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n° 22008Fiche technique27287 caractères27287
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Temps de lecture estimé : 18 mn
23/09/23
Résumé:  Voilà une histoire sur la rumeur qui passe son temps à courir. On dit de Cyril qu’il…
Critères:  fh collègues nympho travail collection amour humour -humour
Auteur : Laetitia            Envoi mini-message
Bêtes de sexe

Ce récit aurait pu faire partie d’une série sur les chroniques de la vie dans les bourgades françaises, avec « Scandale rural » paru précédemment ici même (que je vous engage à aller lire ou relire d’ailleurs).



Cyril Hike, trente ans, travaillait, au moment des faits, depuis plus d’un an aux « Assureurs Berrichons », après avoir fait ses premières armes au « Crédit agraire du Bourbonnais ». Il était donc passé de la banque aux assurances. Une prise de risques, pourraient dire certains, mais Cyril était plutôt du genre aventureux, tout au moins audacieux.


Aux « Assureurs Berrichons », il était en charge d’un portefeuille clientèle qui couvrait le sud du Berry et débordait légèrement sur le nord de la Creuse.


Son travail lui plaisait, était varié et lui occasionnait régulièrement des déplacements. Il lui permettait aussi de souffler à l’agence plusieurs jours par semaine. Ainsi, il pouvait peaufiner ses dossiers, recevoir ses clients et faire du démarchage téléphonique. Un travail diversifié donc et enrichissant, dans lequel Cyril Hike s’épanouissait pleinement.


Cyril aimait beaucoup les rapports humains. C’est ce qui faisait le sel de ce métier, disait-il régulièrement à ses collègues, dont certains étaient assez casaniers et plutôt conformistes (au goût de Cyril).


À l’agence où il était rattaché, on parlait souvent de Cyril, jeune homme au physique plutôt avenant, mais dans son dos. Il avait une réputation de Dom Juan, de Casanova. Ses collègues, autant masculins que féminins, racontaient à qui voulait l’entendre ses prétendues aventures.


Non seulement doté d’une réputation de tombeur, il passait aussi dans le département pour un solide fornicateur. Un baiseur de première, même ! Un serial-niqueur. Enfin, tout ça, c’est ce qu’on disait… Un savant mélange de Dom Juan et de Rocco Sifredi en quelque sorte.


On ne comptait plus le nombre de ses conquêtes. Il avait la réputation de tirer tout ce qui bouge et qui appartenait à la gent féminine.


Pourtant, chaque fois qu’un ou une collègue essayait d’aborder avec lui le sujet ou bien tentait de lui soutirer une confidence, Cyril s’appliquait à détourner la conversation, ou à hausser les épaules avec un léger sourire au coin de la bouche. Pire, il faisait comme s’il ne comprenait pas.


Impossible, donc, de lui tirer les vers du nez. De plus, de lui-même, non seulement il n’en faisait jamais aucune allusion, mais ce sujet ne faisait pas partie des conversations qu’il tenait. Avec Cyril, on pouvait échanger sans problème sur les placements, la bourse, le football, les séries à la mode, même sur des grands sujets de société, mais jamais sur le sexe. Quand on en parlait devant lui, il ne s’intéressait plus aux conversations, puis il s’éloignait discrètement.


Ici même, dans la calme sous-préfecture où se trouvait l’agence, on disait que quand Cyril achetait son journal le matin, la libraire ressortait de l’arrière-boutique complètement ébouriffée. On racontait que quand il passait en sifflotant sur le boulevard Jean-Philémon Gillet, la fleuriste l’attirait systématiquement derrière son comptoir. Ladite fleuriste en était tombée amoureuse et, dit-on, s’était expliquée toutes griffes dehors avec l’épouse du patron du bar-tabac du coin, le Balto. Celle, là, on prétendait que quand Cyril allait acheter des chewing-gums ou bien un jeu à gratter, dans son commerce (il ne fumait pas), son passage était aussitôt suivi d’ablutions intimes de la part de la buraliste. Elle avait même failli être surprise par son mari, le patron du Balto, donc, dans la remise, alors qu’il venait chercher quelques cartouches de cigarettes pour réapprovisionner son étal. Le hic, c’est qu’elle était en train de pratiquer une fellation à Cyril. Fort heureusement, elle avait tiré le verrou de la remise et le fornicateur avait juste eu le temps de partir par le vasistas donnant sur la ruelle derrière le commerce, pendant que l’épouse infidèle se réajustait, hagarde.

Lorsqu’il allait au cinéma, il se murmurait que l’ouvreuse l’emmenait dans un cagibi, plutôt que de l’accompagner à sa place. Bien qu’il fût cinéphile, il loupait ainsi systématiquement la première demi-heure des films. Enfin, toujours selon vox populi.

Paraît-il que l’inspectrice des impôts effectuait chez lui, et cela très régulièrement, au moins plusieurs fois l’année, des contrôles fiscaux sans jamais trouver la moindre anomalie.

De même, certains soutenaient que les postières se déchiraient pour obtenir la tournée dont faisait partie son domicile. Certaines, parmi les factrices les plus zélées, allaient jusqu’à lui envoyer elles-mêmes des recommandés pour pouvoir sonner à sa porte. Également, Cyril ferait sauter ses quelques PV par la Commissaire de police. Enfin, il les payait en nature plutôt, disait-on.

Bien que Cyril n’ait pas d’enfants, les institutrices de l’école le convoquaient toutes les semaines, selon certaines allégations, sous prétexte de réunions bilatérales parents/enseignants.

On aurait aperçu l’épouse du pharmacien, celle du notaire ainsi que quelques autres bourgeoises désœuvrées de tout âge, rôdant aux alentours de son domicile à l’heure de la sortie des bureaux.

Cyril abordait souvent avec ses collègues son goût pour le bricolage. Il décrivait, avec moult détails, les travaux de peinture ou de plomberie qu’il effectuait dans son appartement au centre-ville. La rumeur se mit à courir qu’aucune caissière, aucune vendeuse des magasins Mamacastor ou Lelin-Merroy de la région ne lui avait résisté. Paraît-il qu’il leur démontrait régulièrement les bienfaits de l’utilisation de la chignole, de la raboteuse rotative ou de la perforeuse à percussion.


S’il avait la réputation d’être un sacré trousseur de jupons, il faut bien admettre qu’il avait exclu son entourage professionnel féminin de son terrain de chasse.

En effet, aucune de ses collègues n’avait eu la chance de le faire succomber à ses charmes. Et ce n’était pas faute d’essayer. Elles en parlaient régulièrement entre elles. À ce jeu-là, Sylvie Braummaçeure, la secrétaire du Directeur, quoique mariée, n’était pas la dernière.


Un solide baiseur ? On disait que sa technique de la chose alliait doigté, souplesse, inventivité et endurance. Il savait toujours trouver le petit détail personnalisé, le petit plus, qui allait faire tomber en pâmoison et chavirer ses conquêtes féminines.


Enfin, on vantait la taille de son engin, qui sans être démesurée, était plutôt dans la moyenne supérieure, disait-on.


On en était là. Voilà ce qui se disait. Le temps passant depuis son arrivée, la rumeur courait, s’amplifiait. Cyril Hike, bon collègue, était dans l’agence depuis maintenant un an. Toujours avenant, il ne manquait jamais d’aider un ou une collègue dans son activité professionnelle.


Tout allait bien, donc, même si les collègues féminines de Cyril étaient complètement frustrées. Les collègues masculins aussi, mais pour d’autres raisons.



C’est à cette époque, un mardi de mai, qu’on annonça l’arrivée prochaine dans l’agence des Assureurs Berrichons, d’une nouvelle collègue, Éléonore Illéhossude. Elle était mutée depuis la succursale de la Corrèze. Éléonore était elle aussi précédée d’une solide réputation.


Éléonore, 27 ans, jolie blondinette au visage souriant, traînait, paraît-il, un sacré passif.


Le nombre de mâles qui avaient succombé à ses charmes était tout simplement astronomique (enfin, c’est ce qu’on racontait). Plutôt jolie fille, rien d’anormal, me direz-vous, qu’elle fasse tourner les têtes des mâles ! Certes, mais quand on ajoutera qu’elle ne dit pas souvent (jamais !) non, vous aurez tout compris. Son physique de fille rangée ne correspondait pas à la réalité de ses nuits épiques.

Pas une nymphomane – le mot semblait excessif, péjoratif surtout –, mais c’est tout comme. Même les plus motivés ou les plus doués en calcul mental ont perdu le compte de ses amants.


À l’adolescence, on dit qu’elle aurait ravagé un camp de scouts, qui avait pris ses quartiers dans la forêt près de chez elle. Ils furent nombreux, parmi les éclaireurs, à découvrir la définition du mot fellation, et ce en une nuit et une seule.

Plus tard, lors de ses études, on ne comptait plus les enseignants, les élèves du campus ou les simples badauds, là, par hasard, qui avaient succombé à ses charmes.

Elle aurait été exclue du club omnisport qu’elle fréquentait. Elle épuisait, nageurs, rugbymen, basketteurs et footballeurs (même l’équipe de hockey sur gazon féminine, paraît-il !). Cela avait un impact certain sur les performances sportives des licenciés du club. L’équipe de rugby était d’ailleurs dernière de son championnat interdistrict, depuis qu’elle avait pris sa licence au club. Après son départ, l’équipe enregistra un net redressement (au classement).

Au mariage de sa meilleure amie, le maire, ses adjoints, les témoins, le curé et bon nombre d’invités ont pu bénéficier de ses largesses. Elle n’aurait épargné que le marié, dit-on, mais uniquement par respect pour la mariée, son amie d’enfance.

On dit aussi que les clubs échangistes de la région lui refusaient l’entrée depuis longtemps. Quand elle était là, elle ne laissait aucune miette aux autres libertines, en monopolisant tous les libertins présents. Il se murmure qu’une soirée dans le club « Chez Simone », pourtant select, s’est terminée en bagarre générale, au sein du carré VIP, à cause d’elle.

Un collectif de femmes, faisant commerce de leurs corps, avait porté plainte contre elle pour concurrence déloyale. On parlait même de la création d’un syndicat d’ailleurs.

Certaines langues – peut être mauvaises – lui prêtaient aussi l’habitude, lorsqu’elle déménageait et s’installait dans un nouveau quartier, « d’essayer » tous les mâles du voisinage. Toujours selon ces mauvaises langues, elle aurait surnommé cette petite manie, « se faire pendre la crémaillère ». Certains auraient compris « se faire prendre la crémaillère ». On ne sait pas trop, les avis divergent.


Dès que son arrivée fut connue, tous les éléments masculins de l’agence se firent un devoir de se tenir prêts au cas où. On vit apparaître dans les vestiaires et les tiroirs des bureaux, des aérosols de déodorant, des brosses à vêtements et des vaporisateurs d’huile de menthe poivrée censée maintenir une haleine sûre.


La veille de son arrivée, le coiffeur pour hommes du bout de la rue fut débordé et doubla son chiffre d’affaires. De même, les distributeurs de préservatifs des pharmacies du coin furent vidés en quelques heures. Certains, apparemment, constituaient des stocks, craignant certainement une pénurie à venir.


Les femmes quant à elles, colportèrent, amplifièrent et déformèrent les « on-dit » dont elles avaient pu avoir connaissance de source sûre, voire de source certaine.



Le jour tant attendu, celui de l’arrivée d’Éléonore à l’agence arriva enfin.


Ce fut un lundi, qu’ils virent débarquer la jeune fille. C’est le directeur de l’agence, Edmond Saint Michel, qui présenta à l’ensemble du personnel, la nouvelle collègue.

Ils virent arriver une jeune fille de taille moyenne, plutôt jolie, mais à l’allure réservée, presque timide. Devant le nombre et la nature des superlatifs prononcés par Edmond Saint Michel, ses pommettes rosirent légèrement et elle arbora un sourire gêné. Elle fit le tour de ses nouveaux collègues et serra la main à chacun.


Éléonore n’avait en effet pas grand-chose à voir avec la tentatrice que tout le monde s’attendait à voir. Une jeune fille, blondinette, simple, arborant une petite queue de cheval, toute mignonne, habillée avec un petit tailleur sage, découvrant à peine ses genoux :



Dubitatifs, ils l’étaient tous. Certes, Éléonore, quoique mignonne, n’avait pas forcément le physique de sa réputation, mais comme ajouta Sylvie, Cyril aussi n’avait pas forcément un physique de superman. Elle conclut par un :



Ce fut le directeur qui attaqua le premier. Edmond Saint Michel, surnommé Miche Miche par le personnel de l’agence, fidèle à son habitude, tenta la première approche, dès le midi.


Droit de cuissage, le Chef d’abord ! pensa-t-il en abordant Éléonore de front, alors qu’elle sortait ses affaires d’un carton pour les ranger dans son armoire.

Il faut dire que peu d’employées passées par son agence y avaient échappé. Peut-être la vieille Marthe Telhentaite, déjà à la retraite depuis une dizaine d’années. Mais encore…


C’est avec beaucoup de délicatesse et de doigté qu’Éléonore le remit en place :



Il n’y a pas que le travail dans la vie, maugréa Edmond Saint Michel en partant vexé, et conscient de la rebuffade.


La scène n’eut qu’un seul témoin, Sylvie Braummaçeure, et l’affaire ne tarda pas à se répandre comme une traînée de poudre dans l’agence.


Le soir venu, le personnel de l’agence eut une surprise de taille. Ils virent Éléonore et Cyril qui partaient ensemble en devisant tranquillement, alors qu’ils n’avaient échangé que deux ou trois phrases au cours de la journée. C’est avec ébahissement qu’ils entendirent même un léger rire, certainement provoqué par une plaisanterie de Cyril, sortir de la bouche d’Éléonore :



Pourtant, les deux jeunes gens ne firent que prendre ensemble le chemin de l’arrêt de bus proche du bureau. La conversation fut banale et c’est presque par hasard qu’ils s’aperçurent qu’ils prenaient le même chemin :



Cyril emmena Éléonore dans une petite pizzéria de quartier, où il avait ses habitudes, « Chez Gino », près de la place Aldo Bermann.


Sur le chemin, il lui fit une description détaillée de la carte. « Une bonne cuisine italienne familiale », lui dit-il, « pas la pizzéria lambda ». Une fois qu’ils furent installés à une table couverte d’une nappe à carreaux rouges et blancs, plutôt gêné, Cyril se creusa la tête pour trouver un sujet de conversation intéressant.


Éléonore a tenté de détendre l’atmosphère en parlant de son envie de découvrir l’Italie en regardant les gravures du Vésuve et de la baie de Naples qui décoraient les murs de l’établissement.


Après avoir longtemps hésité entre le plat du jour, l’Osso-Buco à la milanaise et les carbonara à la carte, Éléonore se décida pour les pâtes. Cyril, fidèle à ses habitudes, commanda sa pizza préférée.


Les carbonara étaient al dente, la Régina roborative et le Bardolino Chiaretto frais et gouleyant.


Cyril s’aperçut qu’Éléonore avait un bon coup de fourchette. Pour sa part, repu, il ne laissa dans l’assiette qu’un petit morceau du bord de la pâte de sa pizza.


Pourtant, la conversation tarda à se débrider. Chacun restait sur sa réserve. Éléonore, ayant eu vent des ragots colportés par ses collègues féminines de l’agence, ne pouvait penser sans appréhension à la réputation de Cyril et à la soi-disant dimension de son sexe. Les collègues n’étaient pas avares de superlatifs. Pourtant la jeune femme prenait un peu de distance par rapport à ça. C’était d’autant plus amusant, qu’aucune des femmes de l’agence n’avait expérimenté l’engin, ni même ne l’avait vu.


De son côté, Cyril, quoique décontracté d’apparence, s’interrogeait sur les appétits insatiables et pas seulement gustatifs de sa nouvelle collègue.


Au fil du repas, la bouteille de rosé italien, maintenant presque vide aidant, ils se livrèrent un peu plus. Ils aimaient tous les deux le cinéma et finalement appréciaient les mêmes films. De plus, ils passaient une partie de leurs loisirs à bricoler et décorer leurs appartements respectifs, mais aussi à pratiquer le running.


Ce fut au moment du dessert, une coupe Amaretta pour elle et une panna cotta pour lui, que leur conversation dériva sur leur conception de la vie et de l’amour. Cyril militait pour une union avec une partenaire pour laquelle il aurait un sentiment fort, proche du coup de foudre, ce qui n’empêchait pas quelques rencontres préalables.


Éléonore, quant à elle, était plutôt proche de cette manière de voir, et privilégiait une vie à deux intense et amoureuse ne laissant aucune place à la routine et à l’ennui.


Leurs convergences de vues, loin de les rapprocher, faisaient au contraire accroître leur prudence l’un envers l’autre. Ils étaient finalement tous les deux aussi pudiques quant à l’expression de leurs sentiments. Ce qu’ils finirent par s’avouer mutuellement du bout des lèvres.


Ils parlèrent ensuite de leurs goûts en matière de littérature, à bâtons rompus. Elle lui dit son amour pour Maupassant, qu’elle vénérait par-dessus tout. Elle était tant férue sur cet écrivain, que Bel Ami, Boule de Suif ou la Horla, n’avaient plus aucun secret pour elle. Elle pouvait, de mémoire, en déclamer des passages entiers au mot près, ou bien encore parler pendant de longues minutes d’un simple personnage secondaire, avec passion et les yeux brillants.


Il lui avoua que bien qu’appréciant Maupassant, il était plutôt amateur de littérature du 20e siècle, Giono, Beckett, Ionesco et bien sûr Sartre. Ils tombèrent d’accord sur le Grand Meaulnes d’Alain Fournier et sur la Peste d’Albert Camus, mais après un long débat enflammé, ou arguments et contre-arguments s’enchaînèrent. Éléonore ajouta in extremis l’Écume des jours de Boris Vian, ce à quoi Cyril ne put qu’acquiescer. C’était en effet une évidence.


Elle lui sortit un exemplaire de poche du Pendule de Foucault d’Umberto Eco de son sac à main :



À l’issue du repas et après qu’ils eurent partagé l’addition, Cyril reconduisit Éléonore jusque devant son immeuble. Il prit congé sans tenter quoi que ce soit. De son côté, elle ne fit rien pour l’inviter à franchir sa porte.

Ils se séparèrent après un chaste baiser sur les joues :



Émus, ils se promirent de renouveler ce genre de soirée fort agréable.


Éléonore dit vouloir tester le restaurant asiatique sur l’avenue Yves Hégé. Cyril, connaissant l’établissement, lui vanta le bœuf au saké et les rouleaux de printemps.


Avant de partir, Cyril invita Éléonore pour le festival Kubrick, au ciné d’art et d’essai de la ville qui débutait en fin de semaine. Éléonore aimait beaucoup Kubrick, surtout Barry Lyndon, qui passait justement vendredi soir comme le lui apprit Cyril. Ils prirent un quart d’heure de plus pour une discussion à bâtons rompus sur les qualités de Barry Lyndon – sa mise en scène, sa bande-son, sa photographie, l’utilisation de la lumière, le jeu des acteurs – et à comparer les chefs d’œuvres du maître Kubrick. Rendez-vous fut donc pris pour le vendredi suivant :





Le lendemain, avant leur arrivée à l’agence, les collègues anormalement matinaux discutaient bon train sur qui avait bien pu sortir vainqueur de la joute de la veille.

Certains pariaient sur le fait que Cyril arriverait hagard, à moitié épuisé le regard vitreux (surtout les collègues masculins) :



D’autres soutenaient plutôt qu’Éléonore marcherait de travers, en partie écartelée, et qu’une épaisse couche de maquillage ne cacherait pas les cernes sous ses yeux (principalement les femmes de l’agence).


Le public badaud resta bouche bée quand Cyril fit son arrivée dans l’agence, la démarche souple et décontractée, avant de s’installer à son bureau, non sans avoir salué tous les collègues présents, comme chaque matin. Il devançait de peu une Éléonore, grand sourire aux lèvres et fraîche comme une rose éclose le matin même.


C’est Yann Oraque qui résuma le mieux la situation :



Malgré le fait qu’ils se mirent aussitôt au travail chacun dans leur coin en silence, les collègues ne les lâchèrent pas des yeux de la journée, guettant le moindre signe qui en révélerait un peu sur les folies de la soirée et de la nuit.


Edmond Saint Michel, toujours sous le coup du camouflet de la veille, vint réclamer à Éléonore un travail qu’il lui avait demandé de faire, la veille, au dernier moment. Elle sortit une chemise de son tiroir et le tendit au directeur un grand sourire aux lèvres :



Il se retira sa chemise à la main, en marmonnant quelques paroles de félicitations qui ne cachaient pas son désappointement.


Certains diront qu’ils ont surpris des regards tout au long de la journée et des sourires complices entre Éléonore et Cyril.



Les jours passèrent. Chacune de leurs sorties alimentait le flot des commentaires dans l’agence.


Faute d’informations fiables, les collègues inventèrent aux tourtereaux, au fur et à mesure, une légende sulfureuse immorale, mais épique, houleuse, plus qu’animée, avec des nuits faites de luxure, de stupre, de débauches, de lubricité, turpitudes et dépravations, d’assauts, de contre assauts, d’acrobaties diverses, d’inventivité à tout crin, de débordements héroïques, d’échanges homériques et d’excès variés, mais aussi d’interventions régulières de la gendarmerie pour tapage nocturne.


D’ailleurs, un jour qu’ils furent en arrêt maladie en même temps, le bruit se répandit dans les bureaux comme une traînée de poudre, qu’ils étaient tous les deux en garde à vue, pour exhibitionnisme. Yann Oraque évoqua une levrette à trois heures du matin sur le parvis de l’Hôtel de Ville, sous la statue d’Yves Risursaine, un ancien premier magistrat de la ville.


Éléonore et Cyril, quant à eux, semblaient mener leur petite vie, ayant toujours un mot poli et aimable pour les collègues, participant à toutes les conversations, partant parfois chacun de leur côté, parfois ensemble le soir.



Edmond Saint Michel, quant à lui, sombrait de plus en plus dans la déprime. Le harcèlement qu’il exerçait sur une partie du personnel ne fonctionnait plus. Il avait perdu tout crédit auprès de son personnel. On lui riait presque ouvertement au nez quand il donnait des ordres. Les résultats de l’agence s’en ressentaient. La grande Direction se posait quelques questions.



Un vendredi d’octobre, la nouvelle tomba. Éléonore était mutée au siège, à Bourges, avec promotion en plus :



Cyril, quant à lui, eut ses mots :



Ce qui ne manqua pas d’alimenter la rumeur. Chacun y allant de son interprétation au sujet de cette petite phrase sibylline, mais à la vérité forcément cachée.



Quelques mois après, Cyril fut à son tour muté.

Dès lors, il ne restait plus à l’agence d’acteurs de l’épopée érotique dantesque, juste des témoins. Au fil des mois, puis des années, des départs, des remplacements, l’histoire tomba un peu dans les oubliettes, le souvenir s’estompa. De temps en temps, on évoquait les amants magnifiques, comme on les avait surnommés à l’époque.


Jusqu’au jour où arriva aux « Assureurs Berrichons », un nouveau collègue, Guy Liguili, transfuge de « Beauce et Brie Assurances ».


Un midi, au réfectoire, la petite équipe, Sylvie Braummaçeure, Yann Oraque et Oscar Amouche en tête, les indéboulonnables de l’agence Berry, comme ils étaient surnommés, évoquèrent les deux légendes ainsi que leurs exploits sur un ton mi-mielleux, mi-nostalgique.



Yann Oraque opina :



Des hochements de tête négatifs secouèrent l’ensemble de l’assistance :





« Il y a parfois de la fumée sans feu ». Je crois qu’on va la garder celle-là. Et on va même en faire la morale de cette petite fable. Qu’en pensez-vous lectrices et lecteurs ?


Ou sinon, tiens ! Si vous avez du mal à trancher, j’en ai une autre pour vous : « Des fois, il y a beaucoup de fumée et pas beaucoup de feu ».


On va aussi la garder.