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Temps de lecture estimé : 7 mn
17/09/23
Présentation:  Flânerie sur l’île d’O.
Résumé:  Réclusion sur l’île d’O.
Critères:  f -journal
Auteur : Landeline-Rose Redinger            Envoi mini-message

Collection : Errance
La pluie tombe

La pluie tombe





Vous me connaissez maintenant. Vous me connaissez oserais-je dire, sous toutes les coutures. Vous savez mon goût pour la précision et le détail. Ai-je omis antérieurement quelque bribe qui vous manquât ? N’ai-je point suffisamment affiné le récit pour que, las des généralités, vous ne preniez congé de moi ?. Non, je ne le pense pas. Si l’on mesurait la portée littéraire et l’impact d’une virgule bien posée, d’un synonyme savamment choisi, je crois alors que l’unité de cette mesure serait votre plaisir. Bref, pourquoi ce préambule ?


J’ai autant le souci de relater le détail d’une scène vécue, que celui de faire ressentir ce qu’à mon sens nous perdons de vue, soit, le temps et la distance. Pour situer les choses, rappelons-nous que je suis piétonne, que je suis joggeuse, accessoirement le Vélib’ est un moyen heureux de transporter mon corps d’un point A vers mon point G.


Donc j’étais venue dans le petit cabriolet MG de Tom – ah ! Je ne vous ai toujours pas parlé de Tom ; je le ferai en temps voulu – par un premier soleil de mai, d’abord par les voies rapides puis par les départementales. J’avais gagné seule la petite île d’O que j’affectionne tout particulièrement en mai. Hors de mai, on ne m’y voit pas. Je n’étais ni décidée à travailler pas plus qu’à écrire – ce qui constitue un travail – ni à relire les chroniques érotiques que j’écrivais pour Octavie D. dont j’étais le nègre.


Bref, je me voyais me promenant le nez au vent sur une bicyclette électrique louée sur le port, arpentant les kilomètres de piste qui menaient au phare, en course lente ou bien plongée dans la lecture du Vieux saltimbanque, dernier ouvrage de Jim Harrison. Et là où je me voyais, je fus. À ceci près qu’au premier kilomètre sur la piste du phare, des aiguillons acides dans le mollet droit – muscle soléaire selon un ami médecin du sport – me clouèrent littéralement sur place. Mes projets pour l’Urban trail de Lyon étaient bien compromis pensai-je alors. Tout à fait curieusement, mon corps semblait parfois me sanctionner, ce qui à mon sens constituait une réelle injustice ; je mettais un point d’honneur à cultiver dynamisme et ardeur afin qu’il demeurât tonique et disponible. Donc de course à pied je me vis privée quelques jours, voire bien plus. Me restait à cultiver l’oisiveté.


J’étais venue sur l’île d’O avec cette idée que le temps m’était donné. J’allais bel et bien bannir la tâche ardue qu’est l’écriture puisque depuis la parution de mon premier roman, cela me laissait une aisance rémunératrice, au même titre que mes prestations d’Escort dont vous avez déjà eu vent, je crois. Mais pour cette fois, repos du corps, des mains, seul l’esprit en éveil devait constituer une activité de préservation, une manière de ne pas sombrer dans une passivité, condamnée à tout le moins par Saint Augustin ou Angélus Silesius. Bref, que le corps fut inerte et morne ne devait en aucun cas rendre l’esprit à la mortitude d’un électro-encéphalogramme plat. Donc la lecture de ce vieux Jim, constituait une véritable jouissance tant cet homme pouvait faire de bien à la littérature. Lire Big Jim équivalait à voir la vie en mieux, à faire l’économie de deux années de psychothérapie. Qu’Albane s’en laisse convaincre et sur-le-champ je lui apporte l’œuvre complète, romans poésies et novelas du vieux borgne. J’en étais là, à m’ébahir de la lenteur des journées, à m’extasier devant trois figues tombées du figuier.


Pour mon muscle soléaire atrophié, les bulles du jacuzzi semblaient un bienfait et mon corps s’y plongeait à loisir. J’aimais l’idée que fermant les yeux, immergée et nue, je puisse demeurer ainsi, hors de toute convoitise, hors de toute tentation, hors du péché de chair. Saint Augustin lui-même avait beau jeu de fanfaronner, n’avait-il jadis connu d’autres voies que celle de la foi de Dieu ? Oh ! Mon esprit sans doute divague et de ce commérage je me repens en laissant sous l’eau mon visage jusqu’à la suffocation. De Saint Augustin au Grand Bleu il n’y a qu’un pas. Sortie sur la terrasse encore baignée de soleil, tandis que je séchais mon grand corps sous une blanche serviette éponge, j’avisai dans la bibliothèque un livre à la couverture vert-pastel de facture classique. Pourquoi faut-il que parfois nous croisions nos vies avec d’autres et, que de ces rencontres notre route change de cap ? Il en fut donc ainsi de ce moment que je peux situer avec précision, entre le bain à bulles et le séchage de mon corps nu sur la terrasse ensoleillée. Ce fut là que je rencontrai pour la toute première fois, celle qui faillit me faire plier bagage et retrouver Paris bien plus vite que je n’en étais partie.


Est-ce qu’un livre fondu dans le rayonnage d’une pièce agencée à la fois en bibliothèque, en salon d’apéritif, accessoirement en lieu de sommeil, est-ce qu’un livre peut devenir un objet usuel, figé ? Sans doute. La plupart des œuvres qui ont fait suer sang et eau leurs auteurs finissent leur vie à regarder passer des générations de lecteurs qui ne les voient pas. Ou bien sur les étals hebdomadaires du parc Georges-Brassens. Et puis, bizarrement comme ça, l’un d’eux renaît d’entre les morts pour vivre une petite vie. Une petite vie de main en main puis une nouvelle vie, semblablement à moi, morfondue d’un hiver sans désir qu’une main heureuse trouve à faire revivre. Cet égocentrisme n’est pas pour me déplaire. Je suis un livre rare qui ne peut prendre la poussière. Bon, foin de moi et de ma petite personne n’est-ce pas ?

Non contente de poser mes fesses dans son petit cabriolet, j’avais aussi habité la maison insulaire de Tom durant plusieurs semaines. Y demeurer seule me faisait le plus grand bien. Le printemps renaissait laissant quelques touristes baguenauder, quelques cyclistes, au final l’île d’O dormait encore. Elle somnolait. Entre sommeil et balade sur ma bicyclette électrique de location, j’occupais mes journées à la lecture. Donc, j’y viens. Elle s’appelait Nicole. Nicole Védres et je l’ai rencontrée incidemment blottie entre Le rose et le vert de Sthendal et un roman de Michel Butor. Nicole Védres.


Il est naturellement tentant d’établir des passerelles entre soi-même et un personnage qui, de par sa singularité, serait un peu nous ou dont on aimerait qu’une part nous revienne. Nicole cultivait la sédentarité comme d’autres font un incessant voyage. Mais de ce surplace, elle était bien mon égale dans les grandes traversées qu’elle faisait dans Paris, même si notre Paris est sans doute très différent. Peut-être. Ainsi par un jour de pluie insulaire, moi qui m’étais tant voulue hors les murs de la capitale, je me mis à rêvasser, foulant les rues du 6e arrondissement cherchant quelques traces, même minimes, de Nicole. J’avais aimé cette modernité qu’elle cultivait, au cours de ces nuits où elle divaguait parfois dans un savoureux désordre. Essayant ce manteau d’homme, ce manteau de voyage, ou déambulant en flâneuse parisienne, découvrant des impasses, rebroussant chemin pour s’entretenir en terrasse du dernier roman d’untel, puis regagnant la rue de Fürstenberg pour quelques chroniques à coucher sur le papier. Fumait-elle en écrivant, une cafetière sifflait-elle près d’elle pour la tenir éveillée une nuit durant. Là dans ma petite villa, loin du monde connecté, je savais si peu d’elle et je n’y pouvais rien. Que la nouvelle technologie informatique n’arrivât pas en certains lieux apparaît parfois comme un petit désagrément, et les jours passant, on se plaît à retrouver les plaisirs de l’attente, les vertus de la patience. Un seul coup de fil – car le téléphone fonctionne pourvu qu’on aille à quelques pas de là dans le patio – à mon ami Tom pour que je fusse au parfum de la vie de Nicole dans ses plus beaux détails. Mais je ne le fis pas. Par pure volonté, et aussi de ne pas le faire m’engageait d’ores et déjà, dans le pas à pas vers cette femme qui de sa part de mystère, agrémentait quelque peu mon séjour en aiguisant ma curiosité. J’étais alors sur le chemin qui mettait mes pas dans les siens, j’étais sans l’être, un peu elle. Je retournais à ma sédentarité avec un petit supplément d’allégresse.


Bien sûr ma focale ne fut pas uniquement centrée sur Nicole ; j’eus d’autres plaisirs. Cultiver la solitude était un moyen de désirer la multitude. Et si j’avais eu quelque aperçu de l’éveil printanier de mon corps au désir, bien que celui-ci ne retombât que peu, je me plaisais aux marches matinales, à la contemplation marine, à la stagnation vespérale. Sous mon capuchon, les jours de pluie ardente, sous un fichu léger les jours de soleil plombant, j’allais sans but. Sans autre lieu que celui du bien-être.


J’avais usé de la bicyclette à traction électrique, mais qu’un peu d’effort entretienne le maintien musculaire, me rappela à l’ordre.

Un groupe de cyclotouristes sexagénaires m’enjoignait à me mettre dans le rythme, mais je pris cet appel pour une amorce de séduction ; je gardais ma cadence de pédalage flâneuse.

Quand les premières gouttes de pluie éparses sont tombées, j’ai pressenti le déluge. C’en fut un.


J’étais proche du marais. En grand nombre les échassiers clapotaient sur l’eau avec une heureuse vigueur, même si l’on peut difficilement définir le degré de bien-être d’un échassier. Enfin, je ne suis pas ornithologue. En peu de temps une tonne d’eau s’était abattue sur mon corps. Mes vêtements collaient à ma peau comme une camisole. Pédaler devenait impossible, et la mécanique semblait souffrir de l’humidité. Seule dans cette tourmente, j’ai marché et, si l’effort était pesant, l’esprit s’allégeait. Les éléments ne m’étaient pas hostiles, même si les apparences jouaient contre moi. Ce n’était pas l’arrogance du déluge qui me tourmentait car, parfois nous nous sentons en concordance avec l’hostilité ; simplement j’étais soudainement sous les hallebardes liquides mais pourquoi ma pensée allait-elle vers Nicole, que j’avais pour ainsi dire oubliée. J’avais aimé ne rien savoir de plus que ce que j’avais lu dans ses nouvelles. Mais qu’en était-il de sa disparition prématurée, quid de ses gouffres et de ses spleens ?

Pourquoi fallait-il que ce fût-là précisément sous ce rideau vertical, où mon corps grelottait, pourquoi Nicole me faisait-elle un signe ?

J’ai entendu le bruit puissant d’un klaxon. Quand j’ai ouvert les yeux, j’étais au milieu de la chaussée, presque invisible sous les gerbes d’eau.