n° 21852 | Fiche technique | 28581 caractères | 28581 4725 Temps de lecture estimé : 19 mn |
18/06/23 |
Résumé: Le chevalier Gauvain sert durant la Guerre de Cent ans sous la bannière de Jeanne D’Arc. Régulièrement, il reçoit une étrange visite qui intrigue beaucoup son jeune frère. | ||||
Critères: #historique #merveilleux #conte fh danser amour voir | ||||
Auteur : Mlle Fanchette Envoi mini-message |
Projet de groupe : L'appel du dix-huit Juin |
La Guerre de Cent ans oppose depuis plus de 80 ans les couronnes de France et d’Angleterre. Depuis une quinzaine d’année, les Français ont perdu le Nord de la Loire au profit des Anglais et l’Est est aux mains des Bourguignons volages.
Pourtant, une fille de 17 ans mène une campagne que rien n’arrête pour reprendre la Loire au profit du dauphin Charles. Aidée du duc Jean II d’Alençon, de capitaines tels que La Hire ou Ambroise de Loré, elle a libéré l’accès des ponts de Jargeau à l’Est et Meung-sur-Loire à l’Ouest. Ainsi un chemin d’accès s’ouvre vers Paris et Reims.
Comme à son habitude, Gauvain se tenait en retrait sous le pavillon de commandement. Le duc d’Alençon et Jeanne d’Arc avaient réuni leurs officiers pour faire le point sur la situation : le pont et la citadelle de Beaugency avaient été repris le jour même au baron Talbot et ses troupes anglaises après deux jours de siège. Une victoire facilitée par l’arrivée du connétable Arthur de Richemont et le millier d’hommes avec lesquels il espérait regagner les faveurs du Dauphin.
L’heure n’était pourtant pas aux réjouissances : une armée de secours britannique, menée par Falstolf, marchait sur eux depuis Paris. Il y avait fort à parier que Talbot l’avait rejoint, sans doute aux abords de Patay.
La question restait de définir le prochain mouvement français.
Portés par la fulgurante campagne de la pucelle d’Arc, certains prônaient une marche forcée et une bataille dès le lendemain, avec l’intention de pousser l’avantage acquis depuis le siège d’Orléans.
Pour leur part, les vétérans d’Azincourt étaient farouchement opposés à cette idée, arguant du fait que, quoi qu’ils fassent, les Anglais auraient le temps de se mettre en ordre de bataille avant leur arrivée. Ces chevaliers gardaient un souvenir cuisant des Longbow anglais dont les traits avaient décimé une bonne part de la cavalerie française une quinzaine d’années auparavant.
Le ton montait autour de la table et Gauvain avait la désagréable impression d’assister à un combat de coqs, chacun farouchement opposé au fait d’entendre les arguments de l’autre. Un pas derrière Jeanne, toujours impénétrable malgré son agacement, il les écoutait sans intervenir. La jeune femme interrompit enfin les débats avant qu’ils ne dégénèrent. Avec une calme fermeté malgré son jeune âge, elle réussit à obtenir un silence relatif pour proposer :
Un brouhaha sceptique s’éleva immédiatement et Gauvain n’y tint plus. Il en avait plus qu’assez de ces querelles d’importance qui poussaient les imbéciles à camper sur leur position. Il s’avança aux côtés de la jeune fille et laissa tomber d’une voix posée :
Le connétable leva un sourcil et jeta un coup d’œil circonspect au duc avant de demander :
L’idée en séduit plus d’un, mais suivre les ordres d’une femme qui plus est à peine pubère… Il y eut quelques protestations, face auxquelles le capitaine La Hire, ancien brigand au sang chaud, s’énerva :
Plus calmement, Ambroise de Loré abonda dans son sens :
Jean d’Alençon intervint à son tour pour calmer les esprits et rallier le plan de la pucelle. Cinq capitaines précéderaient donc l’armée le lendemain, jour de la Saint Amand : Gauvain, La Hire, le sire de Loré, le connétable de Richemont et Ponton de Xaintrailles.
La séance fut enfin levée au grand soulagement de Gauvain. Alors que les chevaliers quittaient le pavillon de commandement, Jeanne le retint. Elle attendit qu’ils soient seuls avant d’affirmer :
Elle se tut, songeuse. Gauvain leva un sourcil et attendit.
Machinalement, il porta la main sur son cœur pour sentir à travers l’étoffe le poids familier du bijou.
Il conserva lèvres closes, refusant de confirmer ou d’infirmer les dires de son interlocutrice qui poursuivit :
Il hésita un instant puis souffla :
Jeanne eut l’un de ses rares sourires, de ceux qui rappelaient combien elle était jeune encore malgré sa gravité.
Gauvain la dévisagea longuement. Il éprouvait respect et admiration pour cette enfant devenue soldat en quelques mois à peine. Nombreux étaient les hommes qui s’étaient ralliés à sa bannière, plus qu’à celle du Dauphin auquel ils avaient pourtant prêté allégeance. La Hire, Ambroise de Loré et bien d’autres suivraient la Pucelle jusqu’au bout du monde si elle le demandait.
Gauvain sourit.
Il s’inclina avant de prendre congés avec un pincement au cœur. Il aurait quelques peines à quitter celle qui s’était lancée à corps perdu dans une guerre commencée près d’un siècle plus tôt, mais sur son âme régnait une autre Dame.
Un peu plus tard, Gauvain partageait une coupe de vin avec son frère, lequel regrettait les filles de camps chassées par Jeanne quelques semaines auparavant. L’aîné n’écoutait que d’une oreille distraite ses lamentations concupiscentes. Même s’il avait été adoubé à Orléans quelques semaines plus tôt, Thibault restait bien jeune et ne voyait encore en toute femme qu’un corps chaud. Un jour viendrait où il découvrirait les vertus de l’attachement, de la fidélité, de l’Amour…
Tout à coup, il écarta la coupe de ses lèvres et huma l’air. Thibault interrompit bientôt son bavardage pour l’imiter avant de s’exclamer :
L’intéressé soupira bruyamment avant de vider sa coupe et de se lever. Il hésita un instant, puis s’empara du cruchon encore aux trois quarts pleins.
Il sortit en maugréant, sa coupe dans une main, le cruchon dans l’autre.
Son frère ne lui accorda pas un regard. À peine la toile était-elle retombée qu’il ôtait sa chemise et se lavait. Peu après, frais et rasé, il enfilait une chemise propre et attendait.
Il écouta.
Dehors, un cheval hennissait, les hommes parlaient, on fourbissait les armes, on soignait les blessés, on récurait les marmites… Le brouhaha habituel du campement. Il s’estompa peu à peu. Le silence s’installa. Gauvain perçut une douce brise, soupirant entre les toiles… et elle se tint devant lui.
Son manteau de plumes blanches était emperlé de rosée, tout comme l’abondante chevelure qui cascadait librement sur ses épaules, seulement retenue par un mince cercle d’or. Les mèches ondulantes arboraient les teintes riches des rayons du soleil à travers les branches. Elles encadraient un visage aux traits doux qu’illuminait l’éclat myosotis de ses yeux chaleureux.
Il mit un genou à terre devant elle, renouvelant son allégeance, le cœur en adoration. Elle ôta sa longue cape de plumes et la lui tendit :
Il prit l’étole duveteuse et l’étendit sur sa couche en fermant les yeux un instant lorsque les effluves de chèvrefeuille lui emplirent les narines.
Elle vint derrière lui, glissant ses mains fines sur ses épaules pour l’inciter à s’asseoir. Il obéit en retenant ses doigts, le temps d’embrasser sa paume. Elle sourit avant de s’écarter en ondulant des hanches avec grâce. D’un regard par-dessus son épaule, elle le cloua au lit depuis lequel il ne pouvait que l’admirer tandis qu’elle évoluait avec lenteur dans la tente. Il apprécia sa silhouette à peine dissimulée sous les voiles vaporeux dont elle était drapée. L’eau lui monta à la bouche devant ces seins menus et hauts perchés mûrs pour la cueillette, ce petit ventre dont l’arrondi invitait au repos, cette taille fine qui n’attendait qu’un bras pour ceinture, cette cuisse effilée qui appelait les caresses, et ces petits pieds nus qui jouaient dans la paille… Tout en elle était enchanteur.
Il releva les yeux vers son visage au front rayonnant de jeunesse. Il se perdit dans son regard aussi limpide qu’un ciel d’été. Sa bouche dont les lèvres étaient d’un rouge à faire pâlir toutes les roses de Terre Sainte s’étira en un sourire espiègle… et elle se mit à danser.
De longs frissons de désir le parcoururent des pieds à la tête tandis qu’il la contemplait. La nuit ne faisait que commencer.
Thibault n’arrivait pas à trouver le sommeil. Chassé de son lit, il n’avait d’autres choix que d’aller demander asile à La Hire ou de trouver refuge dans la paille des chevaux. Il ne parvenait à se décider entre les ronflements du capitaine et ceux des palefreniers, aussi errait-il comme une âme en peine.
Il lança un regard lourd de regrets vers le pavillon familial. Comme chaque fois, pas un bruit, pas une lueur ne s’échappait de la toile enveloppée d’une brume irréelle.
Le jeune chevalier était curieux de ce qu’il s’y passait. Oh, malgré les interdits de Jeanne, il avait bien quelques doutes… mais même en se postant près de la tente, il n’avait jamais pu voir celle que son frère attendait, et Dieu sait s’il avait tout fait pour ne serait-ce que l’apercevoir ! Et leurs secrets l’intriguaient plus que de raison.
Gauvain n’avait pas toujours été ainsi, il avait même été longtemps un joyeux luron ne rêvant que d’accortes créatures et de batailles, toujours prêt à se vanter des unes comme des autres. Pourtant, depuis qu’il avait disparu plusieurs jours dans le bois, il avait radicalement changé. Il délaissait les plaisanteries gaillardes pour la poésie, l’épée pour le luth et il avait même appris les sciences qui guérissent.
Mais le plus surprenant avait été sa soudaine déférence envers les femmes, toutes les femmes. Lui qui les évaluait auparavant d’un œil connaisseur ne les regardait plus désormais comme un homme. Il avait pour elles toutes une extrême courtoisie, il se montrait serviable et prévenant même avec la plus vieille et laide. Il allait même jusqu’à prendre leur défense en toutes circonstances, ce montrant mordant envers tout médisant et intraitable envers toute violence à leur égard… Personne n’avait été surpris de le voir prendre le parti de Jeanne avant tout le monde.
Au tout début pourtant, nombreux avaient été ceux qui s’interrogeaient sur le brusque changement du chevalier. La mort de leur père et le poids des responsabilités avaient été évoqués sans convaincre… Aujourd’hui encore sa déférence d’un autre temps surprenait. Lorsqu’il était interrogé à ce sujet, Gauvain se contentait d’un sourire énigmatique avant de désigner ses armoiries :
Un cygne d’argent aux ailes déployées sur champ d’azur auquel il avait ajouté un anneau d’or.
Pour son jeune frère l’explication n’était pas suffisante. Certes, il connaissait par cœur la légende qui attribuait leurs armes à une de leurs aïeules. Jeune épousée, enceinte, son mari l’avait laissé pour partir en croisade. Il n’avait pas fallu longtemps à un voisin pour venir monter le siège dans l’espoir de gagner et les terres et la dame. Alors que la jeune femme était désespérée, une barque tirée par un cygne était apparue sur la rivière. Un chevalier en était descendu pour mettre son épée au service de la belle. Il avait chassé définitivement l’importun et était resté veiller sur elle jusqu’à la naissance, puis il était reparti comme il était venu.
Gauvain avait beau expliquer qu’il s’efforçait d’être à la hauteur de cet idéal chevaleresque et courtois d’une désuétude assommante, Thibault n’était pas dupe et savait qu’il s’était passé quelque chose dans le bois. Hélas, il avait eu beau fouiller ceux-ci, insister lourdement auprès de son frère allant jusqu’à le provoquer, il n’avait jamais obtenu qu’une réponse énigmatique :
Le cadet en avait déduit qu’il y avait eu une femme dans la forêt mais nul n’en savait rien et les lèvres de Gauvain étaient désespérément closes à son propos.
Naturellement, tant de secrets avait excité l’imagination de tout leur entourage et des doutes avaient bientôt été murmurés quant aux inclinaisons du chevalier. Si Thibault en bouillait de rage et avait failli plus d’une fois défendre l’honneur de son aîné avec ses poings, Gauvain s’était contenté d’en rire. Peu à peu, les choses s’étaient tassées.
Et puis cet hiver, il y avait eu l’appel de Jeanne et le départ en campagne. Les étranges visites précédées d’un parfum de chèvrefeuille avaient alors commencé… encore que Thibault soupçonnait son frère d’en avoir toujours reçues.
Le mystère restait entier et le pavillon était tout juste à dix pas. Il avait tout tenté pour découvrir cette femme, sauf jeter un œil dans la tente. Il n’avait jamais osé. Il y avait bien un trou dans la toile mais…
Et puis zut !
Thibault lança un regard à gauche, un regard à droite. Personne. Seules les nappes de brouillard gardaient l’accès. Il fit le tour de la tente sans croiser âme qui vive. Aucune lumière, aucun son ne filtrait à travers l’étoffe baignée de Lune.
Enfin, il approcha l’œil du trou.
D’abord, il ne vit rien que les ondulations de légères volutes de fumée. Il plissa les paupières, déçu. Il distingua alors une silhouette de femme. Souple et gracieuse, entièrement drapée de brume, elle dansait. Oh, ce n’était point-là le pas lourd des paysannes à la fête, non ! Elle ne touchait pas terre.
Autour d’elle ses voiles immatériels semblaient perpétuellement prêt à se déchirer pour enfin la laisser paraître… mais la silhouette se dérobait toujours.
Thibault était fasciné par ce spectacle. Une part de son esprit lui soufflait qu’il faudrait réveiller le campement, appeler un prêtre, libérer son frère de cette diablerie ! Un instinct plus vieux que la chrétienté l’arrêta pourtant, lui susurrant à l’oreille que cette femme dont il ne voyait que néant, n’avait rien de démoniaque, bien au contraire… Ses pensées s’embrouillaient tant et si bien qu’il restait là, incapable d’écarter son œil de la toile, incapable de ne bouger ne serait-ce qu’un muscle. Il était prisonnier corps et âme de cette vision enchanteresse, de cette danse irréelle.
Son sang battait au rythme lascif des ondulations de la brume, son souffle restait bloqué dans sa poitrine chaque fois qu’elle semblait sur le point d’apparaître enfin…
Il en avait oublié son frère jusqu’à ce qu’elle se penche sur lui. Gauvain était assis sur l’épais nuage qui couvrait sa couche, la contemplant avec autant de tendresse que de désir et d’admiration. Il lui offrit son visage quand elle tendit la main pour faire courir un doigt de chimère le long de sa mâchoire. Une trace de douce lumière suivit la caresse, la faisant persister un instant avant de disparaître.
Le chevalier se leva à cette invitation et ses mains trouvèrent sans l’ombre d’une hésitation la taille fine de sa compagne immatérielle. En un souffle, elle vint enrouler ses jambes de brumes autour de lui et fut dans ses bras. Ses doigts irréels courraient sur la peau nue de son amant, traçant d’étranges signes qui brillaient un instant avant de se fondre en lui. Elle le couvrit tout entier de ses sortilèges.
Le ravissement transfigurait les traits d’ordinaire impénétrables de Gauvain : la ride soucieuse à son front s’était effacée, remplacée par les fossettes d’un sourire serein ; son regard pétillait de joie et de tendresse alors qu’il glissait avec assurance les doigts dans les nappes de brumes.
Thibault aurait donné jusqu’à son âme pour être ne serait-ce qu’un instant dans la peau de son frère : lui semblait voir le visage de celle qu’il tenait embrassée, lui pouvait la caresser, lui pouvait l’aimer…
Une profonde nostalgie envahit le jeune chevalier : il avait sous les yeux un aperçu de la félicité la plus absolue, une fenêtre ouverte sur l’Eden mais il n’était que l’observateur indiscret du miracle, un intrus.
Il s’écarta de la toile.
La vue trouble, il porta la main à son visage et découvrit avec surprise qu’il pleurait. Un rire un peu triste et fou le prit alors qu’il s’éloignait. Il trouva un coin d’herbe solitaire pour s’y étendre. Le regard porté vers le ciel limpide, il ne put se défaire de l’infinie tristesse qui s’était emparée de lui. Pourrait-il seulement en guérir un jour ?
Le lendemain, 18 juin, les deux frères partirent avec les coureurs en repérage des lignes anglaises. Dans la fraîcheur matinale, ils progressaient en silence, juste à l’orée du bois. Derrière Gauvain qui ouvrait la marche, les autres capitaines et leurs troupes, chacun guettant les signes qui indiqueraient la position exacte des Anglais avant l’assaut.
Gauvain méditait les derniers mots de sa Dame. Au petit matin de leur nuit sans sommeil, elle lui avait soufflé à l’oreille : « Ton frère est un homme désormais… ». La phrase anodine tournait dans son esprit, lourde de sous-entendus et il jetait régulièrement un coup d’œil vers Thibault. Celui-ci chevauchait comme toujours juste derrière, à main gauche mais ordinairement, il râlait sur les tourments de sa nuit, soulignait les sacrifices consentis pour laisser son intimité à Gauvain et multipliait les plaisanteries grivoises.
Il était étrangement laconique ce matin, le regard sérieux et la mine sombre. Quelque chose avait changé en lui dans la nuit, mais comment l’aîné pourrait-il comprendre pourquoi ? Lui-même avait bien gardé ses secrets.
Gauvain reporta son attention sur les alentours. Malgré le danger, il se sentait léger. Sa nuit sans sommeil ne l’empêchait pas d’être frais et dispos, plus alerte et vivant que jamais, tous ses sens exacerbés.
C’est ainsi qu’il perçu avant les autres une course à travers le bois. D’un geste, il arrêta la colonne, à peine un instant avant qu’un animal ne jaillisse devant eux. Les cavaliers demeurèrent ébahis devant le somptueux prince des forêts. Il s’agissait d’un magnifique cerf au pelage de nacre. Ses bois et ses sabots étaient d’or. Il sauta gracieusement au milieu du chemin et bondit dans les futaies derrière le talus proche.
Alors que les hommes se regardaient encore, fascinés par cette rencontre, quelques cris de surprises retentirent non loin.
Gauvain fit un signe à La Hire qui acquiesça. Le chevalier au cygne sauta à terre avant d’escalader discrètement le talus. Il revint peu après.
Il s’agenouilla dans la poussière et traça dans la poussière un plan de ce qu’il avait vu.
Ambroise siffla doucement en regardant les traits sommaires sur le chemin.
Gauvain s’abstint de tout commentaire. Que le seigneur de Loré pense à une intervention divine si ça lui chantait, lui savait qui avait envoyé le noble animal.
Ils répartirent les hommes en deux groupes pour prendre les Anglais en tenaille. Le premier revint en arrière sous les ordres de Richemont et La Hire pour contourner l’ennemi pendant que le second se mettait en ordre de bataille. Gauvain prit son frère par l’épaule :
Une rapide accolade et le plus jeune sauta en selle pour remonter la colonne à fond de train. Son aîné le regarda partir en serrant entre ses doigts l’anneau pendu à son cou. Malgré les mots de sa Dame, il ne pouvait s’empêcher de s’inquiéter et de l’éloigner du combat.
La tension montait tandis que le sire de Loré égrainait son chapelet pour laisser le temps à l’autre troupe de se mettre en position.
Les chevaux piaffaient, chacun réajustait qui sa visière, qui une sangle, les lances étaient détachées, les armes tirées. La peur leur nouait les tripes mais l’excitation était à son comble. Quelques-uns embrassèrent leur épée, Gauvain embrassa son anneau.
Enfin, Ambroise leva lentement le bras. Le silence se fit assourdissant, les hommes retinrent leur souffle…
Et l’assaut fut donné !
La forêt explosa sous le martellement des centaines de sabots et le rugissement des cavaliers qui dévalèrent le talus pour fondre sur les Anglais. Ceux-ci se jetèrent sur leurs armes mais nombreux furent ceux qui périrent avant d’avoir pu encocher leur première flèche. Une clameur semblable monta de l’autre flanc ennemi, confirmant l’assaut de La Hire.
En première ligne, Gauvain fauchait à tour de bras avec une redoutable précision. Il fit une percée dans les lignes ennemis, se retrouvant bien vite isolé. Pourtant, chaque adversaire qui pensait le prendre à revers le trouvait de face. À son oreille, une voix familière le guidait, l’alertant toujours du danger avec justesse.
Un voile sanglant lui brouillait la vue, le tintement métallique de l’acier contre l’acier l’assourdissait mais il ne craignait rien tant il avait confiance en sa Dame. Aucun coup ne pouvait l’atteindre.
Il fut rapidement rejoint par les autres chevaliers et les Français s’enfoncèrent dans les rangs adverses sans rencontrer de réelle résistance. Sur l’ordre du sire le Loré, une dizaine de cavaliers laissèrent leurs chevaux pour abattre les pieux dirigés face à la ligne de front et faciliter le passage des troupes de Jeanne.
Tandis que les archers se faisaient allègrement massacrer, la chevalerie anglaise se retira vers la ligne arrière pour se rassembler et mener une contre-offensive, réussissant à ralentir l’avancée des capitaines français.
Un nouveau cri retentit :
La cavalerie lourde du Dauphin venait de rejoindre les coureurs. Une nouvelle vague mortelle balaya les rangs insulaires, emportant tout sur son passage. Ceux qui le purent prirent la fuite mais les hommes de Jeanne étaient galvanisés par leurs dernières victoires, emportés par un élan vengeur. Ils fauchaient et capturaient sans trêve, avant de s’élancer à la poursuite des fuyards.
Gauvain était noyé dans ce brouillard écarlate, frappant par réflexe sans plus réfléchir, ni penser. Les épaules lui tiraient, il avait le goût métallique du sang sur les lèvres. Où que se pose son regard, il ne voyait que désolation. Il sentait la victoire proche mais n’en ressentait que du dégoût. La seule chose qui le poussait à continuer la bataille était la voix qui le guidait et lui ordonnait de survivre.
Il laissa les Anglais se replier sans chercher à les rattraper. La marée française passa tout autour de lui dans un vacarme étourdissant sans qu’il ne bouge. Il semblait qu’un voile l’avait recouvert, le protégeant de l’armée assoiffée de sang.
Soudain, le calme retomba.
Les combats s’étaient déportés, ne restaient derrière eux que les morts et les agonisants. Y avait-il vraiment un sens à ce carnage ?
Gauvain tourna sur lui-même avec un arrière-goût amer dans la bouche. Il ôta ses gantelets et releva sa visière. Il se sentait soudain vieux, plus écœuré qu’à l’ordinaire aux champs de bataille. On dirait de lui qu’il s’était couvert de gloire, mais en voulait-il de cette gloire ? Les hommes qui gisaient dans la boue autour de lui n’avaient que faire des querelles qui les avaient menés là.
Il soupira en s’essuyant le front. La poussière de la mêlée retomba peu à peu mais une brume fraîche persistait autour de lui malgré le soleil haut dans le ciel.
Son regard fut soudain attiré par la forêt toute proche, l’arrachant à ses pensées moroses. Parmi les ombres, une imposante clarté semblait attendre. Les yeux du chevalier rencontrèrent ceux du cerf blanc… celui-ci s’ébroua et disparut d’un bond dans les bois.
Gauvain sourit. Il attendait cet appel depuis si longtemps.
Sans un remord, il fit volter sa monture et galopa vers le bois, loin de la bataille et de ses horreurs, loin des massacres.
La voix de son frère le coupa dans son élan à la lisière de la forêt. Il ralentit à regret et laissa Thibault le rejoindre.
Gauvain adressa un regard de tendresse à son cadet enthousiaste. Il pencha sur sa selle pour lui donner l’accolade. Il était heureux que Thibault soit sain et sauf. Quand il se releva, il fit taire d’un sourire les questions du jeune chevalier et serra sa main dans les siennes.
Sans plus d’explication, il s’élança vers le sous-bois et disparut dans les ombres fraîches à la poursuite du cerf blanc.
Interdit, Thibault ouvrit les doigts sans comprendre. Au creux de sa paume, il trouva une chevalière, celle qui était à l’annulaire de Gauvain depuis la mort de leur père, celle que celui-ci et leurs aïeux avaient portée. Il en héritait aujourd’hui. Sa gorge se serra quand il passa à son tour le sceau familial à son doigt. Il releva les yeux vers les arbres. Il lui sembla voir la brume s’éterniser sous les frondaisons.
Cette fois, Thibault savait que Gauvain ne reviendrait pas.