Un texte délibérément soft qui se déroule fin XIXème, aux USA.
Bonne lecture : )
Une partie de poker
Agrippé à sa chaise en bois, mon frère aîné tempête :
- — Bordel de dieu, c’est pas possible !
- — Désolé, mais mon full aux Dames est plus fort que votre full aux Valets !
- — Eh merde ! Ça s’est joué à peu de choses !
John O’Mahony, mon frère, regarde la somme qu’il vient de perdre passer vers le nouveau venu, Edward Kenway, un agent fédéral présent chez nous pour quelques semaines. Celui-ci est venu voir si tout se passait bien, une sorte de super-juge et super-contrôleur que certains habitants du coin avaient appelé de tous leurs vœux, tandis que d’autres souhaiteraient ardemment le voir six pieds sous terre, mais occire un agent du Gouvernement serait une très mauvaise idée.
Comme l’a dit si bien Peter, mon second frère :
- — Tu vois, Gweeny, t’en tues un, y’en a dix qui rappliquent. Sont pires que des morpions !
- — Tu veux dire des cafards ?
- — Bof, c’est du pareil au même !
Ah oui, des frères, j’en ai cinq, et moi, je suis Gweeny, la petite dernière du lot, la bonniche de tout ce petit monde depuis que mes parents sont décédés tous les deux d’une mauvaise fièvre, il y a quatre ans environ. Mon second prénom est Manon, il me vient d’une arrière-grand-mère originaire de France, du Poitou, je crois. Peu de personnes le connaissent, et c’est tant mieux !
J’en reviens à mes cinq frères.
Libérée de la tutelle parentale, notre père n’étant pas un tendre, ma fratrie a ouvert un saloon dans ce trou perdu du Kansas, pas loin de l’Oklahoma, mais ils ont la fâcheuse habitude de piocher dans le stock de boissons, ce qui n’arrange pas trop nos finances. Je passe mon temps à servir les clients, à nettoyer le saloon, les chambres, toutes les pièces, à faire la cuisine, la lessive et j’en passe.
Un visiteur de passage m’a traitée de « Cosette », mais j’ignore à quoi il faisait référence. D’après son accent, le shérif a dit que ça devait être un Français ou quelque chose comme ça.
- — Oui, il prononçait tous ses « th » en « z », sans parler de son étrange façon de construire une phrase. Sa façon de parler était presque toujours plate, alors que l’anglais, ça ondule.
- — Ça ondule ?
- — Oui, dans un mot qui est long, il y a un morceau qui est plus fort que les autres qui sont souvent mâchouillés.
- — Hihihi ! Notre institutrice serait ravie d’entendre votre façon de voir les choses, Shérif !
Je ne suis pas trop importunée, car tout le monde sait que mes Irlandais de frères sont très chatouilleux sur l’honneur. Il est vrai que j’attire les regards avec ma chevelure de feu et mes multiples taches de rousseur, mais je suis loin d’être une beauté, même si je commence à avoir de plus en plus de courbes que je cache soigneusement sous d’amples vêtements. Il faut dire qu’il y a beaucoup plus d’hommes que de femmes, dès qu’on s’éloigne de la civilisation.
Présent parmi nous, le shérif intervient :
- — Tu te calmes, John…
- — Je ne te ferai pas le plaisir de me coffrer, Morrison !
- — Tu sais très bien que je t’aurais un jour, John…
- — Oui, quand les vaches voleront !
Quand je parle de trou perdu, ce n’est pas une expression de style. Notre petite ville de Reddaisy Town a été fondée il y a moins de quarante ans, en 1844, précisément, au beau milieu de nulle part parce qu’un colon découvrit sur place une marguerite (daisy) rouge (red), ce qui se voyait très distinctement, car nous sommes dans une immense plaine légèrement vallonnée, presque sans arbres, mais avec de l’herbe vert-jaune partout, une prairie sans fin, bornée par de lointaines montagnes qu’on distingue parfois quand le temps est au beau fixe.
Mis à part une église, un saloon, une épicerie qui vend de tout et un maréchal-ferrant qui est aussi boulanger et parfois boucher, il n’y a plus que des habitations, dont certaines défient les lois de la logique. Ah oui, et aussi une prison, la seule bâtisse dont une partie est construite en pierre et non en bois, et à moitié squattée par un notaire qui a bien des attributions. Ne cherchez pas la mairie, allez voir la prison, c’est là que tout ce qui est officiel se traite.
Le tout traversé par une seule et unique rue centrale qui n’est même pas rectiligne. Un trou perdu, vous disais-je.
Les distractions sont rares, et quand un nouveau venu arrive chez nous avec deux enfants en bas âge, il devient illico l’attraction locale, surtout s’il malmène au poker mon grand frère, roi autoproclamé de ce jeu.
Depuis trois jours qu’il a mis les pieds à Reddaisy Town, Edward Kenway, le nouveau venu en question, est gentil avec moi, contrairement à la plupart des hommes qui me traite souvent en souillon, y compris ma famille. Exception faite du shérif qui m’a en pitié, mais je ne sais pas si c’est mieux.
Alors que mon frère aîné vient de me houspiller parce que je regarde la partie depuis quelques instants, l’agent fédéral lui intime carrément :
- — Laissez-la se reposer un peu, cette petite ! Elle trime du matin au soir !
- — De quoi je me mêle, l’étranger ?
Un peu embêté par le statut particulier de l’étranger en question, John évite d’utiliser à la fois le « tu » et le « vous », lui qui d’habitude tutoie très souvent les gens pour marquer sa domination. Placidement, Kenway réplique :
- — L’étranger se mêle du fait que si cette petite est trop épuisée, elle sera hors service. Je suppose que vous savez déduire la suite, cher tenancier… Cela étant, je me permets quand même de préciser : quand on épuise son cheval, on ne va pas loin.
John grommelle, il n’aime pas qu’on lui réplique ni qu’on se moque de lui à mots couverts, bien que je ne suis pas certaine qu’il ait compris la subtilité incluse dans la réponse. Néanmoins, son souci le plus urgent consiste en tous ces dollars qui ont changé de main.
Souhaitant se refaire, il demande :
- — Une dernière partie ?
- — Ce n’est pas raisonnable, vous perdez depuis tout à l’heure, John, et je crois que vous n’avez plus d’argent sur vous.
- — Je peux jouer le saloon !
Un grondement s’élève autour de la table de poker. Se tournant prestement vers ses autres frères, John se met à hurler :
- — Silence ! Ce saloon est à moi, j’en fais ce que je veux !
Le plus téméraire, Peter, proteste vertement :
- — Ah non, c’est notre héritage à nous tous, les O’Mahony !
Sentant que ça peut vite dégénérer, Edward Kenway calme aussitôt le jeu :
- — Stooop ! Qu’est-ce que je ferais d’un saloon, franchement ? Non, j’ai mieux à proposer.
- — Ah oui, et quoi ?
- — Si vous gagnez, je vous rends tout l’argent, sauf dix pour cent à titre de frais de soirée. C’est honnête, non ?
Fortement intéressé, John caresse sa barbe :
- — Non, tout le fric.
- — Je peux très bien me lever et partir avec tout l’argent que j’ai gagné, et dans ce cas, c’est zéro pour vous.
Voyant qu’il n’aura pas gain de cause, John plisse du coin de la bouche :
- — OK, OK… Dix pour cent, ça me semble raisonnable… Et dans le cas contraire ?
- — Je vous rends aussi tout l’argent, sauf deux fois dix pour cent, les frais plus le gage de perte, mais votre sœur sert tout de suite de gouvernante à mes jumeaux, et ceci, jusqu’à mon départ.
Tout le monde, moi y compris, ouvre de grands yeux étonnés devant cette proposition incongrue. Clignant de l’œil, John prend à nouveau la parole :
- — Dans tous les cas, je regagne mon fric, moins dix ou vingt pour cent, c’est ça ?
- — Exact.
- — Mais si je perds, ma frangine joue les boniches pour enfants pendant un mois, c’est ça ?
- — Un mois moins quatre jours.
Mi-figue mi-raisin, John O’Mahony fronce des sourcils :
- — C’est quoi l’entourloupe ?
- — J’ai besoin d’une jeune femme qui s’occupe de mes enfants à temps complet, et donc qui vit et dort chez nous. Pour tout dire, votre sœur ressemble un peu à ma défunte femme qui était aussi irlandaise.
- — Ah OK… Et… euh…
Suavement, ayant sans doute deviné la suite, Kenway demande :
- — Oui ?
- — Ma sœur dormira où ? Dans son lit ou dans le lit du père des enfants ?
- — Dans son lit à elle, bien sûr ! Mais chez nous, pas chez vous. Nous avons une chambre libre chez madame Dickinson où nous logeons, mais si elle souhaite dormir ailleurs de son plein gré, je ne puis l’en empêcher.
Mon frère se demande comment il doit interpréter cette dernière phrase, mais la perspective de regagner tous ses sous, ou presque, est prioritaire :
- — Donc Gweeny servirait de gouvernante à temps complet, c’est ça ?
- — C’est ce que j’ai dit : à temps complet, elle sera à mon service immédiatement si je gagne, et non au vôtre.
- — Elle ne pourra pas aider au saloon ?
- — Quand on perd, il faut savoir en subir les conséquences, John. Si vous êtes d’accord avec les termes de cet arrangement, je demanderais à notre ami et notaire ici présent de rédiger les termes de ce contrat. J’aime les choses carrées.
Amusé par la tournure des événements, celui-ci acquiesce :
- — Pas de souci. Ça me changera de la vente de bétail !
- — Dans ce cas, tout va bien. Ah oui, j’oubliais…
Tout sourire, Edward Kenway se tourne à présent vers moi, qui suis toujours aussi stupéfaite :
- — Et vous, chère demoiselle, acceptez-vous les termes de cet arrangement ?
- — Vous voulez dire : devenir la gouvernante de vos enfants pendant quatre semaines ?
- — C’est le deal.
- — Euh… c’est que je ne suis pas majeure…
- — C’est vrai que la majorité dans cet État est fixée à 21 ans, mais vous avez le droit d’avoir un avis sur la question.
Je joue franc-jeu, même si j’ai envie de hurler un énorme « oui » pour échapper momentanément à ma triste vie :
- — Je n’ai jamais été gouvernante, vous savez…
- — Mais d’après ce qu’on m’a raconté, vous gardez parfois des enfants.
- — C’est vrai…
- — Je considère que vous n’êtes pas contre ?
Je souris intérieurement devant cette façon de présenter les choses :
Ce qui ne m’engage à rien. Edward semble avoir compris mon souci vis-à-vis de ma fratrie. L’agent fédéral se tourne vers John :
- — Alors, votre décision ?
- — Dans tous les cas, je regagne mes sous, c’est bien ça ?
- — Moins dix pour cent de pénalité, ou vingt.
- — Dans ce cas, banco !
Les minutes qui suivent me semblent interminables. Être l’enjeu d’une partie de poker, ça n’arrive pas tous les jours, surtout si le résultat peut devenir une furtive embellie dans ma triste vie toute grise. Mon cœur bat à toute allure, comme un cheval emballé.
Nous voici arrivés au moment critique durant lequel les protagonistes dévoilent leur main. Avec un grand sourire proche du rictus, mon frère aligne à nouveau un full, mais cette fois-ci aux As :
Je serre les poings, mon espoir vient de se briser en mille morceaux. C’était trop beau. Son vis-à-vis ne se démonte pas, et dévoile lentement une à une ses cartes sans rien dire, en commençant par un 7. La dernière carte posée, un grand murmure s’élève dans le saloon, puis quelques éclats de rire s’élèvent quand tous découvrent un carré de 2 !
Ajustant ses lorgnons, le notaire résume la situation :
- — C’est bien la première fois que je vois trois As battus par des simples 2 !
- — Moi aussi. Puis-je disposer du contrat pour demain matin, cher Maître ?
- — Venez plutôt un peu avant midi.
Péniblement, John sort de son hébétude :
- — Gweeny part tout de suite ? Mais, elle doit ranger le saloon !
- — J’avais dit « tout de suite » et « immédiatement » quand j’ai fait ma proposition.
- — Mais il est tard !
- — Justement, il est tard. Il faut qu’elle fasse sa valise avec quelques vêtements. Demain matin, mes enfants auront une bonne surprise en se réveillant. La joie de mes enfants prime sur toute autre considération, ce n’est pas négociable.
Tel que je le connais, John aimerait bien tenter quelque chose de pas très convenable, mais il comprend vite qu’il n’est pas en position de force. La grande majorité des personnes présentes ont visiblement basculé dans le camp de l’agent fédéral. De plus, le shérif n’attend qu’une occasion venant de sa part pour se faire un plaisir de le mettre derrière les barreaux. Contraint et forcé, mon frère préfère faire profil bas.
Flegmatiquement, Edward se lève, puis il s’adresse à moi :
- — Prenez quelques vêtements avec vous, puis nous y allons.
- — C’est que… mis à part cette tenue et une autre, je n’ai pas grand-chose.
- — Dans ce cas, restez comme vous êtes, j’ai ce qu’il faut chez moi.
Je suis étonnée par ce que je viens d’entendre :
- — Vous avez ce qu’il faut chez vous ?
- — J’ai conservé divers vêtements de ma défunte femme dans une malle. Il serait peut-être temps que ceux-ci servent à quelque chose… Allez, venez…
Assez abasourdie, j’obéis, me demandant si je ne suis pas en train de rêver ! Nous sortons du saloon sous le regard souvent incrédule de tous les occupants.
Madame Dickinson
Depuis son arrivée en ville, Edward Kenway loue l’étage de chez madame Dickinson, une dame âgée qui ne sait plus monter les escaliers. Quand nous arrivons chez elle, curieusement, elle est déjà au courant :
- — Ainsi vous avez gagné cette petite aux cartes ! Ce n’est pas très moral, Monsieur Kenway !
Celui-ci ne semble pas étonné que sa loueuse sache déjà :
- — Sans doute, mais ça m’arrange bien vis-à-vis des enfants. À ce propos, je vous remercie pour ce que vous m’avez confié à propos de Gweeny.
Ahurie, je regarde la vieille dame :
- — C’est vous qui…
- — Oui, c’est moi. J’avoue que j’avais dans l’idée que monsieur Kenway t’embauche ci et là, mais pas qu’il te gagne au poker durant un mois !
- — À ce propos, Madame, comment êtes-vous déjà au courant ?
- — Permets-moi, jeune fille, de garder pour moi mes petits secrets !
Madame Dickinson me scrute de la tête aux pieds :
- — Tu prendras la chambre à droite de l’escalier, le lit est fait. Mais avant, tu vas me faire une bonne toilette avant, car je ne veux pas que tu salisses les draps.
- — Bien, Madame.
Elle me désigne le poêle :
- — Prends le seau d’eau chaude avec toi. Ça doit être à bonne température. Tu trouveras une grande bassine au bout du couloir, à l’étage.
- — Bien, Madame.
Edward Kenway s’adresse à moi :
- — Je vais vous dire à demain. Mes enfants ne se lèveront pas avant neuf heures. Soyez sur le pont un peu avant, pour que je puisse vous les présenter dans les meilleures conditions. Nous déjeunerons ensemble.
- — Bien, Monsieur…
La vieille dame reprend la parole :
- — Après ta toilette, tu descendras chercher ta tenue pour demain. Monsieur Kenway et moi allons te la choisir pendant que tu te laves.
- — Mais… je fais comment pour…
- — Dans l’armoire, tu trouveras une chemise de nuit et un grand châle. Et même s’il n’est pas parti se coucher, je pense que mon invité a déjà vu une jeune fille en tenue légère.
Celui-ci se met à sourire :
- — J’ai souvent mis les pieds dans des endroits où il y avait des danseuses…
- — Pas celles qui font de la danse classique, n’est-ce pas ? Plutôt celles qui lèvent haut la jambe !
- — On ne peut rien vous cacher.
Je ne vais pas détailler ma toilette et le reste, je suis trop fatiguée et abasourdie. Quelques minutes plus tard, je sombre avec béatitude dans le sommeil, dans un bon lit, un vrai lit avec des draps tout propres.
Gouvernante
Je me réveille, étonnée de l’endroit où je suis, puis je réalise. Je m’habille avec la robe que Madame Dickinson a choisie pour moi. En bas, la logeuse et son hôte sont déjà là.
- — Bonjour, Madame. Bonjour, Monsieur.
- — Bonjour ma petite.
- — Bonjour Gweeny.
Edward Kenway met les choses au point :
- — Je vais te tutoyer, ce sera plus simple. Ton rôle sera de veiller sur mes enfants, du lever au coucher. Tu prendras tous tes repas avec eux, tu les divertiras, tu joueras avec eux, mais ce n’est pas la peine d’essayer de jouer les institutrices. Tu peux leur faire découvrir les environs, mais sans aller trop loin.
- — Bien, Monsieur.
- — Appelle-moi Edward, ce sera plus pratique. Je n’aime pas trop qu’on m’appelle monsieur, ça me rappelle trop le boulot.
- — Euh… bien… Edward.
Curieusement, ça me fait quelque chose de l’appeler par son prénom. Edward ajoute quelques précisions, puis c’est au tour de Madame Dickinson.
- — On y va, Gweeny ?
- — Oui, M… Edward.
Lui et moi montons à l’étage pour aller réveiller les enfants. Ceux-ci dorment dans le même grand lit. Il est incontestable que ce frère et cette sœur sont jumeaux, et que leur mère venait du même pays que moi.
Edward les réveille doucement :
- — Debout, les enfants, il y a une surprise pour vous, je vous ai trouvé une demoiselle pour s’occuper de vous !
Les deux enfants s’assoient dans le lit, puis ouvrent de grands yeux en me découvrant. La fillette demande :
- — Elle va s’occuper de nous aujourd’hui ?
- — Aujourd’hui et les autres jours, tant que nous resterons ici, ma puce.
Les jumeaux se lèvent aussitôt et viennent se coller contre mes jupes et jupons. Je ne sais pas quoi faire. Instinctivement, je caresse leurs cheveux. Leur père me dit :
- — Je crois que vous avez été adoptée.
- — Euh… on dirait.
Les minutes et les heures qui suivent me le prouveront. Je m’attache tout de suite à ces deux petits bouts. S’occuper d’eux est finalement beaucoup plus facile que je ne l’aurais cru auparavant. Même s’ils sont parfois épuisants, ils me revitalisent. J’entrevois une autre façon de vivre.
Une nouvelle vie
Tout se sait vite dans une petite ville comme la nôtre, surtout quand les distractions sont minces et qu’il n’y a qu’un seul journal qui manque souvent d’articles. Aujourd’hui, les lecteurs découvrent avec étonnement que la fille O’Mahony est devenue la gouvernante de l’agent fédéral, à la suite d’une partie de poker.
Moi qui suis la principale concernée, je suis étonné par ce que je lis, tellement c’est brodé, enjolivé ! J’espère que les personnes qui ont lu ce torchon ne croiront pas tout ce qui est écrit. Le rédacteur-journaliste est réputé pour ne pas être respectueux de la vérité. Il y a un mois, la banque de la ville voisine a été attaquée par douze cavaliers armés jusqu’aux dents, alors qu’il n’y avait en réalité que deux quidams munis chacun d’un vieux six-coups !
Quelques jours plus tard, alors que nous sortons tous les quatre de l’épicerie, accompagné de nos frères, John se plante devant nous, l’air menaçant :
- — C’est bon, là ! J’exige que Gweeny revienne. Tout de suite !
S’avançant délibérément vers l’importun, Edward réplique :
- — Un mois, ce n’est pas une semaine !
- — Et qu’est-ce qui m’empêchera de récupérer ma frangine ?
- — Un contrat fait dans les règles de l’art.
- — J’en ai rien à foutre d’un morceau de papier.
Edward entrouvre sa veste, dévoilant son arme de service :
- — Et aussi ceci, par exemple…
- — Ah oui ?
- — Je suis un agent fédéral. Si j’estime ma vie en danger, ce sera vécu comme un cas de légitime défense. S’attaquer à moi, c’est comme s’attaquer à l’État.
L’air visiblement ennuyé, mes autres frères ne bougent pas. John s’énerve un peu plus et avant qu’il ouvre la bouche, une voix forte retentit :
- — Et moi aussi, je t’en empêcherai, John.
Fusil en main, le shérif intervient. Jetant un coup d’œil circulaire, mon grand frère s’exclame :
- — Rhaaa ! Tout le monde se ligue contre moi ! Et même mes frangins ne m’aident pas !
Un des frères riposte :
- — L’agent fédéral a gagné Gweeny à la régulière pour un mois, parce que c’est toi qui as perdu contre lui. C’est toi qui as insisté pour cette dernière partie. Et puis chercher des noises à deux représentants de l’État, ce n’est pas intelligent.
- — Mais on n’a plus personne pour faire le ménage et servir les clients !
- — Tu veux tout avoir gratuitement… c’est normal que personne ne se présente pour faire le boulot !
Un autre frère enchérit :
- — Sans parler de ton foutu caractère !
- — Il a quoi, mon foutu caractère !?
- — La preuve : tu ne sais pas parler, tu aboies ! Comment veux-tu qu’on ait de l’aide ?
En grommelant, John s’éloigne, suivi par sa fratrie. L’incident est clos pour l’instant, mais je suppose que mon frère reviendra à la charge, il est trop persuadé que rien ne doit lui résister.
Mon nouvel employeur s’adresse au représentant de la loi :
- — Merci pour votre intervention, Shérif.
- — Pas de quoi. J’aurais aimé qu’il fasse un pas de travers… juste une petite connerie. Cette fripouille veut imposer sa loi ici.
Puis le shérif se tourne vers moi :
- — En tout cas, ça te réussit d’être gouvernante, ma petite O’Mahony.
- — Oui, j’aime bien faire ce métier, ça me plaît bien.
- — Le changement a été rapide, tu es nettement plus détendue et souriante. Il faut dire que tu n’as plus ton bon à rien de grand frère sur le dos.
Je soupire, ce qui me dispense de répondre.
Faisons le point
Deux jours après cet incident, tandis que les enfants font la sieste et que je lave la vaisselle, Madame Dickinson met carrément les pieds dans le plat :
- — Si j’étais toi, ma petite, je tenterais de séduire le père !
- — C’est vous qui me dites ça !?
- — Attends, je connais ta situation. Tu as vraiment envie de servir à nouveau de boniche à tes bons à rien de frères ?
Assiette en main, je m’exclame :
- — Oh non ! Surtout depuis que j’ai entrevu une autre façon de vivre… je peux tenter ma chance comme gouvernante dans une autre ville. J’espère que Monsieur Kenway pourra me faire une bonne lettre de recommandation, je n’en demande pas plus.
- — Et pourquoi pas rester la gouvernante des jumeaux ?
Je soupire :
- — J’aimerais bien, Madame Dickinson, mais je n’ai pas l’impression que je pourrais rester gouvernante des petits quand toute cette petite famille partira ailleurs, sur la côte sud, si j’ai bien compris.
- — À Houston, Texas. Après un court séjour à Austin, si ma mémoire est encore bonne. La vie est meilleure là-bas qu’ici.
- — Qu’en savez-vous ?
La réponse tombe aussitôt :
- — Je le sais, parce que j’y suis née, ma petite. Et si je pouvais, j’aimerais bien y mourir !
- — Ne parlez pas de ça, Madame !
- — Je sais l’âge que j’ai. Si je m’écoutais, je vendrais tout, et j’irais là-bas. Mais je ne suis pas certaine de réussir à faire tout ce long voyage, même si je peux en faire une partie sur les rails. Et je ne sais pas si j’aurais la force de tout recommencer sur place. Je sais, j’aurais dû partir à la mort de mon Andrew, mais ce qui est fait est fait.
Je ne sais pas quoi dire. Madame Dickinson revient à ses moutons :
- — Tu sais qu’il y a déjà deux femmes qui ont tenté leur chance auprès du père ?
- — Ah bon ?
- — Mais il les a vues arriver de loin, de très loin. Finalement, c’est toi qui as les meilleures chances, ma petite !
Ayant fini, je m’essuie les mains :
- — Ne dites pas de bêtises, Madame Dickinson ! Je n’ai aucune chance, je suis juste une gamine à ses yeux, la gouvernante de ses enfants, sans plus.
La logeuse argumente :
- — Tu ressembles pourtant à son ex-femme… C’est un gros atout. De plus, les jumeaux t’adorent.
- — Je suis peut-être naïve, mais je préfère être aimée pour moi-même, plutôt parce que je ressemble à une défunte. Le mieux que je puisse rêver est de rester leur gouvernante, ça m’irait très bien.
- — Et pas de devenir Madame Kenway ?
Rangeant la vaisselle, je soupire à nouveau :
- — Aucune chance ! Monsieur Kenway a fréquenté des femmes nettement mieux que moi. Que ferait-il d’une épouse sortie de nulle part et quasiment sans éducation ?
- — Tu en as quand même un peu.
- — Parce que j’ai appris un tout-en-un presque par cœur, à force de le lire et de le relire. Et en plus, il manque des pages à ce livre que j’ai trouvé par hasard dans une grange.
La logeuse ne lâche pas prise :
- — Au moins, tu essayes d’être moins bête, c’est un bon point pour toi.
- — Je ne suis pas très intelligente, mais je sais quand même que mes chances sont quasiment nulles, sauf celle de rester gouvernante. Je ferais n’importe quoi pour garder cette place !
- — Y compris coucher avec le père ?
Cette réponse me désarçonne. Je tente de faire le point : non, je ne suis pas amoureuse de cet homme, mais j’ai vite compris qu’il pouvait constituer mon billet pour une vie meilleure, loin de ce trou à rat et surtout loin de mes frères et de leur clique. Jouer les gouvernantes me plaît bien, les enfants sont adorables et commencent à me prendre pour leur mère. Il faut dire que je lui ressemble un peu.
Madame Dickinson s’impatiente :
- — Gweeny, aurais-tu perdu l’usage de la parole ?
- — Je… je réfléchissais.
Les enfants, c’est bon. Reste le père. Je songe à ce que vient de dire la logeuse.
Oui, celui-ci est nettement plus gentil que la plupart des hommes que je connais ici. De plus, il est agréable physiquement et en conversation. Le gros souci est qu’un homme ne se contente pas de vaines paroles, il lui faut du concret. En clair, il faudra que je couche, mais si Edward se comporte au lit comme il se comporte dans la vie, ce passage obligé ne devrait pas être désagréable.
Mais où tout ça mènera-t-il ?
Et puis, je perdrais la seule chose que j’ai et qui a encore un peu de valeur…
Je crois avoir compris que je ne lui suis pas indifférente. Je lui rappelle sans doute sa défunte femme à laquelle il était visiblement très attaché, mais je reste persuadée que je n’ai aucune chance. Je ne suis qu’une gamine pour lui.
- — Tu réfléchis beaucoup, ma petite.
- — Je faisais le point.
- — Ne cogite pas trop ! C’est peut-être moche à dire, mais si tu pouvais remplacer sa défunte femme, ce serait le paradis pour toi.
Madame Dickinson lit dans mes pensées ou quoi ? Perturbée, je pense tout haut :
- — Un homme qui m’aimerait vraiment et qui serait aux petits soins pour moi…
- — Ça se trouve, ma petite, mais ça ne tombe pas tout rôti dans le bec !
- — Pour l’instant, ma priorité est d’être gouvernante. Pas forcément celle des jumeaux, bien que ce serait la solution idéale, mais partir d’ici, il faut que je parte d’ici. Tant pis si je reste vieille fille, mais je ne veux plus de cette vie.
- — Tu es une bonne gouvernante, même si tu n’as pas fait d’études pour ça. On voit bien que tu les aimes, ces petits.
Repensant aux jours derniers, je souris :
- — Oui, c’est vrai, ils sont adorables.
- — C’est peut-être toi qui as raison de ne pas tenter de te glisser dans le lit du père, mais entre nous, avoue qu’il n’est pas mal !
Malgré moi, je deviens songeuse :
- — Je reconnais que si je devais impérativement épouser un homme, il serait en haut de ma liste.
- — Parce que tu as une liste ?
- — J’ai surtout une liste des hommes que je ne veux absolument pas épouser !
Madame Dickinson se met à rire. Soudain, elle change de conversation :
- — Au fait, c’est vrai que tu t’appelles aussi Manon en second prénom ?
- — D’où sortez-vous cette information ?
- — Mon petit doigt me l’a dit ! Ma mère s’appelait comme ça.
- — Ah bon ? Elle était française ?
- — Sa mère, ma grand-mère, oui. Je me souviens qu’elle avait un accent, je me souviens aussi qu’elle était très gentille, ma mère aussi. Quelque part, quand je te vois, parfois je crois les revoir toutes les deux, même si toi, tu es irlandaise.
Puis elle se tait, comme perdue dans ses pensées. J’en profite pour terminer ce que j’avais à faire.
Oui, une solution serait de devenir Madame Kenway, j’y ai déjà songé. Je ne me fais pas d’illusions à ce propos, mais c’est vrai que…
Mais ne rêvons pas trop vite.
Si je m’y mets vraiment, être sa maîtresse sera facile, mais peu honorable. Être sa femme sera moins aisé, nettement moins. Cependant, rester la gouvernante des enfants est à ma portée, sans compromettre le peu qu’il me reste : mon honneur.
Je peux tâter le terrain, aussi bien pour ma lettre de recommandation que pour autre chose de plus… intime. Il me reste un peu plus de deux semaines pour arriver à mes fins, sachant que je ne peux agir sur le père qu’après l’endormissement des jumeaux, ce qui laisse peu de marge, mais qui ne risque rien n’a rien.
Et surtout éviter de venir avec mes gros sabots, car Edward comprendra tout de suite…
Non, finalement, le plus simple pour moi est de rester naturelle, comme je suis, et advienne que pourra…
Autre discussion entre femmes
Ma petite vie s’écoule joyeusement, les jumeaux sont adorables, le père est gentil, ainsi que notre logeuse, même si elle se mêle parfois de ce qui ne la regarde pas. Mon frère ne nous cherche plus de problème : ayant mis sa famille à contribution, il doit constamment surveiller son petit monde pour éviter les catastrophes, et ça lui prend tout son temps. L’adjoint du shérif m’a rapporté un de ses propos :
- — Crottin de crotte (j’ai des doutes sur ce juron) ! Comment Gweeny arrivait-elle à tout faire en même temps ? À nous cinq, on ne s’en sort pas ! Faut à tout prix qu’elle revienne !
Mais moi, je n’ai pas envie de revenir.
Fidèle à son habitude, tandis qu’elle s’occupe du potage du soir et que nous ne sommes plus que deux dans la cuisine, madame Dickinson n’y va pas par quatre chemins :
- — Ça n’avance pas fort auprès du père !
- — Nous en avons déjà parlé, Madame ! Je ne me fais pas d’illusion à ce sujet. Edward est trop… euh… haut pour moi. Je suis juste une gamine qui sert de gouvernante à ses enfants parce que je suis d’origine irlandaise comme sa femme, c’est tout. Je sais où est ma place.
Madame Dickinson met sa louche sous mon nez :
- — Tu pourrais quand même tenter un peu le coup, non ?
- — Il va me voir arriver à quatre lieues ! Tout ce que je vais réussir sera de me ridiculiser ! Il faut voir comment parfois il parle des tentatives de séduction de certaines femmes de la ville. Encore hier soir, rappelez-vous !
- — Je sais ! Il faut dire qu’elles y vont avec la grâce d’une vache enceinte !
- — Comment pouvez-vous toujours tout savoir ? Oui, je sais : vous avez vos petits secrets bien à vous.
- — Exactement !
Posant mes mains sur la table, je soupire :
- — Je reconnais qu’Edward est un parti rêvé pour une fille comme moi. Plus je le côtoie, plus je l’apprécie. C’est bien là le problème. Bon, il a ses petits défauts, comme tout le monde, mais le bilan est largement positif !
- — Ses petits défauts ?
- — Quand on aborde avec lui certains sujets, il se referme comme une huître.
Madame Dickinson confirme :
- — J’avais remarqué.
- — Pourtant, ça lui ferait peut-être du bien d’en parler…
- — Tu fais allusion à quoi ?
- — Au décès de sa femme. J’ai l’impression qu’il se croit responsable.
- — C’est aussi mon impression, ma petite. Et tu aimerais bien le consoler ?
Je rougis et préfère ne pas répondre. Madame Dickinson se met à rire :
- — Hahaha, j’ai ma réponse !
Puis nous passons tacitement à un autre sujet, en attendant que revienne Edward qui est parti au loin, faire une inspection.
Bientôt l’échéance
Fidèle à mon engagement, je reste les jours suivants dans mon rôle de gouvernante, ce qui n’est pas compliqué, je m’entends à merveille avec ces bouts de choux, je suis sur un nuage, mais malheureusement, le temps passe trop vite.
Ce soir, les enfants étant couchés ainsi que notre logeuse, alors que nous sommes à trois jours de l’échéance, Edward se confie un peu, tandis que nous jouons aux dames en face à face :
- — Halala ! Une fois de plus, Madame Hasberby m’a fait du rentre-dedans, je ne vois pas d’autre expression !
- — Elle est très belle, Madame Hasberby. De plus, c’est une très jolie veuve.
- — Une veuve joyeuse surtout ! Je n’aime pas trop qu’on me force la main, surtout de cette façon. De plus, elle et les enfants, en général, ça fait deux.
Edward est très proche de ses enfants, donc une femme non maternelle avec eux n’a aucune chance. Sauf si elle retente sa chance dans vingt ans, quand les jumeaux auront quitté le nid. Ayant soigneusement pesé le pour et le contre, j’avance un pion, tout en demandant :
- — Et l’institutrice ?
- — Pareil ! Elle cherche surtout à se caser, peu importe qui je suis.
- — Il faut aussi les comprendre, la vie n’est pas rigolote dans ce coin perdu au milieu de nulle part…
- — Toi aussi, tu aimerais partir d’ici. Pourtant tu n’essayes pas pour autant de me mettre le grappin dessus !
Étonnée, je ne m’attendais pas à cette réflexion. Néanmoins, je saisis la balle au bond :
- — À ce propos, Edward, en parlant de partir, si vous vouliez bien me faire une bonne lettre de recommandation…
- — Ah enfin ! Je me demandais quand tu te déciderais !
Faisant glisser à nouveau un pion, je m’étonne :
- — Vous vous attendiez à ce que je…
- — Oui, Gweeny, je pensais même que tu te serais jetée à l’eau plus tôt !
- — Je… je ne savais pas comment vous présenter la chose…
Comme je m’y attendais, il capture un de mes pions :
- — Donc tu souhaites rester gouvernante ?
- — Je crois que je suis faite pour ça… Il faut dire que les jumeaux m’ont bien aidée, même si je suis une grosse débutante dans le domaine !
- — Je reconnais que tu t’en es très bien sortie.
- — Merci, Edward.
Ma situation sur le damier n’est pas fameuse, et cette conversation me met mal à l’aise. Je propose une petite pause :
- — Un peu de thé ?
- — Bonne idée !
Je me lève. Je me dirige vers le poêle sur lequel une bouillotte est posée. Dans mon dos, Edward se lève aussi, si j’en crois un bruit de chaise. Je crois sentir sa présence juste derrière moi. Sa voix résonne à mon oreille :
- — Puisque nous sommes sur le sujet, Gweeny, je suis au courant de certaines petites choses…
Un peu inquiète, je ne me retourne pas :
- — Lesquelles ?
- — C’est vrai que je ne me confie pas pour certaines choses… Peut-être que ça me ferait du bien d’en parler à quelqu’un… ou plutôt à quelqu’une, comme à toi…
Entendant cela, je pâlis :
- — Ah…
- — Il m’arrive par inadvertance d’écouter aux portes…
- — Ah !?
Délicatement, il pose ses mains sur mes épaules :
- — Accepterais-tu que je te raconte ?
- — Si… si ça vous fait du bien, oui…
- — Et ensuite, tu me consoleras ?
- — V… vous avez entendu ça aussi…
- — Tu n’as pas répondu, mais le silence peut être plus éloquent que dix mille mots.
Je deviens écarlate. Ses mains glissent le long de mes bras.
- — Reste ainsi, Gweeny. Je préfère que tu ne me regardes pas, ce sera plus simple.
- — D’accord, Edward.
Il respire un grand coup :
- — J’aimais énormément ma femme, je l’aime toujours, à ma façon. Mon métier m’oblige à souvent changer de ville, mais ça ne la dérangeait pas, du moment que nous étions ensemble.
- — Je… je comprends… je pense que… euh non, oubliez…
- — Tu peux bien me le dire, Gweeny…
Je réponds d’une petite voix :
- — Je pense que j’aurais fait la même chose qu’elle…
- — Je m’en doutais. Mais voilà, une épidémie s’est déclarée dans la ville où nous étions. Et malgré tous les efforts du médecin, elle a été emportée en à peine deux jours.
- — Et vous pensez être responsable parce que vous étiez en mission dans cette ville ?
D’une voix triste, il confirme :
- — Oui, c’est ça. C’est moi qui l’ai menée sur le lieu de sa mort. C’est comme si je l’avais tuée.
M’agitant, je proteste :
- — Vous savez très bien que c’est faux, Edward ! C’est le hasard, c’est le destin ! C’est la faute à pas de chance !
- — C’est parfois ce que je me dis, mais je ne peux pas m’empêcher de penser que je suis l’assassin de ma femme, et que j’ai privé mes enfants de leur mère.
Je tente de me retourner, mais il m’en empêche :
- — Non, Gweeny, je préfère que tu restes ainsi.
- — Comme vous voulez…
Ses mains atterrissent sur mes hanches, je frissonne. Il continue sa confession :
- — Tu ressembles à Elsy… pas que physiquement, tu possèdes une bonne partie de son caractère, en moins affirmé et volontaire, mais tu es encore jeune. Tu es aussi différente sur bien des points.
- — C’est la première fois que vous mentionnez son prénom…
- — Un diminutif pour Elizabeth. Quand je t’ai vue la première fois, ça m’a fait un choc. J’ai été partagé entre deux attitudes : te fuir ou mieux te connaître. Tu connais mon choix final.
Je ne le connais que trop bien, puisque lui et moi sommes ce soir dans la même pièce, quasiment un mois plus tard après cette fameuse partie de poker qui a fait basculer ma vie :
- — Euh oui…
- — L’idée étrange m’est venue que tu sois la gouvernante de mes enfants. Je me suis posé la question si je faisais bien ou mal. Mais tu es suffisamment différente pour que les jumeaux ne te confondent pas avec leur mère dont ils gardent un certain souvenir qui s’estompe sans doute peu à peu, car ils sont jeunes, très jeunes. Et puis, je me suis dit que ce serait bien pour toi, vu comment tes frères te traitaient.
- — Une pierre, deux coups ? Vous avez eu pitié ?
Il cherche ses mots :
- — Je me suis dit que tu méritais mieux. Et si je pouvais faire un petit quelque chose pour toi, ce serait bien.
- — La partie de poker était préméditée ? Vous auriez pu perdre !
- — Je sais tricher quand il le faut, Gweeny.
- — En tout cas, personne n’a rien vu, ce soir-là !
- — Ou bien, certaines personnes ont préféré fermer les yeux…
- — Peut-être…
Je frissonne à nouveau quand ses mains glissent de mes hanches à mon ventre puis se rejoignent. Mon employeur continue :
- — Même si j’estime être bon dans mon métier, je ne suis pas un grand spécialiste pour certaines choses. Je ne vais pas te faire cette lettre de recommandation, Gweeny…
Tétanisée, j’ai l’impression que le monde s’effondre autour de moi, dans les ténèbres. Dépitée, je lâche un faible :
- — Oh !?
- — Parce que je veux te garder comme gouvernante de mes enfants. Si tu acceptes de nous suivre, bien sûr…
Le soleil revient aussitôt, je frémis de plaisir, mon avenir me semble soudain dégagé ! Essayant de me contenir, je réponds vivement :
- — Vous connaissez très bien ma réponse, Edward…
- — Je veux l’entendre de ta bouche, Gweeny.
- — Vous savez très bien que c’est oui, Edward. J’irai où vous irez !
Bien que je voudrais me retourner, je ne peux pas, je reste prisonnière de ses bras. Et puis, je suis bien ainsi… Il poursuit le fil de sa pensée :
- — C’est une bonne chose de faite pour les enfants. Maintenant, passons au père.
- — Au père ? À vous ? Je ne comprends pas.
- — Je reprends tes paroles : je suis peut-être naïve, mais je préfère être aimée pour moi-même, plutôt parce que je ressemble à une défunte.
Stupéfaite, je m’exclame :
- — Mais… j’ai dit ça une autre fois !
- — Je sais… je te rassure, tu n’es pas la copie de ma femme en plus jeune, tu es bien Gweeny, et même à ce qu’il paraît : Manon. C’est joli aussi. J’avoue avoir un gros faible pour un certain type de gentille femme, du genre « rousse avec plein de taches de rousseur », et avec des courbes là où il faut.
Mon cœur commence à battre plus vite :
- — Ah… Dois-je comprendre que… que je ne vous déplais pas ?
- — Tu as le sens de la litote ! Non, tu ne me déplais pas du tout, pour employer tes propres mots. Pour être précis, je te veux, Gweeny, je te désire, Manon !
- — Ah… C’est que…
Délicatement, il murmure à mon oreille :
- — Tu es encore vierge, c’est ça ?
- — Euh… oui…
- — Je comprends tes réticences, mais j’ai follement envie de toi, de découvrir ton corps, de l’embrasser partout, de le caresser ! Je veux que tu sois entièrement à moi !
Ces paroles me font vibrer, j’avais tellement envie de les entendre d’un homme. Je ne peux m’empêcher de dire à mi-voix :
- — C’est tout ou rien, chez vous !
- — Je me retiens depuis trop longtemps… Depuis que je t’ai vue la première fois dans le saloon.
- — Ah bon ? Vous cachez bien votre jeu !
Se calmant un peu, il continue :
- — Je sais que ce n’est pas très romantique, mais je te propose un marché : passons la nuit ensemble, mais je te promets, sur tout ce que tu veux, que tu resteras vierge.
- — Y compris sur la tête des jumeaux ?
- — Y compris sur la tête de mes enfants.
Je connais assez Edward pour savoir qu’il ne ment pas. Du moins, maintenant. Mais qui me dit qu’emporté par sa passion, il ne va pas oublier sa promesse ? Néanmoins, un point me semble obscur, alors je demande maladroitement :
- — Un homme et une femme peuvent coucher ensemble sans que…
- — Oui, c’est possible, sinon je ne te le proposerai pas. De mon côté, je veillerai à tenir ma promesse, il y va de mon intérêt.
- — C’est-à-dire ?
- — Pourquoi me contenter d’une seule fois si je peux recommencer des centaines de fois, des milliers de fois ?
Je frissonne malgré moi, mais c’est un frisson très agréable. Me serrant plus fortement, posant son menton sur mon épaule, sa joue presque contre la mienne, Edward continue :
- — Si l’alchimie passe entre nous, comme je le pense très sincèrement, alors tu devras changer de métier, Gweeny.
Je fronce des sourcils :
- — Changer de métier, c’est-à-dire ?
- — Que tu échangeras un métier de gouvernante contre un métier d’épouse et de mère.
- — Vous… vous êtes sérieux !?
Qu’il souhaite que je sois sa maîtresse, je m’y attendais, mais pas à ce genre de proposition d’épouse et de mère ! De son côté, la réponse tombe aussitôt :
- — Je suis très sérieux ! Les jumeaux t’adorent, moi, je t’adore aussi.
- — Contrairement à eux, vous n’étiez pas très… démonstratif, ces derniers temps…
- — Mets-toi à ma place…
- — Mettez-vous aussi à la mienne…
Tandis que ses mains caressent délicatement mon ventre, il se plaque maintenant complètement contre moi, son torse contre mon dos. Je sens quelque chose de dur dans mes lombes, et ce n’est certainement pas son arme ni son ceinturon. Je suis peut-être vierge, mais je ne suis pas née de la dernière pluie, même si j’ignore encore certaines choses dans mon inexpérience :
- — En réalité, vous êtes en train de me demander une nuit à l’essai… un peu la même chose que votre victoire au poker.
- — Je ne peux pas dire que tu aies tort de penser ce genre de chose. Mais je veux savoir pour toi et moi. Je ne veux plus avoir de regrets…
Mon corps se laisse aller contre lui. Mon esprit résiste encore un peu :
- — Mais si ça ne fonctionne pas, s’il n’y a pas d’alchimie, comme vous dites, on fait quoi ?
- — Tu resteras la gouvernante de mes enfants, je tiens à leur bonheur et tu es parfaite dans ce rôle. Quant à moi, peut-être qu’un jour, une autre Irlandaise rousse et pleine de taches de rousseur croisera mon chemin…
Même si tout ce que j’entends m’enthousiasme, j’ai l’esprit pratique : je veux bien tout abandonner ici pour cet homme et ses enfants, mais j’aimerais avoir des garanties pour les jours et les mois qui viennent.
- — Dans ce cas, si l’alchimie est là avec cette autre Irlandaise, cette femme prendra ma place…
- — Peut-être pas. Au pire, tu auras droit à une belle lettre de recommandation, mais ma main à couper que, toi et moi, ça va fonctionner !
- — Vous vous encombreriez d’une jeunette comme moi ?
- — Je n’ai même pas dix ans de plus de toi !
Je m’exclame :
- — Je ne sais même pas votre âge ! Ni même quand tombe votre anniversaire…
Capturant voracement mes seins et m’embrassant dans le cou, malgré mon abondante chevelure, il murmure entre deux baisers brûlants :
- — Gweeny, passe la nuit avec moi et tu sauras tout ce que tu veux ! Ce sera notre première fois, toi et moi, mais comme je te l’ai déjà dit, certainement pas la dernière, car j’ai bien l’intention de te convaincre !
Ravie d’être désirée de la sorte, je le gronde néanmoins :
- — Monsieur Kenway, vous avez là des bien étranges manières !
- — Quand tu seras Madame Kenway, il faudra bien que tu t’y habitues !
Je crois bien qu’il a raison, il faudra que je m’habitue, mais je pense que je m’y ferai très vite !