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n° 21937Fiche technique28099 caractères28099
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Temps de lecture estimé : 20 mn
10/08/23
Résumé:  Jour de fête, Monsieur le maire marie sa fille. Tous les villageois ont été conviés au festin… Le ciel s’obscurcit, le tonnerre gronde, un déluge s’abat sur le village… Les envoyés du Diable s’invitent à la noce.
Critères:  fh extracon campagne amour vengeance jalousie fantastiqu -fantastiq -contes
Auteur : Patrick Paris            Envoi mini-message
Les envoyés du Diable


Une première pour moi. Ce conte fantastique m’a été inspiré, très librement, par un film, un grand classique du cinéma français … le reconnaîtrez-vous ?


Vous donnez votre langue au chat ? … ou au Diable !


Réponse dans les commentaires…





Thomas attend le bon moment pour faire sa déclaration à Léa et lui passer la bague au doigt. Pour les vacances, direction les Alpes, sac à dos, duvet et petite tente pour les nuits parfois fraîches.


Le tonnerre gronde depuis bientôt une heure, la pluie commence à tomber. Après une longue randonnée, Léa et Thomas se pressent pour se mettre à l’abri dans le petit village où ils ont prévu de passer la nuit. Il faut trouver une chambre, pas question de planter la tente comme ils en ont l’habitude.


Ayant déposé leurs affaires à l’auberge, la pluie ayant cessé, ils décident de faire le tour du village avant de passer à table.


Sur la place face à la mairie, un petit jardin de fleurs entoure une statue, un couple enlacé, grandeur nature. Sûrement l’œuvre d’un artiste local, il a dû tailler sa statue dans un gros bloc de pierre. Beau travail, très réaliste. Elle a les traits fins, une longue chevelure, une robe d’été à l’ancienne. Lui sourit, il a l’air heureux, ses bras autour de ses épaules.


Léa fait remarquer que l’artiste n’a pas signé son œuvre, juste une date 1932.


Assis sur un banc, appuyé sur une canne, un vieux du village doit pouvoir les renseigner.



Le vieux, comme il y en a dans tous les villages, semble heureux de pouvoir partager les histoires que chacun se transmet dans les familles. Quel âge pouvait-il avoir ? difficile à dire. D’une voix lente, usée, il commence à raconter en reprenant son souffle entre chaque phrase. Il toussote, parfois Léa et Thomas doivent tendre l’oreille pour l’entendre. Fascinés, ils sont vite suspendus à ses lèvres :


Cette histoire m’a été rapportée par mon père, il la tenait lui-même de son propre père qui était au village à l’époque. Il a vécu tous les évènements que je vais vous conter.


C’était un peu après la guerre, la grande, dans les années 30. Un jour d’orage, deux étrangers sont arrivés chez nous à pied, comme vous.


C’était jour de fête au village, le maire mariait sa fille. La noce s’était réfugiée dans la grange dès les premières gouttes, depuis l’eau avait inondé les rues. La Marguerite, une ancienne un peu bigote, venait de dire « mariage pluvieux, mariage heureux » pour réconforter les jeunes mariés déçus que le soleil ne soit pas au rendez-vous. Quand deux étrangers ont fait irruption dans la salle. Tout le monde s’est retourné, ils étaient trempés des pieds à la tête.


Après les avoir séchés, les avoir réchauffés, ils furent invités à se joindre à la noce. Ils se firent discrets, mais très vite, le bouche-à-oreille apprit à tous qu’ils étaient frère et sœur, qu’ils voyageaient ainsi de village en village. Lui s’appelait Gautier, elle Blanche. Un peu vieillot leurs prénoms, cela en fit rire plus d’un.


Anne la fille du maire, la plus riche héritière du village épousait Renaud un jeune qui fit plus d’un jaloux. Se mariaient-ils par amour ? Beaucoup en doutaient. Comme le firent remarquer certaines mauvaises langues, il y a longtemps que le père de Renaud lorgnait les hectares de vignes et les champs qui tout naturellement allaient faire partie de la dot, le rendant ainsi le plus grand propriétaire terrien du canton. Quant à Anne, personne ne lui avait rien demandé, elle devait se marier, alors lui ou un autre ?


Gautier trouvait la mariée bien triste, mais qu’elle était belle. Il ne la quittait pas des yeux. Celle-ci s’en aperçut, le regard de Gautier la fit rougir.


Blanche, après avoir souri au marié depuis sa place, attendit bien sagement que celui-ci vînt l’inviter à danser. Elle baissa les yeux en le suivant sur la piste. C’est ainsi que Blanche se retrouva dans les bras de Renaud qui négligeait déjà sa jeune épouse.


Après chaque danse, Gautier et Blanche se retrouvaient, un petit sourire énigmatique au coin des lèvres. Ils ne se parlaient pas, leur visage n’exprimait aucun sentiment, ni la joie, ni la satisfaction de participer à la noce, impossible de savoir si la mariée plaisait à Gautier et le marié à Blanche.


La fête touchait à sa fin, Renaud emmena Anne dans sa grande propriété sous le regard attendri du maire, son père Hugues, qui se souvenait de sa nuit de noces.


Petit à petit, les invités rentrèrent chez eux. La nuit était bien avancée quand Gautier et Blanche regagnèrent leur chambre dans la seule auberge du pays, celle où vous allez passer la nuit.


Dans les jours qui suivirent, comme par enchantement, Blanche et Gautier ont été adoptés par tous les villageois, les jeunes, les vieux, les hommes comme les femmes.



Le vieux marqua une pause. Léa et Thomas ne comprenaient pas le lien entre cette noce et l’objet de leur curiosité. Qui avait sculpté cette statue, et quels en avaient été les modèles ?


Le vieux releva enfin la tête, il prit une grande respiration, pour poursuivre son récit :


Il faut que je vous dise, jeunes gens, en 1431, le 30 mai exactement, deux anges déchus ont été envoyés sur terre par le Malin, oui, par Belzébuth, le Prince des ténèbres en personne. Il les a envoyés pour semer le trouble et la zizanie parmi les hommes. Ils avaient des pouvoirs surnaturels pour semer la discorde partout où ils passaient.


À ce moment-là, un éclair zébra le ciel et le tonnerre se fit entendre, le vieux se tut et se signa trois fois en tremblant.


Léa se pencha vers Thomas :



Le tonnerre se fit à nouveau entendre. Léa avait l’air effrayé. Thomas lui serra la main, il voulait connaître la suite de cette légende.


Le vieux semblait hésitant, Thomas l’encouragea à poursuivre :




Chut ! plus bas.

Ce 30 mai 1431, Satan venait donc d’envoyer Gautier et Blanche dans la bonne ville de Rouen. Depuis ce jour maudit, les envoyés du Diable parcouraient le monde déclenchant des calamités, laissant derrière eux malheur et désolation. Ils allaient de village en village, de ville en ville, de pays en pays, semant le trouble et la destruction.


Personne ne sut exactement où ils étaient allés.


Certains dirent les avoir vus en mai 1610 dans une taverne de la rue de la Ferronnerie à Paris, attablés avec un grand géant roux. Quelques heures plus tard, la France n’avait plus de roi, Henri IV avait rendu son dernier soupir.


D’autres les auraient aperçus à Paris, le 23 janvier 1793, dans la foule massée face à l’échafaud dressé Place de la Concorde.


D’aucuns dirent avoir vu à Waterloo en 1815, Blanche sortant de la tente de Grouchy, alors que la bataille était déjà engagée.


Allez savoir… Les envoyés du Diable étaient toujours discrets, et partaient leur mission accomplie.


Ce qui est certain, c’est qu’ils étaient tous les deux à Sarajevo en 1914, juste le temps d’un coup de feu. Ensuite ils n’eurent qu’à laisser faire la folie meurtrière des hommes.


Léa se pencha à nouveau vers Thomas pour lui parler à voix basse :



La plupart du temps, Blanche et Gautier s’occupaient des gens du commun, comme vous et moi, pour apporter le malheur au quotidien. Ils avaient le pouvoir d’envoûtement. Leurs proies pouvaient tomber amoureux fou sur un simple sourire, un simple regard. Leur spécialité, séparer les couples, casser les familles les plus unies, déshonorer les plus vertueux pour les pousser à la dernière extrémité. Leur pouvoir de nuisance était infini.


Et c’est justement dans notre village que les envoyés du Diable venaient d’arriver, pour assister à la noce de la fille du maire. Quel malheur allait s’abattre sur notre village ?


Le vieux marqua une nouvelle pause avant de poursuivre :


N’oubliez pas jeunes gens, ni Blanche ni Gautier ne pouvaient éprouver le moindre sentiment. Leur cœur ne battait pas comme chez les humains, le sang ne coulait pas dans leurs veines. Tout leur était indifférent. Ils n’avaient jamais éprouvé de l’amour, ni même de la haine ni ressenti de la peur ou de la joie. Seul comptait l’accomplissement de leur mission.




---oOo---




Le lendemain de la noce, le village était encore à moitié endormi. Seules quelques femmes vaquaient à leurs occupations en revenant de l’église où elles avaient assisté à la première messe.


À midi, les jeunes gens envahirent peu à peu le café place de la mairie, pour fêter le jeune marié. Celui-ci faisait le beau, un jeune coq, fier de lui comme s’il avait accompli un exploit. Leur servante avait déjà fait le tour du village, racontant à qui voulait l’entendre qu’elle avait trouvé le matin même quelques gouttes de sang sur les draps nuptiaux, prouvant la virginité d’Anne.


Content de lui, Renaud se pavanait dans le village. Comme par hasard, il croisa la route de Blanche qui lui sourit en le voyant. Renaud se souvint de son trouble quand il avait dansé avec elle, son corps alangui contre lui. Cette femme le fascinait, elle devait avoir du caractère, pas comme Anne, cette oie blanche que ses parents lui avaient donnée pour épouse.


À chaque regard de Blanche, un trouble grandissant envahissait un peu plus le cœur de Renaud. Tant et si bien qu’il entraîna Blanche à l’abri des regards. En la regardant dans les yeux, il osa lui dire comme si c’était une évidence :


  • — Blanche, je vous aime.
  • — Voyons, soyez sérieux, mon cher Renaud, vous êtes marié, vous oubliez Anne ?
  • — Cette greluche, ce sont nos familles qui ont voulu ce mariage.
  • — Renaud, j’arrive trop tard, j’aurais voulu vous connaître plus tôt. Moi aussi je vous aime depuis je vous ai vu. Toute la nuit je n’ai pensé qu’à vous. Lui répondit-elle de sa voix douce.

Renaud enlaça Blanche pour l’embrasser. Sans trop de réticence, la belle se laissa faire, elle sentit le désir du jeune homme contre sa cuisse. Ce n’était pas suffisant, il fallait le pousser à bout, que son amour pour elle soit plus fort que tout, qu’il perde la tête et oublie tous ses devoirs :


  • — Renaud, je sens votre désir pour moi, j’aurais aimé être votre femme. Il ne faut pas. Je partirai demain, nous ne nous reverrons plus.
  • — Blanche, je ne pourrai pas vivre sans vous.
  • — Renaud, notre amour est impossible. J’ai envie de vous, comme vous avez envie de moi. J’aimerais vous faire un cadeau avant mon départ. Retrouvons-nous ce soir à minuit derrière la grange où a eu lieu la noce. Soyez à l’heure, car je dois échapper à la surveillance de mon frère.
  • — J’y serai, soyez-en assurée.

Aveuglé par ses sentiments, Renaud ne doutait pas de la sincérité de Blanche. Il venait de signer sa perte.

Ils se quittèrent sur un ultime baiser.




---oOo---




Anne ne gardait pas un bon souvenir de sa nuit de noces. Loin de ce qu’elle avait imaginé à la lecture des romans qu’elle dévorait en cachette. Renaud n’avait été ni tendre ni romantique. Trop rapide, il lui avait fait mal sans même s’en rendre compte, ne cherchant que son plaisir, sans se préoccuper de ce qu’elle avait pu ressentir. C’était donc ça l’amour, elle était déçue.


Elle sortit de chez elle, enfin de chez son mari, pour aller à la source du village remplir une cruche d’eau fraîche. Le hasard, mais faut-il encore parler de hasard, Gautier était en train de boire à la source quand elle arriva. La vue du charmant jeune homme aperçu lors de ses noces lui rendit son sourire. Gautier l’aida à remplir sa cruche, et tout naturellement, ils s’assirent dans l’herbe pour converser. Le temps passe vite quand l’amour naît, le soleil déclinait quand Anne rentra chez elle des papillons dans les yeux, elle venait de tomber amoureuse de ce bel inconnu.

Gautier avait rempli la première étape de sa mission. Anne serait bientôt la honte du village, reniée par son mari.


Blanche et Gautier pouvaient être fiers, en une journée, ils avaient presque terminé leur mission.


Pourtant, une idée venait de germer dans la tête de Blanche, en repensant à Gilles, le cousin témoin du marié. Lui aussi ne l’avait pas quittée des yeux de la soirée. Elle allait peut-être pouvoir faire d’une pierre deux coups.


Blanche s’assoupit sur son lit, l’esprit tranquille.



Gautier, lui, n’arrivait pas à trouver le sommeil. Il repensait au sourire d’Anne, aux yeux d’Anne, il avait été charmé par sa voix et par sa grâce. Sans s’en rendre compte, Anne envahissait toutes ses pensées. Il n’avait jamais ressenti un tel trouble. Sans le savoir, Gautier était en train de tomber amoureux d’une créature terrestre.


Sa nuit fut agitée. Pour la première fois, il rêva.


Le lendemain, il eut confirmation de ses sentiments lorsqu’il vit arriver Anne à la source près de laquelle il l’attendait. Son amour était partagé. Elle n’avait cessé de penser à lui, alors que Renaud la baisait avec la même délicatesse que la nuit précédente.


Gautier lui prit la main et plongea ses yeux dans les siens. Elle le laissa poser ses lèvres sur les siennes dans un baiser enflammé. Étonné de découvrir ce bonheur nouveau, Gautier se prit à son propre jeu. Il aimait d’un amour sincère. Cette découverte le fit frissonner, était-ce possible ? Cela lui faisait peur, mais tellement agréable. Son cœur se mit à battre pour la première fois. Cet amour qui lui était interdit lui fit perdre instantanément tous ses pouvoirs.


Le vent se leva, un petit vent léger qui chassa les nuages, un rayon de soleil vint illuminer la chevelure d’or de la jeune femme. Virevoltant autour d’eux, les oiseaux se mirent à chanter. Dans l’herbe fleurirent des pâquerettes faisant un parterre sur lequel ils s’étendirent, enlacés dans les bras l’un de l’autre.


Un besoin physique, incontrôlable, les saisit. Emportés par leur passion, Anne et Gautier s’aimèrent. Ils découvrirent l’amour, le vrai, celui qui fait tout oublier, qui hante toutes les pensées, celui qui habite tout le corps, le fait vibrer. Seuls les oiseaux entendirent les serments qu’ils se firent. Éblouis par ce qu’il venait de vivre, ils ne remarquèrent pas Blanche cachée derrière un arbre qui les observait.


Elle avait compris. Gautier était perdu si elle n’intervenait pas. Elle voulait sauver son frère. Seul le Diable avait le pouvoir de le remettre dans le droit chemin.




---oOo---




Un peu avant minuit, fidèle à sa promesse, Blanche alla rejoindre Renaud qui se mourrait d’amour pour elle, heureux de sa bonne fortune. Elle fit un détour pour passer devant la maison de Gilles qui l’aperçut et la suivit sans faire de bruit.


Il était un peu tôt, Renaud ne devait arriver que dans quelques minutes. Le plan qui avait germé dans la tête de Blanche, un plan machiavélique, se déroulait à merveille.


Gilles la rejoignit derrière la grange. Elle le laissa lui déclarer sa flamme.


Blottie dans les bras de Gilles, Blanche l’embrassa et lui permit de la caresser. En apercevant Renaud qui les regardait en serrant les poings, elle se débattit, se dégagea de l’étreinte de Gilles et le repoussa. Un peu surpris, celui-ci tenta de la retenir contre son gré. Renaud fou de jalousie se précipita vers son cousin pour la défendre, un couteau à la main. Gilles ne put esquiver le coup qu’il reçut dans le ventre, il eut juste le temps de saisir une fourche qui servait à rentrer les foins, et à embrocher Renaud.


Imperturbable, Blanche regardait le corps des deux cousins qui se vidaient de leur sang, pas un muscle de son visage ne cillait. Satan sera content d’elle.


Comme tous les soirs, elle retrouva Gautier pour lui faire part de son succès :


  • — Mission accomplie, mon cher frère. Et toi, où en es-tu avec Anne ? lui dit-elle hypocritement.

Gautier ne répondit pas, encore émerveillé d’avoir découvert l’amour, ce sentiment qui fait tellement de ravage parmi les humains.



La mort des deux cousins fit grand bruit dans le village, personne ne comprenant quel avait été le motif de leur bagarre.


Hugues, le maire, était abattu. Sa fille, veuve avant de lui avoir donné de beaux enfants. Il avait été tellement heureux de lui trouver un beau parti, elle était seule maintenant, lui était vieux.


Lors des obsèques des deux cousins, Blanche aida Anne à soutenir Hugues qui avait du mal à marcher tant sa douleur était vive. Elle le tint par le bras, se serrant contre lui pour le troubler juste ce qu’il faut. Pendant l’oraison, Hugues pensa plus à Blanche qu’au défunt, une gentille fille bien serviable, et si jolie.


Dans les jours qui suivirent, Blanche lui rendit visite pour le réconforter. Son sourire réveilla en lui des sentiments qu’il n’avait plus connus depuis le décès accidentel de sa tendre épouse. Il se prit à rêver que lui et Blanche, ce serait incroyable.


À chaque nouveau regard de Blanche, le piège se refermait sur le pauvre homme. Il tomba amoureux, comme on peut l’être à cet âge, sachant que ce serait la dernière fois.


Blanche lui proposa une petite promenade pour le tirer de sa torpeur. Bras dessus bras dessous, leurs pas les conduisirent dans le pré qui longe la rivière, tumultueuse à cet endroit.

Hugues mit en garde la jeune femme sur les dangers des courants et des tourbillons. Blanche riait, dansait autour d’Hugues qui se croyait revenu au temps de sa jeunesse. Il était heureux, n’osant croire à ce bonheur si soudain.


Au bord de l’eau, une fleur attira l’attention de Blanche qui se pencha pour la cueillir. Hugues n’eut pas le temps de la retenir que déjà elle tombait, emportée par les flots.

Hugues, effrayé, voyait la tête de Blanche émerger de l’eau en essayant de crier, elle allait se noyer happée par le courant. N’écoutant que son courage, il sauta et rejoignit rapidement la jeune femme. Il avait été bon nageur dans sa jeunesse, mais il avait vieilli. Comme toutes les personnes qui se noient, Blanche se débattait, entraînant Hugues dont les forces commençaient à faiblir. Leurs deux corps coulèrent en même temps.


Quelques minutes plus tard, Blanche ressortait de l’eau sur la rive opposée, tandis que le corps sans vie de leur maire ne sera retrouvé par les villageois que le lendemain soir, accroché aux arches du pont à la sortie du bourg.


Blanche rentra tranquillement, sa mission avait été remplie au-delà de tout ce qu’elle avait imaginé, à Gautier maintenant de remplir la sienne. La belle Anne a trompé son mari, n’est-elle pas aussi responsable de sa mort ? Les rumeurs vont vite. Quand tout le village saura, désespérée, elle n’aura d’autre solution que de s’ôter la vie pour rendre son honneur à sa famille.




---oOo---




Le Diable, comme je vous l’ai dit, pouvait apparaître n’importe où, et se métamorphoser à sa guise. Alors que Blanche et Gautier étaient en train de discuter, il fit irruption dans leur chambre :


  • — Bonsoir mes anges… J’espère que je ne dérange pas. Ponctuant ces mots de son rire démoniaque.

Gautier fut surpris par cette apparition, cela ne présageait rien de bon.


Au petit matin, laissant Blanche retenir Gautier, le Diable prit son apparence pour se rendre à la source où Anne attendait, encore sous le choc du décès brutal de son mari. Sans se rendre compte de la supercherie, elle sauta au cou de son bien-aimé :


  • — Oh ! Gautier, Gautier, comment une chose aussi horrible a-t-elle pu arriver ?

Il la repoussa sans ménagement :


  • — Il est bien là où il est maintenant.
  • — C’était mon mari, on ne dit pas de mal des morts, dit-elle se signant, ce qui fit reculer le Diable.
  • — Tu ne l’aimais pas. Bon débarras.
  • — Comment peux-tu être aussi dur ? répondit-elle sans pouvoir retenir les larmes qui lui montaient aux yeux.
  • — Te voilà riche en plus, tu hérites de tout, la maison, les champs, les vignes.
  • — Gautier, ne sois pas cynique, je n’y ai même pas pensé.
  • — Je voulais te dire adieu. Nous allons partir Blanche et moi.
  • — Partir ? Quand ?
  • — Demain matin.
  • — Mais je t’aime, ne me quitte pas. Je n’ai plus que toi.
  • — Eh là, la belle, maintenant que ton mari n’est plus, je ne vais pas le remplacer.
  • — Mais Gautier, tu m’aimes toi aussi, tu me l’as dit. Partons ensemble loin d’ici.
  • — Soit sérieuse. On a passé du bon temps ensemble. Mais j’aime trop ma liberté, je ne vais pas m’encombrer,
  • — T’encombrer ? C’est ça l’amour que tu me jurais, dit-elle éclatant en sanglots.
  • — Viens, Anne, avant de partir, on va s’aimer une dernière fois.
  • — Quoi ? C’est tout ce que tu attends de moi… Je te déteste, va-t’en.
  • — Comme tu veux, tant pis pour toi… Adieu, lui dit le Diable en partant.

Le soleil se cacha, les oiseaux cessèrent de chanter, les fleurs des champs fanèrent en quelques secondes. Deux corbeaux vinrent se poser sur une branche, jetant un regard vide sur Anne qui se lamentait, assise sur un rocher, la tête entre les mains.


Gautier était devenu si odieux qu’Anne se demandait comment elle avait pu être amoureuse de lui, au point de lui céder et de tromper son mari. Après Renaud, c’était au tour de Gautier de la décevoir.


En partant, content de lui, le Diable se frottait les mains de satisfaction. Dieu que cette dame était gourde, elle croyait tout ce qu’on lui disait. Il ne lui restait plus qu’à parcourir le village pour la déshonorer, elle n’en survivrait pas.


Pour faire bonne mesure, il lança les bras en l’air en riant. Instantanément, le ciel s’obscurcit, les nuages s’amoncelèrent, menaçants. Les villageois impressionnés rentrèrent chez eux en courant. L’orage éclata, pas une petite pluie, non, une grêle comme personne n’en avait jamais vu. Des grêlons gros comme des balles de tennis qui ravagèrent tous les champs aux alentours, n’épargnant ni les vignes ni les arbres fruitiers.


L’orage redoubla de force, le tonnerre se fit entendre, la foudre tomba sur la maison de Renaud, enfin celle d’Anne maintenant, mettant le feu au toit qui se propagea rapidement aux maisons voisines. Tandis que les villageois luttaient contre l’incendie, un éclair frappa le clocher de l’église qui s’écrasa avec fracas sur le parvis. Personne ne comprit que la foudre ait pu tomber à côté du paratonnerre.


Le lendemain, le père de Renaud ne put que constater que tous les champs avaient été saccagés par la grêle. Lui qui croyait avoir fait fortune en mariant son fils à la fille du maire, il était ruiné, comme de nombreux villageois.

Tous se lamentaient au milieu du village en partie détruit par l’incendie qui n’avait pu être maîtrisé que tard dans la nuit. Ils se demandaient où était leur maire, dont le corps n’avait pas encore été retrouvé.


Le curé parcourait les rues, suivi d’une dizaine de ses ouailles. Des femmes, tout de noir vêtu, psalmodiaient des prières pour conjurer le sort, espérant être entendues du Tout-Puissant.

Cette procession fit sourire le Diable.




---oOo---




Gautier, le vrai, avait compris les manigances du Diable. Ne voulant pas renoncer à son amour, il partit à la recherche d’Anne, bien décidé à la reconquérir.


Il la trouva en pleurs à côté de la source où ils s’étaient aimés, se jurant que plus jamais un homme ne la toucherait. Gautier ne savait quoi lui dire, certainement pas la vérité. Comment retrouver son amour, ses pouvoirs avaient disparu, il ne pouvait compter que sur lui-même.


Il se fit tendre, lui jura un amour éternel. Anne ne savait que penser, mais elle entendait les mots qu’elle avait envie d’entendre sortant de la bouche de son amant. Bercée par la voix douce de Gautier, ses larmes se séchèrent.


Un vol d’étourneaux traversa le ciel d’azur, un halo de lumière enveloppa Anne qui se blottit dans les bras de Gautier. Un couple de mésanges se posa à côté d’eux dans l’herbe. Anne laissa Gautier l’embrasser tendrement du bout des lèvres. Les fleurs des champs refleurirent une à une. Un pinson, perché sur une branche, fit entendre son chant mélodieux. Serrés l’un contre l’autre, Anne et Gautier s’unirent par un long baiser.


Tout à la joie de se retrouver, ils ne remarquèrent pas celui qui avait suivi Gautier, celui qu’on n’attend jamais. Le Diable, ayant changé une nouvelle fois d’apparence, surgit devant eux pour les séparer. C’était trop tard, soudés par leur amour, les deux amants ne faisaient déjà plus qu’un.


Si l’ire de Dieu est implacable, celle du Diable est tout aussi terrifiante. Concentrant tous ses pouvoirs, il transforma Anne et Gautier en statue, enlacés pour l’éternité. Sans s’en rendre compte, il venait de leur faire le plus beau des cadeaux.


La malédiction du démon s’abattit alors sur notre village. Instantanément, les oiseaux s’arrêtèrent de chanter, l’eau de la source cessa de couler.


Le soir même, le Diable partit avec Blanche. On ne les revit jamais.


Peu à peu le village retrouva son calme, oubliant les étrangers qui avaient fait halte chez eux, et les malheurs qui les avaient frappés cette année-là. Personne ne sut ce qu’était devenue la fille du maire, accablée de chagrin suite au décès de son père et de son mari.


Intrigués par la statue qu’ils trouvèrent près de la source maintenant asséchée, les villageois attendirent l’été suivant pour la porter ici en procession espérant que l’eau allait rejaillir. Mais rien n’y fit.


Ils firent venir un ingénieur de la ville qui ne put que constater que leur source était définitivement tarie. Depuis ce jour, un champ de cailloux remplaça la prairie où Anne et Gautier s’étaient aimés.


Attendez jeunes gens, ce n’est pas fini. Le Diable décida de se venger. De se venger des hommes dont le pouvoir de l’amour avait pu être plus fort que le sien. Il n’eut plus qu’une envie, que la haine et l’horreur recouvrent la terre entière et détruisent tous les humains qui venaient de le narguer.


Il va ainsi parcourir toute l’Europe. Passant par l’Italie, il gagne rapidement les pays germaniques et les pays slaves, se transformant au gré de sa fantaisie à l’image des chefs qu’il rencontre, faisant des millions de victimes. Sans son aide, certains dictateurs auraient été incapables de mener à bien leur mission.


Le Diable a failli réussir dans sa folie destructrice. Il regagnera l’enfer quelques années plus tard, déçu que l’amour et la paix aient encore triomphé. Depuis il est rassuré, il a compris que les humains étaient capables de se détruire eux-mêmes.



Le vieux se tut.

La nuit commençait à tomber. Léa et Thomas n’avaient plus osé l’interrompre :



Laissant le vieux perdu dans ses pensées, Léa s’accrocha au bras de Thomas, qui s’il faisait le fanfaron, n’en était pas moins troublé par ce qu’il venait d’entendre.


Avant de partir, ils avaient envie de revoir la statue d’Anne et de Gautier. Hésitants, ils s’approchèrent pour voir de plus près les deux corps enlacés. À côté de la date, une inscription qu’ils n’avaient pas encore remarqué « L’Amour éternel ». Thomas détaillait les traits fins d’Anne, sa robe légère, ses longs cheveux finement ciselés, sûrement l’œuvre d’un très grand artiste, un artiste inconnu comme il y en a tant. Gautier lui aussi semblait réel, on sentait la puissance de ses bras serrant sa bien-aimée, comme pour la protéger.


Toujours pendue au bras de Thomas, Léa tremblait sans oser rompre le silence qui maintenant les entourait. Thomas l’enlaça, persuadé que leur amour était aussi fort que celui d’Anne et de Gautier, un doux baiser les unit à la faible lueur de la lune naissante.


C’est alors qu’ils furent tous les deux intrigués par un bruit sourd, régulier, un battement semblant émaner de la statue. Le vieux s’était rapproché, ils le regardèrent interrogatifs :



Thomas n’eut pas le temps de lui répondre. Le tonnerre se mit à gronder une nouvelle fois, pourtant aucun nuage n’assombrissait le ciel.


À petits pas, le vieux partit rapidement dans la nuit en se signant trois fois.


Le lendemain, les villageois eurent la surprise de voir un filet d’eau jaillir au lieu-dit de la Source abandonnée. Une pâquerette avait fleuri entre les pierres.