers dix-neuf heures, il abandonne le banc et le réglage des vingt-quatre soupapes pour rentrer. Il ferme la porte sectionnelle du garage quand se pointe un gros 4x4 noir qui le prend dans ses phares. Une portière s’ouvre, François fait de grands signes et crie :
- — Désolé, je ferme. Revenez demain.
La rafale de kalachnikov le coupe presque en deux. François n’est pas encore complètement à terre que la grosse voiture a reculé et reprend la route dans un crissement de pneus.
Malgré son ventre rond, Roseline est dévastée. Du fond de sa cellule de Verclos, Terrine jure ses grands dieux qu’il n’est pour rien dans ce meurtre abominable qui sent à plein nez le règlement de compte « à la marseillaise », sur fond de trafic de drogue. Tiens ? Comment se fait-il que ce cocaïnomane invétéré, réduit à l’état de loque humaine par huit jours de sevrage, aille si bien depuis qu’il est en prison ???