n° 22026 | Fiche technique | 8515 caractères | 8515 1434 Temps de lecture estimé : 6 mn |
01/10/23 |
Résumé: Landeline poursuit ses flâneries nocturnes ou diurnes, mais urbaines. | ||||
Critères: f | ||||
Auteur : Landeline-Rose Redinger Envoi mini-message |
Collection : Errance Numéro 03 |
Je ressentais cette rupture différemment la nuit. Même si j’avais bien entendu goûté à la vie nocturne, en réalité je n’étais pas en ce temps-là dans la flânerie. Non, mes déplacements avaient un but. Et si votre mémoire ne vous fait pas défaut, il m’est alors inutile de vous rappeler la nature de mes escapades.
Les avez-vous lues, en fûtes-vous les acteurs concernés, impliqués ? Observateurs passifs ? Bref, mes sorties avaient peu à voir avec les petites heures.
Oui, il s’agit bien d’une rupture. Pour être plus exact : une disparition. Combien d’entre nous s’éloignent, combien coupent les amitiés que l’on croyait durables ? Pour autant, que nous soyons déçus, malheureux, furieux, plus que cela, nous sommes surpris, nous sommes trahis. Quelque chose résonne en nous comme une déloyauté, un adultère. Tant de nous, donné, tant de confidences parties dans l’air comme d’invisibles particules.
Curieusement, il me reste encore quelques fidèles, mais ceux-là n’ont jamais eu d’autre présence que virtuelle. Mes romans et nouvelles donnent parfois un indice, une adresse où me joindre. Le compte Facebook de Fela Sodo n’est pas désactivé, mais bien sûr, je ne renchéris pas sur les miasmes liquides des obsédés textuels, des accrocs de l’irréel. Rien d’eux ne me touche, rien ne me blesse ni ne me contente, mais je ne renie rien du passé. Il en va tout autrement de celle avec qui j’avais entretenu une relation épistolaire, plus qu’amicale, étroite, intime aussi. Il y avait du don de soi. Il y avait un rituel qui semblait tourner comme le rouage mécanique d’une vis sans fin, mais j’aurais dû savoir que même le temps et la rouille viennent à bout des mécaniques bien huilées. Parfois, j’entrevoyais cette séparation comme un bienfait, comme un écartement naturel. Une émancipation. Quelque chose de l’une et de l’autre nous avait fait grandir et nous n’avions plus besoin ni de l’une ni de l’autre. Les choses étaient et devaient être ainsi, un ordonnancement logique.
Les yeux fermés, parfois, sont des écrans noirs où se projettent les traces lumineuses de nos pensées. Semblable à des images conceptuelles, notre tentative d’endormissement échoue. Je me suis dressée devant la baie vitrée de mon appartement, pour regarder le drap noir de la nuit parsemé de signaux perpétuels de la vie qui continue.
En vis-à-vis et très étrangement, un couple, dont l’homme élancé et coiffé d’un chapeau fait tourner une jeune femme dans ce qui semble être un pas de danse rythmé par une musique que je suppose. En buvant un mojito sans alcool, longuement je les observe. Tout en se croisant sans s’effleurer, les corps semblent exsuder une sensualité que la nuit exacerbe. Une mise en scène dont sans doute je suis la seule spectatrice.
L’enchaînement des gestes, les déplacements d’un lieu à l’autre nous rendent parfois à des questionnements, à des étonnements. Pourquoi, me voyant encore dans l’observation des danseurs, pourquoi mon corps soudain est là sur ce grand tabouret, pourquoi ce bar de nuit, pourquoi ce silence à nul autre pareil ? Le jour n’a pas de ces silences. Et pourquoi la vie me conduit-elle ici ?
La vie nous emmène sans raison, sans qu’il ne fût dit ni écrit qu’un jour une nuit nous serions là où nous sommes alors. J’ai pris un mojito, un vrai, un frais, exhalant un goût unique de menthe marocaine. Le miroir en face, multiplie les bouteilles alignées, déjà nombreuses pourtant, tout part dans une interminable ligne de fuite. Je me vois, chevelure défaite, l’auburn me va bien ; mon pull informe devait dormir sous un mont au fond d’un panier, les effilures du jean sur mes Stan Smith, voilà ce que je vois de moi dans le miroir du bar. L’heure des tenues apprêtées est passée. Les petites heures lâchent les codes sociaux, apaisent les maux du monde, agonisent les fêtards. Les jeux des sexes sont éteints, les feintes, les faux-semblants, les entreprises de séduction ont baissé le rideau. Les petites heures sont atemporelles, voilà tout.
Paradoxalement, l’espace nocturne urbain donne à voir plus de détails que la pleine lumière du jour. Ou peut-être plus exactement, la vie diurne nous engage bien plus à la prudence qu’à l’observation.
Apaisée et sans but, le corps vierge des courants du désir qui parfois m’emportent, je peux à ma guise marcher d’un pas ferme et précis sans être pour autant pressée. Je peux aussi prendre un temps, faire une halte devant une vitrine, lever les yeux vers une enseigne d’époque, remarquer le décrochement d’un bow-window, suivre le vol d’un geai que jamais je ne soupçonnais vivre ici. D’autres sortants nocturnes dans un rythme pareil au mien chuchotent plus qu’ils ne parlent. C’est l’heure où il n’est plus utile d’élever la voix, le timbre et le ton se fondent au rythme naturel des petites heures. Un léger souffle frisquet s’insinue, déjà je fais de ma longue chevelure une écharpe, un col soyeux. Je suis mobile dans la géométrie statique des grands immeubles anciens.
Les poulies bien huilées de l’ascenseur antique m’emmènent vers mes appartements.
Les danseurs ne dansent plus. Le petit jour va poindre, après les petites heures, très bientôt viendra l’heure bleue.
Rien ne laissait entrevoir que la pluie allait se déverser comme un incessant rideau de perles. Ni sombre ni venteux, le ciel de Paris n’annonçait rien de tel. Nous étions dans des jours caniculaires et aucun météorologue n’aurait osé se démarquer de ses confrères, au risque de passer pour un amateur, en annonçant une pluie torrentielle. Quoiqu’il en soit, j’avais visé juste en prenant comme recoin pour rappeler Tom, le large porche de cette grande bâtisse fermée par une lourde porte vert bouteille, comme on en voit bon nombre dans la capitale.
Enfant, cela restait un grand mystère que ces portes closes, lourdes et épaisses. J’y entrevoyais des mondes cossus, des ascenseurs lourds aux poulies antiques, des escaliers de bois ciré, des rampes alambiquées, une loge, une allée arborée, des haies en arabesques, un monde. Un monde à part. Je ne saurais dire en somme, si mon souvenir me restitue les choses avec exactitude, si le temps les embellit ou si dans les nombreux beaux livres des photographes, amis de papa, amants de maman, j’avais eu ce monde à mes yeux. Mais la pluie tombait et j’étais là. Il y demeurait néanmoins une chaude moiteur sur les pavés ; une nappe de vapeur rasait le sol. C’était particulier.
Si je ne parvenais pas à joindre Tom, j’allais prendre l’option de la patience ou celle de la précipitation. Pour une fille moulée dans un jean slim et perchée sur des aiguilles de dix centimètres, il y a toujours une âme bienveillante. Ajoutez à cela les quelques lourdes gouttes qui rendaient mon soutien-gorge de dentelle noire, plus visible sous le fin tissu de ma chemise blanche et donc, une vitre s’ouvre et l’on se damnerait pour que cette fille ne fût pas mouillée. Il est des paradoxes risibles, non !
C’est un petit binoclard joufflu qui tente le sauvetage, puis un quadra qui semble souffrir pour le déluge qui s’acharne sur moi.
Un torrent descend la ruelle. Mes pieds nus dans mes sandales barbotent et Tom ne viendra sans doute jamais. Mais qu’en est-il donc de la vie qui un jour m’a souri ?
Pour tout dire, j’aime être là à la verticale, à l’aplomb des cordes de pluie. J’aurais voulu fumer une cigarette, mais je n’en ai pas et puis je ne suis pas fumeuse. Qu’un large parapluie s’inclinât vers moi eût été plus heureux sans doute. Pas plus de parapluies que de cigarettes. Et puis mon iPhone est mort. Petit arrêt spontané, grésillements, chaleur et mort. Oups, j’ai posé ma main droite sur mon sein gauche, juste sous la dentelle du soutien-gorge. Je ne sens plus de battement ; alors j’appose index et pouce en pince sur mon poignet et la vie va bien. Et puis la porte s’ouvre précédée d’un petit cliquètement mécanique qui rend l’ouverture à sa modernité.
Un autre cliquetis se fait entendre ; une petite mamie sur sa canne ; j’entrevois un porche, des pots gigantesques aux plantes impeccables.
La petite mamie a laissé se refermer sur elle la porte, lente et lourde. Le petit cliquètement à nouveau. Elle a ouvert un gigantesque parapluie et avant de se lancer dans le déluge :
Si le vent s’en mêlait, mamie allait disparaître dans les strates.