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Temps de lecture estimé : 54 mn
31/08/23
Résumé:  Sommes-nous donc aveugles ? Faut-il attendre que les pauvres soient si pauvres qu’il ne leur reste plus qu’à se révolter ? Un jour, les hardes qui pendent au clou deviennent immanquablement l’étendard de la haine !
Critères:  sales nonéro mélo portrait
Auteur : Melle Mélina      Envoi mini-message
La révolte des démunis

Chapitre 1 : Un nid de désespoir



L’asticot est une puissance en ce monde – Jean Henri Fabre


Sommes-nous donc aveugles ?

Faut-il attendre que les pauvres soient si pauvres, qu’il ne leur reste plus qu’à se révolter ? Un jour, les hardes qui pendent au clou deviennent immanquablement l’étendard de la haine ! – Le cri du Peuple : l’espoir assassiné (Tardi et Vautrin)


Ils traversent la vie en titubant : les épouvantails. Ils errent loin de nos réalités, les réalités de ce monde, loin de notre quotidien, de nos aspirations. Ils sont les monstres de la nuit, les monstres pitoyables pour qui l’avenir de l’homme n’est qu’une chimère. Ils ont cessé de croire, de croire aux lendemains, de croire aux progrès – ils n’y ont pas accès –, ils sont les rumeurs des silences : les clochards.


Nous sommes myopes au pied de l’arbre, sourds aux menaces de la forêt profonde, de la jungle urbaine.



oooo0000oooo



La première fois que sœur Marie-Thérèse l’a rencontrée, elle chantait du Johnny :


♬ On m’a tout donné, bien avant l’envie, j’ai oublié de dire merci, toutes ses choses qui avaient un prix, qui font l’envie de vivre et le désir et le plaisir aussi… Qu’on me donne l’envie, l’envie d’avoir envie ! ♫


Elle se souvint avoir souri lorsque leurs regards se croisèrent. Elle était malicieuse, mutine. Elle était amusée de voir la réaction des passants, visiblement contente de sa blague. La religieuse lui donna un petit billet de 10 €. Elle la remercia d’un simple hochement de tête.


Sœur Marie-Thérèse était bénévole aux Petits Frères des Pauvres, elle faisait souvent des maraudes et servait la soupe populaire derrière l’église de Sainte-Croix tous les jeudis soir. Elle ne l’avait jamais vue, peut-être était-elle nouvelle. Chaque jour, la société laissait sur le carreau un nouvel indigent, une nouvelle victime. Les SDF étaient de plus en plus jeunes, certains ne devaient pas être majeurs.


Quel âge avait-elle ? Les personnes qui vivent dans la rue n’ont plus d’âge.

Ses yeux pétillaient de fraîcheur, mais sa peau portait les stigmates de longues années de cauchemar. En la regardant de plus près, la religieuse se ravisa ; elle n’était pas nouvelle, tout portait à croire que cela faisait déjà longtemps qu’elle faisait la manche pour survivre.


Elle voulait lui parler, mais cette dernière continuait de chanter à tue-tête un répertoire de chansons qui provoquaient, sinon une sympathie furtive, un échange de regards.


♫ Parce que j’allume tout le quartier – Avec mes pétards mouillés

On me traite comme une épave – Un canot de sauvetage

Qui prend l’eau ♭

♬ J’ai toujours été quelqu’un – Qu’on regarde avec dédain

Ou qu’on renvoie dans sa niche – Comme un pauvre chien ♫


Quand on vit comme moi

Dans l’trente-sixième dessous ♬

♭Où y a qu’des barjos, des tordus, des voyous

On comprend

Jamais trop

Ceux qui s’plaignent

Quand ils ont tout ce qu’il faut ♫


Moi j’arrose des roses au fond de mon jardin ♭

J’lis pas les journaux alors j’ai peur de rien

♫ Aujourd’hui : temps pourri

Demain il fera beau


Qu’est-ce qu’il fait beau ! ♬


Moi qui suis qu’un malpoli – J’adore gueuler dans la nuit

Pour emmerder ceux qui dorment – Et qui s’croient toujours à l’abri…♬

Z’avaient qu’à se foutre des boules Quiès – Ou bien se faire sauter le caisson

Ça fait place à la jeunesse – Qu’a besoin d’aération♭

Moi j’arrose des roses au fond de mon jardin

J’lis plus les journaux alors j’ai peur de rien

La télé, la radio…

C’est qu’du mou de veau

Pour les chiens ! ♫


C’est la fin des asticots – Y a trop de gens sur le carreau ♬

La faute à la crise mondiale

Tout le monde veut savoir où on va

Ça s’arrangera pas de sitôt

Va falloir montrer les crocs

Avant qu’ils nous serrent la laisse autour du garrot…* (Jacques Higelin)


Lorsqu’enfin elle eut fini son tour de chant, la sœur put lui parler. Alors qu’elle se présenta, la sans-abri lui coupa la parole :



Elle se présenta à son tour sous le sobriquet de la « Clodo ». Elle avait ouvert la soupape et comme beaucoup de SDF, elle souffrait tellement de solitude que, pour une fois que quelqu’un lui manifestait un petit peu d’intérêt, elle déversa des paroles en discontinu comme si elle fut atteinte de logorrhée.


Elle était très intelligente et probablement très cultivée. Elle avait sûrement eu une éducation stricte et complète. La religieuse la trouvait très belle et ne comprenait pas comment une telle jeune fille avait pu sombrer au plus bas de l’échelle de l’humanité. Chaque fois que la sœur lui posait des questions pour en savoir un peu plus d’elle, la SDF les éludait, les sujets paraissaient tabous.


De cette première rencontre, Sœur Marie-Thérèse ne sut rien d’elle, de son passé, de sa famille, de sa vie en général. Par contre, cette boule d’énergie, de vitalité, avait dans son cœur une haine incommensurable envers la petite bourgeoisie. Cela transparaissait dans chacun de ses mots, elle maudissait la richesse ou simplement le confort.


Elle en avait sur les « pauv’ cons qui achètent des Tesla, bandes de merdeux, soixante-dix mille € pour une bagnole ? En plus, ils enrichissent le Musk, là, c’t’enfoiré qui pourrait enrayer la faim dans le monde, mais ce péquenaud préfère penser à sa gueule ».


Elle continuait sa diatribe : « Y zont besoin d’une résidence secondaire ? Hein, dites-moi ? Y z’y vont combien de fois dans l’année, hein, deux fois ? Pendant c’te temps-là, y a plein de gens dehors qui se pèlent les couilles et qui quémandent un quignon de pain ! » et elle finissait invariablement par « putain de société ! ».



« Espèce de lâche ! », lançait-elle à l’endroit d’un homme qui voulait juste acheter une bague pour sa femme à l’occasion de la fête des Mères. Il ne comptait plus sur ses enfants pour la gâter, ces derniers s’étaient émancipés et gardaient leur distance avec leur famille.


Les mots de la Clodo étaient des couteaux aiguisés qu’elle lançait à tout-va et elle s’amusait lorsqu’ils atteignaient leur cible. Au moins, l’espace d’un court instant, ses victimes perdaient un peu de leur indifférence à son égard.


La religieuse n’apprit plus rien d’elle ce jour-là. La clodo ne voulait pas d’aide de la part d’une femme de Dieu et se ferma comme une huître. Marie-Thérèse la laissa partir on ne sait où.

Le lendemain, elle en parlait dans son cercle d’amis et dans son association, même les bénévoles des restos du cœur ne la connaissaient pas, seul un médecin l’avait déjà auscultée dans le cadre des missions humanitaires et semblait la connaître un tant soit peu.



oooo0000oooo



La vie dans la rue ? Un train-train qui enferme en un éternel soupir. On mendie, on boit, on s’engueule, on se bat, on reboit, on dort et on recommence. Tout se brouille, les jours, les nuits, les heures, les dates. La confusion s’installe.

Oh oui, ils boivent et ils résident dans un état d’ivresse quasi permanente qui accentue encore plus le flou dans leur esprit, condamnés à vivre dans un état de faiblesse et d’épuisement chroniques.

On dort mal dans la rue. On est souvent réveillé par la police, par les bleus, par les cauchemars, par le froid, par la pluie, par la peur.


Le monde n’était pas fait pour les traîne-misère. Certains hommes politiques avaient eu la brillante idée de les interdire des centres-villes, maintenant ils traînaient en bordure des villes. Virons les parias de nos centres-villes ! Il faut dire qu’ils sont gênants pour les braves pandores qui désirent faire du shopping, ils sont toujours importunés par ces mendiants.

Aux abords de la ville, les prostitués, les clochards, les junkies et les clients et tout ce que la bassesse compte dans ce monde, se partageaient les ponts, se partageaient les galères et leur désespoir.



oooo0000oooo



Dans le wagon de tête, les gens étaient agglutinés, se marchaient dessus, étouffaient ensemble et suaient de concert, tandis que dans le second il y avait un large espace pour respirer, mais les voyageurs préféraient la promiscuité les uns les autres à celle de la Clodo qui dormait sur un des sièges de l’autre wagon. Agglutinés, ils sentaient la sueur des autres, une odeur incommode certes, mais supportable comparée à celle, infecte, de cette fille et de ses trois cabas qu’elle traînait partout avec elle.


Elle se réveilla brusquement au terminus quand le chauffeur lui demanda de partir.



Il maugréa que maintenant il devait laver le siège ; dans son sommeil, elle avait renversé sa bouteille de gros rouge.




oooo0000oooo



Une année était déjà passée lorsque la sœur la revit, elle était en grande discussion virulente avec un homme de la sécurité de la banque juxtaposée. On lui intimait l’ordre de faire la manche ailleurs, pour toute réponse, la Clodo l’insultait ; elle n’avait rien à envier au capitaine Haddock, sinon qu’elle était bien plus vulgaire et les mots étaient bien plus grossiers que « Bachibouzouk, olibrius, cyclotron… ».



Elle semblait fatiguée ; le temps avait fait son œuvre, elle avait des croûtes sur les paupières et les cils, ses cheveux en bataille étaient visiblement le logis préféré des insectes, son odeur était épouvantable, elle avait perdu deux dents et une troisième menaçait de tomber. À ses côtés se trouvait un berger allemand, une magnifique bête un peu rachitique qui montrait les crocs. Attention, on ne touche pas à sa maîtresse ! Sans la présence du molosse, le sécuriman l’aurait probablement bousculée.


La religieuse intervint et resta stupéfiée que la sans-abri se rappela de son prénom :



« Au nom de Dieu », Marie-Thérèse ne douta pas une seule seconde qu’elle l’avait exprimée sciemment avec toute l’ironie voulue, il n’y avait rien d’innocent ! Elle intervint, mais en vain, la loi était du côté de la banque, les sans-logis n’avaient plus le droit de faire la manche.


Une fois l’incident passé, elles se baladèrent comme deux amies. La Clodo expliqua à grands gestes une autre anecdote du même acabit :


Elle était au supermarché et suivait tranquillement, sur les écrans de télévision branchés en permanence, la finale de Roland Garros. Elle n’aurait raté ça pour rien au monde, elle espérait que Federer allait une bonne fois pour toutes pulvériser Nadal, mais la partie était mal engagée, Nadal venait de prendre aisément le premier set. Un gardien arriva alors et lui somma de partir.

Sans quitter des yeux l’écran, elle lui demanda pourquoi… pourquoi devait-elle quitter les lieux ? Elle lui montra son argent et lui dit qu’elle allait consommer ici ; donc, pas de panique, mon gars !

Néanmoins, ce n’était pas suffisant, aussi il l’agrippa pour la mener dehors. Elle devint folle de colère et l’insulta dans plusieurs langues ; les insultes sont souvent les premiers mots que l’on retient d’une langue étrangère. Tout en l’empoignant, le gardien eut une moue de dégoût et sursauta par l’odeur.

Cela amusa la clodo. Bravache, elle le dévisagea et parla bien haut afin que tout le monde entende :


  • — Ouais, je pue, et alors ? T’aimes pas ? Pourtant, c’est le nouveau Cacachel, c’est l’odeur du populaire.


Elle ne tarissait pas d’anecdotes comme celle-ci. Marie-Thérèse, étant toujours à l’écoute, elle déversait ses histoires comme si de les témoigner lui permettait de s’en affranchir :


Elle avait économisé juste ce qu’il fallait pour se payer une entrée piscine, elle pourrait ainsi prendre une douche. Cependant, on lui interdit l’entrée, elle proféra des menaces, fit un scandale et les flics vinrent la chercher.


  • — Je paye, vous n’avez pas le droit de me refuser l’entrée ! Je vais vous attaquer en justice !

Seulement, quel avocat se serait occupé d’un tel problème ? Elle porta plainte, mais les flics n’enregistrèrent pas. L’un d’eux lui demanda :


  • — Pourquoi tu ne vas pas prendre une douche dans les foyers ?
  • — Non, mais, tu te fous de ma gueule, ma parole ! C’est un truc à se faire violer, on voit que t’y vas jamais, trou duc !

La vérité était bel et bien là : ce n’était pas évident pour un homme, car il devait mettre dehors ce qui lui restait : sa fierté ; mais pour une femme c’était encore plus difficile, car la violence était monnaie courante dans ces lieux.

De plus, elle avait à présent son compagnon, son chien Brutus. Aussi, lorsque les flics voulurent l’embarquer, elle se débattit en hurlant qu’elle avait son chien.


  • — Vous n’avez pas le droit, bande d’enculés !
  • — T’iras chercher ton chien au chenil ! lui répondit un des quatre flics venus pour l’interpeller.


Tel était le quotidien de cette fille et celui de tant d’autres, les fantômes de la ville.


La religieuse l’invita à passer du temps chez les Petits Frères des Pauvres. Elle n’aurait rien à craindre et même son chien aurait de quoi se sustenter.



C’est seulement après l’avoir rassuré quant au bien-être de son chien, qu’elle accepta de la suivre. Il fallait user d’arguments pour la convaincre de se laver, de manger – elle ne voulait être redevable envers personne –, et une fois assurée qu’elle ne devrait rien, elle cédait finalement aux requêtes des bénévoles.


Débarrassée de sa couche de crasse, la Clodo était une très belle femme. Elle avait des yeux noisette qui pétillaient de malice, une jolie fossette qui rendait ses rares sourires en moments charmants, un visage harmonieux et un corps qui devait à coup sûr, être l’objet de concupiscence.


Ce jour-là, elle dévora une assiette gargantuesque de pâtes à la Bolognaise, à tel point que la nonne se demanda où elle pouvait emmagasiner tout ça. Il est même possible qu’elle eût mangé plus que son chien.

Marie-Thérèse la regardait. De la voir manger tout en parlant à son chien comme si ce dernier profitait des conversations, réchauffait le cœur. Encore aujourd’hui, la sœur ne saurait dire pourquoi elle avait d’autant d’affection pour elle, mais le fait était là, elle l’adorait.



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Un autre jour, tandis qu’elles se baladaient, elles dépassèrent une affiche publicitaire pour des logements flambants neufs qui promettaient une belle vue sur la mer, non pas une belle vue, une vue « exceptionnelle ». La Clodo enragea :



Quoi lui répondre, sinon de dire que la vie n’était pas juste ? Puis, elle continua de développer ses pensées en un flot continu. L’argent gangrenait le monde, rendait les hommes mauvais et toujours plus insatisfaits. Ils pensaient trouver le bonheur en s’achetant une nouvelle télé ou le nouveau smartphone à la mode. Comme s’ils allaient combler le vide dans leur cœur en se gavant d’achats superflus ! Convaincus qu’ils ne sont plus rien sans ça, occupés à remplir le trou dans leur âme, ils veulent acheter le bonheur.


Quel était le but… ? Quel était leur but ? Cracher à la face du monde leur réussite sociale ? Montrer aux autres qu’ils sont plus forts, plus beaux, plus riches, que ce sont des mâles alpha ?


Elle digressait très souvent, il n’était pas évident de suivre le cours de ses pensées et de ses réflexions. Et elle ne s’arrêtait plus, les robinets étaient ouverts, elle avait tant à dire et redire.

Dans la nature, affirmait-elle, les mâles les plus forts ont droit aux meilleurs emplacements, ont droit aux faveurs des femelles. Nous ne sommes rien de plus que des chimpanzés, des animaux. Il n’y a plus aucun doute, Darwin avait raison : nous descendons du singe.


La sœur sourit : toujours sa provocation. Cela faisait bien longtemps que l’église avait revu sa copie quant à l’évolution de l’homme et les chrétiens s’en accommodaient. Voyant qu’elle ne l’avait pas ébranlée, elle revint à son attaque en règle sur l’argent et maudit les bourgeois qui vénéraient le « Dieu Pognon ».


Pourquoi vouait-elle une telle antipathie pour les personnes qui, souvent par peur du manque, cherchaient à être rassurées quant à leur avenir financier ? Ces bourgeois, qu’elle haïssait de manière épidermique, ne méritaient-ils pas un peu de sympathie ? Sa réponse était nette et tranchante comme une lame de rasoir : non. Un « non » qui ne supposait aucune contradiction.




Chapitre 2 : Le programme Trottoir



Lucas était scénariste pour la télévision, son job consistait notamment à écrire les dialogues des candidats des télé-réalités. Il lui arrivait parfois d’écrire de formidables chefs-d’œuvre d’intelligence, c’était lui qui avait fait dire à Nabila :


Allo ? Non, mais allo, quoi ! T’es une fille, t’as pas de shampoing… ?


Une idée lumineuse, il faut bien le dire. Cette phrase avait rendu la candidate multimillionnaire. Lucas avait bien compris que les téléspectateurs étaient des cochons qu’il fallait nourrir de restes, au mieux de détritus. Plus c’était con, plus les gens s’appropriaient les paroles.

En bon génie du PAF qu’il était, c’était lui qui était à l’origine du programme « Les Chtis contre les Marseillais », programme qui laissa dans le cœur des ménages – ou plutôt dans le cerveau – un grand vide intersidéral, mais qui ravit tous les investisseurs et producteurs qui gravitaient autour de l’audiovisuel.


Aujourd’hui, il avait eu une nouvelle fulgurance : « le programme trottoir ». Il était sûr de son projet, il était sûr qu’il se ferait un max de thune. Il ne lui resterait plus qu’à investir dans l’immobilier et vivre de ses rentes.


Le temps d’un week-end, immergez-vous dans la peau d’un sans-abri et offrez-vous ainsi un ressourcement spirituel. Vivez une aventure unique qui vous fera ressentir l’angoisse, la honte d’un mendiant.

Le temps de deux jours, deux nuits, vous vivrez une expérience en complet dénuement qui vous emmènera aux origines de la condition humaine. Sur le bitume, vous découvrirez l’authenticité, l’humilité, la compassion, toutes ces valeurs qui vous semblent aujourd’hui de simples mots vidés de leur sens.

Vivre au côté des plus démunis pour oublier l’insignifiance du confort et donner du sens à votre vie, une retraite sur les trottoirs et oublier l’accessoire, voilà ce que vous promet « le Programme Trottoir ».



Elle le mit en garde quant au caractère polémique que susciterait à coup sûr cette émission.


Qu’importent les critiques ou les débats, les candidats répondaient à l’appel et beaucoup de « bobos » étaient prêts à payer pour participer à cette télé-réalité.

Effectivement, très vite l’émission remporta un succès populaire sans précédent, et bien sûr le porte-monnaie de Lucas se remplit de façon exponentielle, car le fric appelle le fric. Les débats autour du Trottoir étaient nombreux et souvent enflammés et plus ils étaient décriés, plus cela renforçait le succès. Certains téléspectateurs regardaient par curiosité et se laissaient bercer par le scénario terriblement efficace. Ils avaient beau ne pas être d’accord, ils étaient néanmoins devant leur écran ; ils avaient beau critiquer, ils n’auraient pour rien au monde raté le moindre épisode.


Parmi les critiques et autres chroniqueurs, beaucoup se faisaient le chantre des traîne-misère, et Lucas, pour donner plus de piment à son concept et sûrement pour faire taire certaines critiques qui touchaient les consciences, cherchait un bon porte-parole. C’est ainsi qu’il entendit parler pour la première fois de la clodo, celle qui se faisait appeler à présent la SuperTramp.


Il alla à sa rencontre.



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Lucas habitait dans un loft de quelque quatre cents mètres carrés au dernier étage d’un immeuble haussmannien dans le 16ᵉ. Il avait deux voitures, une Mercedes et un 4×4 qu’il utilisait uniquement pour des roads trip une à deux fois l’an.


Son plus grand souci était de se décider entre s’acheter un appartement sur la Côte d’Azur ou s’offrir un voilier – pour cela, il faudrait qu’il passe son permis bateau.


Membre VIP de la plupart des clubs de la nuit parisienne, Lucas était un bon vivant, il aimait les petits plaisirs de la vie. Et la vie le lui rendait bien. Souvent entouré des plus belles femmes, pas de place pour les laides, sa garçonnière était connue du tout Paris.


Pour gravir les échelons, Lucas n’avait reculé devant rien, n’avait pas hésité à s’asseoir sur ses valeurs, il avait triché, il avait menti, il avait dénoncé, il avait volé, il avait couché. À présent, il y était. Enfin… presque. Son porte-monnaie n’était jamais assez gros, il lui en fallait plus, toujours plus.


Lucas était un homme charmant au sourire ravageur, rares étaient les femmes qui lui résistaient et il le savait. De plus, il était doté d’un bagout de commercial, il avait beaucoup travaillé les techniques de communication, il aurait, sans aucun doute, réussi à vendre un aspirateur à une ménagère qui en possédait déjà deux, ou encore le tout nouveau sex-toy à un bonze. Il n’avait aucun scrupule à créer des besoins et il était suffisamment manipulateur pour les monnayer.


Pour aller voir sa clocharde, il quitta son costume trois-pièces pour un simple jean, un pull et une parka. Ainsi vêtu, il se sentait de retour des années auparavant lorsque jeune étudiant, il devait bosser les week-ends dans un fast-food pour payer son loyer. Depuis qu’il avait gravi les échelons sociaux, il avait enterré son passé en allant même jusqu’à renier ses parents issus de la classe prolétarienne.


En se regardant ainsi dans le miroir, il se revit à l’âge de vingt ans et ne put réprimer une moue de dégoût. Il partait du principe que l’on mérite ce que l’on a et que quand on veut, on peut. Lui y était bien arrivé, alors, pourquoi pas les autres ? À ce titre, il affichait un mépris pour les losers ou tout simplement les personnes qui ne vivaient que du SMIC et des minimas sociaux. « Prolo » était pour lui une insulte et ces derniers étaient au mieux des cafards, la France était un pays d’assistés. Avec lui au pouvoir : un grand coup de pied aux fesses et t’inquiète qu’ils iraient travailler ! Tous des fainéants !


Toutefois, tel un acteur se préparant pour son rôle, devant son miroir, il s’exerça à faire des larges sourires, belles dents. Il trouva enfin celui qui ne faisait pas trop faux, le mémorisa et partit chez les ploucs du Nord, direction la côte d’opale.



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Lucas avait trouvé sa perle rare : « Supertramp ». Elle était juste parfaite, presque inespérée pour son émission. Il cherchait une figure de la rue, elle avait pris cette apparence : une femme devenue avec les conditions de vie une silhouette informe. Un fantôme dans des ruines, c’est ainsi qu’elle se définit lorsqu’il lui parla la première fois. Une longue conversation s’ensuivit lorsqu’il présenta le concept de l’émission. Elle semblait intéressée, et il lui exposait tous les avantages à participer. Il ferait d’elle une femme connue, il lui offrirait une vie. À aucun moment, il ne pensa qu’elle refuserait un bon repas, un bon bain, un peu de reconnaissance, elle le scotcha :



Il n’en revenait pas, lui qui pensait que ce serait simple de la convaincre, il se trouvait face à un mur. Il sortit alors son sourire travaillé et d’autres arguments pour l’inviter à réfléchir à sa proposition. C’était un travail plutôt bien rémunéré ; il la sauvait, il la sortait de la rue et avec son salaire, elle pourrait s’offrir un appartement. Cependant, elle avait l’outrecuidance de refuser.



Puis elle partit avec son chien. Elle n’était vraiment pas commode, mais elle était si vraie, si naturelle que Lucas comprit que c’était elle qu’il lui fallait absolument, et il était prêt à y mettre le prix.



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Hier soir, Lucas avait été invité à une party. On y avait convié de nouvelles filles, elles venaient de l’Est, des Ukrainiennes. Lucas avait repéré une certaine Tatianna, une jolie poupée blonde ne parlant pas un mot de français, ni même d’anglais. Elle avait fui son pays et se retrouvait à présent démunie, il fallait qu’elle paye son loyer et qu’elle nourrisse son garçon tandis que son mari était resté au pays pour le défendre.


Il fit son affaire, mais Tatianna ne mit pas vraiment le cœur à l’ouvrage. Il ne comprenait pas ; après tout, elle avait beaucoup de chance, il était beau, il avait été charmant et à l’écoute, il avait été attentionné. Non, cette pouffe ne faisait que pleurer !


À bout de patience, il lui hurla dessus :



C’est vrai quoi, on les accueille, ce qui déjà est plutôt cool, non ? Voilà le problème, ses salopes veulent le beurre, l’argent du beurre et le sourire de la crémière. Mais si t’es pas contente, ma fille, tu retournes dans ton pays !


Tatianna ne comprit pas un traître mot des invectives lancées comme des couteaux, mais elle comprit que le monsieur, le gentil monsieur qui lui voulait du bien n’était pas content. Elle s’échappa dans un monde qu’elle seule pouvait connaître, un monde dans son imaginaire et se laissa faire. Lucas avait l’impression de baiser avec un glaçon. À l’instar de sa proie, il se projeta mentalement dans un tout autre scénario. Un film salace, pervers à souhait où il se voyait baiser des filles bien trop jeunes que la bienséance honnit, puis il se voyait gifler une femme à genou et l’insulter. Soudain, alors qu’il allait décharger, il pensa à cette clocharde, cette pauvre cloche qui lui avait opposé une résistance.


C’était la première fois qu’une femme restait insensible à son charme, il n’en revenait pas que ce soit une moins que rien. Habituellement, un p’tit sourire en coin et hop, emballé, c’est pesé !


Lorsqu’on ferre un poisson, il ne faut plus le lâcher, il envoya deux de ses assistants la travailler au corps, il y retourna une fois. Aussi déconcertant que cela en a l’air, il se surprit d’être impatient de retourner la voir. Il n’eut plus aucune réticence à descendre sur le littoral et à porter une tenue qui lui rappelait d’où il venait. Un vrai sourire s’échappa sur ses lèvres lorsqu’il anticipa en imagination leur nouvelle rencontre.


Il la sentit moins ancrée sur ses positions. Il avait retravaillé son argumentaire, il lui dit qu’elle gagnerait du pognon et qu’elle pourrait faire profiter de cette manne à tous ses amis dans le besoin. Libre à elle de placer l’argent qu’elle gagnerait dans une auberge, ou un asile, une cour des miracles moderne.


À force de la travailler, il finit enfin par lui faire accepter de participer. Il avait ce qu’il voulait, mais il restait un dernier point à aborder : son physique.


La télé propose des spectacles et un certain sens de l’esthétisme est primordial pour toucher le grand public, aussi, de mettre à l’écran une femme sans âge avec des chicots en guise de dentition n’était pas vendeur, ce n’était pas bon pour faire du business. Un relooking s’imposait. Il se douta qu’elle y serait réticente.




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SuperTramp ne comprenait pas trop l’intérêt d’un relooking. Pour elle, la beauté n’avait rien à voir dans cette histoire, même si elle savait qu’elle avait été choisie en partie pour son physique que l’on devinait avenant. Pour elle, seule comptait la gouaille, mais bon gré mal gré, elle joua le jeu des médias.


Elle était propre, mieux coiffée, avec une chevelure propre, mais surtout, elle retrouvait un sourire carnassier où apparaissaient de jolies dents bien alignées. Elle s’était montrée une nouvelle fois virulente, mais ce qui la décida finalement était une rage de dents qui la faisait terriblement souffrir et qui enfin serait apaisée. Le dentiste y passa des jours, mais fit un travail remarquable.


Lucas la chaperonnait à chaque étape de sa transformation. Plus il la côtoyait, plus il était naturel et libéré, car s’il pesait tous les termes, de peur de se prendre une avoinée, il acceptait maintenant les confrontations avec sa protégée.


Leur relation tendue ressemblait de plus en plus à une relation amicale. Au côté de la Clodo, Lucas devenait un peu moins arrogant, moins méprisant, et elle s’ouvrait plus facilement, devenait moins sauvage. Elle se surprit d’accepter un peu trop facilement les demandes, car même si elle se le reprochait intérieurement, elle n’était pas aussi insensible aux charmes du scénariste, elle ne restait pas de marbre devant la beauté plastique du jeune homme. Elle s’en voulait énormément d’avoir une affection naissante pour celui qu’elle nommait le gros con friqué. Elle refoulait ses sentiments avec de plus en plus de difficulté, ce qui l’agaçait prodigieusement.


Lucas était un grand gaillard aux allures de mannequin qui passait beaucoup de temps à la salle de sport à soulever de la fonte et à courir sur des tapis de courses. Il avait un visage avenant un peu carré et des yeux bleu clair qui faisaient fondre les minettes. Ajoutez à ça une fossette aux commissures des lèvres et vous aurez une idée du charme que Lucas opérait sur nombre de femmes.


Sommes-nous maîtres de nos désirs, de nos sentiments ? Pour la Clodo, il était intolérable de défaillir comme une jeune fille en herbe devant ce bellâtre, mais quoi qu’elle fasse, elle se sentait irrémédiablement attirée dans les mailles de son filet. Elle avait de plus en plus de mal à lui refuser quoi que ce soit et depuis que ce dernier acceptait la confrontation, un sentiment de respect commençait à naître dans son for intérieur.


Il lui fallait un nom de scène, Lucas ne pouvait pas l’appeler la Clodo ou Supertramp. Il lui proposa plusieurs prénoms qu’elle refusa sans réfléchir. Un non ferme et définitif. Lucas comprit que ce n’était même pas la peine de discuter, mieux valait laisser le temps infléchir le cours des choses. Il avait bien compris le pouvoir qu’il commençait à exercer sur sa protégée et savait qu’elle reviendrait vers lui avec une réponse à sa demande.


Effectivement, dès le lendemain, elle se donna un prénom. Était-ce le sien ? Il ne pouvait le savoir, mais s’en contenta. Elle accepta qu’on la présente sous le prénom de Soliflore.


Lucas fit une recherche rapide sur ce prénom qui n’était pas commun, elle ne l’avait sans doute pas choisi au hasard, il voulait forcément dire quelque chose pour elle. Il se mit à rêver que ce soit son vrai prénom, celui de sa naissance. Après une recherche sur internet, il eut connaissance d’une artiste portant ce prénom, une sculptrice aveugle, mais elle ne correspondait pas à la Clodo. Sans que lui-même ne comprenne pourquoi, une curiosité assez particulière le poussa à aller plus avant dans ses investigations. Qui était-elle ? D’où venait-elle ? Quel âge avait-elle ? Il mourrait d’envie d’avoir des réponses.


Néanmoins, il ne trouva guère d’autre trace que la mention d’une Soliflore sur le site des copains d’avant, sur une photo d’une classe de CM1 à Lille. Difficile à dire, était-ce elle ? Une petite brune au large sourire affiché. Si c’était elle, alors, après un calcul, elle devait avoir 32 ans. Il imprima la photo, l’agrandit puis la déposa dans un cadre photo pêle-mêle.



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Sœur Marie-Thérèse était toujours à ses côtés lorsqu’elle enregistrait l’émission en public.


Une fois l’aventure dans la rue terminée, les candidats se retrouvaient dans un studio avec public pour raconter leur expérience. Soliflore était témoin et devait donner son avis d’expert quant à la façon dont le ou les candidats s’étaient débrouillés dans la rue. Elle devait leur attribuer une note à laquelle s’ajoutait celle du « public ». Un classement était alors établi, et selon la place que le candidat occupait, il gagnait une prime.


Soliflore devait se contenir pour ne pas exploser, et Lucas, dans un coin de sa tête, avait la même crainte : que sa clocharde experte explose devant cette comédie, cette hypocrisie, cette ironie, ce dédain affiché. C’est pourquoi la sœur demeurait non loin d’elle, endossant le rôle de coach pour qu’elle reste dans les clous de son contrat et ne pas faire de vague.


Les émissions étaient censées être en direct, mais elles ne seraient diffusées qu’une semaine après l’enregistrement, le temps pour la production de faire des coupes, de choisir les bons angles et de bien scénariser toute cette mascarade. Même Sœur Marie-Thérèse devait réprimer la colère que tout ce cirque lui inspirait, alors, pour la Clodo, ce devait être une gageure inimaginable de taire ce qui grondait dans ses tripes.


Il y avait des chauffeurs de salles, des personnes payées pour faire applaudir le public au bon moment ou leur faire arracher des larmes factices. Ils avaient des panneaux qu’ils plaçaient devant le public sur lesquels il était noté : « Applaudissez », ou encore « rire ».


« Marie, tu peux me rappeler ce que je viens foutre dans tout ce bordel ? » lui demandait-elle régulièrement. La religieuse lui assurait qu’elle le faisait pour donner de la visibilité à ceux qui n’en avaient pas, lui rappelait qu’elle pourrait interpeller les pouvoirs publics pour ouvrir des places dans les foyers, de permettre aux déshérités de faire les poubelles des supermarchés, d’interdire à ses mêmes supermarchés d’empoisonner la nourriture jetée.


L’émission était un carton et le public raffolait de Soliflore. Elle était devenue, l’espace de trois épisodes, une figure emblématique. Dans la rue, les passants lui demandaient de faire des selfies ou demandaient des autographes. Elle acceptait d’un sourire jaune, mais surtout contre une ou deux piécettes qu’elle donnait à ses amis de la rue.


Lors d’un enregistrement en public, tandis qu’elle posait son éternelle question, à savoir : « qu’est-ce que je viens foutre ici ? », la sœur la vit pâlir. C’était la première fois qu’elle voyait sa Supertramp être décontenancée. Que se passait-il ?


Un couple de quinquagénaires s’approchait, main dans la main comme pour s’encourager. Timidement, le monsieur, les larmes aux yeux, s’adressa à soliflore :



Soliflore blanchit comme sous l’effet d’une peur irrépressible. Elle ouvrit la bouche, mais ne sut quoi dire.

Puis la femme à son tour parla :



À ses mots, Soliflore balbutia « maman », puis s’effondra en pleurs avant de s’enfuir du studio.


Restée seule avec ses parents, la nonne les invita à la cafétéria pour boire un café. C’est ainsi qu’elle apprit le véritable prénom de Supertramp. Elle s’appelait Alice, elle était issue d’une famille bourgeoise, très riche. Son père était un entrepreneur très en vogue et sa petite entreprise s’était rapidement muée en une multinationale. Quant à sa mère, elle était de descendance d’une grande famille bourgeoise.


Leur fille, Alice, après l’obtention de ses diplômes, vouée à une carrière où la réussite et la richesse allaient de pair, alla faire une retraite spirituelle à Calcutta. Elle y rencontra la misère et s’amouracha des valeurs de ses gens. Lorsqu’elle revint de ce voyage, elle avait radicalement changé et vouait à présent une haine farouche pour tout ce qui s’apparentait à de la richesse et voulait mettre à bas le système économique capitaliste.


Après un nombre incalculable de discussions enfiévrées, elle quitta le foyer familial. Cela ne faisait pas loin de dix ans que ces parents la cherchaient. Ils avaient commissionné des détectives privés, aussi surent-ils que leur fille était une sans domicile, mais rien de plus ne leur arriva aux oreilles. Puis, ils regardèrent la nouvelle émission en vogue…


La religieuse quitta les parents en pleurs et leur assura de son soutien pour faire rapatrier leur fille dans son foyer. Alice, elle s’appelait Alice, Alice au Pays des Merveilles. Elle avait suivi le lapin blanc dans son terrier, mais ce dernier ne renfermait pas que des douceurs à l’intérieur.


Lucas, affolé d’avoir perdu son experte, vint vers sœur Marie-Thérèse et l’enguirlanda tout en se signant. On n’élève pas la voix à une femme de Dieu. Mais, cet opportuniste avait plus d’un tour dans son sac, il vit dans la présence des parents de Soliflore/Alice, une occasion en or pour faire pleurer les chaumières. Ainsi, ils déballèrent toute la vie d’Alice à la face publique, montrèrent des photos, et bientôt la Supertramp fut la petite mère du peuple, une icône de la contestation, une image de l’anticapitalisme, une sainte de l’audiovisuel qui avait préféré fuir un statut confortable, pour ne pas dire aisé, pour vivre aux côtés des plus démunis, une sorte de mère Thérésa moderne.



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Lucas attendit son retour et lui laissa du temps. Cependant, il savait qu’elle ne ferait pas le premier pas. Il lui avait offert un téléphone portable avec le forfait qui va avec. Il l’appela, elle décrocha et ils convinrent de se voir.

Elle entra dans son bureau, le visage tuméfié d’avoir pleuré. Il se sentit tout peiné et n’osait pas trop entamer la conversation. Il la laissa prendre ses marques, lui offrit un café chaud. Pour l’avoir déjà eue dans son bureau, il savait qu’elle ne s’assiérait pas avant au moins dix minutes et qu’elle tournerait comme une lionne en cage. Elle s’arrêta devant une photo qu’il avait encadrée dernièrement. Une photo de classe, une photo des copains d’avant. Il intervint :



Lucas s’approcha et vit une belle petite blonde affichant un large sourire. Quelque chose en lui qu’il ne connaissait pas l’avait touché, il voulut en savoir plus. Décontenancée par cet élan de tendresse complètement inédit de la part de l’arrogant scénariste, Alice expliqua que Soliflore, son amie, était très pauvre alors qu’elle-même était riche comme Crésus. Une fois, elle voulut inviter son amie dans son grand manoir, mais ses parents refusèrent la présence de cette pauvre gamine qui n’était pas du même monde. La petite Alice ne comprit pas et ce fut son premier affrontement avec ses parents. La semaine qui suivit, Alice changea d’école et entra dans un prestigieux établissement privé lillois, laissant sa belle amitié devenir un simple souvenir.


C’était la première fois qu’elle en parlait et elle s’étonnait qu’elle choisît Lucas pour se confier sur sa première et terrible déception. C’était la première pierre posée sur le mur qu’elle construisit toute sa vie contre la bourgeoisie.


Que s’était-il passé ? Lucas avait montré de la compassion pour une autre personne que pour lui-même, et en retour Alice lui avait témoigné du respect. Leurs échanges évoluaient. Contre toute attente, il semblait que ces deux-là s’appréciaient plus qu’ils ne voulaient l’entendre.




Chapitre 3 : Au soleil noir de la mort



Tant qu’un homme pourra mourir de faim à la porte d’un palais où tout regorge, il n’y aura rien de stable dans les institutions humaines.

Eugène Varlin


Pour comprendre une chose complètement, il faut la regarder d’un œil d’amour et d’un œil de haine.

F. Nietzsche


Il pleuvait des drues depuis au moins une bonne semaine, sœur Marie-Thérèse pensait à elle qui refusait l’abri des refuges. Elle n’osait imaginer être à sa place. C’était une pluie hivernale, froide, capable de vous transpercer les os et de vous tuer. Il fallait qu’elle la voie.


Elle avait élu domicile sous le pont des quatre écluses, un coin infect près du canal exutoire, même les apaches et les pires voyous de la rue évitaient ce déversoir d’immondices. On y trouvait sa cabine faite de bric et de broc, de cartons et de vieilles couvertures. Mais elle n’y était pas. La nonne la chercha dans les coins qu’elle lui connaissait. Devant « Sa » banque, devant le supermarché. La religieuse alla chez les flics, puis à l’hôpital. Elle alla aux Restos du Cœur, elle alla chez Emmaüs. C’est finalement lorsqu’on arrête de chercher que l’on trouve.


Elle et son chien faisaient la manche devant une boulangerie en centre-ville. Comme de bien entendu, elle était trempée et les conditions horribles l’avaient fait se vieillir encore de deux ou trois années en l’espace d’une petite semaine. Elle accueillit la sœur de la sorte :



Marie-Thérèse avait besoin d’être rassurée, elle avait besoin d’entendre qu’Alice allait bien malgré les conditions météo. Elle lui répondait comme si son interlocutrice n’existait pas ou peu. Marie-Thérèse se demanda si elle était invisible à ses yeux. C’était très ironique, à force d’être invisible pour les gens, elle leur rendait la pareille ! Tout en lui parlant, elle interpellait des badauds :



Pas de réponse. La femme avait juste accéléré sa marche. Un couple fit un large crochet pour éviter de passer à sa portée.



Un autre passant : elle lui adressa un sourire et lui dit bonjour. Il ne répondit pas. Elle l’interpella :



L’homme baissa les yeux et doubla son allure. Une fois qu’il fut éloigné, elle regarda la religieuse, fière de sa démonstration, un sourire aux lèvres.

Invisible.

Cela faisait maintenant près d’une heure que la sœur lui tenait compagnie lorsqu’un jeune sans-abri vint les rejoindre.



Elle vit à sa mine une interrogation et répondit avant que la sœur demande quoi que ce soit :



La voyant un peu interdite, elle ajouta :



Sœur Maire-Thérèse ne pouvait comprendre ce besoin de chair et de communion des corps… Comment aurait-elle pu deviner qu’en se sentant remplie, littéralement parlant, la clodo comblait le vide qui était en elle ? Elle avait des rêves à vendre ce soir.



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La clodo avait vu juste, Marie-Thérèse n’était pas entrée dans les ordres innocemment, sans raison. Avant de vouer son âme à Dieu et de devenir sa servante, sœur Marie-Thérèse avait eu une vie alors qu’elle avait pour prénom Dolorès. Elle avait la petite trentaine et elle se sentait si forte qu’elle était capable de déplacer les montagnes, de faire fondre les glaciers, mais elle n’avait pas réussi à garder son bébé en vie. Le jour de l’accouchement, sa petite « India » s’étranglait dans son cordon ombilical sans que la sage-femme ou même l’obstétricien puissent faire quoi que ce soit.


J’ai tué ma fille, j’ai tué mon bébé.


Elle hurla sa peine, elle voulut en finir, mais la mort se refusa à elle. Elle alla dans une église pour avoir une conversation avec LUI.

Peut-on, ne fût-ce qu’une fois, être en désaccord avec LUI ? Peut-on en être fatigué ? Avons-nous le droit de faire quoi que ce soit ? Pourquoi, puisqu’il en a le pouvoir, ne veut-il pas réécrire l’histoire ? Était-il libre de l’écouter, en avait-il le temps ? Peut-être dormait-il ? Ce qu’elle avait à dire ne pouvait attendre. Il lui semblait que tout ce que l’on demandait n’était jamais entendu, tels des mots silencieux balayés. Pourquoi la vie n’était-elle qu’une succession de douleurs ?


Toutes ses questions posées n’eurent aucune réponse pour qui ne croient pas, mais lorsqu’elle ressortit de l’église, elle était métamorphosée à jamais. Elle avait opéré sa chrysalide. Elle se consacra désormais à LUI.

Il n’y a pas de mode d’emploi, de patron pour trouver du réconfort, et parfois l’être blessé perçoit ce qui échappe aux communs des mortels. Aussi, Dolorès trouva dans l’église une raison de vivre et de continuer à aller de l’avant.



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Hier, nous rapportait le journal local, un sans-abri a été tué à coup de batte de baseball, les présumés agresseurs seraient trois marginaux, deux mineurs et un autre âgé de dix-huit ans appartenant au mouvement « Skin-head ». Trois gamins malheureusement connus des services de police pour agressions en bande organisée.

Ce sans-abri était à la rue depuis une dizaine d’années, ce qui en faisait un vétéran. Il se nommait Patrick, son histoire était celle de tant d’hommes ou de femmes. Un divorce, une addiction et la rue. Patrick passait régulièrement par l’hôpital où il sortait après avoir pris une douche, un repas et un peu de mercurochrome, histoire de ne pas laisser une plaie purulente s’infecter.


C’était plutôt monnaie courante, s’ils ne mouraient pas de froid l’hiver, les clochards étaient souvent les victimes d’exactions. Et la mort de Patrick, un proche de Supertramp, fut la goutte qui fit déborder le vase.

Elle organisa un regroupement, parla fort, invita les hères qui l’écoutaient à faire justice eux-mêmes. La colère en elle était à son paroxysme, surtout lorsqu’elle comprit que les trois gosses s’en sortiraient avec une tape sur les mains. SuperTramp apprit de source sûrement incertaine que l’un d’entre eux était le fils d’une bonne famille, fils d’un patron d’une boîte influente de la ville, ce qui accentua encore plus la colère qui grondait dans ses veines.


Et ainsi commença ce que la presse nomma avec beaucoup d’élégance : « La révolte des épouvantails ».

Les SDF retrouvèrent un des trois, un gamin qui se fit pipi dessus lorsqu’une harde de sans-abri aussi mauvais que des zombies lui tombèrent dessus. Alors qu’il avait son content de gnons en tout genre, que les zombies quittaient la lutte un par un, Supertramp, une lueur sans vie dans les yeux, l’acheva en lui fracassant sur le visage une lourde pierre.


Tous restèrent ahuris. Le temps s’était arrêté et, instantanément, Supertramp sut que ce moment était un moment charnière, un moment clé où tout pouvait basculer dans un sens comme dans l’autre, on était sur le fil du rasoir. Un simple mot, une simple harangue et le mouvement basculerait dans son sens. Ils décidèrent de la suivre dans sa haine.


Un peu plus loin, au carrefour suivant, M. Stevenin, un homme en costard au volant d’une Mercedes dernier cri, en fit les frais.


M. Stevenin était un homme simple, aux rêves et à l’ambition sains. Depuis son plus tendre âge, il avait rêvé de famille avec des enfants, d’une femme qu’il chérirait dans un petit plein pied des faubourgs environnant la ville qu’il n’avait jamais quittée. Il avait travaillé dur toute sa vie et n’avait pas compté ses heures pour offrir tout ce que sa femme n’avait jamais pu désirer, il avait donné le meilleur de lui-même pour que ses enfants puissent bénéficier d’une bonne éducation et qu’ils ne manquent de rien. Puis il hérita à la mort de ses parents d’une petite rente. Il paya sa maison et s’octroya son seul petit plaisir, une belle voiture.

Il en était fier, de sa belle Merco, il l’avait choisie avec toutes les options, il ne s’était rien refusé : le limiteur de vitesse, le régulateur, l’aide au garage, le GPS, un vrai bijou de technologie. Il l’avait commandée et attendue six longs et interminables mois.


Une semaine plus tard, alors qu’il était à l’arrêt au feu rouge, la horde sauvage entoura le véhicule, et tel un car jacking, le sortit de force et commença à le rosser avec une violence inouïe. Supertramp haranguait, stimulait, encourageait ses troupes à le frapper de plus en plus.


Ils laissèrent le pauvre M. Stevenin au sol, inanimé, plusieurs membres cassés, sa belle voiture et son portable détruits.



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Un fait-divers sordide occupait l’actualité, un flic avait usé de son arme sur un jeune, lequel était décédé des suites de ses blessures. S’ensuivirent des émeutes malgré les appels au calme répétés. De nombreux jeunes voulaient manifester leur soutien, mais des hordes de casseurs, certains venus de l’extrême gauche, d’autres de l’extrême droite, des vandales, des nihilistes, tous descendirent dans la rue et profitèrent de ces moments de troubles.


Les regards étaient tournés sur les émeutiers, il fleurait un parfum de guerre civile : anars et gauchistes contre fascistes et nationalistes. Dans la cohue se mêlait le mécontentement des policiers qui se sentaient abandonnés par leur hiérarchie, la justice ne suivait plus. Ils arrêtaient un fauteur de trouble qui avait un casier long comme le bras et le voyaient libre le lendemain de l’interpellation.


Personne, sinon les proches des victimes, ne remarqua le soulèvement des miséreux. On ne pleura pas la mort du skinhead des coups des clochards ni même on ne plaignit Monsieur Stevenin, rossé par ces mêmes miséreux.

Les vandales cassaient pour le plaisir de casser, les pilleurs volaient des télévisions, des téléphones, tout ce qui avait un lien avec le high tech, les skinheads battaient les bougnoules et les rebeuh, les gauchistes tabassaient les fachos, les supporters de foot se cassaient la gueule entre eux, les flics ne savaient plus où donner de la matraque. Dans cette atmosphère de rêve nourrie de haine, il aurait été facile d’attribuer la mort du jeune skinhead aux émeutiers, mais elle n’échappa pas à la sagacité du capitaine de la DRPJ de Lille, le capitaine Jouvert, de même que le tabassage d’un homme au volant d’une Mercedes dernier cri. Le capitaine comprit assez tôt que ces deux faits-divers étaient liés et les preuves pointaient vers un tout autre type d’agresseur que l’anarchiste dont la police avait l’habitude, mais vers une autre population : les sans-abris.


Cette situation était pour le moins surprenante, jamais le Capitaine n’avait entendu parler d’une exaction perpétrée par un sans domicile fixe. La plupart des SDF étaient connus des services de police pour des faits bien moins graves : ivresse ou trouble sur la voie publique, insultes sur des personnes dépositaires de l’autorité. Le cas le plus violent dont il avait eu à traiter était une vitrine cassée par un jet de brique. L’auteur des faits avait attendu sagement l’arrivée de la police, sûr qu’il passerait une nuit au chaud dans une cellule et qu’il aurait un repas.


Mais là, c’était d’un tout autre niveau. Il mena une enquête consciencieuse et comprit assez vite que les agresseurs étaient nombreux. Les sans-abris n’étaient pas faciles d’accès, ils ne se livraient pas aisément ; il demanda à des policiers de terrain qui côtoyaient régulièrement cette population d’avoir quelques renseignements. Les SDF restaient muets, évasifs. Deux jours d’enquête venaient de passer lorsqu’un agent eut vent de la présence répétée d’une sœur, bénévole aux Petits Frères des Pauvres.


Le Capitaine alla à sa rencontre, cette sœur était probablement la plus à même à dénicher des informations. Il exposa les faits, un mort et un autre homme battu sauvagement par plusieurs sans-abris. Ces révélations plongèrent la sœur dans une intense réflexion. Il comprit qu’elle avait une idée derrière la tête, mais il ne la brusqua pas.



Il prit congé et s’en alla à l’hôpital, le patient battu était à présent sorti de son coma, peut-être serait-il en mesure de parler.


Dans la chambre, Monsieur Stevenin était alité, harnaché à un lit, les bras dans un plâtre, les jambes surélevées par des sangles, une perf dans la jugulaire, mais malheureusement sous respirateur. Le médecin expliqua au capitaine que les jours de Monsieur Stevenin n’étaient plus comptés, qu’il s’en sortirait. Le médecin certifia que le pauvre homme avait reçu pas moins d’une quarantaine de coups.



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Quand ce policier vint voir la sœur et lui raconta cette agression, elle n’en croyait pas ses oreilles, ou plutôt, elle ne voulait pas y croire, elle ne voulait pas croire les pensées qui lui venaient instantanément à l’esprit : Alice.


Elle avait un peu honte de l’incriminer aussi vite… Pourquoi la pensait-elle responsable ? Était-elle devenue injuste ? Néanmoins, une petite voix au fond de son ventre ne cessait de lui crier : Alice, c’est Alice ! Sa Supertramp, sa Clodo.


Était-elle capable d’une telle œuvre ? Avait-elle assez de haine en elle pour commettre l’irréparable ? Oui. Bien sûr que oui. Toutefois, nous sommes innocents jusqu’à preuve du contraire. Il fallait que la religieuse dénoue les fils de ses doutes, qu’elle aille à la source pour l’innocenter.

Elle connaissait parfaitement les endroits où elle traînait et elle la trouva sur son trottoir préféré, devant la banque où elle savait qu’elle serait une énième fois éjectée par le sécuriman. Lorsque la nonne arriva, elle enguirlandait un passant :



La victime de ses invectives, le visage plongé vers le sol, déguerpissait sans demander son reste.



Elle l’appelait ainsi depuis que la sœur l’appelait par son prénom.



Qu’est-ce que Marie l’adorait ! C’était son rayon de soleil, sa brebis égarée. Et lorsqu’elle la regardait posément, elle ne voyait pas qu’une simple beauté de la rue, elle voyait ce qui résidait au fond d’elle, un amour à la hauteur de sa haine.



Son chien était prioritaire, il passait avant elle, elle préférait avoir faim plutôt que son fidèle compagnon, c’était son seul souci. Devant tant d’amour, de compassion, la sœur ne pouvait se résoudre à l’imaginer coupable.

Elle décida d’aller droit au but, la finesse ne fonctionnait pas avec Alice :



Elle lui coupa la parole :



Elle n’avait pas besoin d’en rajouter pour que Marie ait malheureusement la confirmation de ses soupçons. Elle était à présent bien embarrassée, son devoir lui dictait d’en informer le Capitaine Jouvert, mais son cœur lui suppliait de garder pour elle ses pensées. Elle n’avait d’autre choix que de téléphoner au Capitaine.

Elle en parla également à la Mère supérieure qui l’enjoignit à se confesser. Seul Dieu lui donnerait le réconfort et ôterait les doutes qui l’assaillaient. Avait-elle raison d’en informer la police ? Était-ce une trahison ? Pourquoi se sentait-elle si mal de faire son devoir de citoyenne ?




Chapitre 4 : Le cimetière des innocents



On tue un homme, on est un assassin. On tue des millions d’hommes, on est un conquérant, on les tue tous et on est un Dieu.

J. Rostand



Depuis son plus jeune âge, Louis Jouvert avait soif de justice, c’était ancré dans ses veines, aussi se destinait-il à une carrière dans la magistrature, mais en épousant cette filière, il comprit que sa soif de justice ne serait aucunement assouvie, et il n’avait pas non plus une très haute opinion des policiers qui, bien souvent, ne regardaient que la surface d’une affaire et se contentaient de mettre quelqu’un derrière les barreaux, qu’il fût coupable ou innocent. Fervent lecteur de Doyle et de Poe, il comparait souvent le travail minutieux et les déductions astucieuses de Sherlock Holmes ou encore d’Auguste Dupin au travail des policiers de son époque, et se lamentait que les bons enquêteurs n’étaient pas légion. Ainsi, la critique souvent entendue que dans la police il y a un panier de crétins était, elle, relativement vérifiable.


Son père arguait souvent que la critique était facile, et qu’elle supposait qu’à la place de l’autre, le critique soit capable de mieux. Facile à dire, pas facile à faire. Certains adages faisaient office de religion dans sa famille. On n’est jamais aussi bien servi que par soi-même était un des crédos moteurs de la famille Jouvert.


Que la justice ait des failles, il n’en doutait pas une seule seconde. Elle manquait cruellement de moyens. Faute de places dans les prisons, le magistrat devait faire des choix qui allaient à l’encontre de ses valeurs… aussi bifurqua-t-il dans ses études pour épouser le métier d’enquêteur de police. Très vite, il s’avéra très doué et grimpa dans la hiérarchie plus vite que quiconque. Aussi était-il très respecté. Louis Jouvert était une personne d’une rectitude impeccable, un être introverti à la limite d’une personne fermée. Il n’était pas d’une nature enjouée et beaucoup de ses collègues se demandaient s’il était capable de sourire. Les paris faisaient bon train.


Respecté, même un peu craint, mais aucunement aimé, Louis Jouvert était un loup solitaire. Solitaire dans sa vie intime, les seuls liens qu’il conservait avec d’autres êtres humains sans que ce ne soit attrait au boulot étaient ceux avec ses deux parents. Il n’avait jamais connu l’amour et peut-être même cette notion devait lui paraître mystérieuse. Beaucoup de sentiments lui semblaient étranges, il ne les comprenait pas. Autour de lui, les personnes qui le côtoyaient supputaient qu’il soit autiste, Asperger, d’autres le voyaient plutôt comme un sociopathe, incapable d’éprouver des sentiments, incapable d’empathie. Ce qui était faux, car malgré son caractère austère, il éprouvait un profond attachement pour les gens, peut-être était-ce de l’amour ? Il travaillait « h24 », sept jours sur sept. Son quotidien se résumait au travail, à la recherche d’indices pour son travail et à la lecture de romans policiers.


Lorsqu’il décrocha pour répondre à l’appel de sœur Marie-Thérèse, son visage s’illumina. Il comprit instantanément qu’elle lui donnerait une piste par où commencer. Au bout d’un échange long de cinq minutes où la sœur lui enjoignait de ne pas juger « Supertramp » trop vite, un prénom fut prononcé : « Alice », encore connue pour être la star de la télé-réalité « Le Programme trottoir » sous le prénom de Soliflore.



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Il tint parole, il ne la jugea pas, ce n’était pas son rôle. Lui devait se contenter de résoudre le meurtre, l’agression, et rien d’autre. Il alla l’interpeller.


Néanmoins, Soliflore n’était plus une anonyme et bientôt la presse eut vent de cette interpellation. Le lendemain, les vautours étaient là, perches et micros au sortir du commissariat pour interviewer la Clodo.

Lors de l’interrogatoire elle ne lâcha pas un mot, et Louis Jouvert sut qu’il devrait tôt ou tard la relâcher, il n’avait aucune preuve, aucune empreinte, rien qui la situait sur les lieux à l’heure du crime, rien pour l’incriminer, rien pour l’accabler. Son seul espoir était le témoignage de monsieur Stevenin, et encore, cela lui permettrait de l’arrêter pour agression, mais pas pour meurtre.


Il s’essaya à plusieurs pédagogies pour casser un peu la glace, mais rien n’y fit, elle était muette comme une tombe. Il l’agaça, elle marmonna, le foudroya du regard, mais ses lèvres restèrent closes. Il tenta même l’humour, de nouveau, elle le foudroya d’un regard assassin. Il tenta une approche teintée de confiance, il lui dit que tout ce qu’il voulait, c’était comprendre. Il lui expliqua le scénario qu’il avait en tête, il était en tout point identique à ce qu’il s’était réellement passé, comme s’il avait été témoin des faits. Il avait compris que les sans-abris voulaient se venger de la mort de leur ami, il lui dit même que c’était compréhensible, elle fit mine de dormir. Il lui mentit, lui disant qu’il avait un témoin, elle le perça du regard et comprit qu’il s’agissait de mensonge.


Louis Jouvert venait de perdre la première manche et il n’était pas nécessaire de poursuivre la garde à vue, de la laisser dans une cellule ne lui permettrait pas d’avancer dans son enquête. Une foule impressionnante de médias attendait Alice à la sortie du commissariat. Elle s’y était préparée, elle avait un discours en tête et l’occasion était telle qu’elle ne la raterait pas.


Son discours était un appel à la haine, elle invitait tous les mécontents, « le brave peuple », à s’indigner et à se faire entendre par tous les moyens en sa possession. Son discours était centré sur les différences abyssales – selon ses termes – entre les personnes, celles qui avaient les moyens de jouir d’une vie riche en émotions, qui pouvaient se payer le confort et les autres qui n’arrivaient pas à joindre les deux bouts, qui se privaient pour survivre.



Elle réclamait le droit de vivre dignement. Elle opposa les gens de seconde zone aux bourgeois qui eux pouvaient vivre… Et qui étaient-ils ? Qu’avaient-ils de plus ? Certains étaient juste nés au bon endroit, dans la bonne famille, parce que papa ou maman avait hérité de leurs parents probablement collabos, des gens qui s’étaient enrichis pendant la guerre. D’autres étaient juste des bêtes à concours :


Asseyez-les derrière un pupitre pendant quatre heures et ils vous rendront une copie bien propre. Braves toutous, ils ont des diplômes, voilà ce qui les différencie de nous, ils ont bien levé la papatte à leur mai-maitre, alors ils ont droit à une belle maison, une belle voiture, les vacances au ski l’hiver et à la mer l’été, tout ça parce qu’ils n’ont pas assez de fierté pour dire merde ? T’es content, t’as ta belle petite voiture écolo pour ta conscience, mais regarde autour de toi, putain, t’es même pas capable d’aider les pauvres types à tenir debout ! Tu te gaves tandis que les autres crèvent. Putain de merde d’égoïste !


Le gouvernement vous manipule pour que vous obéissiez en braves petits toutous. L’homme ne descend pas du singe, il descend plutôt du mouton*. On vous façonne depuis l’éducation nationale, on vous interdit de réfléchir, et vous, les médias, les journaleux, vous êtes à leur solde ! Vous allez me dire qu’il faut suivre la ligne éditoriale ? Et qui dicte cette putain de ligne éditoriale ? Le grand boss multimilliardaire de la multinationale qui nous dit ce qui est bien, ce qui n’est pas bien. La liberté de la presse ? Ah, laissez-moi rire ! La liberté de dire et d’écrire ce qu’ils vous demandent !


Son discours était décousu, elle envoyait pêle-mêle des menhirs, restait vague, employait les « ils » et des « on » sans que l’on sache de qui elle parlait. Les idées en chassaient d’autres, mais sa diatribe faisait mouche. Ce que beaucoup entendaient, c’était que rien n’allait et que les dirigeants n’en avaient cure.


Quand vous vous réveillez le matin, vous n’avez pas cette étrange sensation que ce monde est absurde ? Non, vous préférez vous abrutir avec vos émissions et les feuilletons américains. Surtout pas faire de vague. Mais putain, réveillez-vous, seul un tout petit pour cent contrôle nos vies. On est mille fois plus nombreux que la bande d’imbéciles heureux qui nous emmènent tous au carton ! Il est grand temps que le bon peuple montre les dents.


Après cette longue allocution, certains journalistes, toujours en quête de punchline, qui l’avaient décrite comme une mère Thérésa moderne, la décrivaient à présent comme le Ché, la ClodoChé.


Son discours mit le feu aux poudres.


Dès lors, plusieurs groupes se formèrent et des murs invisibles divisèrent les uns des autres. Le dialogue était rompu et les rares échanges discutés prenaient l’ampleur de véritables querelles sans queue ni tête où les coups faisaient office d’arbitre. Par contre, une fraternité indicible liait les hommes et les femmes du même bord.


La violence déjà présente dans les rues se mua en une sorte d’insurrection. Des barricades furent érigées dans les plus grandes villes de France et les hordes qui se terraient derrière ses barrières de fortunes avaient à présent le visage polymorphe de plusieurs sortes d’émeutiers. Les gauchistes et les anars prirent le parti des sans-abris et c’est d’une seule voix qu’ils ne réclamèrent rien. Ils voulaient juste à présent détruire le système. Des porte-parole, des figures du mouvement s’érigèrent comme les lieutenants de Clodo Ché.


Tandis que les membres de cette mouvance se battaient contre la police, puis avec les militaires venus en renfort, d’autres énergumènes mettaient à sac les commerces et d’autres encore allaient visiter les maisons de personnes plus aisées. La situation échappait à tout contrôle, un couvre-feu fut décrété.



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Les révoltés n’avaient pas d’armes, une faction politisée alla attaquer la capitainerie générale. Ils se battaient contre la garde républicaine. Les morts se comptaient par centaines. C’était un combat absurde, il y avait encore moyen de revenir au dialogue. Des députés socialistes essayèrent de dissuader le peuple de se faire justice, ils tentèrent, dans des échanges verbaux parfois musclés, de les persuader de faire confiance au pouvoir, mais c’était peine perdue, ils pouvaient lire dans les yeux de ces personnes la haine, ils entendaient les propos qui sortaient des bouches édentées : « Mort aux riches ! ». Vous vous trompez de combat ! Non, non, rien à faire, c’était comme parler à un mur.


La voix de la diplomatie n’était plus entendue. Déjà, les militants s’armaient et dirigeaient les balles vers les rares personnes qui s’opposaient à eux. Un des deux députés vit son ami et collègue tomber, une balle en pleine tête. Hébété, dans une absence où le monde autour de vous devient silencieux et où tout semble se dérouler au ralenti, il vit les milices, ivres de joie et de fureur, marcher sur les corps gisant au sol comme s’il s’agissait de simples sacs de blé et faire les poches. Il était là, à ne pas bouger, à regarder le mort qui, les yeux grands ouverts, les yeux sans expression, se laisser dépouiller par la horde grouillante. Il aurait dû fermer les paupières de son ami, mais il restait interdit, incapable de bouger.



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Elle se savait surveillée à présent par les services de l’État, aussi laissait-elle ses lieutenants faire le sale boulot. Jouvert demanda à sœur Marie-Thérèse d’intervenir, de l’appeler au calme, et de tenter de la faire revenir à la table des négociations. La sœur accepta tout en sachant que ClodoChé ne l’écouterait pas.


Lucas était tout ce qu’elle détestait, il était cynique, arrogant, il n’avait aucune valeur morale, seul comptait son portefeuille, il était le mâle alpha dans toute sa splendeur, elle pensait plutôt dans toute sa déchéance, mais bien qu’elle se morigénât régulièrement, elle était irrépressiblement attirée par lui. Elle en perdait ses moyens et concédait trop facilement à ses désirs. À bien réfléchir, elle ne lui avait jamais refusé quoi que ce soit, elle avait toujours cédé. Jusqu’à cette émission débile.


Lucas était le plus enclin à la faire revenir à la sérénité. Il était le seul qui soit capable de la raisonner un peu. Il descendit dans le nord où elle avait établi ses quartiers. Il eut les pires difficultés à se trouver face à elle, il dut dépasser un nombre incalculable de postes de contrôle. La belle SDF avait pris du galon et avait beaucoup investi pour sa cause.


Il ne retrouva pas en elle la belle grande gueule qui insultait les gens, il faisait face à une cheffe militaire. Les médias n’avaient pas menti en la nommant la ClodoChé. Dans son fief, où le monde qui l’environnait était à ses pieds, elle devenait stratège et organisait des plans pour la nouvelle opération.

Elle leva à peine les yeux vers Lucas pour immédiatement revenir à ses cartes posées sur une grande table et, comme s’il n’existait pas, s’entretint avec des hommes en armes autour d’elle. Lucas chercha dans ce parterre d’individu un visage connu, mais aucun des sans-abris qu’il avait appris à connaître n’était aux alentours. Seul son chien restait fidèle, comme un vestige de son ancienne vie.


Il était au seuil, n’osant aller plus de l’avant, impressionné par le charisme de cette rebelle et attendant qu’elle daigne lui donner l’autorisation de parler.


Une minute passa avant qu’elle ne s’adresse à lui d’un ton qui se voulait autoritaire :



Elle lui répondit avec encore plus de morgue dans son air de combattante aguerrie :



Il était inutile de lui mentir, Lucas ne chercha pas à la contredire et lui dit qu’il parlait pour la sœur Marie-Thérèse en plus de la police. Elle se radoucit un peu lorsqu’elle entendit le nom de la sœur et demanda auprès de l’émissaire des nouvelles de celle qu’elle aimait de tout son cœur.



Elle laissa égrainer les secondes, sûrement plongée dans un souvenir, avant de se reprendre :



D’un geste, elle empêcha un de ses hommes de sauter sur Lucas, le discours ayant été moyennement apprécié par les rebelles, et calmement, elle répliqua :



Lorsque Lucas expliqua, complètement dépité, comment s’étaient déroulées les négociations à sœur Marie-Thérèse et à Louis Jouvert, tous trois tombèrent dans un grand abattement, car tous trois comprirent que la machine lancée, plus rien ne pourrait l’arrêter, Alice avait chuté encore plus profondément dans le terrier du lapin et elle ne remonterait plus en surface. Elle avait dépassé les limites du raisonnable depuis longtemps, et plus le voyage dans la folie dure, au plus il devient difficile d’y échapper.


Louis Jouvert avait d’autres renseignements qu’il se gardait d’exprimer à voix haute. Les ordres étaient bien sûr de l’arrêter. Coûte que coûte ! Le capitaine Louis Jouvert savait lire entre les lignes, il comprenait dans « coûte que coûte » le poids de ces trois mots, lourds de sens et pourtant libres d’interprétation.

L’arrêter pour qu’elle soit jugée engendrerait encore plus de soulèvements, elle était une figure qu’on ne pouvait plus toucher sans craindre une explosion. Il avait les oreilles qui captaient des non-dits et il entendait de plus en plus souvent « un accident est si vite arrivé ».


Ce n’était pas sa vision de la justice et ses supérieurs le persuadèrent que cette bombe à retardement pourrait être la goutte d’eau faisant déborder le vase qui ferait vaciller la France dans une guerre civile. Louis Jouvert analysait les données qu’il avait en sa possession et se posait la question philosophique : la fin justifie-t-elle les moyens ? Alice morte, on éviterait une guerre civile qui serait responsable de bien plus de morts, la mort d’une personne pour en sauver des milliers d’autres.



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Depuis bien longtemps, le mouvement avait échappé à Alice, elle tentait de garder les rennes, mais ses lieutenants ne l’écoutaient plus et travaillaient avec les organisations syndicales. Certains accords furent même trouvés avec l’extrême droite.


Dans les revendications que tous relayaient tel le téléphone arabe, plus une seule fois le sort des vagabonds, des va-nu-pieds, toute la cohorte d’épouvantails de la société, n’était mentionné. Alice, pourtant l’icône du mouvement, avait été mise de côté, elle et tous les siens.


À Paris, Lille, Marseille, Toulouse, Lyon, Rennes, Bordeaux, Strasbourg et toutes les autres villes de France, les révolutionnaires s’étaient organisés et étaient à présent coordonnés. Une ligne directrice était à présent clairement définie, il fallait mettre à bas les institutions : Bercy, les préfectures et sous-préfectures, les mairies et les communautés urbaines. S’il existait maintenant une ligne d’attaque, cela n’empêchait pas quelques groupes informels de s’en prendre aux petits commerces et autres enseignes.


Jamais la violence n’avait atteint un tel paroxysme. Les tabassages, les viols et les exécutions sommaires étaient devenus monnaie courante. Le gouvernement décréta l’état d’urgence, demanda l’aide de l’armée et le couvre-feu fut endurci.


La France était le centre du monde et certains anarchistes des pays voisins se joignirent au mouvement, sûrement dans l’espoir de l’exporter prochainement chez eux.


Debout derrière les barricades de la rue nationale, Alice hurlait ses ordres, elle haranguait les hommes à ne pas flancher. L’ennemi leur faisait face, un ennemi lourdement armé. Les chars défonçaient les obstacles placés sur la route et n’échappaient pas à une pluie diluvienne de cocktails Molotov. Les révolutionnaires se battaient farouchement, mais tombaient un par un. Les vivants étaient pris entre folie et néant.


Ordre avait été donné de ne pas tuer Alice, tout du moins, pas de cette manière. Il ne fallait surtout pas en faire une martyre. Lorsque les barricades furent à terre, les belligérants s’enfuirent se terrer dans leurs tanières, dans leurs caches, leurs sous-sols. Certains furent appréhendés pour être jugés par les tribunaux militaires.


Alice réussit à s’enfuir cette fois-ci. Elle était accompagnée de son chien et l’un de ses lieutenants. Ce dernier était blessé, il avait subi un coup de mortier et avait son bras déchiré. Elle l’emmena chez les Petits Frères des Pauvres en espérant qu’il pourrait y être soigné.


Sœur Marie-Thérèse tenta une dernière fois de rendre raison à sa protégée. Elle la mit en face de vérités qui ébranlèrent ClodoChé. Alice avait perdu le contrôle, elle n’était plus qu’une image dont les révolutionnaires se servaient, mais n’avait plus aucun pouvoir de décision. Elle émit les mêmes arguments que l’avait fait il y a encore quelques jours Lucas, à savoir qu’elle ne servait plus la cause des sans-abris, que ces derniers s’en étaient retournés sous leurs ponts.


Alice versa une larme avant de rétorquer à la sœur toute son amertume. La haine l’avait tant aveuglée que même celle qu’elle avait toujours respectée devenait à ses yeux une adversaire, et elle partit en claquant la porte.



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Le capitaine Louis Jouvert retrouva une fois sa trace et elle lui échappa en passant par les égouts. Après une enquête minutieuse dont il avait le secret, et en suivant les indices comme le petit poucet les cailloux, il découvrit une des planques des révolutionnaires, non loin de la gare.


Beaucoup de ces hommes étaient maintenant identifiés par les services de police et les renseignements obtenus promettaient la présence des dirigeants de la cellule « Angel », la cellule mère de la révolution.

Suite à un appel téléphonique provenant de l’association « Les Petits Frères des Pauvres », le capitaine Jouvert avait appréhendé un des fidèles d’Alice alors mourant. Il lui promit les soins adaptés contre une information.


Lorsque la brigade déboula dans le hangar, un vieil entrepôt de réparation de bateau dans la zone Seveso, l’effet fut si abrupt que les combattants présents n’eurent pas le temps de répliquer qu’ils se trouvèrent menottés.


Cependant, si les issues étaient condamnées par les services de police, une d’entre elles échappa à la sagacité des forces de l’État : les égouts. Ce n’est qu’une heure plus tard que le Capitaine remarqua la bouche mal refermée et qu’il comprit que quelques combattants avaient réussi à s’échapper.


Bientôt, tous les bastions révolutionnaires furent détruits et les dirigeants furent mis au frais en attendant les procès. Un prénom manquait à l’appel : celui d’Alice.


C’est dans la rue de la commune de Paris, sous le regard vigilant de nombreux témoins, qu’un groupe de skinheads la tabassa à mort. Le capitaine Jouvert, désapprouvant la méthode, posa sa lettre de démission le soir même sur le bureau du préfet. Il savait très bien que ce groupe de skinheads, en échange d’une impunité, devait régler le problème « Alice ».




Épilogue



Les révolutionnaires furent traduits en justice et écopèrent de peine de prison allant jusqu’à vingt années de réclusion sans possibilité d’aménagement et de réduction de peine.


Les médias les peignirent comme des traîtres à la nation et insistèrent sur les lourdes pertes économiques que tout ce chambard avait engendrées. Les chiffres étaient effarants, la France avait perdu de son attractivité, le tourisme serait en berne pour de nombreuses années, les riches avaient fui le pays. Le CAC 40 avait connu la pire déflation et les investisseurs étaient partis chez les pays voisins.


L’immobilier s’était écroulé, la vente des voitures neuves était au plus bas. On parlait de catastrophe économique.


Ils parlèrent des lourdes pertes humaines également, sans accorder un seul mot sur les pertes chez les révolutionnaires, mais surtout, il n’y eut pas un seul mot pour les sans-abris… ils furent oubliés de tous les débats.


La France avait pris acte de la colère de son peuple et promettait des réformes plus « justes ». Pour payer les dégâts, le gouvernement décida d’allonger le temps de cotisation pour bénéficier des droits à la retraite, il donna plus de moyens pour renforcer la sécurité.


Si les révolutionnaires furent traduits en justice, la plupart des casseurs et autres voyous qui profitèrent de l’anarchie pour laisser cours à leur violence ne furent pas inquiétés, il n’y avait pas de place dans les prisons.



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Sœur Marie-Thérèse alla à l’hôpital au chevet de Pierrot, un ami d’Alice, un sans-abri qui souffrait de cachexie et d’une altération majeure de l’état général. Il avait un pied gangrené. Il pleura lorsqu’elle entra dans la chambre du patient.


Ainsi, rien n’avait changé et elle se dit que la vie est un long fleuve tranquille.

Elle resta à son chevet des jours durant jusqu’à ce qu’il s’éteigne. Elle continua son travail auprès de cette population, tenta de leur donner un sens et les aima de tout son cœur. Elle apprivoisa le berger allemand d’Alice, mais elle refusa catégoriquement de parler d’elle. C’était le seul sujet qu’elle évita durant tout le reste de sa vie qu’elle passa auprès des plus démunis.



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Lucas, bien que groggy comme s’il s’était pris un uppercut sous le menton, en apprenant la fin tragique d’Alice qu’il appelait encore Soliflore, se jura de la venger.


J’aimerais pouvoir vous dire qu’il avait réellement changé, qu’il avait de l’affection pour les gens. L’espace de quelques jours, il était, à n’en pas douter, sincère. Mais chassez le naturel, il revient au galop. L’appât du gain lui fit vite oublier ses bonnes résolutions.


Il trouva un autre concept d’émission de télé-réalité. Il s’agissait de mettre dans une même pièce des parents célibataires qui recherchent l’amour, sans savoir que leurs enfants étaient à la manœuvre. Une émission promettant de rehausser le niveau intellectuel du PAF.


Et tout redevint comme avant…