n° 22009 | Fiche technique | 22701 caractères | 22701 3764 Temps de lecture estimé : 16 mn |
23/09/23 |
Résumé: Un jeune maître d’arme en plein doute médite devant une estampe vieille de deux siècles, se questionnant sur sa légitimité à enseigner avant un combat important pour lui et ses élèves contre une école rivale le lendemain. | ||||
Critères: nonéro | ||||
Auteur : Slaanesh Envoi mini-message |
Ölümcül Vaal Kalaï
Miyamoto observe, depuis un certain moment déjà, l’estampe presque vivante aux couleurs chatoyantes devant laquelle il se trouve, les bras croisés.
Non…, observer n’est pas le terme adéquat.
Il la contemple ! Oui, c’est exactement cela… il est en profonde contemplation méditative devant cette gravure. Un état contemplatif qui le pousse à la réflexion, à la remise en question, à l’introspection. L’œuvre, d’un artiste anonyme, lui parle d’une façon évidente. Elle l’invite, de par ses lignes épurées, ses couleurs limpides et éclatantes, la sobriété des détails et la puissance évocatrice qui s’en dégage, à penser et à méditer.
As-tu eu raison, Miyamoto, d’agir ainsi ? N’est-ce pas ton orgueil démesuré qui a répondu à ta place ? Ou ta trop grande confiance en toi ? N’était-ce point une décision irraisonnée, un vulgaire coup de tête indigne de l’enseignement qui te fut prodigué ? Es-tu certain de ton choix ? Et les conséquences, les as-tu pleinement mesurées ?
Il fronce les sourcils, lorsque cette pensée insidieuse et lourde de sous-entendus se fait jour dans son esprit. Oui, il mesure pleinement les conséquences de sa décision, et malgré les sombres nuées qui menacent l’avenir, s’il devait reprendre la même décision, en toute connaissance de cause, il la reprendrait. Mais cela ne l’empêche nullement de se poser des questions tout en continuant de chercher d’impossibles réponses dans cette œuvre vieille de près de deux siècles.
Elle représente deux sokes, deux grands maîtres de l’Ölümcül Vaal Kalaï, exécutant des kata au milieu d’une forêt de bambous. Et pas n’importes quels sokes ! Ceux par qui toute cette rivalité est arrivée, ceux par qui deux enseignements s’opposent depuis presque deux cents longues années. En toile de fond, plusieurs personnages assistent à la démonstration. Sans doute des enseignants et des élèves des deux jeunes koryu nouvellement crées à l’époque, les écoles d’Ölümcül Vaal Kalaï dirigées par les maîtres à l’œuvre gravés sur l’estampe.
L’Art du Sabre Funeste… c’est la définition même de l’Ölümcül Vaal Kalaï. L’art mortel des guerriers bushis.
Les kata sont traditionnellement pratiqués sans protection, avec un simple bokken. Mais au niveau d’un duel de maître, comme c’est le cas sur cette gravure, ils sont exécutés avec un katana ou un wakisashi, voir les deux, et pas avec un vulgaire sabre de bois.
Cela ne se discute pas.
Et encore, ces kata ne sont que des figures d’entraînement, des enchaînements de différentes techniques ; pas un affrontement à mort. Ces enchaînements de kata, souvent très élaborés, permettent en temps normal de simuler un combat contre des adversaires imaginaires. Ils sont comme une bibliothèque de techniques de combat ; de combinaisons de frappes de taille ou d’estoc, d’esquives, de feintes, de parades et de contre-attaques que l’élève se doit de connaître ; pour les utiliser efficacement en combat réel. Les kata servent à répéter encore, et encore, et encore les mêmes gestes, à les affiner, à les fondre les uns dans les autres dans une fluidité mortelle, à les perfectionner jusqu’à leur plus pure expression. Jusqu’à ce qu’ils deviennent aussi instinctifs que de respirer, et ne soient plus qu’une extension du corps et de l’esprit en symbiose totale, au moment d’être exécutés.
Sauf que demain, à l’aube, ce ne seront pas de simple kata… demain, l’acier chantera sa mélopée funèbre et le sang coulera. Demain, la mort réclamera son dû ; une dette de soixante-douze longues années. Cela faisait soixante-douze ans que l’antique rivalité entre les deux koryu n’a pas été exacerbée au point que seul le « Chant de l’Acier Tournoyant » soit la seule réponse possible. Mais la limite du tolérable et du supportable a bel et bien été franchie, et ce n’est pas nous qui avons mis le feu aux poudres. Nous sommes les offensés dans ce drame. Le « Chant de l’Acier Tournoyant » réclame sa dîme de sang !
L’air de plus en plus songeur, le regard de Miyamoto se perd peu à peu dans le vague. Ses yeux, d’un vert profond, sont pourtant toujours intensément rivés sur l’estampe ; mais son esprit, lui, semble en fuite. Le jeune senseï sent que sa concentration se dilue dans tout un tas de pensées qui l’éloignent de la paix intérieure qu’il recherche. Cette paix intérieure cruciale pour être en osmose avec lui-même ; cette paix intérieure qu’il pensait trouver en méditant devant cette gravure ô combien symbolique de bien des façons, et qui pourtant lui échappe comme de l’eau s’écoulant entre ses doigts. Il sait, sans l’ombre d’un doute, que c’est surtout sa colère qu’il a écoutée en acceptant le défi de demain. Il s’est laissé aveuglé, alors que Maître Noshimuri l’avait à de nombreuses reprises, averti contre cette part sombre de lui-même. Miyamoto avait été intimement persuadé que les rudes enseignements de son senseï avait extirpé de lui cette fâcheuse tendance à l’emportement. Il n’avait pas ménagé sa peine pendant toutes ces longues années de formation pour se montrer digne de la confiance de son maître, et enfermer à jamais sa tendance à la colère. Elle était solidement enchaînée, il en était intimement convaincu.
Et voici qu’à peine quelques mois après le décès de Maître Noshimuri, et que Miyamoto ai repris la direction de l’école, il se laisse aller à accepter un défi qui met en danger l’avenir même de celle-ci, ainsi que celui des cinquante étudiants et étudiantes dans l’Art du Sabre Funeste qu’elle accueille.
Pourtant, l’enseignement de l’Ölümcül Vaal Kalaï, hormis apprendre certains arts martiaux, vise également une certaine pureté de l’apprentissage. Il exige une transmission et une efficacité sans faille. Une maxime dit que l’Art du Sabre Funeste peut se résumer en deux choses, « la transmission de l’efficacité, et l’efficacité de la transmission ! »
Il y aura eu là un certain manque d’efficacité dans la transmission… pardonnez-moi maître, ces pensées indignes de vous et de votre enseignement. Si faute il y a, elle ne découle certainement pas de vous et de la sagesse que vous m’avez transmise, mais bel et bien de ma propre incapacité à museler le côté obscur de mon être !
Le regard de Miyamoto se fait plus tranchant, tandis qu’il se sermonne intérieurement, à la pensée d’insulter ainsi celui qui lui transmit tout son savoir et toute sa sagesse. Il reprend assez contenance pour se concentrer à nouveau, et chercher une éventuelle illumination. C’est ainsi que fonctionne la « Voie du sabre », comme la plupart des budos d’ailleurs. La dimension spirituelle est aussi importante que la maîtrise physique de son art ; que ce soit au sabre, à mains nues ou à l’aide d’autres armes.
Chaque koryu à ses propres méthodes et techniques, que ce soit la longueur de l’arme, sa prise en main, l’attitude mentale du combattant, la manière dont les coups sont portés ou la position du corps. Mais ce n’est pas le seul aspect de l’enseignement de l’Ölümcül Vaal Kalaï. Celui-ci est tout autant exotérique qu’ésotérique. L’on ne peut prétendre être un maître accompli que si ces deux aspects sont en plein accord au sein de l’être. Et visiblement, malgré son nouveau rang de senseï, Miyamoto a encore bien du travail à faire question dimension spirituelle ; là où la connaissance de son défunt maître sur ces deux faces d’une même pièce avait montré la maîtrise de celui-ci dans la transmission et son efficacité.
Miyamoto allait devoir être très prudent à l’avenir, pour ne pas que son enseignement ne soit entaché par son manque de contrôle sur ses propres humeurs. Plus jamais il ne devait montrer cette faiblesse à ses élèves.
Encore faudrait-il qu’il me reste des élèves à qui enseigner la Voie, et un enseignement à transmettre ; lorsque le soleil se couchera demain !
L’un des enseignements les plus importants de son défunt senseï lui revient en ce moment de doute et de défaitisme. Miyamoto, alors adolescent bouillonnant d’énergie, avait demandé quelle était la meilleure stratégie à adopter pour être certain d’être victorieux ; un soir après un entraînement particulièrement harassant, où il avait perdu autant de combats qu’il en avait remportés, le frustrant de ne pas avoir su anticiper certains coups de ses adversaires. Avec un sourire d’indulgence, maître Noshimuri l’avait regardé, puis avait pris le temps de regarder chacune et chacun de ses élèves présents ce soir-là, avant de répondre.
« L’art du sabre nous enseigne que l’obtention d’une position inattaquable consiste à abattre nos adversaires alors même que notre lame est encore au fourreau, étouffant leurs actions présentes et à venir et remportant la victoire sans dégainer l’acier funeste. Mais lorsque vous êtes engagé dans le combat, que l’acier chante et votre sang bouillonne, détachez-vous de toute pensée de victoire ou d’échec pour parvenir à un état d’esprit pur et libre. »
En termes plus simples, la victoire devait s’obtenir avant même de dégainer sa lame ; l’adversaire devait avoir été défait et vaincu avant de tirer l’acier. Si malgré cela, le combat se révélait inéluctable ; alors il devrait se livrer l’esprit libre de tout désir de victoire ou de vengeance, de tout doute, de toute peur de défaite.
Miyamoto réalise alors que les doutes qui l’assaillent, que les questions qu’il se pose, que les craintes qu’il ressent pour son école et ses élèves et pour l’avenir de l’enseignement ancestral transmis par son senseï sont une porte grande ouverte sur la défaite. En fait, c’est comme s’il avait déjà échoué. Il comprend qu’à cet instant, s’il ne se reprend pas, s’il ne repositionne pas ses pensées en une position inattaquable, alors son adversaire a d’ores et déjà gagné. Il lui faut refermer les portes de sa citadelle intérieure, en chasser les ennemis que sont le doute et la peur, il doit renforcer ses positions spirituelles et se concentrer sur les techniques et sur le ki. Le ki, le souffle-énergie qui est action et matière en même temps et qui se sépare, se divise en voies et en principes. Il est la base des techniques enseignées par le fondateur d’une koryu, et celles-ci, lorsqu’elles sont exécutées par les élèves, les rapprochent spirituellement du fondateur de ces techniques. Esprit et techniques ne sont que deux faces d’une même pièce.
Miyamoto se sent reprendre emprise sur ses humeurs et sur ses pensées en cet instant. Tout en gardant les yeux rivés sur l’estampe qui lui fait face, son esprit visualise les deux sokes se livrer à leur kata, et tenter de vaincre l’autre ; sans que l’acier de leurs katana n’entre à aucun moment en contact avec celui de l’autre.
L’un utilise une technique de combat à deux mains, lui assurant une excellente prise sur la tsuka, la poignée ; ainsi qu’une force accrue dans les coups portés. L’autre, se bat avec deux lames, tenant d’une main son katana, tandis que dans l’autre, il brandit le wakisashi, un sabre plus court et récemment introduit dans l’armement des bushis à l’époque. Deux techniques, deux visions du kenjutsu, deux écoles et systèmes de pensées très différents et presque irréconciliables. Et pourtant, les deux fondateurs des koryu qui vont faire couler le sang demain, avaient eux, réussit à l’éviter à leur époque, deux siècles plus tôt.
Un triste paradoxe.
Mais Myiamoto ne s’attarde pas sur cette pensée et la laisse s’évanouir et s’envoler, telle une bulle de savon légère et évanescente, pour se focaliser sur le combat imaginaire qui se déroule dans son esprit. Ou plutôt, les combats qui s’y déroulent. Car, en même temps qu’il visualise les kata des deux senseï fondateurs des écoles qui s’affronteront demain, il imagine aussi le déroulement de celui-ci et les différentes stratégies qui s’offrent à lui. Son esprit est désormais rééquilibré, et allégé d’un poids dont il n’avait pas conscience jusqu’ici, un poids qui l’enlisait dans de sombres pensées et l’embourbait.
Mais à cet instant, son esprit est redevenu tranchant et affûté, comme la vénérable lame qu’il brandira demain pour laver l’affront qui leur a été fait, à son défunt maître, à son école et à ses élèves.
Les deux combats ne font bientôt plus qu’un dans cet esprit guerrier guérit de ses doutes et de ses craintes ; se fondant l’un dans l’autre et fusionnant en un tourbillon de coups et d’esquives, de parades et de ripostes, de feintes et de déplacements agiles. Miyamoto voit avant ou après chaque mouvement de coupe, les différentes combinaisons de gardes et de coups à adopter ; les enchaînements qui seraient les plus adaptés et les plus judicieux pour contrer le style de son adversaire ; ou bien les moins pertinents sur lesquelles il est inutile de s’attarder. Il garde dans un coin de sa tête les premières afin de pouvoir les utiliser à bon escient demain, et laisse les autres s’envoler elles aussi comme des bulles de savon, afin d’alléger son esprit et garder un équilibre spirituel.
Il imagine l’éclat et les motifs hypnotiques du tamahagané des lames de son adversaire, cet acier très particulier et rare, réservé par un décret shogunal pluri centenaire à la seule et unique fabrication des katana. Il imagine également les déplacements souples, légers et agiles de celle qui lui fait face, tandis qu’ils commencent leur danse de mort et d’acier. Il voit et exécute dans ce combat imaginaire les meilleures façons d’utiliser chacune des cinq gardes existantes, en fonction des déplacements adverses et de la position de défense la plus vraisemblablement utilisée par son adversaire à ce moment-là.
Seigan no gamae ; sabre pointé devant lui, à une hauteur moyenne et permettant de frapper d’estoc ou de changer de garde en fin de coupe pour armer un nouveau coup. Une garde somme toute classique, mais très utile et permettant une grande polyvalence. Il l’utilisera sûrement à plusieurs reprises, d’une part pour sa polyvalence tactique, mais aussi afin de perturber son adversaire qui devra déterminer, avec des chances mortelles de se tromper, quelle garde Miyamoto enchaînera à la fin de ce coup.
Oui, il le lit dans son regard émeraude, ce léger froncement de sourcil et cette petite mine boudeuse qu’il lui connaît bien lorsqu’elle est contrariée… le doute, l’incertitude…
Hasso-no-kamae ; avec la lame pointée vers le haut, la tsuka tenue à hauteur d’épaule pour frapper en diagonale vers le bas. Une garde que Miyamoto affectionne peu, car elle laisse tout un flanc à découvert et donne à l’adversaire l’occasion d’un coup mortel bien placé, s’il est correctement exécuté ; alors que le temps de parade est augmenté de par la position même de la lame. Surtout face à une adversaire agile et rapide armée de deux lames.
Là… heureusement qu’il avait prévu une esquive tournante, la ruse adverse a failli le prendre de court.
Jodan no gamae ; le sabre tenu au-dessus de sa tête pointe vers le ciel pour trancher de haut en bas. À utiliser, une nouvelle fois, avec parcimonie lorsque l’adversaire se bat à deux armes, voire pas du tout dans ce cas de figure, car la rapidité et l’agilité de son adversaire sont effrayantes. Non, il n’utilisera pas Jodan no gamae demain, ce serait une erreur… une erreur mortelle.
Il y a aussi la garde appelée Gedan no gamae ; où cette fois le sabre est tenue avec la poignée au niveau du bassin, pointe en bas, et destinée à frapper en diagonale vers le haut. Un peu comme une attaque en miroir inversé de Hasso-no-kamae. À utiliser avec parcimonie aussi, en alternance avec son attaque jumelle par le haut et Seigan no gamae, la balance entre les trois devant se faire en arythmie, pour éviter que son adversaire ne décèle un quelconque motif et n’anticipe ses prochains mouvements.
Enfin, il y a la garde où le katana est tenu à l’horizontale, pointe vers le côté, au niveau du ventre… c’est Waki-no-kamae ! Oui, cette garde va lui permettre une souplesse tactique supplémentaire, avec cette position médiane de la lame ; ni trop haute, ni trop basse, et permettre des parades et des contre-attaques fulgurantes que les deux lames adverses vont avoir un mal de chien à parer s’il arrive à y mettre la force nécessaire ; sans pour autant la surdoser et affaiblir sa position si l’attaque échoue, et que Myiamoto ne se retrouve en position trop avancée, et donc de faiblesse.
Pour chaque combinaison de garde et de mouvement visualisée mentalement, pour chaque coupe, pour chaque contre-attaque adverse anticipée, Miyamoto n’oublie pas que si sa garde est à droite, c’est son pied droit qui doit être en arrière ; alors que s’il est en garde à gauche, ce sera le pied gauche à cause de la position des mains sur la tsuka. Trop de combattants ont négligé la position de leurs pieds à un instant crucial du combat, perdant l’équilibre au moment fatidique… et offrant ainsi la victoire, et leur tête en prime, à un adversaire opportuniste. Il est aussi primordial que Miyamoto garde la lame orientée dans un plan de coupe en adéquation avec la garde adoptée à ce moment-là, pour ne pas avoir à la faire pivoter au moment de trancher.
Dans son esprit, les contre-attaques se succèdent à un rythme effréné, les lames glissent les unes sur les autres en chantant une mélopée d’acier et d’éclair. Là… après une pause dans les attaques et une série de feintes et d’esquives sans réels coups portés afin de se jauger mutuellement ; il pose le pied en avant, après sa dernière parade qui lui a permis d’intercepter l’arme de son adversaire et de l’accompagner en un mouvement fluide permettant de l’éloigner de sa jugulaire. Cela s’est joué à un cheveu, et Miyamoto peut presque imaginer sur la peau de son cou le souffle d’air provoqué par le coup foudroyant de son adversaire.
Pas de blocage direct des sabres, surtout pas… au risque d’émousser, de briser la lame ou de la lâcher et se trouver désarmer. Non, il faut accompagner la lame de l’adversaire, entrer en contact avec elle et la contrôler ; afin d’empêcher une nouvelle attaque. Il faut les faire glisser l’une contre l’autre en gardant le contrôle du mouvement du début à la fin, et fusionner mouvement vers l’avant et esquive en une seule phase. Bien plus facile à dire qu’à faire… n’est pas maître de l’Olumcul Valcalaï qui veut !
Il relève le pied aussitôt, pour effectuer cette fois un mouvement de pivot tournoyant qui lui permet de maintenir son adversaire à bonne distance. La lame de Miyamoto est tenue en garde Waki-no-kamae, à l’horizontale, au niveau du ventre pour frapper en roue latérale, dans un large mouvement circulaire. Il repose alors le pied au sol pour, toujours dans le même mouvement fluide, reculer de deux pas et s’aménager un meilleur espace de combat.
La stratégie des deux Ciels comme une Terre de son adversaire est terrifiante de précision et de vélocité. À plusieurs reprises il ne s’en est fallu que d’un cheveu que le combat se termine, l’acier tamahagané du katana ou du wakisashi adverse plongé dans le corps de Miyamoto ou tranchant assez profondément ses chairs pour être un coup mortel. Mais il ne doit pas penser à cette éventualité, il ne doit penser qu’à une chose. Une seule chose est importante, une seule intention… pourfendre son adversaire, si possible avant que lui-même ne soit mortellement touché.
Pourfendre, pourfendre, pourfendre ; c’est tout ce à quoi Miyamoto doit tendre à ce moment clé du combat. Rien d’autre n’a d’importance. Son école, ses élèves, son honneur, tout ceci se dilue et s’efface devant la nécessité de garder sa rectitude et son équilibre dans le but de pourfendre. À la prochaine attaque, il sait ce qu’il doit faire. Il sait déjà quelle attaque elle va lancer, car la position de ses pieds, la garde qu’elle a choisi de prendre à la fin de leur dernier échange la trahissent. Et surtout, c’est la seule qu’elle n’a pas encore utilisée jusqu’ici. Elle pense le surprendre. Oui, il sait, il lit et devine les prochains pas, les angles précis des lames ; le moment où lui-même devra se synchroniser aux mouvements de son adversaire pour mieux les accompagner, le moment où il devra libéré ses propres mouvements de tout contrôle de sa part, le moment où il devra laissé son katana le guider, le moment où il devra le laisser se mouvoir de lui-même et devenir à cet instant précis le prolongement de sa lame ; là où habituellement c’est elle qui est le prolongement de son bras. C’est à cette seule condition, avec la seule et unique intention de pourfendre, en laissant toute autre considération s’évaporer de son esprit qu’il la surpassera et l’emportera. Là, elle a bougé le pied pour glisser sur le côté et entamer un mouvement en pivot, ses mains et ses lames se sont repositionnées en conséquence, comme il l’a prévu…
Pourfendre, pourfendre, pourfendre, avancer dans l’attaque adverse pour la retourner à son avantage, laisser son katana le guider, être le prolongement de sa lame, aucune autre considération…
Pourfendre, pourfendre, pourfendre, avancer dans l’attaque adverse pour la retourner à son avantage, laisser son katana le guider, être le prolongement de sa lame, aucune autre considération…
Là, maintenant… pourfendre, avancer dans l’attaque, être le prolongement de sa lame, pourfendre… maintenant, maintenant, maintenant…
Le bruit doux d’une porte qui coulisse sort Miyamoto de son introspection au moment crucial, celui où sa lame devrait, si tout se passe comme il l’a imaginé peu ou prou, séparer définitivement la jolie frimousse arrogante et hautaine de son adversaire du reste de son corps. Le jeune senseï se retourne pour voir sa sœur Sukie s’approcher, un plateau à la main ; avec, posées dessus, une théière fumante et deux timbales d’étain. Il ne s’était pas rendu compte qu’il était si tard et que c’était déjà l’heure du thé. Il lui sourit, comme pour s’excuser de s’être laissé emporter par sa méditation contemplative et d’avoir perdu la notion du temps. Sa jeune sœur lui rend son sourire, un sourire plein d’indulgence et de compréhension.
Miyamoto se tourne une dernière fois vers l’étampe et remercie silencieusement l’esprit des vénérables sokes de l’avoir guidé et de lui avoir permis de retrouver son équilibre intérieur. Plus de place pour le doute, sa citadelle intérieure est redevenue imprenable. Il remercie aussi d’une pensée affectueuse l’esprit de maître Noshimuri qu’il a senti près de lui au moment de visualiser le combat de demain. Cette présence éthérée de son senseï, sa bienveillance, son énergie, lui ont été d’une aide précieuse pour se désembourber du marécage des doutes. Se tournant à nouveau vers Sukie, il la rejoint en lui faisant un signe de tête pour indiquer que tout va bien et qu’il est prêt pour demain. Quoi que leur réserve cette journée aux promesses sanglantes, ils l’affronteront ensemble, et ensemble, ils sortiront vainqueurs de cette épreuve.
Ainsi le veut l’Art du Sabre Funeste, ainsi le veux la voie du bushi… ainsi en est-il de l’Ölümcül Vaal Kalaï, depuis toujours, et en sera-t-il à jamais !