n° 21909 | Fiche technique | 13902 caractères | 13902 2353 Temps de lecture estimé : 10 mn |
20/07/23 |
Résumé: Une fille de la terre, un garçon aérien, une histoire d’amour toute simple. | ||||
Critères: f fh jeunes travail amour revede odeurs fmast init -amouroman | ||||
Auteur : Calpurnia Envoi mini-message |
Quinze heures, le 14 juillet. Au loin, l’autoroute emporte les voitures climatisées de légions de citadins vers les plages de l’Ouest. Plus près de nous, dans la cabine surchauffée entourée de poussière, la sueur coule, abondante, entre les seins de Thaïs. Celle-ci a retiré son corsage et son soutien-gorge qui gisent derrière le siège, tombés du dossier à cause des vibrations. Elle sait qu’il lui faut boire souvent l’eau brûlante de sa gourde à petites gorgées afin de ne pas se déshydrater. Autour d’elle, des champs de céréales surtout, mais aussi du colza et des betteraves. Avec son regard clair et sa poitrine luisante de transpiration, elle ressemble à la madone d’une affiche de propagande soviétique, sur fond rouge et or, rouge comme le sang de sa blessure de ce matin, à l’avant-bras, à cause d’un morceau de métal qui dépassait de l’engin de vingt tonnes dont elle serrait les boulons. Après cette ruade de la bête à l’encontre d’une débutante, la jeune fille a versé de l’alcool à quatre-vingt-dix degrés et mis hâtivement un pansement sur une vilaine entaille. Elle n’est pas une fille qui craint la douleur. Depuis toute petite, elle a peur seulement des élaphes, les couleuvres américaines qui ondulent entre les épis dorés et surgissent par surprise, bien que leur morsure soit sans danger. Sans quitter des yeux la ligne de son champ, elle extrait son mouchoir de sa poche, essuie la moiteur de son crâne sous ses cheveux bruns très courts coupés en brosse.
Le blé est mûr. Il faut moissonner aujourd’hui, demain au plus tard, impérativement, avant que vienne l’orage, a planifié son père hier soir. Mais, dans ses prévisions, il n’a pas anticipé qu’un lumbago le clouerait au lit pour quelques jours, à un moment crucial de l’année. Tout repose maintenant sur les seules épaules de Thaïs, dix-neuf ans. Elle a déjà participé à la moisson durant plusieurs étés, mais jamais toute seule. Elle connaît les gestes, les réglages mécaniques, et ne rechigne pas devant l’effort, mais au matin, elle craignait d’agir sans être encadrée par ses aînés. Cependant, une fois la machine lancée, tout se déroule normalement, sa blessure mise à part. Elle veille à ne pas dévier la trajectoire de la moissonneuse-batteuse dont elle agrippe fermement le volant à deux mains. La direction est lourde : il faudrait changer la pompe d’assistance. Dans les virages, les muscles des bras saillent dans la lumière. Elle tient le choc, concentrée, et pendant que le soleil poursuit sa course, elle ne voit pas le temps passer.
La Beauce s’étend sans aucun obstacle pour arrêter le regard. Le travail est monotone, sur vingt mètres de largeur de coupe. Elle pense qu’à chaque tour de roue, les prix des céréales, dans des salles de marché interconnectées, baissent d’une fraction de centime, ce qui permet à un enfant de ne pas mourir de faim. Elle imagine ce visage quelque part dans un bidonville de Bombay ou du Caire. Encore un tour, une autre vie sauvée, un filet de sueur autour de la médaille familiale qu’elle porte comme la plaque de métal d’une soldate en guerre, sans jamais s’en séparer. Thaïs a trop chaud dans ses chaussures de sécurité. Les précieux grains se déversent peu à peu à l’arrière de la machine affamée. Orpheline de mère, elle a promis à son père de reprendre la ferme, comme ses ancêtres avant elle aussi loin que remontent les mémoires des registres paroissiaux, de rester fidèle à cette terre si plate qu’elle forge le caractère.
Étourdie de chaleur, Thaïs pense à Adrien, son aimé. Il a trois ans de plus qu’elle, termine ses études d’ingénieur en aéronautique. Jusque-là, ils n’ont pas poussé leurs ébats au-delà des préliminaires. Deux semaines auparavant, elle avait ses règles et refusé de retirer son pantalon, n’offrant que les grâces de sa poitrine généreuse à la gourmandise des mains et de la bouche. Il s’est par contre montré nu, pour qu’elle le découvre avec ses yeux et ses doigts candides. En y repensant, elle se reproche d’avoir été cruelle en lui refusant une fellation, même à l’entrée des lèvres, même du bout de la langue. En lui montrant ses seins, en touchant le pénis sans accepter d’aller plus loin, elle l’a rendu fou de désir. Il aurait pu se mettre en colère. Heureusement, il est resté doux. Elle ne se rend pas compte que par la frustration, sans le vouloir, elle a fait de lui l’amant parfait.
Pour ce soir, elle lui a promis de se donner à lui complètement, de lui dévoiler ses trésors féminins sans limite pour la première fois. Elle craint un instant qu’il n’apprécie pas le foisonnement des poils pubiens qu’elle n’a jamais coupés, avant de se rassurer : s’il l’aime vraiment, il aimera tout d’elle, tant pis si son entrejambe ne ressemble pas à celle d’une poupée Barbie. Elle projette de croiser son regard à l’instant où il lui ôtera sa culotte, le moment le plus magique de tous les couples, celui qui laisse sans voix, celui que l’on vole à la mort qui ne le reprendra pas. Elle revêtira sa nouvelle dentelle rouge, achetée la veille dans un supermarché de Chartres.
À ces pensées, Thaïs se tortille sur le siège de la moissonneuse. Elle sent qu’elle mouille, et ce n’est pas de la sueur. Les seins rosés exposés au plein jour frémissent – elle ne se rend pas compte qu’elle est en train de prendre un méchant coup de soleil. Elle est en pleine santé, à l’apogée du cycle, les hormones sexuelles enflamment son bas-ventre et son esprit. Elle se caresserait volontiers, cachée derrière une nuée de poussière dorée, mais pour ne pas dévier, elle doit tenir le volant à deux mains. Elle se réprimande intérieurement pour ce moment d’inattention : Thaïs, sois donc sérieuse ! Elle se souvient qu’elle est une fille de la ferme qu’elle ne quittera jamais, que cette expérience de moisson en solitaire est une sorte d’épreuve du feu pour savoir si elle sera capable d’assumer la responsabilité de cette exploitation. Pour son père, surtout : lui prouver qu’elle est à la hauteur de la situation, même si elle ne fait pas d’études. Elle ne se donne pas le droit d’échouer. Après tout, elle aurait pu demander l’aide des voisins, mais elle est trop fière pour cela. Ce soir, elle répandra sur cette terre tant aimée le sang de sa virginité, comme celui de la blessure de ce matin qui l’élance toujours.
Adrien est grand et mince, élégant comme une éolienne. Il tournoie dans sa vie d’étudiant, plein d’énergie, de projets sérieux ou farfelus. Ses bras ouverts vers elle semblent tendus vers le ciel. Il est un garçon des airs. À l’école, il apprend les avions, les vents, les nuages, l’atmosphère, comment éviter les tempêtes, glisser sur les alizés pour avancer plus vite. Il aime les chiffres, les équations, les abstractions qui le transportent encore plus haut dans des mondes mathématiques éthérés où rien n’est comme au sol. Il a voulu qu’elle l’accompagne dans ses rêves, mais elle n’a rien compris à ces concepts étranges, les infinis qui s’emboîtent comme des poupées gigognes. Ses mots s’écoulent autour d’elle comme l’eau de la piscine municipale dans laquelle elle va s’entraîner chaque semaine.
La mer est si loin qu’elle ne l’a jamais vue. Il lui a promis qu’il l’emmènera jusque-là en avion, car il sait piloter, car l’amour lui donne des ailes. Elle voudrait surtout admirer sa terre depuis le ciel, l’embrasser d’un seul regard. En retour de ce voyage, elle ne peut lui offrir qu’une motte noire et grasse dans la paume de sa main, et aussi le pain croustillant qu’elle confectionne avec la farine issue de la production familiale. Elle aime son tendre contemplatif. À Lucas, le frère cadet de Thaïs, il a expliqué avec douceur les notions incomprises dont le jeune homme avait besoin pour passer son bac. Adrien prétend qu’il n’a jamais approché d’une fille avant elle, mais il a croisé la route de plusieurs garçons qui ont aimé son aspect suave, un peu hermaphrodite, avec une dose assumée de féminité. Avant de connaître Adrien, Thaïs a toujours fantasmé sur l’idée de séduire un homosexuel, tout en croyant cela impossible.
Pliée dans la poche arrière de son pantalon, la dernière lettre qu’il lui a envoyée attend d’être à nouveau lue, après l’avoir été encore et encore durant la nuit. Adrien lui écrit souvent depuis leur rencontre, d’une plume foisonnante, les mots très osés de son amour pour sa désirée, se rêvant de magnifiques exploits dignes d’un héros d’Apollinaire ou d’Esparbec, ou bien un Saint-Exupéry dont le Petit Prince, bourré d’aphrodisiaques, aurait mal tourné en versant dans l’orgie. S’il connaît déjà bien ce domaine littéraire, elle en découvre toute la richesse à la fois du vocabulaire et des fantasmes sans limites.
La nuit d’avant, nue sur son lit, une fenêtre ouverte sur un champ à moissonner dès l’aube, alors qu’elle ignorait encore qu’elle devrait travailler seule le jour suivant, elle s’est livrée au plaisir solitaire d’attendre l’être aimé auquel elle a promis toutes les grâces de son corps, le clitoris humecté de salive roulé sous un doigt de la main qui ne tient pas le papier, tandis que les lèvres chuchotaient les phrases lues joliment licencieuses, quelquefois difficiles à déchiffrer, parfois parsemées de fautes d’orthographe – il existe peu d’auteurs parfaits ! – et de traces de sperme séché, ou peut-être de larmes ? Il a manifestement écrit cette dernière missive sous l’emprise d’un besoin incoercible d’étreindre sa muse, une brûlure du sexe affamé : pas moins de douze pages d’une écriture serrée à l’encre bleu-turquoise, comme un long cri de désir impatient, la description très détaillée d’une nuit de tendresse à venir précédant beaucoup d’autres. Dans un tiroir de la chambre attend, caché sous les culottes, le vibromasseur tout neuf, toujours dans son emballage, un cadeau d’Adrien dont elle n’ose pas se servir seule ; cela aussi, il a promis de lui apprendre, afin de l’envoyer au septième ciel. Comment connaît-il tous ces détails féminins, qui a-t-il vraiment connu avant elle, cela elle l’ignore, car malgré leur abondance de précisions, les manuscrits d’amour conservent leur part d’ombre qu’elle n’a pas envie de fouiller. L’aurore a surpris Thaïs dans ses pensées. Tant pis pour cette nuit sans sommeil : elle peut se le permettre à son âge. Elle a pris une douche glacée suivie d’un solide petit-déjeuner. Son père lui a dit qu’il devait rester au lit. Elle lui a promis que tout irait bien. Le champ s’est baigné d’une lumière ardente. Au travail, jeune fille !
Un jour, elle a voulu entendre Adrien se lire à haute voix. Elle avait l’impression d’un ange de la luxure qui chantait une chanson de débauche. Elle a rougi dans son innocence, mais il était encore trop tôt, ce jour-là, pour qu’elle ouvre en grand la porte intime de son ventre. Dans ses lettres, il lui propose des projets fous, les yeux brillants de joie. Il voudrait un enfant d’elle, déjà ! Sur le siège de la moissonneuse, elle s’imagine enceinte. Sa terre est fertile, le pain de sa chair se laissera pétrir, se laissera lever, en dépit de tous les doutes sur l’avenir de leur couple.
Ces pensées érotiques aident Thaïs à supporter la monotonie. Le jour commence à baisser. Elle veut terminer avant que la nuit tombe, malgré ses quatorze heures dans la cabine sans prendre une seule pause. Les premières étoiles s’allument lorsqu’elle stationne avec précaution la moissonneuse dans le hangar, en marche arrière, une fois la dernière ligne achevée. Elle descend de la machine, et comme elle se croit seule, elle ne prend pas la peine de couvrir sa nudité du haut. Peut-être Tobie, son petit chien, viendra lécher ses lourdes chaussures. Sa peau aime la fraîcheur du soir. Elle titube, ivre de fatigue. Avant de retrouver Adrien, elle voudrait s’offrir une douche, s’asperger de déodorant, s’habiller pour être présentable à leur rendez-vous.
Mais Adrien dont elle n’a pas remarqué la présence est déjà là, silencieux, souriant, assis sur un tabouret, impeccablement propre et rasé de frais, tandis que Tobie tourne autour de lui. Après avoir garé sa moto et salué celui qu’il considère comme déjà son beau-père, il l’a vue venir de loin, son adorée, entourée d’un nuage de poussière. Il a distingué sa silhouette à travers la vitre de la cabine, le soleil couchant en arrière-plan, minuscule à l’intérieur d’un robot immense et puissant comme un Goldorak combattant les golgoths végaliens de la famine, un Actarus au féminin – lui aussi blessé au bras – ou plutôt sa sœur, une Phénicia aux seins nus, guerrière au sang noble d’Euphor. Lorsqu’au matin, elle l’avait informé de la situation par SMS, il l’avait encouragée ainsi : tu es mon héroïne préférée… va combattre ton ennemie, la faim dans le monde !
Dès qu’elle le voit, Thaïs se jette dans les bras d’Adrien et l’embrasse à pleine bouche. Il veut consommer son aimée « dans son jus », privée d’artifices, parfumée de sueur et de gasoil, lentement lui retirer les vêtements de son labeur, les chaussettes épaisses autour des pieds gonflés par la chaleur, jusqu’à la culotte blanche, simple et sans fioritures, mais imbibée des nectars de l’effort et du désir mêlés.
Il remarque aussitôt la blessure, gronde sa dulcinée de ne pas s’être soignée correctement : il aurait fallu des points de suture. Pas le temps, mon amour. Je ne suis pas fragile, tu sais. Parce qu’elle en a encore la force et qu’elle souhaite le prouver, c’est elle qui le porte jusqu’à la chambre dont les murs tapissés de rose arborent toujours des posters d’adolescente. Adrien sent que le corps frémissant qui le soulève est enfiévré du travail de la moisson. Les yeux brillent. La terre se fait légère. Le vent de la nuit s’est levé. Dans le silence de la ferme familiale, elle gravit les marches avec l’impression qu’Adrien ne pèse rien. Bientôt, elle lui ouvrira ses cuisses, ils vont s’unir par le sexe pour la première fois, elle ne lui refusera plus jamais rien de ses charmes. Ils ne le savent pas encore, mais il est impossible de vivre un moment plus heureux.