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Temps de lecture estimé : 22 mn
18/06/23
corrigé 18/10/23
Résumé:  La veille de la grande bataille de Waterloo, un Mamelouk, proche de l’Empereur sauve d’un viol collectif une jeune femme.
Critères:  #nonérotique #merveilleux #personnages revede
Auteur : Melle Mélina      Envoi mini-message

Projet de groupe : L'appel du dix-huit Juin
Tout se joue le 18 juin.

Le 17 juin 1815 : Auberge de Placenoit, Flandre




Une provocation. Les hommes avec qui je suis savent que je suis musulman, je ne bois pas d’alcool, Allah, le très miséricordieux ne m’y autorise pas. Les hommes avec qui je suis sont des soudards, grossiers, brutaux, mais demain je combattrais à leur côté. Ils sont encore une dizaine qui ne trouvent pas le sommeil et préfèrent le chercher dans les vapeurs des cigares et de l’éthanol. Je ne suis accepté dans leur rang que parce que je partage la même vision, la vision de l’Empereur.


On m’appelle le Mamelouk de l’Empereur. Jadis, nous autres Mamelouks étions esclaves, mais l’Aigle nous a affranchis, depuis je lui suis redevable et je fais partie de la garde rapprochée. Demain, sur le champ de bataille, je resterai au côté de ce grand homme, que les ennemis raillent pour sa taille. L’Empereur n’est pas plus petit que la moyenne, il fait juste l’objet d’une propagande diffamante et pour cette infamie, les Anglais goûteront de mon sabre.


Ceux avec qui je suis ne savent pas que l’Aigle les utilisera comme de la chair à canon. Il les envoie à une mort certaine, mais leur bravoure ne sera pas vaine. Tandis qu’ils attaqueront sur le front de l’Est, le général Drouet d’Erlon aura les coudées franches à l’Ouest et prendra nos ennemis en tenaille.


Alors, pour ce qui s’apparente à leur dernière nuit, ces soldats ont été autorisés à s’amuser. Nous avons investi le petit village de Placenoit. Les habitants ont laissé leur hameau vide et sont allés se réfugier, Allah sait où ! Seul un tavernier est resté, c’est sa manière à lui de servir l’Empire. La boisson coule à flots et Grimbert, le maréchal des logis, veille juste à ce que, l’alcool aidant, aucune bagarre n’éclate.


Nous essayons tant bien que mal à ne pas penser à demain, aussi, nous amusons-nous à quelques facéties. Que l’on me nomme l’Arabe, que l’on m’invite à boire de l’alcool, tout cela reste bon-enfant, je sais que ces hommes rudes ont la peur au ventre, que certains pensent à leur famille, que certains pensent à leur avenir et que se soulager sur une « tête de Turc » n’est finalement qu’un moyen de défense comme un autre.



Forcément, un peu de grivoiserie accompagne ses libations :



Puis, le centre des moqueries se déplace pour atteindre une nouvelle cible : le tavernier. Les militaires commencent à le titiller sur son handicap : sa jambe de bois. C’est à cause ou grâce à cette infirmité qu’il ne combattra pas à nos côtés.

Le pauvre homme, n’ayant plus qu’un pied sur le pont, est malicieusement surnommé « le Flamand Rose »1. Je sympathise avec lui, j’apprends qu’il est marié et a deux filles en âge de se marier, mais à l’approche de la bataille, elles sont parties à Bruxelles, rejoindre leur famille. Il a perdu sa jambe lors de la révolution de 1792 et s’enorgueillit d’avoir rencontré Bonbon, le frère de Robespierre.


Pour ce que j’en ai à faire, mais je ne le lui montre pas. Ainsi vont les discussions sans intérêt, nous nous sentons obligés de nous mettre un tant soit peu en valeur. À cette rencontre, je lui oppose avoir combattu auprès de Mourad Bey, avant le traité de paix avec Kleber. Il me regarde avec des yeux tout ronds de quelqu’un qui ne sait pas de quoi nous parlons, je me doute bien qu’il ne connaît pas les détails de la campagne d’Égypte.


Je suis un peu honteux de m’être mis ainsi en valeur, qu’ai-je à y gagner sinon que cet étranger ne me trouve prétentieux et pédant ? Aussi, peut-être pour m’excuser, je recentre notre conversation sur sa famille. Cela doit être très dur en ces temps de devoir en être éloigné.



Je ne veux pas m’appesantir sur les malheurs qui ont jalonné ma route et lui réponds sur le ton le plus neutre – de celui qui n’invite pas à approfondir l’échange – que je n’ai plus de famille, sinon celle que j’accompagne aujourd’hui, celle de l’Empire.


Soudain, Craster, un homme plus saoul que les autres, désire remonter de la cave une bouteille. Selon lui, l’aubergiste doit y avoir caché de fabuleux trésors liquides. Je vois le Flamand Rose devenir encore plus pâle qui ne l’est à l’évocation de la cave. Je le perçois aussitôt et ressens le malaise qu’il essaie de refouler. Il se défend en assurant qu’il n’a pas d’autres bouteilles que toutes celles mises à disposition. L’agitation dont il fait preuve devient suspecte et d’autres hommes, le gros Timber, le perfide Grima et Alfred dit « La langue de serpent » se joignent au premier pour aller visiter cette cave.


Les larmes aux yeux, le tavernier tente de raisonner de nouveau les quatre soudards qui lui font face, mais plus il tente de se justifier, plus son attitude est équivoque. Le maréchal des logis, resté silencieux jusqu’alors, se lève et exige de ses hommes qu’ils se calment. Néanmoins, il ordonne que l’on inspecte ce sous-sol.


Le gros Timber, un homme dont le poids n’a d’égal que la bêtise et la méchanceté, est chargé d’aller fouiner sous les railleries de nos autres compagnons.



Après quelques secondes, un silence s’est finalement installé avant d’entendre provenir du sous-sol une exclamation de l’éclaireur de fortune.



Pour toute réponse, seul un « Bin ça alors » retentit.


Finalement, il se décide à révéler ce qu’il a découvert : un trésor ? Oh oui, un trésor, les gars, sous la forme d’une gentille demoiselle en fleur !


Mon regard se tourne vers l’aubergiste que je vois défaillir, tandis que les soldats avinés se ruent pour descendre malgré les ordres criés par le maréchal.


Dans une confusion de cris ressemblant à ceux de singes et de cris apeurés, j’imagine une pauvre fillette devenir le centre de toutes les envies, de toutes les frustrations, de tous les péchés. Je ne peux rester sans intervenir, même si je sais que le risque est grand. Pour arrêter leurs jeux, il me faudra m’imposer et cette situation pourrait vite dégénérer.


Je dégaine mon sabre et descends à mon tour. Grimbert, le maréchal m’arrête, m’incitant à ne pas intervenir :



Je me dégage de son emprise et vais au-devant de mon destin. Lorsque j’arrive sur les lieux, deux soldats, Craster et Alfred, ont leurs braies au sol et exhibent leurs attributs devant une fille terrorisée et recroquevillée dans un coin, les genoux tenus par ses petits bras.

Les deux autres vocifèrent comme deux mufles des mots horribles et envisagent de lui faire connaître bientôt ce qu’est un homme, un véritable.


Je tente de les raisonner, j’en appelle à leur conscience, mais elle a disparu depuis quelques pintes déjà. Je monte le ton et menace de mon sabre. Cependant, cela ne les arrête pas, bien au contraire, leur agressivité décuple et c’est vers moi, qui représente le dernier rempart entre eux et leur convoitise, qu’ils se tournent, prêts à en découdre.


La situation a dégénéré plus vite que je ne l’aurais pensé. Le problème est que je risque, en plus d’être blessé par des camarades, de les tuer et toutes les âmes sont importantes la veille d’une guerre qui se veut être un tournant de l’histoire.


Le ton est virulent, c’est à celui qui a la plus grande gueule, mais seul contre quatre, mes camarades se sentent en sécurité – même s’ils savent que je manie le sabre avec dextérité.


C’est un dialogue de sourds, ou plutôt, une absence de dialogue qui s’ensuit. Je m’essaie à une ultime tentative d’apaisement, mais l’issue est inexorable. C’est les armes à la main que nous déciderons du sort de cette jeune fille. À ma droite, Grima dégaine un pistolet de cavalerie. Il n’a pas le temps d’armer que je lui tranche la main. Je place mon sabre sous la gorge de Craster, le plus proche de la fille, il a encore son engin découvert. Timber est un gros lâche, il vocifère, mais ne mord pas, je n’ai aucune crainte de son côté, par contre, Alfred, le quatrième lascar qui lui aussi a son pantalon au niveau des chevilles, est beaucoup plus virulent et je le sais être un excellent guerrier.


Toutefois, c’est le maréchal qui, une fois descendu, met fin à l’échauffourée. Pour avoir mutilé un soldat de l’Empire, je risque d’être mis à pied. Me sachant proche de l’Empereur lui-même, Grimbert me prévient que l’incident sera rapporté et seul Napoléon décidera de mon avenir au sein de l’armée.


Une petite tape sur les mains, voilà ce qu’encourent les soldats pour avoir tenté de violer la fille du tavernier de cette auberge. Pour ne pas envenimer une situation qui n’a rien de réglé, je reste dans la cave. D’avoir empêché ces vermines de s’amuser avant le combat n’est pas bien vu et lorsque je remonterai de la cave, il y a de fortes chances que je doive jouer des coudes et de palabres pour sortir sans trop de coups.


Le maréchal me laisse seul avec la fille en pleurs qui reste terrorisée dans un coin de la cave. Il va devoir mettre de l’ordre et depuis mon sous-sol, je l’entends s’expliquer avec ses hommes.


Je m’approche de cette femme qui ressemble à un animal battu et, tendrement, d’une main presque tremblante, je relève son menton. La jeune fille me regarde droit dans les yeux et je lis une gratitude dans les larmes qu’elle n’arrive pas à tarir. Elle a de grands yeux bleus qui percent les cœurs et de jolies taches de rousseur qui lui donne l’aspect le plus candide qu’il m’ait été donné d’admirer jusqu’alors ! Je la dévisage avec impudeur et lui trouve une silhouette chétive, mais adorable, une taille aussi fine qu’une guêpe, mais je ne lui vois aucun dard capable de foudroyer un danger sinon ce sourire qu’elle vient à me rendre. Ces cheveux couleur du feu et sa peau blanche me font l’effet d’un coup de poing dans la raison.


Je ne trouve rien à dire, à la merci d’une vision enchanteresse. C’est la première fois que je fais face à la beauté des Bataves2. Néanmoins, plus pour la rassurer que pour exprimer mon admiration, je bredouille un ou deux mots de flamand (les seuls que je connaisse) :



À ces mots prononcés avec sûrement un accent à tirer au couteau, elle me sourit et d’une voix un peu chevrotante d’avoir pleuré :



Elle a une voix de satin qui adoucit mon cœur, une douce mélopée, des notes qui fredonnent de tendres pensées. Je lui tends un mouchoir et sa main me frôle, une simple caresse, un souffle, un instant, un éclat qui irrémédiablement parcourt tout mon corps et qui me fait frissonner de volupté.

J’en suis bouleversé, je n’ai jamais ressenti un tel moment hors du temps, c’est comme une absence qui me propulse dans un autre univers, je lis les poésies, je deviens poésie, je vis comme un poète, je vois avec les yeux d’un poète. Moi qui suis généralement entouré de brutalité, je fais face pour la première fois à la douceur.


Si pour moi, c’est la première fois qu’une femme me fait un tel effet, il semblerait que je sois le premier Arabe qu’elle voit. C’est elle qui approche sa main de mon visage pour le toucher, je ferme les yeux pour en appréhender le moment, je me laisse faire. Nous sommes deux étrangers qui nous apprivoisons. Elle devient un peu plus téméraire et lisse ma grosse moustache avec amusement et un peu d’espièglerie. Elle s’étonne de ma coiffe si différente des bicornes, schapskas et autres shakos puis esquisse un semblant de sourire.


Elle est complètement détendue à présent, la tendresse dont j’ai fait preuve et le fait de l’avoir sauvée d’un viol brutal au péril de ma vie lui permettent de me donner sa confiance. Nos échanges restent cependant assez laconiques, elle se présente sous le prénom de Marie et m’explique qu’elle n’a pas souhaité laisser son père seul. L’aubergiste m’a menti par pudeur, sa femme est morte depuis trois ans et il vit seul avec son unique fille, personne ne les attendait à Bruxelles, sa seule richesse est cette auberge qu’il se devait de préserver. C’est pourquoi il a décidé d’y demeurer malgré l’arrivée des militaires.


Le temps faisant son œuvre, Marie se dévoile et je découvre une jeune femme cultivée, intelligente et malicieuse. Bien que je fasse tout pour en apprendre encore plus de cette femme qui me fascine, le sujet revient régulièrement vers ma personne. Elle désire tout savoir de moi et de l’Égypte, elle désire tout savoir des Arabes et de leur Dieu : Allah. Je pensais tous les Européens pieux, je découvre que les Nordiens ne sont pas plus portés sur la religion que ça, elle-même s’adresse parfois à Dieu, mais, elle ne le fait que pour lui demander des réponses à ses questions. Elle trouve étrange que les chrétiens aillent à confesse pour s’absoudre des péchés, le mieux étant de ne pas les commettre, non ?


Cette logique imparable me déroute, je la trouve d’une naïveté touchante, mais si innocente. C’est peu connaître les êtres humains, c’est peu connaître l’Homme. Alors je lui parle du libre arbitre, je lui parle de convoitise, je lui parle des démons qui nous habitent. Tandis que je lui évoque ma vision de ce qu’est l’Homme, elle me parait hors du temps et de l’espace, une sorte d’incarnation de ce qu’est l’œuvre la plus belle de Allah.


Toute la nuit, nous discutons, nous nous découvrons et j’aurais volontiers passé encore plus de temps en sa compagnie si le maréchal ne m’avait ordonné de rejoindre mon bivouac pour un repos salutaire avant la bataille.

Tous les hommes quittent alors l’auberge et je remonte en surface. Grimbert a préféré m’attendre, car d’après lui, des soldats veulent en découdre avec moi.



Que je risque le peloton d’exécution pour avoir rudoyé des soldats m’indiffère. Je n’ai pas peur, car seule l’image de cette femme accapare mes pensées et c’est le cœur léger que je rejoins mes pénates sous une huée d’insultes racistes, quelques crachats, quelques bousculades et quelques coups vicieux de mes frères d’armes.


Il pleut comme vache qui pisse, les gouttes sont lourdes comme des grêlons et l’intensité ne semble pas s’affaiblir. Les quelques centaines de mètres qui séparent mon camp de l’auberge de Placenoit me suffisent pour être trempé. Sous la tente, quelques effets sont au sol inondé et seront donc inutilisables. Je maudis un peu mon manque d’anticipation. Cela dit, je ne suis pas habitué aux pluies, elles sont si rares chez moi.


Je ne trouve pas le sommeil, hanté par cette image qui ne me quitte plus, bercé par le chant de sa voix que je conserve au plus profond de mon cœur, pénétré par ce regard si intense et si innocent à la fois. Je revis cette soirée, j’imagine de nouvelles conversations et espère la revoir un jour. Si je survis à la bataille à venir.


Je me répète son prénom : Marie !


Marie.

Est-ce la sainte, adulée des chrétiens ? Est-ce son incarnation ?




18 juin 1815 : Le matin.



Je pense m’être assoupi une petite heure avant que ne sonne le clairon du campement. Mes vêtements sont détrempés. Je déteste cette sensation que de devoir réenfiler des affaires sales. Mes autres vêtements ayant été au sol, ils sont encore plus mouillés que ceux que je portais hier. Je dois attacher mon sarouel rouge à la taille avant qu’il ne tombe à mes pieds. J’enfile ma Béniche et mon Yalek4. Enfin, je me coiffe de ma cahouk verte, la couleur du prophète.


C’est dans l’humidité matinale que je fais mes ablutions et me tourne vers la Mecque. Commence ma prière silencieuse sous le regard parfois amusé et parfois interrogateur de mes frères d’armes. Tandis que je parle en tête à tête avec Allah, un prénom me revient : Marie. Rien ne peut m’empêcher de parler de ma rencontre avec le Créateur, le Très Miséricordieux.


Habituellement, je ne fais que remercier mon Maître de tout ce qu’il m’offre, je n’exige rien, je ne demande rien, je me contente de prendre ce qu’il m’offre. Mais aujourd’hui, je l’en conjure, je le supplie :



Bien sûr, je pense à l’entretien que je vais avoir d’ici quelques minutes avec Napoléon lui-même, nul doute qu’il est déjà au courant de la rixe et de mon implication et derrière cette prière « permets-moi de revoir Marie », il y a cette demande de me laisser vivre.


L’Aigle, entouré de sa garde et de son état-major, en grande discussion avec le général Ney, ne me jette même pas un regard lorsque j’entre à l’auberge « La belle-Alliance ». Il est prêt, le grand conquérant, magistral, sublime, rayonnant et je lui trouve une grandeur qu’aucun homme ordinaire ne pourrait acquérir. Je ne suis pas devant un homme comme nous autres, on peut parler de supériorité, je fais face à un homme choisi par le destin.


Juste après avoir congédié le général, il se tourne vers moi et le sourire qu’il a en ce matin de bataille s’estompe un peu. Je vais à sa rencontre et le salue avec respect et déférence.



Je suis prêt à me défendre, mais d’un geste de la main, il réclame le silence. Je ne suis pas serein, mais je suis homme à assumer ses responsabilités.



L’Empereur laisse quelques secondes planer comme pour peser les termes qu’il utilise, comme s’ils devaient s’inscrire dans le marbre à jamais.



Je m’agenouille aux pieds de Napoléon, ce qui le fait sourire, et il me demande sur un ton badin de ne pas en faire trop, ce qui fait rire l’assistance. Enfin, il ajoute qu’il aimerait me savoir à ses côtés durant les heures qui viennent.



Il me dévisage avec un sourire empreint de malice et me jauge avant de continuer :



Ce qui fait exploser de rire toute l’assistance.




Le 18 juin 1815 : Waterloo.



Un grand A, figurez-vous un A majuscule. À la pointe du A, mont Saint-jean où se trouvent les Anglais et leurs alliés sous le commandement de Wellington.

Au niveau de la jambe gauche de ce A, la route de Nivelles, le lieu-dit Hougoumont où se trouvent Reille et Jerôme Bonaparte et au niveau de la jambe droite de ce triangle, je me trouve aux côtés de Napoléon accompagné par la vieille garde, dans l’auberge La Belle-Alliance.

Quant à la corde de ce A, imaginez une plaine bosselée, rendue boueuse par la pluie qui est tombée durant toute la nuit et vous aurez une vision de la bataille de Waterloo.


L’Aigle est de bonne humeur ce matin malgré ses rhumatismes qui le font tant souffrir (certaines mauvaises langues osent prétendre que le grand homme souffre d’hémorroïdes, la calomnie n’a pas de limite). Il ne doute pas un instant de la victoire, et pourquoi en serait-il autrement ? Son plan est, de l’avis de tous, juste parfait, un chef-d’œuvre de stratégie militaire.


Pourtant, rien ne se déroule comme prévu, la pluie diluvienne empêche l’artillerie de se déplacer, rendant caduc notre principale force de frappe, la position des soldats impériaux en bas de colline et celles des Anglais et autres soldats de la coalition situés en haut, est un obstacle supplémentaire à devoir gérer.


À onze heures trente, l’ordre est donné au général Reille de prendre les fortifications dans la forêt de Hougoumont dans lesquels quelque quatre cents Jägers – des chasseurs de Hanovre – et sept cents hommes de l’armée du prince de Weimar sont barricadés ; l’idée étant de percer l’aile droite de Wellington.


Une boucherie.


Napoléon n’a comme moi qu’une idée du déroulement de l’attaque. Une clameur lointaine, les tonitruants tirs d’obus, les explosions et les fumées épaisses qui se dégagent à l’horizon, les odeurs qui parcourent les obstacles pour titiller nos narines témoignent de l’âpreté des combats.


Je ne suis pas là, je suis dans une cave et je touche du doigt un corps frêle, évanescent. Et j’écoute une voix légère et vive et je sens un parfum de fleurs. Et je suis subjugué par une teinte de cheveux que je n’avais pas encore connue. Et je me perds dans les taches de rousseur qui subliment un visage parfait. Et je me noie dans des yeux couleur azur.


À treize heures trente, sur l’aile droite de notre A : la ferme de la Haye-Sainte. Mille six cents Prussiens auxquels s’ajoutent les compagnies de fusiliers anglais et aux avant-postes, sept mille baïonnettes anglo-hanovriennes. Le général Drouet d’Erlon, commandant du 1er corps d’armée, est chargé de s’emparer des lieux. Depuis la porcherie, les assaillants sont repoussés notamment par le Baker, l’arme des Anglais, un fusil à canon à la précision redoutable.


De la charcuterie.


Peu importe les pertes, il faut avancer. Le nombre de morts ne compte pas pour le stratège de génie qu’est l’Empereur. Que des hommes meurent, cela ne l’émeut pas. Ils sont militaires, ils sont soldats, les pertes font partie de ce jeu sanglant. Les braves le savent et leur sacrifice ne sera pas vain.


J’entends les cris plus distinctement à présent, le front est plus proche de ma position d’observation, mais de voix, je n’en retiens qu’une.


Elle a une intonation chantante, elle ne crie pas, elle est douce, elle me susurre des mots à l’oreille, des mots que tout homme rêve d’entendre.


— Je suis là, à tes côtés l’étranger.


Je suis ailleurs, je la tiens par les mains, je la relève. Elle me caresse, le visage rougi, et suit de ses doigts fins les cicatrices et les balafres, stigmates que les combats menés ont dessinés à même la peau. Je frissonne, j’ai la chair de poule, mon corps réagit à cette félicité et je suis prêt à m’abandonner.



À seize heures, tandis que les Français tentent toujours de prendre La Haye – Sainte, le général anglais Uxbridge envoie sa cavalerie, massacrant l’infanterie française. Les cavaliers anglais et écossais ne font pas dans la dentelle et massacrent les fantassins qui sont sabrés, qui sont décapités.


Amusant.


Néanmoins, Napoléon croit toujours en ses chances, rien n’altère son excellente humeur. Les combats se sont rapprochés, je ne devine plus, je vois. La lutte est sanglante comme je l’ai déjà vu à multiples reprises, le bruit est si fort que nos tympans nous martyrisent et l’odeur âcre de la poudre à canon nous encercle.


Et je sens ce doux parfum fleuri, est-ce de la bergamote ou peut-être s’agit-il de rose ou encore de magnolia ? Que sais-je ? Je suis sous l’emprise d’une fragrance qui surpasse les odeurs du réel. Son parfum, le parfum de Marie.


À seize heures trente, Napoléon, avec sa longue-vue, aperçoit les Prussiens de Blücher. L’Empereur tique un peu, mais ne s’inquiète pas pour si peu, il attend l’arrivée de Grouchy (qui était censé anéantir Blücher et ses hommes). Il ne va plus tarder.

Toutefois, les renforts côté Empire se font attendre tandis que les Prussiens entrent dans la danse. Plus on est de fous, plus on rit. Le combat est à nos pieds.

J’entends des encouragements hurlés à plein poumon : Pour l’Empereur ! Pour la France !


Ou encore ceux de nos ennemis : Haro à la dictature !


Dix-sept heures, un peu en arrière des lignes de front, là où ont dormi les Grognards français, le petit hameau de Plancenoit devient un endroit stratégique à défendre coûte que coûte, il ne faut pas que les Prussiens prennent ce village sans quoi ils pourraient prendre à revers le gros des troupes impériales.


Un massacre.


La garde rapprochée de l’Aigle, garde dont je fais partie, entre dans la confusion, tranche les corps, piétine de leurs chevaux gigantesques les fantassins prussiens, se défend à coups de mousquets, de sabre et de bravoure, affronte la mort et la regarde droit dans les yeux en attendant le tournant, celui où l’homme rejoint la grande faucheuse.


Plancenoit, l’auberge de Placenoit, Marie… Où est-elle ? Où est cette belle ? Celle qui hante mes pensées et me fait m’évader de l’endroit atroce d’où je me trouve ?


Je vois les agonisants, prussiens ou français, mutilés, éventrés, amputés. J’entends les râles, ses plaintes qui déchirent les cœurs les plus vaillants. Je sens l’odeur abjecte de la mort et j’ai froid, l’humidité me transperce les os. Dans cette confusion, où tout se meurt autour de moi, je vois Marie.

Dans tout ce chaos, ce tumulte, cet enfer, j’aperçois une volute bleutée, irréelle, impalpable et apaisante tournoyer comme une feuille au-dessus de la sanglante mêlée.


Les bruits n’existent plus, la douleur s’efface. Un ange passe.


Cette étrange apparition s’arrête au-dessus d’un mort qui pleure et soudainement l’enlace, la volute prend la forme d’une femme éthérée. Quand il meurt, ou s’endort, c’est dans la chaleur des bras féminins qui l’apaisent et l’emmènent en dehors des combats.


Dix-huit heures, L’aigle envoie tout ce que la cavalerie française compte entre Hougoumont et la Haye-Sainte. La coalition résiste à l’assaut en formant des carrés, sortant des livres d’Histoire et des stratégies de combats de la Grèce antique.

Oups, l’armée française a oublié une faille qui les sépare de leur ennemi. Napoléon avait pourtant exigé que l’on scrute scrupuleusement le terrain avant de décider de cette charge. Malheureusement, cette ride, cette fosse ne peut s’apercevoir depuis le bas où se trouvent les Français. Freinés dans leur charge, ils sont parfaitement alignés pour l’artillerie anglaise et les salves assénées par les milliers de fusils anglais. Les morts se comptent par milliers avec, parmi ses braves hommes, un nombre incalculable de chevaux.


De la charcuterie chevaline.


L’ange accompagne de sa douceur tous les soldats pour leur dernier voyage. Je la vois, elle les embrasse de tendresse comme pour signifier que l’amour doit être plus fort que la haine. Je reste là à regarder cette magnificence.


Je suis moi-même en dehors des combats.


Vingt heures, la garde se meurt, mais ne se rend pas, chante le coq Cambronne, qui, les pieds dans la merde, continue de chanter. Cependant, on ne gagne pas à neuf bataillons une attaque qui avait été envisagée pour trente-sept bataillons.


Un abattoir.


Vingt et une heures, Grouchy n’est pas venu, Napoléon fuit le champ de bataille, la grande armée impériale est anéantie. Le roi est mort, vive le roi !



oooo0000oooo



C’est la pleine lune. Le champ de bataille se déserte, la terre fume et les senteurs nauséabondes de la terre après la pluie, mêlées à celle de la poudre et du sang, s’en dégagent. Je reste là, immobile, entouré à présent de mes ennemis qui me dévisagent. Ils ne montrent aucune intention de me nuire. Ils me voient tel que je suis : un spectateur absent. Comme un témoin inoffensif venu immortaliser la chute des héros.


Je ne les vois pas, je scrute le champ de mort et suis des yeux l’apparition bleutée qui emmène avec elle les agonisants. Je ne vois pas les survivants achever les mourants, je ne vois pas les détrousseurs de cadavres.

Non, je la vois, elle.


L’idée d’aller à sa rencontre devient vite une obsession. Aussi, je descends de mon pur-sang, me place à ses côtés, la longe dans les mains, le sabre au sol et entame la montée. Étrangement, les Anglais, les Prussiens, s’écartent à mon passage comme le ferait une haie d’honneur, me laissant me diriger vers mon destin.


Au sol, je reconnais un hussard, un frère d’armes, les yeux révulsés, un trou béant dans la cage thoracique. Plus loin, je m’approche d’un homme qui n’est pas tout à fait mort, il a la force de soulever son bras et me demande à boire. Je m’agenouille pour exaucer ses dernières volontés, lorsque je me sens entouré par une aura bleutée.


L’ange est là, au-dessus de nous. Un doux parfum de quiétude m’envahit, elle est juste à mes côtés et se love dans les bras du mourant avant que ce dernier n’expire, puis l’ange me regarde, un doux sourire orne son visage éthéré.


Je marque un temps d’arrêt, je n’ose y croire. Je fais un pas de recul. Serait-ce possible ?


Elle me regarde, une larme perle à ses paupières, et me dit « Encore merci, Ahmed », puis s’envole vers un autre soldat.


Marie.


Je réalise que cet ange n’est autre que Marie. Ainsi, elle est morte ? Je tombe à genou et laisse ma douleur s’exprimer. Le visage dans le sol boueux, je hurle mon désespoir.


Je dois pleurer depuis bien longtemps lorsque je sens une poigne au niveau de mes épaules. C’est le général Wellington en personne, qui me redresse. Beaucoup de héros sont morts, beaucoup de nos amis sont morts et mon ennemi partage ma douleur.


Je ne cache pas la raison de cette incommensurable souffrance et promesse est faite de faire la lumière sur cette mort particulière.


J’apprendrai plus tard qu’après mon retour au campement, quatre soldats, dont un amputé d’une main, sont venus à l’auberge de Placenoit. L’aubergiste expliquera que sa fille unique se cachait dans la cave.

Il assistera à son viol et à sa mise à mort.


Et je me souviens des paroles de l’Empereur, la guerre fait ressortir ce qu’il y a de plus beau en nous, la bravoure.



oooo0000oooo



1.  : Un Flamand est l’habitant des Flandres.


2.  : En 1815, la Flandre est peuplée principalement de Hollandais (les Bataves).


3.  : « Bonjour, je m’appelle Ahmed » en néerlandais.


4.  : Veste et gilet sans manche.